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Des idées positives pour l'école, Paris, Hachette, pp. 85-130. |
En finir avec les vieux
démons de
lécole, est-ce si simple ?
Antidote sociologique
à la pensée positive
Philippe Perrenoud
Faculté de psychologie et de
sciences de léducation
Université de Genève
1996
En finir avec le pouvoir sans partage, est-ce si simple ?En finir avec la bonne conscience, est-ce si simple ?
En finir avec lexclusion comme réponse à lhétérogénéité, est-ce si simple ?
En finir avec lindifférence aux différences, est-ce si simple ?
En finir avec lévaluation qui envahit tout, est-ce si simple ?
En finir avec la pédagogie transmissive, est-ce si simple ?
En finir avec loverdose, est-ce si simple ?
En finir avec lacharnement pédagogique, est-ce si simple ?
En finir avec lévidence du sens, est-ce si simple ?
En finir avec la normalisation des personnes, est-ce si simple ?
En finir avec les tensions et humiliations autour du savoir, est-ce si simple ?
Des idées positives pour lécole de demain ? Pourquoi pas. Nous avons besoin didées nouvelles pour répondre aux transformations des sociétés et des systèmes éducatifs. Cependant, lurgence me paraît plutôt de chercher à mieux comprendre pourquoi nous avons tant de mal à mettre en uvre, avec cohérence et continuité, les bonnes idées dhier et daujourdhui. École active, pédagogies coopératives, institutionnelles, différenciées, évaluation formative, individualisation des parcours, contrat, démarches de projet, négociation, autogestion, travail sur le sens : rien de tout cela nest vraiment nouveau ; pourquoi ces " vieilles idées neuves " infléchissent-elles si peu le fonctionnement de lécole ?
Plutôt que dajouter à lutopie, je tenterai donc danalyser quelques raisons pour lesquelles il nest pas simple den finir avec les " vieux démons " de lécole. Cette référence " théologique " désigne ironiquement une tendance au retour du refoulé, à lillusion persistante davoir franchi un pas décisif. Elle renvoie à des mécanismes pervers qui transforment les meilleures intentions en leur contraire ou donnent le champ libre à des processus malthusiens ou sélectifs.
Ces démons, jen identifie onze : le pouvoir sans partage, la bonne conscience, lexclusion, lindifférence aux différences, lévaluation envahissante, la pédagogie transmissive, loverdose, lacharnement pédagogique, lévidence du sens, la normalisation des personnes ou encore les tensions et les humiliations autour du savoir. Onze : ni dix, comme les petits nègres, ni douze, comme les apôtres. On se doute que la liste nest ni fermée, ni dépourvue darbitraire. Ce ne sont pas des exemples choisis au hasard, mais chaque lecteur est invité à compléter le portrait de groupe.
Les vieux démons de lécole
Faut-il, pour combattre ces démons, procéder à quelques exorcismes ? Une analyse un peu froide devrait suffire. Si je propose ici un " antidote sociologique à la pensée positive ", ce nest nullement pour décourager les militants, cest, au contraire, pour contribuer à les armer de patience et de lucidité. Il nest point besoin, pour comprendre les mésaventures de nos utopies éducatives, de postuler des résistances " irrationnelles " au changement. Il ne suffit pas de pointer les conservatismes des uns ou des autres ou les incohérences du " système ". La résistance au changement nest ni inexplicable, ni déraisonnable et il est vain de chercher un bouc émissaire, car lambivalence traverse chacun de nous ; une partie des blocages nous renvoient à nos propres contradictions. Chacun de ces démons renaît constamment de ses cendres, parce que nous navons pas compris à quel point il est ancré dans nos modes de penser et de faire, ce qui change le moins vite et le plus douloureusement.
Le partage du pouvoir, dans une relation pédagogique, se heurte à linégalité des compétences et à la difficulté, pour lapprenant, de négocier un chemin quil na jamais parcouru et qui mène à une destination dont il ne peut avoir quune idée vague, comme ces pays lointains quon se figure à travers quelques cartes postales. Lasymétrie du rapport pédagogique serait moins forte, toutefois, si elle ne tenait quà linégalité initiale des compétences. On pourrait rêver dune relation pédagogique sans pouvoir, entièrement coopérative et négociée, dans laquelle celui qui enseigne mettrait son point dhonneur à ne pas décider seul, au nom de son savoir, de la meilleure manière de le faire acquérir à lapprenant. Il sobligerait, à chaque étape, à proposer une progression, une méthode, des contenus, puis à la négocier avec lapprenant. Le contrat impliquerait une égale capacité à définir la suite des opérations, tout en tenant compte de lasymétrie des savoirs. On sen doute, une telle attitude exigerait une patience et une disponibilité peu communes. Elle ne résisterait à lusure du temps que si chacun plaçait cet enjeu - partager le pouvoir - au dessus de tout, au mépris dune certaine efficacité à court terme. Le " Fais ce que je dis, tu comprendras plus tard " est assez souvent tentant, y compris pour lapprenant, que cela décharge de la responsabilité de lentreprise. Chacun rêve à la fois de conserver toute sa liberté lorsque cela larrange et dêtre intégralement pris en charge dans les moments où il sent ses forces vacillantes ou requises par dautres projets. Même entre adultes autonomes, concluant un contrat de formation hors de toute institution, il semble souvent plus facile dimposer ou de subir une douce violence que de décider ensemble.
À lécole, en particulier à lécole obligatoire, il ne sagit pas dun simple contrat entre personnes autonomes. Lélève est lhôte dune institution qui, lorsquil sengage, volontairement ou de par la loi, lassujettit à lautorité des enseignants. Ces derniers ne lexercent que par délégation de pouvoir, à charge pour eux de sen servir pour atteindre des objectifs définis. Cest pourquoi, dans une école ordinaire, aucun enseignant nest habilité à négocier complètement avec ses élèves ou leurs parents les finalités, les contenus, les modalités ou le rythme des apprentissages. On attend de chacun, au contraire, quil incarne lautorité pour la mettre au service dobjectifs, de programmes et de méthodes définis par lorganisation ou la corporation dont il dépend. Sa marge dautonomie ne lui donne pas le droit de partager son pouvoir avec les élèves, du moins pas au point de compromettre les apprentissages visés dans les délais impartis. Une telle négociation affaiblirait lautorité de linstitution elle-même, qui ne se manifeste quà travers celle de ses agents. Et plus encore, elle nuirait à lautorité de ceux de ses collègues enseignants qui nadhèrent pas à lidée dun partage du pouvoir ou nont ni le désir, ni les moyens, de négocier quoi que ce soit avec leurs élèves.
Au départ dune relation pédagogique, lun a le pouvoir, lautre pas. Lélève qui résiste ouvertement au pouvoir du maître se retrouve souvent, au bout du compte, blâmé, humilié, puni, " collé ", exclu, réprimé dune façon ou dune autre. Certains élèves, et le groupe-classe dans son ensemble, ont toutefois les moyens dexercer une forme de contre-pouvoir, qui limite lautorité du maître et le font hésiter à utiliser toute lautorité que lorganisation lui délègue. User sans réserves de son autorité le placerait dans un pur rapport de forces et le priverait de la coopération minimale sans laquelle il passerait son temps à faire régner lordre en classe plutôt quà enseigner. Envisager de partager le pouvoir, cest mettre fin à cet équilibre fragile pour aller vers linconnu. Rien ne dit en effet que les élèves sont prêts à " jouer le jeu ". Les enseignants nont pas nécessairement tort de croire que " sils donnent le petit doigt, on leur prendra la main ", que les élèves ne feront pas bon usage de la confiance quon leur fait et du pouvoir quon leur propose. Les mêmes craintes sétendent aux parents délèves, toujours suspects de ne pas " avoir le sens des limites " et dabuser des ouvertures quon leur propose. Elles népargnent pas ceux qui rêvent dun partage du pouvoir, car qui offre un partage nest pas prêt à une dépossession. Les enseignants qui partagent le pouvoir prennent des risques. Ceux qui sengagent dans une forme ou une autre de pédagogie institutionnelle et donnent du pouvoir à la classe limitent ces risques parce quils ont en général une force, un charisme, des moyens intellectuels et relationnels, des convictions qui empêchent la situation de se retourner à leur désavantage.
