Source et copyright à la fin du texte
Paru in Billi, E. et. al (dir.) Éducation physique et sportive. La formation au métier d’enseignant, Paris, Editions de la Revue Education physique et sport, Dossiers EPS n° 27, 1996, pp. 49-60.

 

 

 

Le rôle de la formation des enseignants
dans la construction d’une discipline scolaire :
transposition et alternance

Philippe Perrenoud

Faculté de psychologie et de sciences de l’éducation
Université de Genève
1996

Sommaire

1. Qu’est-ce qu’une discipline d’enseignement ?

2. Au-delà des textes

3. Des finalités plurielles, mouvantes, sans cesse à reconstruire

4. Des pratiques d’enseignement repensées dans une logique de résolution de problèmes

5. Quels dispositifs de formation ?

6. Une possible cohérence

Références


 

Certaines disciplines semblent faire partie de l’école " de toute éternité ". D’autres se cherchent encore ou surgissent au gré des transformations des sociétés et des cultures. Dès le moment où elle naît, une discipline scolaire s’affirme en formant des enseignants aussi bien à la maîtrise des contenus (sous leur forme scolaire) qu’à la didactique et à la pédagogie correspondantes. Bien loin d’être un simple reflet des disciplines qu’elle prépare à enseigner, la formation des enseignants contribue donc à définir leur identité et leur image. La définition des savoirs et des pratiques de référence et la transposition didactique ne s’achèvent pas, en effet, avec la rédaction des programmes. Elles se jouent tout autant dans l’interprétation des textes que font les enseignants et dans la façon dont ils conçoivent et créent des situations d’enseignement-apprentissage. La formation est garante, aux yeux de l’institution, d’interprétation relativement orthodoxes des programmes et de l’adhésion à des méthodes acceptables de les enseigner. La formation est donc un message fort sur les contours, les raisons d’être et les armatures essentielles de la discipline autant que sur la façon de la concrétiser au jour le jour. C’est ce que je tenterai de montrer ici.

Ce rôle de clarification et de spécification des disciplines scolaires n’est pas indépendant de la conception de la formation des enseignants. Une formation centrée sur la maîtrise des savoirs et la normalisation des pratiques privilégie une identification de la discipline à ses contenus intellectuels généraux et sous-estime la part de l’enseignant et de son rapport au savoir dans la transposition didactique. À l’inverse, une formation en alternance, inductive, fondée sur une démarche clinique, éclaire différemment la nature profonde d’une discipline. Elle n’est plus alors présentée seulement comme un champ de savoirs savants ou de pratiques sociales de référence, mais comme un champ d’action fortement marqué par les contraintes de temps et d’espace, les clauses explicites et implicites des contrats pédagogique et didactique, le niveau, les attentes et les stratégies des élèves, les exigences des collègues et de la hiérarchie, le système d’évaluation et de sélection. Les conceptions nouvelles de la formation initiale ou continue affectent donc l’identité des disciplines. Avant d’examiner comment, arrêtons-nous à la question de la définition d’une discipline d’enseignement.


1. Qu’est-ce qu’une discipline d’enseignement ?

La question peut sembler triviale. N’importe quel élève de l’enseignement secondaire n’est-il pas capable de répéter la liste des disciplines qu’on lui enseigne ? C’est vrai, mais cela ne clarifie pas pour autant le concept. Je vais tenter de montrer que le vocable recouvre des réalités très hétérogènes, ce que cache la référence prédominante aux savoirs savants.

1.1 La discipline scolaire, fille d’une discipline universitaire ?

Une discipline scolaire se définit parfois comme une version allégée et simplifiée d’une discipline enseignée à l’université. Dans la mesure où le système éducatif s’est construit par le haut, une bonne partie des disciplines de l’enseignement secondaire long sont en effet conçues comme préparation à des enseignements universitaires. Du coup, connaissant les disciplines universitaires, on identifierait facilement les disciplines scolaires qui en dérivent, au prix du simple examen des simplifications et des allégements opérés pour mettre les savoirs à la portée d’élèves de huit, douze ou seize ans. Cette approche permet effectivement de retrouver de nombreuses filiations, mais elle ne clarifie pas ipso facto le concept de discipline d’enseignement, on va le voir.

Le plus simple est évidemment d’assimiler une discipline universitaire à l’une des sciences formelles (mathématique, logique par exemple), naturelles (physique, chimie, biologie par exemple) ou encore sociales et humaines (économie, psychologie, histoire, linguistique, sociologie, etc.). Mais cette assimilation exclut :

Le seul but de telles classifications, qui sont évidemment discutables, est ici de montrer que les disciplines universitaires n’ont de commun qu’une caractéristique majeure : ce sont des disciplines d’enseignement. Chacune constitue un champ de savoir et d’études développé dans l’université sous l’angle de la recherche, au sens large, mais elle tient son unité institutionnelle du fait qu’elle fait l’objet d’un enseignement cohérent, aboutissant à un ou plusieurs titres académiques. L’université, de même que l’école, fait exister, comme construction sociale, des disciplines d’enseignement d’origine et de statuts épistémologique et praxéologique très divers, qui prennent force de loi sans qu’on sache très bien ce qui fonde leur reconnaissance, sinon l’histoire des savoirs et des pratiques sociales. Seules les sciences peuvent prétendre à une délimitation rigoureuse des disciplines indépendamment de leur enseignement. Il y a une indépassable hétérogénéité des disciplines universitaires quant ce qui les constitue comme telles et on ne saurait donc dériver de leur définition rigoureuse une définition simple des disciplines scolaires.

