Source et copyright à la fin du texte
In Perspectives, vol XXVI,
n° 3, septembre 1996, pp. 543-562.

 

 

 

 

Le métier d’enseignant entre
prolétarisation et professionnalisation :
deux modèles du changement
*

Philippe Perrenoud

Faculté de psychologie et de sciences de l’éducation
Université de Genève
1996

Sommaire

I. Pourquoi changer ?

II. La prolétarisation comme effet secondaire et pervers d’un changement centralisé

III. La professionnalisation comme moteur et régulation d’un changement décentralisé

IV. Qui décide de l’avenir ?

Références


Le métier d’enseignant se trouve à un carrefour. Devant les ambitions de plus en plus fortes des systèmes éducatifs et la complexité croissante des sociétés développées, de deux choses l’une :

Ces deux évolutions sont aujourd’hui possibles. Elles renvoient à des modèles différents et dans une large mesure antinomiques du fonctionnement et de la modernisation des systèmes éducatifs. L’avenir n’est pas tracé : il dépendra des stratégies et des forces des acteurs en présence : gouvernements, spécialistes, institutions de formation, cadres de l’administration scolaire, associations professionnelles.


I. Pourquoi changer ?

Depuis des décennies, les systèmes éducatifs oscillent entre deux modèles de gestion, dont l’un paraît dominant :

Si nous regardons de près cette profession, une dialectique semblable &endash; uniformité contre diversité culturelle &endash; saute aux yeux. L’OCDE, par exemple, met en évidence que deux modèles d’enseignants ont été adoptés par les pays membres : le modèle à compétence minimale et le modèle à professionnalisme ouvert. Dans les politiques d’éducation actuelles, l’OCDE observe que la tendance l’emportant de nos jours est celle de l’idée du rôle de l’enseignant qui peut être décrit comme celui du modèle à compétence minimale. Suivant ce modèle, l’enseignement est considéré purement et simplement comme un système de livraison. Les décisions sur ce qu’il y a lieu d’enseigner et comment cela doit l’être sont prises au niveau du management, au-dessus de la classe et de l’école, ce qui entraîne un programme scolaire imposé. Le travail de l’enseignant est ramené à effectuer la livraison de ce programme aussi efficacement et aussi effectivement que possible. Dans cet environnement, il est facile d’évaluer les enseignants en jugeant comment ils effectuent cette livraison et leur formation peut être organisée de façon à remédier à leurs déficiences. Le modèle à compétence minimale requiert un entraînement initial afin d’instiller un haut niveau de connaissance du sujet et des compétences didactico-pédagogiques. INSET est utilisé régulièrement ! afin de remettre à jour cette connaissance et ces compétences, et aussi afin de fournir des actions correctrices et des remèdes à ceux tombant en dessous de normes acceptables.

Le second modèle du rôle de l’enseignant, identifié par le terme de professionnalisme ouvert, situe l’enseignant au centre du processus d’amélioration de la qualité de l’éducation. Les enseignants, individuellement ou en groupe, sont responsables de l’analyse des besoins de l’école. Ils sont capables et désireux de débattre ouvertement, non seulement entre eux, mais avec les autres parties légitimement concernées, des solutions possibles ou des développements souhaités et, aussi, de prendre les décisions sur ce qu’il y a lieu de faire et comment en assurer la mise en œuvre. Les enseignants sont considérés comme des leaders innovateurs, capables de s’améliorer eux-mêmes, d’analyser leurs propres actions, d’identifier les besoins des élèves et d’y réagir, enfin, d’évaluer le résultat de leurs interventions.

(…)

Il est évident que ces deux modèles d’enseignants demandent des qualités quelque peu différentes des enseignants, donc des formations initiales et en cours d’emploi différentes (Vonk, 1992, pp. 4-5).

La situation n’est pas stable : dans chaque société, on observe un mouvement de balancier, sans doute parce que le métier d’enseignant se cherche. Il est trop qualifié pour qu’on encadre les maîtres comme de purs exécutants, comme des ouvriers dans un atelier, mais trop peu pour qu’on leur reconnaisse autant d’autonomie et de responsabilité qu’aux médecins. Cet état de semi-professionnalisation (Etzioni, 1969) pourrait conduire à une autonomie clairement circonscrite, moindre que celle des médecins, mais ouvertement revendiquée, accordée et respectée à l’intérieur de ses limites, à l’exemple des soins infirmiers. Il n’en va pas ainsi dans le domaine de l’éducation. Pourquoi ? Sans doute parce que les enseignants jouent à la fois le rôle des médecins, du personnel infirmier et des aides-soignants. Il n’y a pas de division du travail d’enseignement comparable à cela qu’on trouve dans le secteur de la santé, chacun fait tout, enseigner allie les fonctions les plus simples &endash; garder et surveiller les élèves, confectionner et distribuer du matériel &endash; aux plus complexes, faire apprendre ceux qui n’apprennent pas tous seuls.