La difficulté du partage est renforcée par lambivalence des élèves. Le métier délève (Perrenoud, 1995 b) est vivable, notamment, parce que la soumission saccompagne dune forme dirresponsabilité. Dès quon va vers une forme de " cogestion " de la classe, les mécanismes classiques de défense deviennent moins légitimes : absentéisme, tricherie, bachotage, ruses et inerties diverses paraissent " de bonne guerre " face à un pouvoir sans partage. Lorsque le professeur ne les cautionne plus par une attitude autoritaire, fermée à toute discussion, ces stratégies deviennent moins glorieuses. Une partie des élèves ont donc intérêt à refuser les ouvertures pour conserver leur relative tranquillité. Ils sabotent activement tout appel à la coopération, en poussant le maître à regretter rapidement la confiance quil leur a accordée
Dans notre société, chaque adulte a-t-il le droit de sinstruire ou de ne pas sinstruire librement ? En principe oui, mais cette liberté satténue sil sest mis dune façon ou dune autre en " situation irrégulière " : sil est pénalement condamné, on attend de lui un effort de " resocialisation " ; sil est drogué, un effort de désintoxication ; sil est chômeur, un effort de requalification ; sil est immigré, un effort dintégration ; sil est menacé par une maladie, un effort de prévention ; sil court des risques daccidents, un effort de formation pour maîtriser les dangers les plus courants de la conduite automobile, de lalpinisme, de la plongée sous-marine, du parachutisme, etc. Lorsquon ne parle plus du citoyen, mais du soldat, du prêtre, du salarié, du fonctionnaire, du membre dune association, la liberté dapprendre ou de ne pas apprendre se restreint encore. Certes, chacun peut refuser dassimiler les nouvelles méthodes, les nouvelles technologies, les nouvelles règles, mais à quel prix ? On peut refuser de sinstruire au risque de se voir exclu de lorganisation ou fortement pénalisé. La liberté des adultes nest donc pas absolue. Du moins est-elle, dans les pays démocratiques, affirmée comme un principe.
Pour les mineurs, cest linverse. La société leur impose linstruction et, assez souvent, la scolarisation. Elle définit lenfant et ladolescent comme des êtres dépendants, en leur assignant une tâche principale : se préparer à devenir adulte. Enfants et adolescents nont donc pas le choix : leur métier est de devenir des adultes acceptables. Ils en tirent leurs moyens dexistence, cest ce qui justifie quon les dispense de participer à la production économique, voire au travail ménager. Sils prennent leur métier à la légère, les adultes se sentent autorisés à les ramener " dans le droit chemin ", parfois sans ménagements.
Lécole, en particulier aux âges de scolarité obligatoire, participe de cette pression et se légitime à la même source que léducation parentale. Comme les faibles desprit, les mineurs sont réputés ne pas savoir entièrement ce quils font ; il paraît donc juste que ceux qui sen estiment responsables prennent les commandes. La violence symbolique et, dans une certaine mesure, physique, que la société impose aux enfants et aux adolescents est généralement justifiée par le simple argument quelle est déclarée juste et nécessaire : " Cest pour leur bien " (Miller, 1984). Seuls quelques sociologues, quelques psychanalystes, quelques anarchistes et quelques " anciens enfants " qui nont pas oublié leur révolte peuvent dire ce que les adultes ne veulent pas entendre, quils ont construit lenfance et ladolescence comme des âges mineurs, des âges dimmaturité, de subordination, de protection, dapprentissage. Bien entendu, il y a quelques fondements psychobiologiques à cette construction. Nul ne le conteste : un nouveau-né est sans défense ; livré à lui même, il ne saurait survivre et grandir. Cela impose-t-il la scolarité obligatoire et labsence de droits civiques jusquà 16, 18 ou 20 ans ? Les mêmes données pychobiologiques ont engendré des constructions très différentes des âges de la vie et de leurs droits dans des sociétés différentes. On sait bien que dans les sociétés du passé et celles du Tiers Monde, là où les moyens de la prise en charge font défaut, des enfants de dix ans se débrouillent comme des adultes.
Les " grandes personnes " ont évidemment tout intérêt, et maintes excuses, à ne pas percevoir larbitraire des normes et des conceptions du monde en vigueur dans leur époque et leur société. Le métier de parent ou denseignant est difficile, même quant on lexerce en toute bonne conscience. Cette dernière, aussi discutable soit elle dun point de vue historique et anthropologique, est vitale pour les acteurs. Que deviendraient les mères qui grondent ou frustrent leur enfant, les maîtres qui admonestent leurs élèves ou les surchargent de travail sils se disaient à chaque instant : " De quel droit, au nom de quoi suis-je autorisé à exercer de telles pressions ? Est-ce vraiment pour son bien ? Ou est-ce plutôt dans mon intérêt ou celui des adultes en général ? ".
Les révoltés de tous poils ont toujours violemment dénoncé lépaisse bonne conscience des nantis, qui les protège de la culpabilité ou, du moins, la rend supportable. Apportons ici quelques nuances : alors que la bonne conscience couvre parfois dindéfendables privilèges, elle est, dans dautres cas, une question de survie. En finir avec la bonne conscience, ce serait, pour nombre déducateurs, en finir avec léducation elle-même, parce quils ne trouveraient plus la force de persister dans leur projet. Rares sont les adultes qui ne pressentent aucunement, au moins par moments, la violence quils exercent sur les enfants ou les adolescents qui leurs sont " confiés ". Si, pour certains, le malaise est passager, dautres vivent un dilemme permanent. Tous continuent, parce quen fin de compte, ils estiment que cest leur devoir, " pour le bien des enfants ". Léducateur aimerait imaginer que les enfants " le remercieront plus tard " des disciplines quil leur a imposées. Si les adultes doutaient, que resterait-il de linnocence et du souci de bien faire qui sont au principe de leur force ?
" Tous capables ! ", affirme le Groupe français déducation nouvelle. Le principe déducabilité est un credo de tous les mouvements pédagogiques. Il signifie quil nest jamais temps de renoncer et dexclure dune formation, quil est toujours possible de donner une nouvelle chance, de " remettre louvrage sur le métier ". Est-ce si simple ?
Comment ne pas compter avec " le temps qui reste " ? Aussi longtemps quil y a de la vie, il y a de lespoir, dit-on. Mais on sait bien quon sapproche dun seuil au delà duquel les efforts seront vains et dénués de sens. Les limites ontologiques, celles qui tiennent à la nature humaine, sont peut-être lointaines. Dans une école, on les atteint plus vite, parce que, les choses étant ce quelles sont, dans le temps qui reste, il est impossible de " réaliser un miracle ", même si lenseignant avait le droit de consacrer toute son attention au quelques élèves les plus menacés. En réalité, il doit continuer à donner son cours et à soccuper du groupe, de ceux qui nont pas réellement besoin de lui et plus encore de ceux qui, sil les abandonnait à leur sort, seraient assez vite, eux aussi, en péril. Lexclusion nest pas inéluctable, dans labstrait, mais elle survient dans le concret lorsque celui qui pourrait léviter est au bout de ses ressources, à la manière dun chirurgien qui pense avoir tout essayé et baisse donc les bras. À un certain stade, lexclusion peut devenir un soulagement. Il est éprouvant dêtre, chaque jour, confronté à son impuissance face à des élèves pour lesquels on a limpression croissante de ne rien pouvoir faire. Sils vivent leur échec dans la résignation, lenseignant se sent coupable. Sils fuient dans la déviance, il leur en veut de mobiliser une partie de ses forces pour maintenir lordre, alors quelles seraient plus utiles ailleurs.
Je ne cherche nulle excuse à ceux pour qui lexclusion est un oreiller de paresse, une façon confortable de " maintenir le niveau " et lestime de soi des professeurs, ou encore de fabriquer de léchec pour sauvegarder la réputation de létablissement, la formation des élites ou la reproduction des inégalités. Cette forme dexclusion est lexpression du mépris, de légoïsme, du conservatisme, de la volonté de maintenir des privilèges. Reconnaissons toutefois que lexclusion est souvent la résultante de processus moins caricaturaux, dune sorte dimpuissance navrée. " Qui ne peut ne peut ", dit la sagesse populaire. De la même manière que celui qui fait un don à une organisation charitable ne peut à lui seul éradiquer la misère du monde, les enseignants ne peuvent, chacun pour soi, inverser les mécanismes de fabrication de lexclusion et de léchec (Perrenoud, 1992 a, 1995 a). Comme les médecins confrontés à la guerre ou au dénuement, il leur arrive de faire des choix, de travailler pour ceux dont la situation nest pas désespérée et dabandonner les autres à leur sort. Sans doute ne le disent-ils pas aussi crûment, même en leur for intérieur. Mais, lorsquun élève " impossible " quitte leur classe pour la vie active ou une filière moins exigeante, ne pensent-ils pas quon va désormais mieux travailler avec ceux qui restent et quon vivra mieux en nayant plus sous les yeux, tous les jours, un vivant reproche ?