Par ailleurs, certaines disciplines ont été scolaires avant d’être universitaires : la grammaire, la technologie, la géographie, l’éducation physique, les arts, la musique ont été des disciplines scolaires avant de devenir des disciplines universitaires. Certes, cet ancrage, une fois institué, légitime et nourrit à son tour la discipline scolaire, mais on voit bien qu’il n’en constitue pas le fondement historique. On ne peut donc penser systématiquement les disciplines scolaires comme des " modèles réduits " de disciplines académiques.

Enfin, il existe des disciplines scolaires sans équivalent dans le monde universitaire. La couture (ou les " activités créatrices sur textile "), les travaux manuels (ou les " activités créatrices sur bois ou métal "), les arts culinaires ou ménagers n’ont pas - pas encore ? - d’équivalents universitaires. Dans l’enseignement professionnel, c’est encore plus vrai. Ces disciplines s’enracinent d’abord dans des pratiques sociales et des savoirs d’expérience. Que les disciplines scolaires non enseignées à l’université soient assez mal considérées ne les empêche pas d’exister. À l’intérieur des disciplines globalement représentées dans le monde universitaire, certains domaines ont le même statut : le calcul mental est une partie des mathématiques enseignées à l’école primaire ou secondaire, mais n’a pas d’équivalent universitaire. De même, la lecture, l’orthographe, la conjugaison ne sont pas enseignées à l’université, sauf dans les langues étrangères auxquelles la scolarité n’a pas initié les étudiants. Ces divers domaines peuvent certes être l’objet de recherches universitaires en didactique, psychologie, histoire des disciplines scolaires ou sociologie du curriculum, mais elles ne sont pas enseignées comme telles. Si l’ancrage universitaire d’une discipline scolaire influence son statut (prestige, dotation horaire, poids dans la sélection), il n’est une condition nécessaire ni de son émergence, ni de sa reproduction.

En conclusion : discipline scolaire et discipline universitaire ne sont pas aussi distinctes qu’on voudrait le croire. Elles diffèrent par la forme de l’enseignement et la participation des professeurs à la construction des savoirs nouveaux. Pour combien de temps ? La scolarisation des études universitaires est en marche et rien ne distinguera bientôt les premières années de l’enseignement supérieur des dernières années de l’enseignement secondaire long : même structuration en leçons, mêmes travaux pratiques, mêmes examens, même participation docile et indifférente des formés au processus de formation.

Même s’il subsiste des différences &emdash; par exemple en termes de cohérence, de rapidité de la mise à jour, de débat critique &emdash;, la question de la définition est posée dans les mêmes termes. Inutile donc de baser une définition de la discipline scolaire sur une hypothétique clarté de la notion de discipline universitaire. Mieux vaut se risquer à définir une discipline d’enseignement, en spécifiant ensuite le rapport au savoir et à sa production en fonction du niveau d’études et en faisant la part des disparités internes à la forme scolaire aussi bien qu’à la forme universitaire d’enseignement.

1.2 Essai de définition d’une discipline d’enseignement

Une discipline d’enseignement se présente comme un ensemble de savoirs, de compétences, de postures physiques ou intellectuelles, d’attitudes, de valeurs, de codes, de pratiques, de schèmes :

  1. offrant une certaine unité intellectuelle et didactique, une certaine " clôture systémique " ;
  2. jugés dignes d’être enseignés, appris, évalués et certifiés dans un cadre scolaire ou universitaire ;
  3. en général dérivés, par transposition didactique, d’un ensemble de savoirs, de compétences, d’attitudes, de valeurs, de codes, de pratiques, de schèmes qui ont cours dans la société en général ou dans certains milieux sociaux ou professionnels.

Revenons sur ces trois critères.

a. La " clôture systémique " n’est jamais totale. Les disciplines sont des ensembles flous et mouvants, avec des recouvrements et des zones de " no man’s land ". Les découpages du réel qui fondent les frontières d’une discipline sont des construits sociaux, épistémiques et pragmatiques. Ils sont changeants, partiellement arbitraires, enjeux de conflits, expression de rapports de forces. Develay (1992) propose une conception de la discipline comme matrice intégrant un ensemble d’éléments disparates (objets, savoirs, pratiques, tâches) et fondant leur unité. Je ne suis pas en désaccord avec cette conception, mais elle me paraît convenir davantage aux disciplines scientifiques qu’aux autres, à un découpage épistémologique plus que pragmatique du réel. Par ailleurs, la matrice disciplinaire fait rarement l’objet d’un consensus et diverses tentatives d’intégration sont en compétition ou en conflit, comme le montre la situation de l’éducation physique. Or, chacune des matrices définit à sa façon l’identité et les frontières de la discipline. Peut-être faut-il admettre que plusieurs " disciplines virtuelles " se disputent le pouvoir sur les faits et gestes des professeurs, leur formation, l’organisation des curricula, la conception et production des moyens d’enseignement.

