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Programmes, évaluation, projets
EPS interroge Philippe
Perrenoud,
sociologue, professeur à lUniversité de
Genève
Je distingue le curriculum formel, qui précise à une intention dinstruire, à une programmation et le curriculum réel, fait de lensemble des tâches, des activités, des situations, des séquences de travail qui produisent des apprentissages relativement durables. Le curriculum caché correspond aux composantes du curriculum réel qui engendrent des apprentissages qui nont pas été voulus et qui ne sont souvent pas perçus comme tels, par exemple apprendre à vivre des heures dans une très grande proximité avec des gens quon na pas choisi, ou à différer ses désirs. Dans sa partie visible, le curriculum réel se prétend la réalisation du curriculum formel. Cest pourquoi on parle parfois de curriculum " réalisé ". Or, de lintention à laction éducative quotidienne, on passe non seulement par une transposition didactique, mais aussi par un ensemble daménagements pragmatiques, de négociations (avec les élèves, les parents, les collègues, linstitution), de compromis avec les contraintes despace, de temps, de matériel. Les programmes, même lorsquils sont très détaillés, ne sont que des trames. Il prennent vie parce que lenseignant y projette des significations, puisées dans sa culture de base et sa formation professionnelle.
Oui, mais il nen a pas toujours conscience, car il croit " lire objectivement " le programme, sans toujours se rendre compte quil en fait une lecture particulière, en fonction de ses projets personnels, de sa formation, de son rapport au savoir, de ses intérêts, de son aisance, du temps quil lui reste (dans la carrière, dans lannée scolaire), du niveau de sa classe et de la nature du contrat didactique quil instaure avec ses élèves.
Sil existe un seul curriculum formel, le curriculum réel ou réalisé est, lui, dune extrême diversité. Si lon regarde les choses de près, on doit même accepter quil varie de facto, quon le veuille ou non, dun élève à lautre : même dans un enseignement frontal, les expériences formatrices des élèves ne sont pas les mêmes ; en fonction de ce quils savent déjà, de leur investissement dans le travail et la relation pédagogique, des interactions particulières quils nouent avec lenseignant et leurs camarades, du sens spécifique quils donnent au savoir et au travail, ils ne vivent pas la même chose.
Cette diversité est à la fois inévitable et féconde. Il ne sagit donc pas décrire des programmes de plus en plus explicites et détaillés, pour éviter toute interprétation, toute déviance, toute dérive par le seul effet de textes de plus en plus explicites, détaillés et fermés. Dans la perspective dune professionnalisation du métier denseignant et dune pédagogie différenciée orientée par des objectifs généraux, lessentiel nest pas le strict respect dun " programme ", cest la réalisation dobjectifs dapprentissage, ce qui est différent !
Cest sur ces objectifs et la clarification des exigences que linstitution devrait être aussi explicite que possible, et ne pas laisser place à des interprétations contradictoires. Pour ce que concerne les contenus et les démarches, limportant est leur efficacité plus que leur orthodoxie.
Ce qui frappe, dans la plupart des systèmes éducatifs, cest le contraste entre lénergie mise à écrire des programmes et le peu de souci quon accorde aux conditions de leur mise en oeuvre, autrement dit au sens quils prennent dans lesprit des enseignants. Le véritable auteur dun programme, cest son lecteur. Et si lon ne se donne aucun moyen davoir prise sur les projets, les représentations et les partis pris du lecteur, le programme est un moyen assez faible dinfluencer les contenus effectifs de lenseignement et les démarches didactiques. Le programme devrait donc faire partie dun ensemble de stratégies conciliant à la fois autonomie des enseignants (et des établissements) et détermination dun certain nombre de lignes directrices qui simposent à tous et ne sont pas négociables.
Jaime bien lidée que lenseignement est, comme le bricolage, lart de " faire avec ". Lévi-Strauss écrit : " Le bricoleur est apte à exécuter un grand nombre de tâches diversifiées ; mais, à la différence de lingénieur, il ne subordonne pas chacune dentre elles à lobtention de matières premières et doutils, conçus et procurés à la mesure de son projet : son univers instrumental est clos, et la règle de son jeu est de toujours sarranger avec les " moyens du bord ", cest-à-dire un ensemble à chaque instant fini doutils et de matériaux, hétéroclites au surplus, parce que la composition de lensemble nest pas en rapport avec le projet du moment, ni dailleurs avec aucun projet particulier, mais est le résultat contingent de toutes les occasions qui se sont présentées de renouveler ou denrichir le stock, ou de lentretenir avec les résidus de constructions et de destructions antérieures ".