Limpuissance de lenseignant est amplifiée par deux facteurs qui ne dépendent guère de lui : la structure scolaire et les stratégies des élèves. La structure scolaire est, selon les cas, favorable ou défavorable à la lutte contre lexclusion. Dans une école sélective, où les exigences sont fortes, les programmes chargés, les horaires rigides, les locaux exigus, les échéances rapprochées (carnets, examens, épreuves communes), les degrés de liberté et les espaces de négociation sont faibles. Avec la meilleure volonté du monde, il est difficile de ne pas exclure des élèves dans une organisation dont cest la logique dominante. Un professeur dont les élèves échouent " trop peu " passe aux yeux de ses collègues, dans certains établissements, pour un laxiste ; on le soupçonne daffaiblir le niveau et de nuire à la réputation de linstitution, par exemple en laissant se présenter aux examens externes (baccalauréat, concours) des élèves mal préparés, dont léchec abaissera le taux de réussite de létablissement. Il y a, au contraire, des structures scolaires construites pour limiter lexclusion, qui diffèrent les orientations, les rendent réversibles, multiplient les filières intermédiaires, proposent des appuis pédagogiques ou psychologiques, des aides méthodologiques, des espaces où retrouver un rapport plus serein au savoir et à lécole. Selon le système et le corps enseignant au sein desquels il travaille, un maître est, toutes choses égales dailleurs - compétence, volonté de bien faire, etc. -, porté par linstitution soit à favoriser lexclusion, soit à la combattre.
Les élèves ont aussi leur mot à dire. Il arrive un moment où, dhumiliations en échecs, quelles que soient les tentatives louables des enseignants et des parents, certains élèves sexcluent deux-mêmes. Lécole ne les intéresse plus, il est trop tard pour les " récupérer ", ils ont subi trop de blessures, construit trop de mécanismes de fuite ou de défense, perdu trop dillusions, abandonné toute estime deux-mêmes comme sujets capables dapprendre, fait leur deuil de tout plaisir associé à la maîtrise des savoirs scolaires. Peut-être, quelques années plus tard, si la formation des adultes le leur permet, reviendront-ils à de meilleurs sentiments. Pour linstant, ils sont devenus, des terres brûlées ; pour un temps au moins, rien ny poussera, quoi quon fasse. La lutte contre lexclusion peut, à ce stade, être vécue comme une contrainte supplémentaire par les adolescents qui ne rêvent plus que de quitter lécole et davoir la paix en attendant lheure de leur " libération ". Intervenir lorsque les jeux sont faits redouble la violence. En finir avec lexclusion, dans un système qui nest pas entièrement ordonné à cette fin, ce nest pas simple !
Pour éviter lexclusion, le plus efficace serait de prévenir léchec avant quil devienne irréversible. Pour cela, une réponse maintenant bien connue : pratiquer une pédagogie différenciée. Est-ce si simple ? Les obstacles sont multiples, je ne peux que les indiquer rapidement, en les regroupant sous une formule générique : ambivalence des responsables politiques, des chefs détablissements, des enseignants et de leurs associations, des élèves, des parents.
Ambivalence des responsables politiques : nul État moderne ne peut aujourdhui se permettre le luxe dignorer léchec scolaire et donc, de ne pas soutenir une forme ou une autre de pédagogie différenciée, du soutien minimal aux élèves en difficulté aux cycles dapprentissages et autres formes ambitieuses dindividualisation des parcours ; dans le même temps, aucun gouvernement ne peut dégager durablement les ressources nécessaires, ni garder un cap politique sur une durée suffisante pour que les effets des réformes deviennent tangibles. Les gouvernements de droite ne peuvent pas prendre le risque de contrarier trop ouvertement une partie de leurs électeurs, dont la démocratisation de lenseignement est le dernier souci ; les gouvernements de gauche sont très vite débordés par lensemble des promesses à tenir en matière de politique sociale, et lécole de base apparaît moins prioritaire que la lutte contre lexclusion immédiate imputable à la pauvreté ou au chômage.
Lambivalence népargne pas les chefs détablissements : favoriser une véritable individualisation des parcours met un établissement sens dessus dessous ; il faut recomposer les services, les horaires, les espaces, saffranchir des découpages disciplinaires, moduler lévaluation, travailler par projets tant au niveau des élèves que des professeurs. De quoi faire peur à ceux qui sont devenus chefs détablissement par vocation gestionnaire plus que désir utopique de changer lécole, et même aux autres, car il leur faut gérer langoisse et les pesanteurs du corps enseignant !
Ambivalence des enseignants et de leurs associations : jai dressé ailleurs (Perrenoud, 1992 b) la liste des deuils quune pédagogie différenciée impose aux enseignants. Elle amène, par exemple, à renoncer à lautonomie de celui qui se sent " seul maître à bord une fois refermée la porte de sa classe " ; ou à séloigner dun fonctionnement didactique qui met constamment le maître sur le devant de la scène, en le précipitant dans lobscurité des coulisses. Différencier, cest cesser de faire un cours pour devenir organisateur de situations didactiques fécondes. Ce nest possible que si lon parvient à construire de nouvelles satisfactions professionnelles, centrées sur les apprentissages des élèves plus que sur la maîtrise des contenus. Plus globalement, prendre la différenciation au sérieux, cest aller vers ce métier nouveau dont parle Meirieu (1990), donc assumer une nouvelle identité professionnelle et de nouveaux commencements.
Ambivalence des élèves et des parents : les uns nont rien à gagner à la différenciation, parce que le système de lenseignement frontal leur réussit très bien. Certes, entre le souci des moins favorisés et légoïsme de ceux qui ont tout à perdre dun changement, le coeur des plus lucides balance. Mais on ne sétonnera pas de voir les parents des bons élèves ne manifester aucune indulgence à légard des balbutiements des pédagogies différenciées. Paradoxalement, les élèves qui ont, en principe, tout à gagner de telles pédagogies, ne sont pas nécessairement plus coopératifs : lorsque lécole signifie à un élève quelle nen attend plus grand-chose, il atteint une forme de tranquillité ; sans doute est-ce au prix dune forte dévalorisation de soi, mais les bénéfices à court terme ne sont pas négligeables : en contemplant tous ceux qui courent après la réussite, passent des heures à faire leurs devoirs et à préparer des examens, les " mauvais élèves " peuvent se dire que " la vie est ailleurs " et quils en jouissent mieux, dans limmédiat, que les forts en thème. Une pédagogie différenciée qui survient à ce moment de leur cursus tente de les mobiliser à nouveau, les oblige à affronter le travail scolaire, les replace face à des attentes fortes. Une partie des élèves en état avancé de perdition ne peuvent vivre la pédagogie différenciée que comme une prise en charge plus contraignante, qui les oblige à revivre lespoir dapprendre, mais peut-être aussi le deuil.
À tout cela sajoute un obstacle dun autre ordre : il nexiste pas, aujourdhui, de modèle de pédagogie différenciée livrable " clés en main ". On ne dispose que dintuitions, didées, dexemples, doutils quil faut adapter à chaque situation particulière. Cela ne décourage pas, au contraire, ceux qui militent contre léchec scolaire et trouvent une partie de leur bonheur à inventer de nouvelles pratiques. Cest en revanche dissuasif pour tous ceux qui demandent, avant de bouger dun pouce, quon leur démontre que cest possible et que cela ne demande pas un effort surhumain. Aussi longtemps que lon ne peut leur proposer la différenciation que comme aventure professionnelle, ils laisseront les autres frayer la voie.
Je noterai enfin quil ne suffira pas de construire des dispositifs irréprochables dindividualisation des parcours, ni de proposer des situations didactiques faisant sens pour les élèves et les sollicitant constamment dans leur zone proximale de développement. En dernière instance, la prise en compte des différences se joue dans la relation interpersonnelle et interculturelle qui se noue autour des savoirs. La différenciation ne passe donc pas seulement par un travail didactique et méthodologique sur les dispositifs et les situations, mais par un travail plus anthropologique et psychanalytique sur soi et la façon dont on vit lautre et sa différence (Perrenoud, 1995 c, 1996).