b. La dignité à laquelle on " élève " au statut d’une discipline d’enseignement un ensemble de contenus culturels résulte, elle aussi, d’une construction historique inséparable de l’émergence puis de l’expansion de la forme scolaire et la scolarisation de l’éducation. À un moment donné de l’histoire, dans un système défini, les diverses disciplines enseignées apparaissent de très inégale dignité : les unes semblent constitutives de l’identité de l’école ou de l’université, d’autres sont nouvelles ou marginales, voire à peine tolérées, parfois reléguées dans des filières dévalorisées. Une discipline inscrite au programme de la scolarité obligatoire, qui s’impose à toutes les générations durant plusieurs années consécutives, témoigne d’une dignité sans commune mesure avec celle d’une discipline offerte en option dans une filière postobligatoire marginale. À place équivalente dans le cursus, l’inégale dignité des disciplines d’enseignement se traduit encore par divers signes que les gens d’école et les élèves décodent fort bien : dotation horaire, qualification des professeurs, modes d’évaluation, poids dans la sélection.

c. J’insiste ici sur les limites de la transposition didactique : tout ce qu’on enseigne dans une école ou une université ne renvoie pas nécessairement à des savoirs ou à des pratiques homologues hors des institutions d’enseignement. L’école a une capacité de création de savoirs et de pratiques, voire de " production de la société " (Petitat, 1982). Ce décalage ne dure que quelques années ou décennies lorsqu’il s’agit d’une discipline entière, car le succès de l’entreprise assure sa diffusion hors du système scolaire et sa reprise par l’université. Il est plus courant qu’on trouve, à l’intérieur d’une discipline d’enseignement, des contenus qui ne sont pas la transposition de savoirs ou de pratiques ayant cours dans la société, mais des créations internes.

1.3 Les " contenus " d’une discipline

Il y a, dans la délimitation d’une discipline, juxtaposition, d’éléments hétérogènes : savoirs, compétences, postures, attitudes, valeurs, codes, pratiques, schèmes ; ces divers vocables ne renvoient pas au même type d’acquis. Le poids de ces ingrédients varie d’une discipline à l’autre, et, au sein de chacune, d’un niveau d’enseignement ou d’une filière à l’autre. Une comparaison entre systèmes éducatifs ou entre époques montre de plus grandes différences encore. L’essentiel n’est pas ici de dresser des inventaires, mais de rompre avec le primat des savoirs dans la conception des disciplines d’enseignement et des didactiques correspondantes. Les premiers travaux sur la transposition didactique (Verret, 1965, Chevallard, 1985) ont insisté sur le passage des savoirs savants aux savoirs enseignés. Martinand (1986) a introduit la notion de pratique sociale de référence. Les didacticiens du français parlent d’écrits sociaux. Il reste à prendre en compte les valeurs, les rapports au savoir et à la pratique, les attitudes, l’ethos, l’habitus, soit l’ensemble des dispositions intériorisées qui, avec les savoirs et les compétences, sous-tendent les pratiques.

Cette hétérogénéité complique l’entreprise théorique et peut embarrasser les didacticiens qui ont construit un modèle à partir des savoirs savants avant tout. Pour sauvegarder l’unité de tels modèles, ils peuvent être tentés d’élargir la notion de savoir de sorte à y inclure " tout ce qu’un être humain peut apprendre ". Il me paraît plus sage de lui conserver une acception restreinte, de considérer les savoirs comme des ensembles organisés de représentations explicites et qui se prétendent fondées d’une partie de la réalité. Mieux vaudrait utiliser d’autres vocables pour désigner d’autres acquis, d’autres facettes du capital culturel d’une personne ou d’un groupe. Sans doute est-il nécessaire de souligner que tous ces éléments ont en commun d’être appris, construits au gré d’une histoire de vie. Au-delà de ce point commun, ils diffèrent fortement selon leur mode de construction, de conservation, de transformation, de prise de conscience et d’explicitation dans l’esprit du sujet concerné, de mise en œuvre dans l’interprétation de la réalité et dans l’action. Tout cela induit de fortes différences dans les modes d’apprentissage et d’enseignement et dans la nature même de la transposition didactique : connaître le principe d’Archimède, savoir composer un résumé, aimer la musique, pratiquer un sport ou être capable de se décentrer sont des acquis bien différents, qui ne justifient pas le même traitement épistémologique et didactique.

S’ajoute le problème des objectifs de développement : certains de ces éléments constituent des aspects du développement physique, intellectuel, socioaffectif ou les présupposent et les stimulent. Vygotski a souligné, autrement que Piaget, les interdépendances entre apprentissage et développement.


2. Au-delà des textes

Une discipline d’enseignement n’est à l’origine qu’un projet, un avatar de l’intention d’instruire. On pourrait, par souci de simplicité, être porté à croire que les contenus de l’enseignement, quelle qu’en soit la nature, sont définis par les programmes et qu’il suffit de consulter les textes pour appréhender les contours, la substance et la structure d’une discipline scolaire ou universitaire.

2.1 Lire entre les lignes

Dans l’enseignement supérieur, cet espoir tourne court dès que l’on découvre que les textes se limitent à de brefs intitulés, parfois à d’elliptiques descriptifs insérés dans le cahier des charges des professeurs ou destinés à l’information des étudiants. Mais à l’école, les programmes sont là, massifs, s’étalant sur des pages et des pages. N’est-ce pas là qu’on saisit l’essence d’une discipline ? On saisit là un effort spectaculaire de cadrage de contenus enseignés, qui s’est d’ailleurs développé, il y a un peu plus d’un siècle, en réaction au sentiment que les enseignants choisissaient trop librement les contenus de leurs cours. Ce cadrage est bien réel, mais ne devrait pas conduire à croire que l’abondance de textes officiels suffit à contrôler les contenus effectifs de l’enseignement. Ce serait faire abstraction d’un fait sociologique majeur : un texte n’a d’effets sociaux que s’il est lu, compris et accepté par des lecteurs ! Les textes ne sont que des aide-mémoire, ils stabilisent, fixent des représentations sociales.