Si lon accepte cette métaphore, on renonce à fabriquer des moyens denseignement qui prévoient les activités dans leur moindre détail, on vise plutôt à enrichir lunivers dans lequel lenseignant va puiser ses idées pédagogiques et didactiques, les tâches, les projets, les situations quil propose. Je ne sais pas dans quelle mesure cette analyse est pertinente pour léducation physique et sportive. Dans le choix des tâches, des projets, des situations, dans laménagement du sens du travail scolaire, les enseignants dEPS ont, autant que leurs collègues dautres disciplines, à inventer, à bricoler dans le sens de Levi-Strauss. Peut-être ont-ils davantage de liberté et dimagination. Il nest pas important de sécarter chaque jour des standards, de réinventer la roue chaque matin. Ce serait épuisant. Mais, à la fois pour rester en vie, pour rendre le travail des enseignants et des élèves moins répétitif, une part de création est indispensable. Il faut des moyens denseignement comme il faut des programmes, à condition de sen servir comme de matériaux à partir desquels chacun construit sa pratique et négocie avec ses élèves.
Tout dépend de ce que lon entend par programme. Si un programme répond à la question de savoir ce quil faut enseigner, alors lévaluation formative et surtout la pédagogie différenciée mettent en crise la notion même de programme : dans la perspective dune individualisation des parcours de formation (et non de lenseignement), lessentiel est de fixer des objectifs, de préciser ce que les élèves peuvent ou doivent apprendre. Ces objectifs seront pour une part assignés par linstitution, surtout durant la scolarité obligatoire, pour une autre part choisis par les apprenants en fonction dun projet personnel. Quel que soit leur mode de détermination, une fois ces objectifs fixés, lessentiel est de permettre à lapprenant de les atteindre. Plus ils sont complexes et éloignés, plus il importe de penser un cursus, un curriculum, un cheminement. Il nest donc nullement absurde de programmer les étapes dun apprentissage. Et il nest pas nécessaire non plus de considérer que les apprenants sont à ce point différents que chacun doit avoir un programme totalement individualisé. On ne peut pas improviser des activités tous les jours en fonction dobjectifs très lointains. Certains savoirs sacquièrent par des progressions organisées, qui doivent être pensées, soutenues par des démarches didactiques et des moyens denseignement spécifiques. Ce nest pas la programmation des apprentissages qui fait problème, cest le caractère monolithique, peu différencié, peu négocié de cette programmation, le fait quon demande aux apprenants de sadapter à un programme standard, quon demande encore aux enseignants de parcourir le programme plutôt que dassurer des apprentissages.
La différenciation oblige à rompre avec lidée dun programme commun pour un niveau scolaire donné, défini par un âge théorique, chaque élève ayant à parcourir " tout le programme et rien que le programme " de lannée, le rôle de lenseignant étant alors de couvrir le programme, ni plus ni moins. Au premier degré, avec la Nouvelle politique pour lécole et la création des cycles dapprentissage, on sest déjà écarté de cette logique, du moins au niveau des intentions.
Cest une composante dune pédagogique différenciée, telle quon la définit dans le champ francophone, en élargissant lapproche initiale en termes de pédagogie par objectifs ou de pédagogie de maîtrise. Entrer par lévaluation aide également à poser le problème des objectifs et des programmes. En effet, si lévaluation formative est avant tout une régulation continue des processus dapprentissage, une forme de pilotage par lélève et par lenseignant ; pour assurer ce pilotage, mieux vaut avoir des représentations assez claires à la fois de lobjectif final, des étapes intermédiaires, du chemin parcouru et de celui qui reste à franchir, de la trajectoire et des obstacles. Lévaluation formative oblige donc à repenser les contenus et les objectifs dapprentissage, pour les mettre au service dune régulation individualisée. Tels quils sont en général écrits, les programmes ne sont pas utilisables dans la perspective dune évaluation formative. Il ne suffit pas, cependant, de remplacer une liste de contenus à enseigner par une liste de savoirs oui de savoir-faire à maîtriser. Si les objectifs doivent guider lappréciation du travail et des acquis des élèves, leur degré dexplicitation est essentiel, de même que la nature des compétences auxquelles ils renvoient. La régulation des processus dapprentissage passe avant tout par une représentation de ces processus, de leurs conditions, de leurs mécanismes, de leurs buts et de leur degré davancement dans lesprit de lenseignant et autant que possible de lélève. La formulation du curriculum, dans cet esprit, a peu de rapport avec un texte officiel du type dun règlement. On peut rêver de textes argumentatifs, illustratifs et formateurs, qui aident chacun à se représenter les apprentissages et les maîtrises recherchées.