La note nest pas une mesure exacte des compétences et elle ne donne que très peu dinformations sur les acquis réels des élèves, parce que sa principale fonction est de situer dans une hiérarchie dexcellence (Perrenoud, 1995 a). Est-il encore nécessaire den faire la démonstration ? La critique sétend à toute forme dévaluation comparative qui, plutôt que de cerner ce que maîtrise chacun, se demande sil en sait plus ou moins que son voisin. Tous les mouvements pédagogiques, tous les chercheurs, tous les militants qui luttent contre léchec scolaire, plaident pour une pédagogie différenciée fondée sur une évaluation formative (ou formatrice), qui aide lélève à apprendre et le maître à enseigner. Pourquoi nest-ce pas aussi simple ?
Dabord parce que la fabrication de hiérarchies dexcellence est un trait de notre culture que la compétition scolaire renforce, mais ninvente pas à elle seule. Dans le domaine des arts, des sports, des loisirs, de la consommation, de la séduction, de la politique et du travail, la compétition est omniprésente. Tous ceux qui croient avoir quelques chances de figurer parmi les meilleurs ou simplement dêtre honorablement classés déploient des stratégies de placement et de distinction (Bourdieu, 1979). On voit mal comment lécole pourrait saffranchir de ces jeux, qui participent, du moins pour les plus favorisés, du sel de la vie.
Dans son film " LArmée des ombres ", Melville met en scène des détenus placés dans le champ de tir des mitrailleuses allemandes et auxquels lofficier intime lordre de courir, suscitant chez chacun lespoir vain, mais irrépressible, de " sauver sa peau ". Le résistant incarné par Lino Ventura refuse dabord ce jeu truqué et cruel, et reste immobile. Puis il craque et se met à son tour à courir. En moins dramatique, la compétition scolaire est assez semblable : comment ne pas courir lorsque tous les autres courent ? Rester sur place, nest-ce pas la certitude dêtre perdant, alors que ceux qui courent imaginent avoir une chance de sen sortir ? Le piège scolaire (Berthelot, 1982) se referme sur chacun. Seule une concertation de tous pourrait changer les règles du jeu. Aussi longtemps quelles sont ce quelles sont, chacun a de bonnes raisons de courir, pour que le pire ne soit pas certain. Les parents qui osent aujourdhui refuser la course aux diplômes font preuve dune indépendance ou dune marginalité peu communes Le fait que les diplômes soient de moins en moins garants de la réussite sociale ou même de lemploi ny change rien, car labsence de diplôme est réputée vouer à coup sûr au chômage et à la galère. Cette course surdétermine toutes les pédagogies. Si lécole renonçait aux classements, les élèves et les parents en demanderaient, tôt ou tard. Peut-être sen passeraient-ils durant les premières années de scolarité, mais aux approches du secondaire, lorsque les choses sérieuses sannoncent, la pression deviendrait très forte : de lécole, on attend des atouts dans une compétition que linstitution scolaire ne peut abolir, qui se développe à ses portes, sur le marché du travail ou à lentrée des universités, quand lévaluation scolaire na pas déjà fabriqué de premières hiérarchies.
Ces valeurs sont partagées par une partie des enseignants et des responsables scolaires. Aux convictions idéologiques dun certain nombre, sajoutent les intérêts plus pragmatiques dune majorité de professeurs. Chevallard (1986 a) a montré comment un enseignant du second degré pouvait se servir de la notation comme un cavalier de ses éperons, pour obtenir un travail scolaire régulier. Lorsquil y a relâchement de leffort, lévaluation est un message de mise en garde : " Continuez de cette façon et léchec vous attend ! ". Lorsque leffort est suffisant, la notation se fait plus douce, jusquà la prochaine régulation Plus subtilement, lévaluation sert à maintenir les élèves sous pression. Dinterrogations orales en épreuves écrites, lannée passe, sans quils aient le temps de relever la tête et se demander le sens de tout ce travail. De la sorte, le travail dévaluation occupe facilement 30 à 40 % du temps de classe, beaucoup trop en regard des apprentissages visés.
Pour une partie des professeurs, enfin, lévaluation est plus quun instrument de régulation du travail scolaire ; cest une façon de maintenir lordre, de " tenir " les élèves. Lorsquon en est réduit à la stratégie de la carotte et du bâton, les notes sont des récompenses et des sanctions irremplaçables. Avec les menaces de retenue, de punition ou dexclusion, la menace de notes catastrophiques (donc dun échec, dun redoublement, dune orientation défavorable) fait partie de larsenal répressif. Les enjeux sont différents. Les parents blâment leurs enfants sils sont grondés, punis, " collés ". Ils ne sinquiètent vraiment que lorsque la répression fait baisser les moyennes : lavenir paraît alors se jouer !
On reproche souvent aux élèves de " ne travailler que pour la note ". Peut-être est-ce la rançon dune pédagogie dont la note est le seul véritable moteur, faute davoir su instaurer un rapport désintéressé au savoir et donner du sens au travail scolaire autrement que par la réussite quil promet, que les bonnes notes concrétisent. En finir avec lévaluation qui envahit tout, ce nest pas simple, parce que cela passe par une adhésion véritable et cohérente aux pédagogies actives et coopératives, aux démarches de projets, au travail sur le sens. Lomniprésence de la notation fait partie du métier délève tel quil est classiquement défini. Changer lévaluation, cest changer ce métier, les contrat didactique, la relation pédagogique, la gestion de classe, donc en fin de compte le métier denseignant (Perrenoud, 1995 b).
Si lon pense que lapprenant construit lui-même ses connaissances, il sensuit que lenseignant ne peut que le mettre en situation damorcer et de poursuivre cette construction, notamment en sefforçant de donner du sens aux tâches proposées, en les proportionnant au niveau de développement de lélève, à ses façons dapprendre, à ses acquis antérieurs. à ses intérêts et à ses projets. Qui pourrait aujourdhui soutenir le contraire, du moins parmi ceux qui sinterrogent sur les mécanismes dapprentissage et sur la didactique ? Il reste alors à expliquer pourquoi on ne finit pas den finir avec les pédagogies transmissives. Pourquoi les professeurs continuent-ils à donner des cours, alors que cette forme denseignement est manifestement aux antipodes dune mise en situation capable de rendre chaque élève actif, à son niveau ?
La première explication qui vient à lesprit est que les cours conviennent aux élèves qui ont tous les atouts en main, à ceux dont les parents sont les plus influents, à ceux parmi lesquels on recrutera de futurs professeurs Toucher au cours magistral, cest faire vaciller limage de lécole à laquelle sont attachés ceux auxquelles elle a réussi. Allons toutefois plus loin. Lalternance de leçons et dexercices dapplication convient aussi, parce quelle les sécurise, à tous les élèves qui préfèrent quon leur assigne une place et des tâches précises et prévisibles, quon balise le métier délève, quon leur dise exactement que faire pour " être en règle ". Suivre le cours et faire les exercices nexige pas une présence très intense. Il nest pas besoin, dans une telle pédagogie, de simpliquer fortement comme personne, davoir des idées, de " se creuser la tête ", de négocier, de chercher, alors que toutes les méthodes actives, comme leur nom lindique, attendent des élèves davantage quune présence attentive et des exercices correctement rendus.
On se doute cependant que si les professeurs ne trouvaient pas leur compte dans le cours magistral, ils sauraient progressivement convaincre les élèves et les parents quon peut apprendre autrement. Tous nen sont pas convaincus, parce que ce modèle les a eux-mêmes conduits au baccalauréat et aux études universitaires, mais aussi parce quil permet un exercice relativement " raisonnable " du métier denseignant. Donner un cours, cest progresser dans le " texte du savoir " et dans le programme à la manière dont on lit un ouvrage : page après page, chapitre après chapitre, à une allure réglée de sorte que lon parvienne au mot fin lorsque sachève lannée scolaire. Cette planification didactique permet de doser la préparation, les évaluations, le travail des uns et des autres. " A chaque jour suffit sa peine ", " Un pied devant lautre ", " La politique des petits pas ", sont autant dexpressions qui disent les vertus dune progression réglée. Vertus épistémologiques et pédagogiques parfois, vertus gestionnaires avant tout. En calibrant bien ses leçons, on se trouve au bout du chemin sans avoir eu jamais à se demander sil en existait dautres.