Admettons, direz-vous. Mais, puisque les enseignants savent lire, cela revient au même : les textes - objectifs, programmes, directives, méthodes - constituent une approximation suffisante de ce qu’ils auront en tête, puis réaliseront dans leurs classes. Illusion : pour décoder un programme de façon " orthodoxe ", il ne suffit pas de savoir lire. N’importe quel être alphabétisé peut " lire " un texte sacré ou un texte juridique, c’est-à-dire le déchiffrer. Avec un vocabulaire étendu et un bon dictionnaire, il peut même le comprendre superficiellement. Ce n’est pas suffisant. Pour le comprendre " vraiment ", il faut " appartenir à la tribu ", partager la culture, les codes, les implicites, les pratiques qui donnent au texte son plein sens, parce qu’ils permettent de " lire entre les lignes " et de situer chaque phrase dans un réseau sémantique et conceptuel. Seul un croyant ou un théologien peuvent " vraiment " comprendre un texte sacré, seul un juriste comprend " vraiment " un texte de droit.

Il n’en va pas autrement pour les programmes scolaires et les autres textes censés décrire le curriculum formel (Perrenoud, 1984, 1994 a). Ce sont des textes pour initiés, seuls des enseignants formés peuvent véritablement les lire en y projetant tout ce qu’ils savent " par ailleurs " des finalités et des contenus de l’enseignement. Yves Chevallard dit " Un programme est un cadre vide, mais l’enseignant voit le tableau déjà peint. " Pourquoi ? Parce qu’il ne parvient plus à isoler le cadre du contenu virtuel qui lui est associé dans la culture professionnelle dont il participe et dans son expérience personnelle s’il a déjà enseigné ce programme. Culture et expérience surdéterminent le sens du texte, permettent d’y investir des contenus substantiels là où le profane ne voit que des mots assez abstraits. Pour une part, cette culture est scientifique ou, plus globalement, de l’ordre de l’érudition : les programmes désignent succinctement des objets de savoir ou des pratiques dont l’enseignant est censé être familier en vertu de sa formation académique ou didactique. Les applications affines, le théâtre élisabéthain, le génitif, la morphologie du conte, la méiose : autant de notions et de champs substantiels pour les spécialistes, autant de mots qui sonnent creux aux oreilles des profanes, mêmes s’ils ont fait de longues études.

La formation des enseignants assure au moins :

  1. Qu’ils vont, à partir des signifiants inclus dans les programmes, construire des signifiés riches, denses, complexes, bien au-delà de ce qu’un profane pourrait se représenter et comprendre.
  2. Que ces signifiés ne seront pas trop éloignés de ce que voulaient dire les auteurs, donc aussi que les divers professeurs, sans se concerter, auront des représentations assez proches du même programme.

2.2 La transposition est une pragmatique

Si la culture commune des enseignants s’arrêtait à la lecture du programme, les contenus effectifs de leur enseignement et leurs niveaux d’exigence seraient fort disparates, encore plus qu’ils ne le sont actuellement. La formation disciplinaire ne suffit pas à homogénéiser la compréhension des programmes. Les mathématiciens " purs " ne lisent pas un programme de mathématique comme le lit un professeur. Ce dernier ne perçoit pas seulement des notions et savoirs mathématiques. Il les voit d’emblée sous leur forme scolaire, transposables, voire déjà transposés, associés à un certain niveau d’études et de développement intellectuel des élèves, à un contrat didactique, à une orientation et à une filière spécifiques, à des formes particulières de travail scolaire et de contrôle des connaissances. La culture commune des professionnels de l’enseignement des mathématiques superpose à leur formation scientifique une " couche " didactique qui situe immédiatement les contenus dans une perspective pragmatique.

Certains programmes sont déjà écrits dans ce sens. La conception de l’éducation physique et sportive, en France, insiste sur les activités (APS). Ce sont à la fois des pratiques sociales de référence et des activités d’enseignement et d’apprentissage. Lorsque le programme d’une discipline se réfère à des pratiques, il est assez évident que leur apprentissage se fera en partie " par la pratique " et donc que les objectifs mêmes dictent assez largement un ensemble d’activités à mener en classe. Lorsqu’une discipline se réfère plutôt à la maîtrise de savoirs théoriques, la nature des activités qui en permettent l’appropriation est moins évidente, mais la nécessité d’une tel détour pragmatique va désormais de soi. Même si l’on s’en tient aux leçons et exercices propres aux pédagogies traditionnelles, il s’agit de pratiques, censées permettre que se construisent les connaissances et les compétences. En fait, ce détour est nécessaire même lorsqu’on veut développer une conduite : la didactique de l’éducation physique montre par exemple que pour favoriser la maîtrise de la course en courbe, il ne faut pas l’enseigner directement.

Dans tous les cas, tenir une classe, c’est mettre les élèves au travail, les engager dans des tâches. Comme ancien élève, chaque adulte instruit a intériorisé des coutumes didactiques, il a donc une petite idée de la nature des tâches et du travail scolaire. Mais c’est à sa formation et à sa socialisation professionnelles qu’un enseignant doit des modèles et des exemples de tâches susceptibles d’alimenter sa pratique en classe.