Bien entendu, chacun a une vague idée des buts de son enseignement. Cest loin, toutefois, dêtre suffisant pour pratiquer une évaluation formative. La mode des " taxonomies dobjectifs " est passée, les " référentiels de compétences " leur ont succédé. Nous cherchons toujours le type de texte le plus utile. Je crois de plus en plus quil sagit dalimenter une réflexion personnelle et collective sur les compétences et leur construction plutôt que de proposer des grilles si bien faites, si lisses quon ne peut pas y entrer. La représentation des objectifs est constamment en train dêtre reconstruite, au gré des situations, des problèmes, des besoins. Sapproprier le mécanisme de production importe davantage que de disposer de produits finis irréprochables. Cela renvoie évidemment à la professionnalisation du métier denseignant et à la formation à une pratique réflexive.
Comment voulez-vous réguler efficacement des processus que vous ne comprenez pas vraiment ? La construction de connaissances et de compétences est une affaire complexe, intime, personnelle, qui se passe dans lesprit de lapprenant et nest donc pas accessible à lobservation directe. Lenseignant qui tente de différencier son enseignement doit donc reconstituer des mécanismes, des blocages, des façons de raisonner et dapprendre à partir dindices parfois insuffisants et quil nest pas simple dinterpréter correctement. La tâche serait donc difficile même si lon disposait dun corps de savoirs solides sur lapprentissage. Or, ce nest pas le cas. En létat de la recherche, on est loin davoir tout compris des mécanismes dapprentissage et denseignement. Même un enseignant dominant tous les compartiments des sciences de léducation serait désarmé devant certaines erreurs, certaines manières de penser, certains rapports au savoir.
Sans doute, à condition bien entendu quon accepte den payer le prix. Je ne dis pas quil faut choisir entre la maîtrise des savoirs à enseigner et la compréhension des mécanismes et des conditions dapprentissage. Les deux sont importants et complémentaires. Une partie des difficultés scolaires ne sont pas intelligibles sans recourir à des modèles spécifiques, intégrant les savoirs et leurs modes de fonctionnement et dacquisition chez lapprenant. Ainsi, en français, on ne peut imaginer une évaluation formative très pointue qui ne sappuierait pas sur une psycholinguistique et une didactique du texte. On peut cependant, dans le cursus de formation des enseignants en IUFM, craindre un déséquilibre en faveur de la maîtrise des savoirs savants et une dissociation excessive entre le travail sur les contenus et le travail sur les processus de formation et dapprentissage. La maîtrise des savoirs à enseigner ne peut, en dernière instance, se concevoir quà lintérieur des didactiques dune part, et dautre part des travaux sur les difficultés dapprentissage, la métacognition, lévaluation formative, la différenciation. On peut souhaiter aussi un rapprochement de ces deux domaines. Le développement des didactiques se fait, pour une part, à côté des approches psychopédagogiques plus anciennes, voire contre elles. La rupture épistémologique opérée autour des notions de transposition, de situation, de contrat didactiques, donc de place des savoirs dans la relation pédagogique, ne devrait pas dissocier durablement des approches complémentaires.
Les chercheurs en éducation ont développé de multiples typologies des finalités et des modalités de lévaluation. Des modèles extrêmement sophistiqués ont été développés au cours des années 1970-80. Puis on a mesuré leur décalage avec les conditions de la pratique dans les classes. Doù linsistance de Linda Allal pour situer lévaluation formative " entre intuition et instrumentation ", leffort de Weiss pour blanchir la subjectivité, la volonté de Cardinet de réintégrer lévaluation dans la communication didactique.