Les méthodes actives denseignement sont inséparables dun certain désordre. Dabord parce que les projets engendrent de nouveaux projets, qui nétaient pas prévisibles au départ. Écrire un conte peut donner envie dinventer un roman ou une pièce de théâtre, puis de vendre le premier ou de mettre en scène la seconde. De fil en aiguille, une activité disciplinaire devient interdisciplinaire, une activité amorcée dans les quatre murs de la classe sétend à létablissement ou au quartier, une activité prévue sur quelques semaines prend des mois À chaque étape, il faut négocier, tenir compte des élèves. Lorsque le texte du savoir devient " le roman dont chacun est le héros ", le maître nest plus lauteur principal. Il perd une part de son pouvoir, il doit justifier des propositions, passer des compromis, prendre le temps (le perdre, diront certains ) de convaincre plutôt que de dire " Cest comme ça ! ".
La pédagogie " expositive " ne tient que faiblement compte des apprenants. Tout au plus le professeur modère-t-il ou accélère-t-il le rythme, répond-il à certaines questions, reprend-il des passages difficiles. Cela ne menace par son pouvoir, alors quadmettre avec Dewey que " Toute leçon est une réponse " change radicalement la nature des questions autorisées et encouragées : plutôt que de rester des apports bienvenus à un dialogue socratique bien planifié, elles deviennent des facteurs de désordre, parce que les prendre au sérieux oblige nécessairement lenseignant à sécarter dun plan tout tracé. Cela peut le conduire, " simplement ", à prendre le temps de revenir en arrière ou demprunter un chemin de traverse. Parfois, le déroulement de lensemble du semestre ou de lannée est à reconstruire. Voilà qui peut faire hésiter le maître le plus acquis aux principes de lécole active.
Par ailleurs, à léchelle du système éducatif, la pédagogie magistrale facilite la division verticale et horizontale du travail denseignement ; chaque professeur y est maître chez soi. Au contraire, les pédagogies du projet poussent constamment à franchir les frontières des disciplines, ce qui nest supportable quà la faveur dune concertation entre professeurs, mieux, dun vrai travail déquipe. La progression de dans le cursus devient, elle aussi, moins évidente si les enseignants négocient les contenus et les activités avec leurs élèves : comment éviter complètement danticiper sur le programme des degrés suivants, ou de revenir à des notions relevant du programme des années précédentes ? Ici encore, une concertation entre enseignants simpose. À défaut, la pédagogie transmissive apparaît plus sécurisante.
Autre aspect de la division du travail : la pédagogie transmissive est au fondement de lédition des manuels scolaires. Les plus " modernes " proposent désormais des situations didactiques ouvertes, des énigmes, voire des activités qui ressemblent à des projets, sauf que ce ne sont pas les élèves qui les imaginent. On peut certes imaginer des moyens denseignement de masse utilisables dans les pédagogies actives, mais ils exigeraient dautres auteurs, dautres compétences, dautres risques commerciaux. Lempire de léducation scolaire a partie liée avec lenseignement magistral et les exercices scolaires, même si le " look " des manuels est de moins en moins austère. Il ne suffit pas dagrémenter les cahiers dexercices de dessins et de couleurs pour que change la nature des tâches Le monde des livres, des didacticiels, des CD-ROM va dans le sens dune standardisation des produits et pourrait accentuer la tendance à faire de lenseignant en classe un " livreur de service ", selon la formule de lOCDE, un livreur qualifié et cultivé, mais un livreur tout de même, dont le rôle est de " faire passer ", de " délivrer " un contenu élaboré dans la noosphère (Chevallard, 1992), de préférence selon des méthodes conçues au même endroit, souvent intelligemment, mais par définition hors de tout contexte singulier.
Depuis le temps quon oppose les têtes bien faites aux têtes bien pleines, comment se fait-il que les programmes restent aussi chargés ? Le rapport scolaire au savoir est toujours aussi boulimique, avec une tendance nette à enseigner au niveau du lycée ce quon enseignait quelques décennies auparavant à luniversité, donc de transférer au niveau du collège ce qui relevait du lycée et à celui de lécole primaire ce qui appartenait au collège. Pourquoi sétonner alors des difficultés croissantes rencontrées par une partie des élèves ?
Toute lutte contre léchec scolaire exige daller à lessentiel, de dégager des " compétences-noyaux " dont la maîtrise devient le véritable enjeu de la formation. Sans doute nest-il pas inutile de proposer à ceux qui en sont capables des apprentissages plus riches et diversifiés. Toutefois, la lutte contre léchec scolaire dérape lorsque cet enrichissement devient (ou demeure) la norme commune et que les professeurs ne sont pas capables, ou ne se sentent pas le droit, détablir des priorités. Lorsque tout est important, plus rien ne lest. Courir tous les lièvres est la plus sûre manière de nen attraper aucun. Pour suivre cette idée de bon sens, il faut sautoriser à choisir !
Pourquoi est-ce si difficile ? Lidentité des professeurs du secondaire est dabord disciplinaire. Une discipline forme un tout, chaque théorème, chaque loi, chaque modèle, chaque concept, chaque auteur y prend sa place. Une formation scientifique ou littéraire de très haut niveau, suivie de plusieurs années dexpérience de la recherche, de la critique ou de la création, amène sans doute à identifier les composantes nodales dune science ou dun savoir savant. Les professeurs ne sont ni assez formés dans leur discipline, ni assez expérimentés dans une pratique de production des savoirs, pour atteindre au détachement qui permet de dire : " Tout nest pas important ". Ils perçoivent difficilement ce que Develay (1992) a appelé la " matrice disciplinaire ", à partir de laquelle tout le reste sorganise. Il est alors tentant den " rajouter ". On sait que certains professeurs mettent leur point dhonneur à enseigner et évaluer beaucoup plus que ce que prévoient les textes, croyant sincèrement lutter contre la baisse du niveau
Pour choisir, il faut non seulement une grande maîtrise théorique, mais une excellente formation pédagogique et didactique. Aussi longtemps que les professeurs ne savent pas vraiment comment leur discipline sapprend (ils savent lenseigner, ce qui est différent), on voit mal comment ils pourraient développer ce que Tardif appelle un enseignement stratégique, cest à dire capable de discerner ce qui est vraiment décisif. Astolfi (1991) met en évidence lalternance, dans une classe, entre des temps morts, où rien ne progresse, et des moments clés fugitifs :
Il est frappant par exemple de constater, lorsquon analyse le décryptage dune séquence didactique, à quel point alternent pour les élèves, des moments faciles et des moments difficiles. Pendant 15 ou 20 minutes, on leur demande de refaire, à titre dexercice ou de révision (ou à titre de préparation de ce qui va suivre, sans quils puissent encore en saisir la portée), des choses quils savent déjà faire. Dans cette activité relativement mécanique, ils napprennent souvent pas grand-chose, même si lentraînement nest jamais inutile.Et puis, il suffit quelquefois dune ou deux minutes dinattention - voire dun échange de gomme avec le voisin -, pour que tout à coup le paysage conceptuel change. Car cest à ce moment que, sans quon sy attende, est introduit lélément notionnel clé du jour, et là, dans linstant, tout devient rapide et nouveau. On napprenait rien parce que cétait trop facile, on risque de ne rien apprendre parce que, sans prévenir, cest devenu trop difficile.
Dans une autre recherche didactique récente, dailleurs encore en cours, on a pu mettre en évidence ce que jappelle des moments clés fugitifs. Cest une expression volontairement paradoxale pour exprimer que lorsquon analyse des séquences de classe enregistrées, on est frappé par ces longueurs monotones et ces accélérations brutales. Pendant la première partie du cours, lenseignant développe des préalables, prend la peine de raccrocher la leçon du jour à ce qui a déjà été fait auparavant (ce qui est évidemment tout à fait utile) ; et puis tout dun coup, survient le moment clé fugitif où tout sengage et se télescope. Le plus étonnant, cest quil nest pas rare quà ce moment clé, la présentation didactique devienne moins systématique.
Ces observations confirment une relative difficulté des professeurs à discerner structures profondes et contenus superficiels, moments de développement du même thème et moments de restructuration du " paysage conceptuel ". Cela ne reflète pas une absence de maîtrise des contenus disciplinaires, mais une certaine méconnaissance de la façon dont les concepts et les savoirs se construisent dans la tête délèves de collège ou de lycée. Loverdose peut naître de cette méconnaissance, imputable pour partie au développement incomplet de la recherche en éducation, pour partie à lindifférence de beaucoup de professeurs du second degré pour la didactique et la pédagogie.