2.3 Vers un changement de paradigme ?

La formation et la socialisation professionnelles construisent une culture qui homogénéise à la fois :

Toute formation initiale d’enseignants joue un rôle important à ces deux niveaux, même si elle n’assure pas, à elle seule, la fonction de garde-fous. Demain comme aujourd’hui, aujourd’hui comme hier, il reviendra aux formateurs de dire et de faire entendre ce qui est en deçà ou au-delà des textes.

Les finalités et les méthodes changent, chaque génération d’enseignants est confrontée à des discours partiellement ou radicalement nouveaux, avec des innovations aussi bien que des retours cycliques à des thèmes anciens. En éducation physique, selon les lieux ou les périodes, on insiste sur la psychomotricité, sur le développement de la personne, sur la préparation aux sports. On ne change pas pour autant de paradigme : on fait toujours comme s’il y avait une bonne réponse à la question de savoir ce qu’il faut enseigner et comment.

Assiste-t-on aujourd’hui à une rupture ? Chaque époque se plaît à imaginer qu’elle apporte une façon radicalement nouvelle de poser les problèmes ou d’y répondre, alors que les historiens montreront souvent qu’il s’agissait d’une simple variation sur des thèmes imposés, voire d’un retour à des figures déjà tracées vingt ou cinquante ans auparavant. Sans pouvoir être sûr de rien, tentons tout de même d’esquisser un paradigme alternatif, tant au niveau des finalités que des méthodes.


3. Des finalités plurielles, mouvantes,
sans cesse à reconstruire

Robert Mérand estime qu’on renonce peu à peu, en éducation physique, à proposer une doctrine intégrée et cohérente qui deviendrait l’orthodoxie de tous les enseignants de la discipline durant quelques années, voire quelques décennies. Renonce-t-on pour autant à toute cohérence ? Peut-être renonce-t-on simplement à une cohérence mythique, totale, d’autant plus illusoire que seul l’auteur de la doctrine la maîtrise intégralement. En effet, lorsqu’on tente, à propos de l’éducation physique, de penser à la fois et en cohérence la santé, l’hygiène, la formation du caractère, le rapport au corps et entre le corps et l’esprit, la socialisation, l’initiation à des cultures et des pratiques sportives, l’image de soi, la construction de certaines valeurs (persévérance, prise de risque, courage, fair play), et qu’on prétend intégrer tous ces éléments dans une image explicite et cohérente des buts de la discipline, comment ne pas construire un système philosophique complexe, fortement lié aux valeurs et aux expériences de celui qui l’édifie, et donc peu communicable, sinon à quelques " disciples " prêts à épouser la pensée du maître. Cette totalisation est fragile. Les représentations sociales sont nécessairement plus pauvres et plus floues qu’une pensée singulière, c’est leur limite et leur force.

Reconnaître à une discipline d’enseignement des finalités plurielles, c’est accepter :

  1. qu’elle soit un construit historique, le produit de luttes de pouvoirs, de coups de force, de décisions, donc de compromis, brefs un produit collectif qui, en général, cristallise, même en les déniant, les contradictions indépassables d’une époque et d’une institution ;
  2. que ce construit collectif, les individus se l’approprient selon des modalités et à des degrés divers ; même la discipline la plus codifiée reste une auberge espagnole ;
  3. que les processus de construction collective et d’appropriation individuelle ne sont jamais achevés et se poursuivent tout au long de la carrière professionnelle d’un enseignant ou d’une génération.

Quelles conséquences peut-on en tirer pour la formation initiale ? J’en vois trois. La formation pourrait mettre l’accent sur :

Voyons de plus près ce qu’on peut mettre derrière ces expressions un peu compactes et abstraites.

3.1 Un effort de décentration historique et comparative

La formation devrait, dans cette perspective, familiariser avec l’histoire de la discipline, des conflits, des moments instituants, des crises, des ruptures, des enjeux du passé et du présent.

Et aussi aider à prendre conscience de la diversité synchronique des conceptions, entre filières, entre établissements, et bien sur entre systèmes éducatifs. C’est ainsi que l’éducation physique n’a pas le même nom, les mêmes buts, la même histoire dans chacun des pays francophones.

3.2 Rapport au savoir et histoire de vie

Il s’agit ici de comprendre sa propre trajectoire personnelle, ses déterminants sociaux et familiaux, leurs incidences sur l’orientation vers telle ou telle discipline et le rapport personnel aux savoirs ou aux pratiques à enseigner.

Ce travail donnerait à chaque enseignant en formation l’occasion de clarifier son projet personnel, de préciser ses valeurs, de reconnaître ses partis pris épistémologiques ou idéologiques.

3.3 Réflexion politico-éthique sur l’autonomie et la responsabilité

Chaque enseignant reconstruit constamment, à son niveau, une partie de la politique de l’éducation, en raison aussi bien du flou ou de l’ambiguïté des textes que de sa propre quête d’identité et d’originalité. Quel est le bon usage de ce pouvoir et de cette liberté ? Plutôt que de la nier, on ferait mieux de préparer les enseignants à s’en servir de façon responsable, c’est-à-dire en rendant des comptes, plutôt que comme d’un privilège personnel.


4. Des pratiques d’enseignement repensées
dans une logique de résolution de problèmes

Quelles que soient les finalités d’un enseignement, elles ne sont que de lointaines étoiles, qui guident l’action pédagogique sans pour autant l’organiser au jour le jour. Il ne suffit donc pas, pour enseigner " efficacement " de maîtriser les contenus et les finalités de la discipline.