Lapproche pragmatique va dans le même sens : la qualité dune évaluation formative se mesure à ses effets de régulation. Son seul but est daider lélève à apprendre, le maître à enseigner. Dès lors quon sait ce quon fait, tout est légitime. On a notamment le droit délargir la notion dobservation et de régulation. Mieux vaudrait dailleurs parler dobservation formative que dévaluation, tant ce dernier mot est associé à la mesure et à lidée dinformations codifiables, transmissibles, comptabilisant les acquis et les lacunes. Observer, cest construire une représentation réaliste des apprentissages, de leurs conditions, de leurs modalités, de leurs mécanismes, de leurs résultats. Lobservation est formative lorsquelle permet de guider et doptimiser les apprentissages en cours, sans souci de classer, certifier, sélectionner. Elle peut être instrumentée ou intuitive, rigoureuse ou approximative, ponctuelle ou systématique. Aucune modalité de saisie et de traitement de linformation ne doit être écartée. On ne peut assimiler la qualité dune observation à sa conformité à des normes développées dans le domaine de la mesure. Le champ des observables sétend à lensemble des processus dapprentissage et de développement et leurs conditions. Rien ninterdit dévaluer des acquis, de pratiquer des bilans. Pour réorienter laction pédagogique, il faut en général avoir une idée du niveau de maîtrise déjà atteint. Mais on peut sintéresser aussi aux processus dapprentissage, aux méthodes de travail, aux attitudes des apprenants, autrement dit à tous les aspects cognitifs, affectifs, relationnels, matériels qui facilitent ou empêchent les apprentissages.
Il faut se distancer aussi du modèle de la remédiation. Comme le montre Linda Allal, lévaluation formative nest pas seulement rétroactive, sur le modèle classique de la pédagogie de maîtrise " on enseigne, on teste, on remédie " ; la régulation peut sopérer durant lapprentissage, dans linteraction maître-élève ou élève-élève. Et aussi par le choix judicieux et différencié des tâches proposées aux élèves.
Nullement. Je souligne au contraire labsurdité de rechercher une " égalité formelle devant lévaluation formative ". De même que le diagnostic médical, lobservation formative doit être proportionnée aux besoins, à lampleur des problèmes à poser et à résoudre : lorsque tout se passe bien, que cest visible " à loeil nu ", pourquoi perdre du temps à confirmer des évidences ? Mieux vaut investir lénergie et le temps gagnés pour mieux comprendre ce qui se passe du côté des élèves en grande difficulté. Inutile donc dadministrer à tous des tests formatifs comme on fait passer des examens. Cest légalité devant la formation qui importe, lévaluation formative nest quun moyen, utilisé en fonction de situations singulières, donc différencié, individualisé.
On ne peut pas aller très loin, comme je lai déjà dit, sans lier fortement évaluation formative, pédagogie différenciée et individualisation des parcours de formation. On dépasse donc très vite léchelle de la classe, on touche aux structures, cycles, modules, groupes de niveaux ou de besoins. Il est utile que des chercheurs réfléchissent sur les aspects théoriques ou techniques de lévaluation formative, proposent des outils ou des façons de faire. Quils reconnaissent en revanche quon ne peut demander aux praticiens dadopter ces propositions sans mettre en cause les programme et lorganisation de lenseignement.
On peut commencer par lévaluation formative, sen servir comme dun cheval de Troie. Elle appelle tôt ou tard dautres changements. Aucune démarche dinnovation ne peut se passer dune approche systémique : lévaluation nest quune composante du système didactique et du système denseignement. Les interdépendances ne sont pas absolues, il y a un peu de jeu, tout nest pas dans tout. On peut donc progresser un temps sur lévaluation sans mettre immédiatement en question les contenus, les didactiques, la gestion de classe. La jonction sopérera tôt ou tard, plus vite quon ne croit.
Jai tenté dans un article de visualiser ces interdépendances sous la forme dun octogone de forces.