Loverdose a cependant bien dautres sources, ne serait-ce que le souci de bien faire, de " tout couvrir ". Souci partiellement intéressé, car il met à labri du reproche classique délèves ayant quitté la classe, de parents ou de collègues prétendant que telle notion ou telle partie du programme " nont jamais été abordées ". On ferait mieux de se demander pourquoi elles ont laissé si peu de traces, alors quelles ont effectivement été " traitées ". Loverdose résulte aussi du souci de bien faire des parents. Mus par langoisse, une partie dentre eux " font lécole à la maison ", le soir, le week-end et durant les vacances. Les apprentissages scolaires poursuivent certains enfants sans relâche.
Loverdose, cest aussi la conséquence du fait que nul ne veut prendre la responsabilité dalléger vraiment les programmes (Perret et Perrenoud, 1990). Les textes officiels les plus récents sen tirent en énumérant tout ce qui serait intéressant ou pertinent, et en laissant au professeur le soin de faire des choix " intelligents " en privilégiant le développement de " compétences ". Facile à dire, alors que les examens et les attentes des collègues et des parents portent presque toujours sur des contenus. Comme le dit Chevallard (1986 a), alors quun programme est un cadre vide, le professeur voit le tableau déjà peint, parce quil investit ce vide de tout ce que sa formation, la tradition disciplinaire, la culture de létablissement, les moyens denseignement, les attentes des uns et des autres suggèrent dy placer. Il est très difficile de se dégager seul de ce " trop plein " ; il faut en général la force dune équipe pédagogique pour oser saffranchir dune partie des connaissances " intéressantes " et tout miser sur les connaissances essentielles.
Dautres facteurs tiennent aux vertus de loverdose pour tenir les élèves en haleine et en place. Si lon ne veut pas quun ange passe (Derouet, 1988), si le professeur veut laisser le moins de place possible à la contestation, au désordre, au doute ou simplement à la négociation, il se transforme en " moulin à paroles " et fait senchaîner les activités à un rythme denfer jusquau moment béni où il est " sauvé par le gong ". Dans certaines classes difficiles, loverdose est un moyen de survie. Ne jamais laisser aux élèves le temps de poser des questions fondamentales est une tactique connue des professeurs mal assurés de leur savoir ou de leur autorité
Plus généralement, toute forme dencyclopédisme et de surcharge protège contre une approche constructiviste des connaissances, avec la part de diversité et darbitraire qui surgit alors. Travailler par compétences est une façon de ne pas couvrir tous les contenus, parce que tous ne sont pas à assimiler durablement, parce quils servent en partie à alimenter des projets ou des situations-problèmes. Mais ces pédagogies sont extrêmement exigeantes et le repli sur les contenus est une tentation constante (Ropé et Tanguy, 1994 ; Perrenoud, 1995).
Lacharnement pédagogique, dans le sens où le lentends ici, est la tendance, lorsque lapprenant napprend pas, à répéter le traitement. La répétition a évidemment sa place quand les choses sont allées trop vite ou lorsquun " moment fugitif clé " a " largué " une partie de la classe. Enseigner, cest résumer, réexpliquer, recommencer une expérience, parcourir encore et encore un raisonnement, relire une consigne, donc répéter. Jusquà quel point ? Lacharnement pédagogique ne se mesure pas au nombre de répétitions, mais à leur efficacité décroissante. Il arrive même un seuil où " plus du même " embrouille tout et provoque la nausée, tant de ceux qui ont compris depuis longtemps que de ceux qui ont définitivement renoncé à comprendre.
Le simple bon sens voudrait donc quon en finisse avec lacharnement pédagogique. Pourquoi nest-ce pas si simple ? Parce que, face à toute résistance de la réalité à notre action, la réaction la plus spontanée est dapporter " plus du même ". Si une porte ne souvre pas, si une voiture ne démarre pas, si une plante ne pousse pas, le premier réflexe est de redoubler deffort dans le même sens. Cest assez souvent justifié. La compétence de lexpert est justement de saisir le moment où lacharnement devient vain, voire nuisible, de comprendre quil est temps de " prendre le problème autrement ". Toutes les approches systémiques, par exemple en thérapie de familles, tentent de rompre le cercle des actions et réactions qui aggravent une crise ou une souffrance sous prétexte dy mettre fin. Tout ingénieur, médecin, avocat, chercheur, tout expert qualifié et expérimenté saisit à un moment donné, souvent de façon très intuitive, quil sy prend mal, quil échoue parce quil senferme dans une méthode sans espoir. Cest alors que survient un changement de perspective ou de paradigme, grâce auquel lexpert reconstruit le problème et déplace la difficulté.
Rien nempêche en principe un enseignant de fonctionner de la même façon, sinon le nombre de ses élèves et les limites de sa formation. Pour imaginer une alternative, il faut en effet, si on na pas le génie de tout réinventer, être nourri par une culture collective ou une expérience personnelle. Qui na pas lu Bettelheim peut sacharner à corriger encore et encore les mêmes erreurs de lecture en ignorant, sil nen a pas eu lui-même lintuition, quil y a des mots ou des phrases que certains enfants ne veulent pas lire. Qui na pas lu Vergnaud ou Fayol peut sacharner à réexpliquer la soustraction ou la ponctuation, sauf si son expérience lui a appris que la soustraction répond à des transformations de types très divers ou que les représentations implicite de lélève à propos des marques de ponctuation peuvent opposer un écran sans faille à des explications construites à partir dautres évidences. Qui na pas lu Imbert ou Cifali, ou découvert seul un savoir équivalent, peut sacharner à rappeler un enfant à lordre alors quil a besoin de cette opposition pour avoir une place dans la relation et dans la classe. Qui na pas lu Hall ou Bourdieu peut, sil na pas lui-même pris conscience de la diversité des habitus, interpréter comme un trait de (mauvais) caractère, à corriger, ce qui manifeste simplement une autre culture. Pour faire autre chose que " plus du même ", il faut avoir un pouvoir danalyse associé, en général, à un niveau très élevé de compétence professionnelle. Pour en finir avec la répétition, il faut avoir le courage de la rupture, mais aussi les moyens dimaginer une autre stratégie
À supposer que lon ose et que lon entrevoie que faire dautre, il reste à passer à lacte. Cela implique, très souvent, une rupture avec les habitudes, le contrat didactique, les procédures formelles dévaluation, la nature des relations maître-élèves. Et cela suppose une forme de différenciation, parce quil est peu probable que tous les apprenants se heurtent aux mêmes obstacles et se débattent dans les mêmes impasses. Offrir " plus du même " est, au contraire, compatible avec la logique de formation et de gestion dun groupe-classe. Plus que par leur efficacité, la fortune des pédagogies de soutien sexplique par leur faible rupture avec les démarches didactiques pratiquées en classe : on envoie les élèves en difficulté se faire réexpliquer, au cours dappui, ce quil nont pas compris durant le cours principal Il arrive que la pédagogie adoptée durant les heures dappui ressemble trait pour trait à celle qui a créé la résistance ou la difficulté. Lappui est un signe de la faible capacité de lécole à imaginer des stratégies denseignement alternatives. Si, dans les conditions privilégiées dun groupe de soutien, on est porté à offrir " plus du même ", comment sattendre à ce que, dans les classes ordinaires, on aille chercher plus loin ?
Ici encore, les élèves et leurs parents renforcent les tendances conservatrices de lécole, faute dimaginer quon pourrait faire toute autre chose. Lorsquon propose aux parents dun élève en difficulté de le dispenser des devoirs, de lévaluation, de certaines tâches, voire de toute venue régulière en classe durant quelques temps, ils tombent en général des nues, parce que cette approche leur est étrangère et paraît désinvolte à qui sattend à ce que lécole en rajoute dans la prise en charge. Lidée de " prescrire le symptôme ", banale en thérapie systémique, de même que lusage du paradoxe et le changement des règles du jeu, ne font pas encore partie de " limaginaire pédagogique standard ".