Pendant longtemps, les institutions de formation ont proposé ou imposé des méthodes dites " éprouvées " pour faire advenir les apprentissages souhaités. Elles y parvenaient, sinon à coup sûr, du moins avec suffisamment de régularité pour dispenser les enseignants de questionner la méthode, sauf peut-être dans des situations atypiques. Cette façon de voir n’est nullement absurde : pourquoi chacun réinventerait-il la roue ? La culture est une mémoire collective, elle permet de puiser dans un réservoir de " bonnes idées " pour faire face à des problèmes standards, et donc d’investir son énergie et sa créativité dans des entreprises inédites. Depuis cinquante ans - pour fixer un large intervalle - plusieurs choses ont cependant changé :

L’analyse de chacune de ces tendances mériterait plus de nuances. Mon propos est simplement de souligner que ces changements, progressifs mais majeurs, affaiblissent les vertus des méthodes d’enseignement traditionnelles. Elles ne sont plus à la hauteur des problèmes que rencontrent les systèmes éducatifs et une partie importante des enseignants.

Il y a, sur ce point comme sur d’autres, une grande diversité des situations et des aspirations. Il existe peut-être des classes, voire des établissements où l’éducation physique est enseignée comme dans les années trente par des professeurs heureux. À l’inverse, seule une minorité de la profession est prête à assumer totalement les risques de la professionnalisation, et notamment de l’autonomie dans l’aménagement des finalités et le choix des méthodes.

Si paradigme nouveau il y a, il ira dans ce sens : ne plus former les maîtres à appliquer une méthode orthodoxe, mais à construire leur enseignement en s’appuyant certes sur une connaissance des méthodes et dispositifs de formation reconnus, mais surtout sur une analyse des besoins, des envies, des attitudes, du niveau de leurs élèves aussi bien que des conditions de travail, des contraintes et des ressources qu’offre un établissement particulier dans un environnement particulier. La formation des maîtres met alors l’accent sur le savoir-analyser (Altet, 1994), sur les dispositions et les compétences requises par une démarche de résolution de problèmes. On pourrait parler aussi, plus classiquement, de formation du jugement, y compris du " jugement moral ", car plus on demande à l’enseignant de construire des dispositifs adéquats, moins il peut se retrancher derrière l’institution ou la coutume pour justifier le rapport pédagogique qu’il instaure avec ses élèves. On peut encore parler de pratique réflexive (Schön, 1983, 1987, 1991) ou de connaissance dans l’action (St-Arnaud, 1992).

On saisit bien que ce paradigme exige non seulement une meilleure et une autre formation des enseignants, mais met sur leurs épaules une plus grande responsabilité, associée à la volonté et à la capacité de " rendre des comptes ", de travailler en équipe, d’agir dans le cadre d’un projet d’établissement, d’aller vers une culture de coopération (Gather Thurler, 1994). On peut imaginer l’ambivalence d’une partie des enseignants : aller dans ce sens, c’est quitter le relatif confort d’une " liberté de contrebande " pour affronter les risques d’une véritable autonomie. Rien ne garantit une évolution rapide dans cette direction, d’autant que l’ambivalence de l’administration, de l’inspection, des chefs d’établissement, des formateurs et des chercheurs fait écho à celle des enseignants : il n’y a pas d’autonomie accrue des derniers sans limitation du pouvoir des premiers…

La formation initiale et continue n’est pas le Sésame ouvre-toi de la professionnalisation ainsi conçue. Elle peut y contribuer, à condition que les dispositifs de formation soient conçus et négociés dans le même esprit ! La professionnalisation n’est pas inéluctable et la façon de la concevoir varie selon les contextes nationaux et les auteurs (cf. Altet, 1994 ; Bourdoncle, 1991, 1993 ; Carbonneau, 1993 ; Labaree, 1992 ; Lessard, Perron & Bélanger, 1993 ; Lemosse, 1989 ; Paquay, 1994 ; Perrenoud, 1994 b, d, f et g, 1996 b et c). Cette problématique est néanmoins la toile de fond du débat actuel sur la formation professionnelle des enseignants.


5. Quels dispositifs de formation ?

Quelles sont les grandes questions qui se posent aujourd’hui à la formation des enseignants ? J’en ai dégagé sept (Perrenoud, 1995 e) :

  1. La question des pratiques de référence, de l’idéalisme et de la transposition didactique en formation professionnelle.
  2. La question de la nature et de la construction des compétences et des savoirs professionnels.
  3. La question des praticiens débutants et de l’articulation entre formation initiale et formation continue.
  4. La question de l’alternance et du rôle du terrain dans la formation initiale.
  5. La question de l’articulation de la formation continue avec les projets d’établissements, la professionnalisation interactive, l’innovation, l’émergence de cultures de coopération.
  6. La question des structures de formation initiale et continue et du rôle des universités.
  7. La question des stratégies de changement.

Chacun mériterait d’être reprise et spécifiée dans le cadre d’une discipline particulière, ici l’éducation physique. Je m’en tiendrai aux deux premières et à la quatrième.