Lévaluation peut être une cause supplémentaire dinégalité parce que, pour " faire valoir ses connaissances ", il faut mobiliser certaines compétences de communication et de négociation. Lévaluation nest pas une mesure, cest un jeu du chat et de la souris, un ensemble de stratégies et de contre-stratégies, lélève essayant de paraître à son avantage, le maître destimer sa vraie valeur scolaire. À compétence égale en géographie, en mathématiques ou en anglais, tous les élèves nont pas les mêmes armes dans le jeu de lévaluation. Certains jouent de tous les registres de la communication, de la séduction, de la négociation, de la tactique pour valoriser leurs points forts et masquer leurs lacunes. Dautres sont au contraire trop honnêtes, trop naïfs, trop maladroits pour faire illusion ou ne disposent pas des codes graphiques, linguistiques et sociaux qui permettent de mettre en valeur ses connaissances dans les situations dexamen et dévaluation que lécole privilégie. Il y a donc à travailler sur linégalité devant les formes actuelles dévaluation.
Le problème est toutefois beaucoup plus global. Lévaluation ne fabrique pas les inégalités de compétences de toutes pièces. Elles sont bien là ! Toutefois, lévaluation fabrique des hiérarchies lexcellence, elle " donne à voir les inégalités ", les dramatise et alimente de ce fait des processus de décision : envoi en soutien pédagogique ou dans une classe spécialisée, redoublement, orientation vers une autre filière, abandon des études, etc. Par son existence même, lévaluation formelle transforme la nature des inégalités et leurs effets, sur limage de soi aussi bien que sur la carrière scolaire et la vie quotidienne en classe. Les compétences sportives, artistiques, musicales sont très inégalement réparties, à nimporte quel âge. Mais on ne construit pas, à partir de ces inégalités, des hiérarchies aussi formelles et décisives quen mathématiques, en sciences, en langue maternelle ou en langues étrangères.
Il serait absurde de se cacher les inégalités réelles. Il faut au contraire en prendre la mesure, dans toutes les disciplines, pour mieux les combattre. Je dis en revanche que la fabrication de hiérarchies dexcellence prématurées et sur lesquelles on fonde des décisions dexclusion ou dorientation est un facteur dinégalité.
Ce nest pas toutefois en " améliorant " lévaluation scolaire classique quon sattaquera au coeur des inégalités devant lécole. Le développement dune évaluation formative dans le cadre dune pédagogie différenciée nest pas un affinement de lévaluation traditionnelle, une évaluation plus précise et plus juste. Cest une autre évaluation, qui répond à dautres finalités. Dans la mesure où on ne peut renoncer à lévaluation certificative ou sommative à certains stades du cursus, mieux vaut quelle soit le plus équitable possible, quelle najoute pas des inégalités de son cru aux inégalités de compétences et surtout quelle ne fabrique pas des hiérarchies inutiles ou prématurées. Lessentiel du travail à accomplir est cependant dun autre ordre, il porte sur lenseignement et la régulation des processus dapprentissage. On pourrait alors, pour plus de clarté, cesser de parler dévaluation et se concentrer sur laménagement des situations dapprentissage et lobservation des apprenants.
Vous donnez une partie de la réponse : sil nest quune réponse à une commande de la hiérarchie, le projet perd son sens. Les systèmes éducatifs doivent trouver une voie médiane entre le projet imposé, bureaucratique et labsence dincitation. Il est légitime dinciter, dencourager, de soutenir. Les plus " beaux " projets sont peut-être ceux qui séchafaudent contre vents et marées, en conflit avec " le système ", dans la dissidence. Ce romantisme est élitiste et malthusien. Il est bon que les disciplines et les établissements soient fermement invités à se donner des projets. La perversion commence lorsquon passe de lincitation à lobligation et quon pousse les chefs détablissement ou les responsables de disciplines à présenter un projet creux, parce quil nengage personne.
Je ne voudrais pas, par ailleurs, quon enferme lidée de renouveau pédagogique dans la formule du projet détablissement ou de discipline. Certes, de tels projets offrent un cadre de réflexion et daction collectives qui peuvent stimuler chacun. Lessentiel, en dernière instance, est que les enseignants réfléchissent sur leur pratique, seuls ou en équipe, dans le cadre dun projet ou pour faire face à un problème, une crise, une lassitude.
Sans doute ny a-t-il jamais de mobilisation sans projet, de renouveau sans envie de changement, sans utopie. Ce peut être une affaire personnelle ou le choix dune équipe, sans mot dordre à léchelle de létablissement ou de la discipline. Le renouveau est la condition de survie dun système vivant. Il est quotidien, diffus, partiellement spontané si le système ne se protège pas de toute mise en cause et de tout apprentissage. Hélas, le renouveau spontané nest pas toujours à la hauteur des défis auxquels lécole doit faire face.