Lacharnement pédagogique peut encore sexpliquer, dans un autre registre, comme la manifestation dune épreuve de force et dune volonté du maître de " ne pas lâcher prise " : plus lélève résiste, se dérobe, refuse de travailler ou de faire un effort, plus le maître insiste et engage son amour-propre dans lentreprise. Comme dans toute relation intersubjective orientée vers la réalisation dune tâche, lefficacité peut céder le pas à des enjeux narcissiques peu avouables, mais très importants. Contre certains élèves qui sopposent activement à lapprentissage et lui jettent donc un défi, lenseignant sengage dans une sorte de " partie déchecs ", si jose risquer lexpression. Tous les travaux sur la médiation plaident pour un désengagement du maître, pour la rupture avec un face à face qui conduit à lacharnement pédagogique et, parfois, à pire encore. Mais il est très difficile de ne céder à la tentation, de ne jamais se prendre au jeu de lamour-propre et au désir de toute-puissance
La question du sens na jamais été aussi actuelle en éducation. Globalement : sens de la scolarisation, de la condition et du métier délève, des savoirs, du travail et de lexpérience scolaires (Perrenoud, 1995 b ; Rochex, 1995) et plus spécifiquement : sens de tel savoir, telle notion, telle situation dapprentissage, telle activité (Lenoir et Jonnaert, 1994 ; Margolinas, 1994).
Comment ne pas se féliciter de cette prise de conscience : en classe, le sens nest pas toujours au rendez-vous ; les finalités de lécole ne font pas sens, ici et maintenant, dans chaque situation scolaire, ni pour les élèves, ni même pour les enseignants. Jai soutenu ailleurs (Perrenoud, 1993) : 1. que le sens se construit, quil nest pas donné davance ; 2. quil se construit à partir dune culture, dun ensemble de valeurs et de représentations ; 3. quil se construit en situation, dans une interaction et une relation. Chacun le sait ou le pressent. Pourquoi est-il si difficile de sen souvenir lorsquon enseigne ? Dabord parce que chaque enseignant partage, par formation, voire par vocation, un rapport positif et familier à la culture scolaire. Sans assimiler sa culture personnelle à la culture quil enseigne, le professeur se sent à laise dans le champ des savoirs scolaires, non seulement parce quil les maîtrise, mais parce quil a une idée de leur genèse, de leur importance dans laventure de la connaissance humaine, de leur utilité dans la suite de la scolarité et dans la vie. Il est peu probable quun enseignant parvienne à donner du sens à chaque fragment du programme. Même lorsquil en voit globalement le bien-fondé, il arrive que le jour venu de laborder, il ny prenne pas un immense intérêt. La plupart des enseignants se sont sans doute, un jour ou lautre, ennuyés à lécole, se sont demandés à quoi rimait ce quon leur faisait faire. Ceux qui nont pas la mémoire trop courte sen souviennent. Ils ne sont donc pas dépourvus de moyens de reconnaître certaines " pannes de sens " chez leurs élèves (Hutmacher, 1993). Pourtant, leur adhésion globale à la culture scolaire les porte à ny voir que des péripéties, manifestations dune lassitude ou dune allergie passagères, ou symptômes dun manque plus profond de " motivation " chez lélève.
Tout se passe en somme comme si les enseignants, qui ne peuvent éviter dobserver le manque de sens du travail scolaire pour une fraction de leurs élèves, limputait à dautres manques, aux défauts des élèves ou de leurs familles, plutôt quaux savoirs enseignés, aux activités proposées, aux méthodes denseignement, aux conditions dexercice du métier délève. Peut-être est-il très difficile dimaginer, lorsquon est " indigène " de la culture scolaire, quelle puisse durablement et profondément rester étrangère à certains élèves, non en raison de leurs manques, mais parce quils viennent dun autre horizon. Or, aussi longtemps quelle impute aux élèves la distance entre eux et la culture quelle leur dispense, comment lécole pourrait-elle mettre cette dernière en question ? Le non sens parle aussi de lécole et des programmes, mais la tentation de lignorer est dautant plus forte que tous les adultes raisonnables, par-delà leurs divergences, partagent lidée que linstruction est un bienfait et une nécessité et que seul un défaut de maturité ou de lucidité peut amener un enfant ou un adolescent à en douter.
Autre raison de la relative cécité de lécole au non sens : les enseignants sont les organisateurs du travail scolaire, ils sont donc constamment au centre des événements, en connaissent les tenants et les aboutissants et décident de lordre des choses. À Waterloo, le général, même défait, donne du sens à une situation que Fabrice ne comprend pas. " Puisque ces mystères nous dépassent, feignons den être lorganisateur ", disait Cocteau. Même si elles ne donnent pas toujours une immense prise sur le réel, la responsabilité et la centralité de lacteur créent du sens, de la cohérence, de la " raison dêtre ". Les élèves peuvent, au contraire, se sentir emportés dans un tourbillon dactivités plus proches dun chaos que dune succession ordonnée. Pris dans une tâche dont ils nont défini ni le but, ni les consignes, ni le temps et les moyens disponibles, ils vivent la situation comme assez arbitraire. À cela sajoute la différence des enjeux : reconnaître le non sens dune situation quil a mise en place est un aveu déchec pour lenseignant, alors que cest devenu une routine, voire un mécanisme de défense, chez les élèves. Leffort de sauver les apparences est un travail souvent créateur de sens, mais qui reste souvent le privilège de lenseignant
Entendre les élèves autour du sens et du non sens du travail et des savoirs ne pourrait rester sans conséquences. Demander à ses élèves sils voient lutilité ou lintérêt de ce quil leur propose, cest, pour un professeur, sexposer à une réponse évasive, agressive ou ironique qui peut le placer devant un choix difficile : ou il se borne à réaffirmer unilatéralement le sens du travail et des savoirs scolaires, et alors à quoi bon poser la question ? Ou il accepte dentendre ce que les élèves ont à dire et sexpose alors à devoir changer de rythme, de méthode, de contrat, dattitude
Rien nest plus personnel que lapprentissage. Apprendre dans une bureaucratie, à heures fixes, dans les mêmes conditions et selon les mêmes règles du jeu pour tous, est-ce bien raisonnable ? Il ne sagit pas ici de pédagogie personnalisée au sens dune prise en charge individualisée, ni dindividualisation des parcours. Il est simplement question de donner droit de cité à la variété des personnes, des cultures dont elles sont porteuses, mais aussi des façons personnelles de réfléchir, de douter, de comprendre, dapprendre, de se mobiliser, de se reposer, de communiquer, de rêver.
La scolarisation de masse implique-t-elle nécessairement une telle normalisation des manières dêtre ? Entre ceux qui réfléchissent à haute voix et ceux qui ont besoin de silence, entre ceux qui pensent immobiles et ceux qui ont besoin de bouger, entre ceux qui progressent régulièrement et ceux qui alternent temps morts et avancées foudroyantes, entre ceux qui raisonnent en dialoguant et ceux qui méditent en sisolant, entre ceux qui sont indépendants du champ et travaillent nimporte où et ceux qui ont besoin dun environnement stable, entre ceux qui lient le savoir à la relation, à lémotion, à limplication personnelle et ceux qui sy investissent comme dans un simple jeu de lesprit, entre ceux qui réfléchissent avant dagir et ceux qui passent dabord à lacte, entre ceux qui écrivent et ceux qui parlent, faut-il choisir ? Pourquoi lécole éprouve-t-elle le besoin de normaliser les rythmes, les styles, les modes dinteraction, les rapports au travail et au savoir ?
Sans doute est-ce dabord par manque dimagination. Il faut un effort pour se rendre compte quun fonctionnement mental quon croit " universel " nest quun cas particulier. Les attentes dun professeur dépendent de sa propre manière dêtre. Sil est ordonné, organisé, il a du mal à ne pas juger négativement les élèves qui saccommodent du désordre, quand bien même que cela ne leur réussit pas plus mal. Sil est angoissé, il sirrite de la désinvolture de certains élèves. Sil doute de soi, il est agacé par leur assurance. Sil est perfectionniste, il déplore leur à-peu-près. Et inversement, bien entendu. Les normes varie dun professeur à lautre, mais celles de chacun simposent uniformément à tous les élèves de sa classe !
Au manque dimagination sajoute la crainte dune désorganisation du travail, de disparités, dinjustices. On retrouve de telles craintes à léchelle du système scolaire. Certaines personnes sont matinales, alors que dautres ne fonctionnent efficacement que bien plus tard dans la journée. Mais où irait-on sil fallait en tenir compte ? Certains ont besoin de dépendance, dautres dautonomie. Mais comment faire coexister ces deux régimes sans compliquer terriblement la gestion de la classe ? Certains ont peur des questions ouvertes ou existentielles, dautres ne se mobilisent que pour elles. Y a-t-il une voie médiane, valable pour tous ?