 5.1 Une transposition didactique à partir des pratiques réelles

L’éducation physique est, comme toute discipline qui se sent un peu marginale, menacée d’idéalisme, voire d’idéologie. Pour exister, elle investit dans un discours normatif ou programmatique. Plutôt que de décrire les pratiques effectives, on dépeint une éducation physique idéale. Comme cet idéal, on l’a vu, n’est pas le même pour tout le monde, il est facile de s’absorber dans des querelles doctrinales sans prendre le temps de se demander ce que font vraiment les professeurs d’éducation physique, au jour le jour, dans les établissements. Or, c’est pourtant la source essentielle de la transposition didactique en formation professionnelle (Arsac et al., 1994). Cela ne signifie pas qu’il faut se borner à former les nouveaux enseignants à reproduire purement et simplement les pratiques en vigueur. La formation peut contribuer à leur transformation, mais à condition de les connaître et de trouver le juste écart, ce que Jacqueline Marsenach appelait un décalage optimal entre ce que les gens font et ce qu’ils pourraient faire (ou ce qu’ils pourraient tolérer chez un jeune collègue). On pourrait parler, pour une organisation, de l’équivalent de la zone proximale de développement. Former de nouveaux enseignants, c’est donc trouver un moyen terme entre les préparer à se " couler dans le moule " et les préparer à entrer en dissidence…

Comment trouver ce moyen terme sans construire au préalable une représentation précise et réaliste des pratiques actuelles et de leur évolution ? On ne prend pas le temps, on ne consent pas l’effort d’objectivation nécessaire, car formateurs et responsables de formation croient savoir ce qu’est la pratique, du simple fait qu’ils ont été praticiens. Or, même à supposer que leur expérience ne date pas de vingt ans, elle n’a jamais représenté qu’un cas de figure, une variante parmi d’autres dans la conception et la mise en œuvre du métier. Connaître les pratiques n’est pas une affaire d’introspection, de mémoire, de savoir d’expérience seulement, cela demande de la méthode, le respect de la diversité, l’absence de jugement et le désir de comprendre, de retrouver des cohérences subjectives, aussi éloignées soient-elles de ce que l’observateur considère comme valable ou intelligible…

Tous les travaux de didactiques des disciplines devraient, bien compris, conduire à cette conclusion (Develay, 1995). Il n’y a pas de fonctionnement didactique heureux, affirmait Chevallard (1985). Il y a simplement un fonctionnement didactique effectif, qui résulte de choix personnels, certes, mais fortement contraints par le système didactique, le système d’enseignement, la situation. Analyser les pratiques ne sert à rien si on ne comprend pas pourquoi elles sont ce qu’elles sont. Pour comprendre, il faut s’abstenir de juger et cesser d’imputer à un défaut de formation ou de sérieux ce qui n’est, souvent, qu’une réponse adaptée, intelligente, réaliste, aux contraintes et aux contradictions du système éducatif. L’écart constant entre certains grands principes et les pratiques ne s’explique pas par la perversité ou l’incompétence des professeurs, mais par le fait que, sur le terrain, différencier, développer l’autonomie ou favoriser la construction active des savoirs se heurte à des limites matérielles, institutionnelles, relationnelles, culturelles fortes et peu négociables.

L’analyse des pratiques rejoint donc nécessairement l’analyse des organisations et donc des messages paradoxaux qu’elle émet à l’intention des enseignants aussi bien que des élèves. C’est l’une des facettes de la complexité des métiers de l’humain : on ne travaille pas " à son compte ", on agit sur délégation d’une institution qui souvent reprend d’une main ce qu’elle donne de l’autre, demande tout et son contraire ou laisse les professionnels se débrouiller avec les contradictions que le système n’a su ou voulu surmonter au plan politique ou administratif.

 5.2 Construire des compétences professionnelles

Ce flou, cette complexité, ces paradoxes, ces non dits (Cifali, 1994 ; Perrenoud, 1994 a, b, i, j ; 1995 c, 1996 a) sont inscrits dans la nature même du métier d’enseignant, des organisations scolaires et des systèmes démocratiques. Inutile donc d’attendre que " tous soit clair " pour orienter la formation des enseignants. Il est plus sage de les préparer à vivre dans un monde où rien n’est acquis ou stable, où chacun doit agir sans certitudes absolues. Dans de telles conditions, le professionnel parvient tout de même à analyser la situation, à estimer les marges de manœuvre, à identifier les chances et les risques de diverses stratégies, à se donner un projet, à négocier les moyens ou des franchises nécessaires pour le réaliser.

À cela, on ne peut former que par la pratique et la réflexion sur la pratique, dans une démarche clinique qui permet de vivre l’expérience et de la théoriser, de mettre des mots sur des sentiments vagues ou des processus confus, de construire des grilles de lecture, d’anticiper la complexité et de la maîtriser, au moins en partie, parce qu’elle ne fait pas scandale, mais qu’on s’y attend et qu’on prend même un véritable plaisir professionnel à l’affronter, en acceptant les risques d’échec, sans tout " prendre sur soi " et sans tout rejeter sur le système, l’élève ou la nature des choses…

Les dispositifs de formation, aussi variés soient-ils au niveau des structures universitaires qui les abritent, des corps de formateurs, des cursus, doivent assurer la construction de compétences, fondées certes sur des connaissances disciplinaires, des connaissances en sciences humaines, des connaissances pédagogiques et didactiques, mais des connaissances mobilisables dans l’action, intégrées à des savoir-faire de haut niveau, pour une part incorporés à l’habitus, inconscient pratique qui gère les urgences et les situations de routine, placés pour une autre part sous le contrôle de la conscience et du travail réflexif (Perrenoud, 1994 b et d, 1996).