Une semi-professionnalisation ambiguë

La semi-professionnalisation du métier d’enseignant est ambiguë. Faut-il considérer la relative autonomie des enseignants comme un état stable ? Comme un pallier dans l’évolution vers une professionnalisation à part entière ? Ou comme un héritage du passé, dernier rempart avant une régression vers davantage de dépendance ?

L’incertitude sur les tendances à l’œuvre tient à l’hétérogénéité de la condition des enseignants, mais plus encore à la nature même de leur travail :

  1. C’est un métier artisanal (Huberman, 1990) encore largement solitaire (Gather Thurler, 1994 b), peu intégré à des équipes, faiblement engagé dans une division du travail négociée entre égaux ; l’enseignant se considère volontiers, à tort ou à raison, comme " seul maître à bord ", et la question de son autonomie et de sa responsabilité ne se pose pas à propos de chacun de ses gestes professionnels pour une simple raison, c’est qu’ils sont faiblement visibles au-delà du cercle des élèves, témoins moins influents que les patients d’un hôpital ou les voyageurs des transports publics.
  2. Au contraire des spécialistes en soins infirmiers, des programmeurs, des techniciens, des travailleurs sociaux (autres métiers de l’entre-deux) les enseignants ne sont pas systématiquement encadrés par des professionnels plus qualifiés qu’eux d’un point de vue scientifique et technique ; l’encadrement est hiérarchique, il est assuré par des inspecteurs et chefs d’établissements en général sortis du rang, dont la formation à ces nouvelles fonctions est encore peu instituée, lorsqu’elle ne fait pas totalement défaut.
  3. De ce fait et en raison de la forme scolaire elle-même., le monde de l’enseignement vit encore largement refermé sur lui-même : presque tous les responsables ont été ou sont encore enseignants, c’est souvent leur seule expérience du travail, ils n’ont guère l’habitude de la gestion des qualifications, de la problématique de l’autonomie et du contrôle dans les entreprises.
  4. Chaque système scolaire contrôle &endash; en l’organisant lui-même ou en la validant &endash; la formation des futurs enseignants. On pense garantir l’orthodoxie des pratiques par la normalisation de la formation, ce qui dispense souvent de mettre en place des procédures de sélection du personnel et de régulation des activités.
  5. On ne favorise pas la mobilité des enseignants entre systèmes éducatifs nationaux (voire régionaux), ni entre le secteur privé et le secteur public dans le même pays, ce qui empêche l’émergence de standards professionnels véritablement reconnus dans plusieurs systèmes.
  6. La dispersion géographique des établissements et la diversité des conditions de travail rend difficile la définition d’une ligne unique en matière d’autonomie : aux confins des campagnes ou des vallées de montagne, l’école est à mille lieues de l’administration centrale ; dans les banlieues déshéritées des grandes villes, elle est confrontée à des problèmes sans commune mesure avec ceux qu’elle doit gérer dans les quartiers résidentiels des mêmes cités ; l’autonomie et le contrôle sont nécessairement à géométrie variable.
  7. L’emprise des collectivités locales renforce ces variations. Même si l’école est une institution nationale ou régionale, elle doit des comptes aux collectivités locales, elle s’adapte aux attentes des autorités municipales, des commissions scolaires, des parents, des employeurs du lieu.
  8. L’école n’a guère de tradition interne de réflexion sur le travail, le développement des organisations, l’innovation, le rôle des cadres, la décentralisation, la gestion par projets ; ce n’est que depuis peu que ces idées, en provenance du monde des entreprises ou d’autres administrations publiques, pénètrent dans le monde scolaire.
  9. Le cycle de vie des enseignants (Huberman, 1989) reste une affaire très personnelle, qui n’est pas encore l’objet d’une thématisation en termes de carrière, renouveau, congés de formation, mobilité, reconversion ou promotion. Chacun gère sa vie comme il peut, l’institution ne connaît que des carrières administratives.

Ces divers facteurs ne contribuent pas à clarifier le statut du métier et son évolution possible ou probable sous l’angle de la professionnalisation. Toutefois, le devenir d’un métier n’est pas une fatalité qui échapperait à toute action humaine ; il dépend en partie des rêves et des stratégies des principaux intéressés. Ils trouvent sans doute leur compte dans l’ambiguïté du métier d’enseignant sous angle de l’autonomie et du contrôle. Chacun joue sur deux tableaux : selon qu’elle les arrange ou non, les enseignants revendiquent leur autonomie ou la refusent ; inversement, les autorités scolaires l’accordent, voire l’imposent, puis la dénient, au gré des dossiers et des conjonctures. C’est un jeu banal dans toutes les organisations. L’école y excelle.