Au delà du thème classique de la différenciation, se profile un débat plus fondamental sur les finalités de lécole : historiquement, son rôle a été de normaliser, de fixer les errants, de moraliser les classes dangereuses, dinstaurer lhygiène aussi bien que le respect des institutions, de couler dans un moule des individualités appelées à sintégrer à un ordre social. Sommes-nous sortis de cette logique ? Lécole, en dépit de la faveur de lindividualisme, ne reste-t-elle pas, à tort ou à raison, une machine à unifier, à gommer les différences ?
Une partie des adultes ont, de leur scolarité, quelques souvenirs cuisants ; souvenirs de tensions, daffrontements autour du carnet, des devoirs, des punitions, des absences, du travail scolaire, de lordre, aussi bien en classe quà la maison ; et souvenirs dhumiliations, lorsque léchec devant une tâche est devenu léchec de la personne, lorsque la répression dun écart à la norme a fait émerger un " mauvais sujet ", lorsque limpossibilité dêtre entendu ou écouté a fait ravaler son désir de justice ou de reconnaissance.
A-t-on besoin dêtre humilié pour apprendre ? Très peu denseignants soutiendraient cette thèse aujourdhui. Pour autant, en finir avec les tensions et humiliations autour du savoir, est-ce si simple ? Non, parce que laffrontement est inscrit dans le rapport pédagogique, surtout lorsque la scolarité est obligatoire. Le rapport pédagogique est un rapport de force, laction pédagogique une violence symbolique, qui se heurte souvent à des résistances. Dans cet affrontement, il peut y avoir, de chaque côté, beaucoup démotion, dagressivité, de rejet de lautre. Lenseignant, en professionnel, anticipe et, dans une certaine mesure, comprend les résistances des apprenants. Mais sa tâche est de les surmonter. Les stratégies de certains élèves suscitent chez lui des réactions très humaines dagacement, de découragement, dimpuissance, de dépit, de rage. Autour du savoir et du non savoir se nouent des passions, avec la part de blessures narcissiques involontairement ou délibérément infligées. Nul nest à labri de moments de sadisme, de cruauté, de vengeance. On peut simplement regretter quil y ait autour de ces phénomènes autant de tabous (Cifali, 1994 ; Perrenoud, 1995). Quune infirmière ait envie, parfois, de " punir " un patient récalcitrant en lui infligeant un traitement un peu énergique est un risque qui peut être travaillé dans le cadre dune formation initiale ou continue en soins infirmiers. Sur les pulsions agressives, voire sadiques, des enseignants, on jette encore un voile pudique
À ces approches psychologiques, voire psychanalytiques, il faut ajouter, dun point de vue plus sociologique, que les conflits sociaux traversent lécole, que la violence des villes et notamment des banlieues népargne pas les établissements (Chauveau, 1995 ; Defrance, 1992 ; Nizet et Herniaux, 1985 ; Pain, 1992 ; Payet., 1995) Lagressivité nest pas seulement une réaction des personnes, elle témoigne souvent dun affrontement entre des groupes, des cultures, des statuts, des confessions, des ethnies, ou des clivages entre nantis et exclus dans une société duale. Ces chocs collectifs se jouent sur la scène politique, parfois dans la rue, mais aussi, au jour le jour, dans des rencontres singulières, notamment dans les établissements et les classes. Les conflits entre groupes affectent en priorité leurs membres les plus vulnérables, quils soient élèves ou professeurs. La crise affaiblit par ailleurs les mécanismes de défense des individus et des familles. Certains conflits, qui resteraient mineurs en période de sécurité et dabondance, peuvent devenir dévastateurs lorsque dominent langoisse pour lavenir et la difficulté de vivre. Au fil des décennies, la relation pédagogique est devenue moins asymétrique et autoritaire, mais les sources dhumiliation et de tension se sont amplifiées et déplacées, en raison dun désordre et dune diversité sans précédent des valeurs et des rapports au savoir.
Les utopies éducatives se bercent souvent de la (fausse) évidence que nul enseignant " digne de ce nom " ne saurait leur résister. Cest leur force aussi bien que leur limite. Un corps professionnel est composé de toutes sortes de personnes, des plus conservatrices aux plus idéalistes. Linnovation, par ailleurs, ne délimite pas deux camps bien contrastés, mais divise en eux-mêmes un grand nombre dindividus, par exemple tous ceux qui ont de la sympathie pour des " idées positives ", mais ne sont pas prêt à payer le prix de leur mise en uvre, autrement dit à affronter toutes les complications, toutes les incertitudes dun changement. Repérer ces ambivalences naide pas, ipso facto, à les dépasser, mais les ignorer condamne à prendre ses désirs pour des réalités.
Parler de " retour du refoulé " est un peu simpliste, dans la mesure où chaque démon résiste à sa façon aux exorcismes. Il ma paru cependant légitime de faire de ces démons un portrait de groupe, pour souligner à la fois leur tendance à sépauler mutuellement et lexistence de certains mécanismes communs. Le refus de la complexité en est un. La complexité ne se réduit pas à la complication systémique, à linterdépendance des phénomènes, même si, à propos de chacun des démons évoqués, on pressent lenchevêtrement des problèmes et la difficulté de modifier un élément sans changer les équilibres globaux du système, tant à léchelle de la classe que de létablissement ou du système éducatif. La complexité est aussi, et sans doute dabord, la manifestation des conflits irréductibles entre acteurs sociaux aussi bien que de leurs indépassables contradictions internes. On ne peut lutter contre les démons en supprimant purement et simplement le problème, par exemple en renonçant au pouvoir des adultes sur les jeunes, aux programmes scolaires, à toute évaluation comparative, à toute sélection, à toute normalisation. Edgar Morin nous rappelle que " pour Jung, il y a une dialectique permanente du moi avec lombre, cette couche mouvante de lâme où sagitent les démons qui nous possèdent tant que nous navons pas compris que ce sont nos sources vives " (1994, p. 11). Morin ajoute " Jessaie de reconnaître à quelles erreurs mes démons mont conduit et à quelles vérités je demeure fidèle. Devenant enfin capable de dialoguer avec eux, je les assume désormais de façon consciente " (ibid.). Un beau programme pour lécole, même sil est moins sûr que ses démons soient tous des forces vives !
Comment accroître cette prise de conscience ? Dresser une liste ne suffit pas, dautant quelle peut apparaître très négative à ceux qui ont besoin dune image entièrement positive de lécole pour sy investir corps et âmes. Chacun diabolise une partie de la réalité, mais les gens décole ont un faible pour chercher un bouc émissaire hors de leur institution : le " système ", la société, léconomie marchande, le gouvernement, les parents, la classe politique, les médias, voire " la nature humaine " empêcheraient lécole de réaliser toutes ses ambitions. Il ne sert à rien daffirmer dans labstrait que la contradiction est dans le projet dinstruire et les enjeux divers de ceux qui le portent. Que faire alors ?
Je lai dit, il ne me semble pas prioritaire dinvestir toutes les forces disponibles dans un effort de réaffirmation, de sophistication croissante ou denrichissement des idées positives. Il me semble tout aussi important de créer les conditions dune réflexion du plus grand nombre sur les obstacles que rencontre presque partout la mise en uvre de ces idées. Pour cela, lessentiel nest-il pas de se parler davantage autour du métier denseignant ? Coopération professionnelle, travail déquipe, décloisonnements, projets détablissements, autoformation, partenariat, travail en réseaux, réflexion éthique, analyse des pratiques, formation continue : tels sont quelques uns des mots clés. On ne se trouve plus dans le registre de laction pédagogique, mais dans celui des cultures professionnelles, du fonctionnement des institutions et des rapports entre adultes.
La lucidité commande cependant un constat : ce sont là dautres idées positives. Il nest pas inutile de les énoncer, mais quelque mauvais esprit pourrait dire : est-ce si simple ? Il est vrai que la coopération professionnelle, les démarches de projet ou lanalyse des pratiques ne se décrètent pas davantage que la pédagogie différenciée ou la rupture avec lacharnement pédagogique. Il y a pourtant une différence : travailler à transformer les rapports professionnels au sein de lécole, ce nest pas proposer une utopie pédagogique de plus, cest tenter de mettre en place dautres modes de production de linnovation, plus décentralisés, dans lesquels chacun accepterait de faire partie à la fois du problème et de la solution
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