Cela n’est possible que si la formation met presque constamment l’étudiant devant des situations-problèmes, des situations complexes, en l’incitant à prendre des décisions aussi raisonnables que possibles, mais dans les limites, pragmatiques, de la raison pédagogique (Gauthier, 1993 ; Tardif, 1993 a et b). Ce qui va contre la plus forte pente des institutions et des plans de formation, qui préfèrent presque toujours les connaissances aux compétences, les découpages disciplinaires aux approches intégrées, l’évaluation formelle à l’observation en situation d’action, l’avancement planifié dans le texte du savoir à la réponse aux problèmes professionnels qui surgissent d’une pratique.

Sans être l’unique lieu de la formation, le terrain a évidemment un rôle fondamental dans la construction des compétences professionnelles. Il reste à le définir, en s’écartant de la vision traditionnelle du stage.

 5.3 Alternance et rôle du terrain dans la formation initiale

En formation des enseignants, il a toujours paru nécessaire d’organiser des stages, au moins en fin de parcours. Mais on a vécu fort longtemps avec une image dissociée de la formation : d’une part une formation disciplinaire et didactique plutôt théorique, d’autre part un " bain de pratique ", ces deux composantes étant supposées, comme par miracle, former un amalgame cohérent. Il n’est pas impropre de nommer alternance une simple succession de cours théoriques et de stages pratiques. Au sens strict, l’étudiant alterne entre deux lieux de formation, deux types de formateurs, deux logiques d’action.

Quelle est l’articulation de ces divers moments ? La réponse qu’on donne à cette question renvoie à des conceptions distinctes, voire opposées, de la construction des compétences. Il semble aujourd’hui qu’un consensus s’établisse sur l’impossibilité de fonder purement et simplement la pratique sur une théorie. Cela écarte définitivement, en principe, de la conception du stage comme terrain d’exercice et de consolidation de ce qu’on a appris dans une salle de cours. Quelle est alors l’alternative ? La plus cohérente me paraît être de considérer la classe comme un terrain d’expérience à théoriser, en admettant que cette théorisation :

1. S’opère en partie dans l’école elle-même, en vertu à la fois de la capacité de réflexion et d’auto-observation de l’étudiant et d’intervention du maître de stage, qu’on appelle alors à juste titre " formateur de terrain " (Perrenoud, 1994 c),

2. Se prépare et se poursuit dans des modules de formation interactifs qui ne suivent pas un programme mais construisent des savoirs à partir des observations et questions des participants.

3. Prend la forme d’une interprétation, d’une analyse, d’une anticipation autour de problèmes singuliers, avec une généralisation prudente.

4. Suppose une forte implication de l’étudiant dans la prise de conscience, la verbalisation, l’explicitation, l’écriture, l’analyse des situations.

Tout cela désigne à grands traits une démarche clinique de formation. Elle s’éloigne passablement des modèles dominants. L’approche normative, prescriptive, a certes, en didactique, fait place à des approches plus descriptives et explicatives, mais il appartient encore souvent au formateur de construire seul le sens des " faits ", sans nécessairement tirer un grand parti de l’expérience, des observations et des analyses des étudiants (Clerc et Dupuis, 1994).

L’éducation physique paraît à cette égard mieux placée que d’autres disciplines pour faire évoluer la formation des enseignants dans cette direction, parce qu’elle va assez spontanément dans le sens d’une perception du terrain comme lieu où émergent des problèmes à résoudre ; parce que le type d’intervention des professeurs d’éducation physique les amène à " voir " ce qui peut rester caché dans une classe ordinaire, par exemple la diversité des apprenants, l’importance de l’identité des personnes et de la dynamique des groupes dans les apprentissages, la pertinence d’une évaluation formative, le risque de confusion constante entre les connaissances et les valeurs, entre les objectifs et les activités. Les travaux d’Euzet (1995) et de Méard et Euzet (1995) illustrent fort bien la prédisposition presque " naturelle " de l’éducation physique à concevoir la formation des enseignants dans une logique forte d’alternance et d’articulation théorie-pratique.


6. Une possible cohérence

Une bonne partie des idées qui viennent d’être rappelées ne sont pas propres à une discipline et on pourrait craindre qu’elles affaiblissent son identité plutôt que de la renforcer. Le risque n’est pas imaginaire : les nouveaux paradigmes ne sont pas développés par des chercheurs ou des formateurs liés à une discipline particulière, et les chantiers qu’ils ont ouverts sont assez complexes pour qu’on puisse s’y investir des années sans revenir à des contenus disciplinaires particuliers. Je pense qu’on peut et qu’on doit maîtriser la tentation de tout comprendre de la professionnalisation, du praticien réfléchi ou de la démarche clinique avant de revenir à des disciplines spécifiques. Il est au contraire vital que ces concepts généraux soient maintenant mis à l’épreuve dans des champs définis. L’éducation physique est à l’évidence l’un d’eux, parce que les travaux sur l’explicitation et l’analyse de pratiques y sont plus avancés, parce que la présence du corps impose une autre épistémologie, parce que l’éducation physique est un creuset d’idées, alors que des disciplines plus installées peuvent se permettre un doux ronronnement. Il ne me semble donc pas absurde de réfléchir sur la formation pour mieux construire la discipline, même si ce n’est qu’une des voies possibles.


Références

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