Cest un des rôles du chef détablissement et des responsables de disciplines. Les démarches de projet peuvent aussi y contribuer. À condition de ne pas oublier quil sagit de renforcer les mécanismes spontanés de changement plus que de sy substituer, à la manière dont lhoméopathie vivifie les défenses naturelles de lorganisme.
Les spécialistes des cultures professionnelles montrent que deux modèles prédominent : lindividualisme et la balkanisation. Cest le règle du " chacun pour soi ", à peine atténuée par la formation de clans ou de chapelles qui ne sont pas des équipes, mais des " tribus " se partageant létablissement. À ces deux modèles traditionnels on peut ajouter deux autres cas de figures : lécole comme grande famille, le chef détablissement jouant le rôle du grand-père ou de la grand-mère soucieux de convivialité et de bonne ambiance plutôt que de coopération professionnelle ; et la " collégialité contrainte ", le chef détablissement jouant à la fois le rôle du chef dorchestre et du compositeur de la partition. Cela ressemble à de la coopération, alors que ce nest quune forme de mise en scène, dont personne nest dupe à lintérieur de létablissement.
Pour que se développe un travail en équipe librement choisi, il est préférable que létablissement favorise le développement dune " culture de coopération ", lévolution des valeurs et des représentations des uns et des autres vers une évidence commune : on ne peut avancer tout seul, dans aucun métier. De même que les élèves napprennent pas tous seuls, les enseignants névoluent pas tous seuls. Cela ne suffit pas, toutefois, à surmonter tous les obstacles. Travailler en équipe, cest " partager sa part de folie ". Formule sans doute excessive : on peut être fou très raisonnablement. Ce que je veux dire, cest quil y a, dans toute pratique denseignement, une forte dimension subjective et intersubjective, aussi bien dans le rapport aux savoirs que dans lorganisation du travail et la façon daffronter les différences et les conflits. En plaçant le lien éducatif et laction pédagogique dans un contre-jour psychanalytique ou psychosociologique, on comprend mieux que les difficultés du travail en équipe ne sont pas des " résistances irrationnelles " ou des " formes régressives dindividualisme primaire ". On peut être adulte, croire à ce quon fait, se sentir compétent, bien dans sa peau, et pourtant avoir du mal à travailler avec des collègues. Cest un des enjeux de la formation des enseignants.
Toutes les disciplines sont différentes, dans la mesure où une partie des processus denseignement-apprentissage sont liés à la structure et aux contenus des savoirs savants ou des pratiques sociales de référence, et aux conditions particulières de leur transposition didactique. En même temps, toutes les disciplines rencontrent des problèmes communs. Le plus intéressant serait que chacune éclaire les autres à partir de ses spécificités. Léducation physique, par le fait même quelle travaille sur une pratique corporelle et sportive, à la fois très personnelle et très socialisée, ne peut se cacher aussi aisément que les autres derrière lapparente neutralité des programmes. Elle ne risque pas non plus de confondre compétences et connaissances. Elle doit nécessairement inventer, en matière dévaluation, de contrat didactique, de gestion de lespace et du temps, des solutions originales. Lorsquon provoque la rencontre de professeurs déducation physique et denseignants dautres disciplines, on observe que les évidences des seconds sont ébranlées par les propos des premiers. En éducation physique et sportive, il est banal de proposer aux élèves de préparer des activités et denseigner certains savoir-faire. Ne serait-ce que parce quils en savent parfois plus que lenseignant, en fonction de la pratique dun sport de compétition par exemple. Il est banal aussi de travailler par groupes, de différencier lenseignement, de devenir personne-ressource passant dun poste de travail à lautre : comment faire autrement lorsque les capacités sont aussi ouvertement inégales ? Il est évident que lévaluation formative porte largement sur les façons de sy prendre et intervient comme régulation de laction et des représentations plutôt que comme remédiation à des lacunes. Évident aussi que lapprentissage mobilise lensemble de la personne, son image de soi.
Pour aller dans ce sens, cependant, il y a des conditions. Que les uns et les autres abandonnent leurs complexes dinfériorité ou de supériorité. Que chacun cherche les points communs plutôt que de se retrancher derrière la barrière de la spécificité disciplinaire. Quon cesse de se jouer la " comédie de la maîtrise ".
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