Efficacité et démocratisation, même combat ?

Pourquoi cet aimable compromis ne perdurerait-il pas quelques décennies encore ? À vrai dire, rien n’assure qu’il soit condamné : les acteurs capables de verrouiller le système sont plus nombreux et plus puissants qui ceux qui voudraient un changement. On peut néanmoins penser que les sociétés développées vont perturber ces arrangements si elles continuent à manifester à l’égard de leur système éducatif des attentes croissantes et sans précédent dans l’histoire. On veut aujourd’hui des écoles efficaces, qui ne considèrent plus l’échec comme une fatalité. Faut-il s’attendre à une mobilisation massive et surtout durable des gouvernements, des milieux politiques et des opinions publiques dans ce sens ? Il se peut que la crise économique, l’évolution géopolitique de la planète &endash; guerres, mouvements migratoires massifs &endash;, les problèmes écologiques ou les difficulté de la coexistence urbaine imposent d’autres priorités et que l’école soit à nouveau " oubliée " durant quelques années, parce qu’en définitive, vaille que vaille, " elle fonctionne ". Mais il se peut aussi que la pression sur les systèmes éducatifs se maintienne, se précise, et que les critiques se satisfassent de moins en moins de réponses vagues ou dilatoires aux questions posées et aux critiques formulées, par exemple, à partir du constat réitéré des difficultés d’insertion professionnelle de jeunes adultes trop peu formés ou du constat, plus inquiétant encore, d’une fraction importante &endash; entre 10 et 20 % &endash; des jeunes ne sachant pas vraiment lire et écrire couramment à l’issue de leur scolarité de base.

Ceux qui luttent de longue date pour la démocratisation de l’enseignement peuvent à bon droit rester sceptiques : cette quête d’efficacité s’entend-elle pour le plus grand nombre ou seulement pour une élite un peu élargie ? Lorsque les classes sociales et les partis qui ont combattu la démocratisation des études soutiennent l’idée d’écoles efficaces, est-ce par volonté d’élever le niveau de formation ou simplement pour dissimuler le fait qu’on demande à l’école de faire aussi bien avec moins de ressources ? Le langage de l’efficacité, plus gestionnaire qu’humaniste, suffit-il à transformer une idée de gauche &endash; la démocratisation de l’enseignement &endash; en objectif apolitique, voire en credo libéral ?

Gardons-nous de simplifier : les classes dirigeantes des sociétés développées ne peuvent être qu’ambivalentes et divisées en matière de politique de l’éducation. La démocratisation de l’enseignement menace la transmission des privilèges, dans la mesure où elle accroît la concurrence scolaire au détriment des enfants issus de milieux favorisés ; elle contribue aussi à démocratiser peu à peu la société. Une partie des nantis ont donc de bonnes raisons de la combattre et de dénoncer " l’égalitarisme ", " la baisse du niveau ", etc. Ces logiques de perpétuation d’une position familiale et de reproduction d’un ordre social (Bourdieu & Passeron, 1970 ; Berthelot, 1983) n’ont nullement disparu, mais elles se heurtent depuis le milieu du XXe siècle &endash; et sans doute sous d’autres formes dès le XIXe siècle &endash; aux impératifs de la concurrence et de la modernisation dans une économie internationale. Une classe dirigeante qui serait durablement et totalement conservatrice en matière d’éducation creuserait sa propre tombe. Pour maintenir la croissance et donc les privilèges de ceux qui en bénéficient le plus, il importe de puiser dans les " gisements de talents ", d’investir dans la formation du plus grand nombre, de sorte à renforcer la contribution des travailleurs, des consommateurs et des électeurs à l’effort de modernisation et de compétition économiques.

S’ajoutent à ces facteurs l’action des forces de gauche, pour lesquelles la démocratisation n’est pas d’abord un investissement, mais une question de justice sociale. Elles ont, au cours des dernières décennies, exercé le pouvoir dans divers pays européens. Sans faire de miracles, elles ont introduit dans le système éducatif diverses idées &endash; école moyenne, collège unique, zones d’éducation prioritaires, projets d’établissement, soutien pédagogique, cycles d’études décloisonnés, etc. &endash; qui ont été peu à peu assimilées par des majorités politiques de tendances diverses. Les conditions de l’économie mondiale, les récessions répétées, les erreurs de gestion, la résistance des gens en place, les idées trop simples ne permettent pas un bilan totalement positif des politiques volontaristes de démocratisation, mais il est sûr qu’elles ont globalement favorisé l’élévation du niveau global d’instruction (démocratisation de l’éducation au sens large), sans qu’il y ait réduction sensible de l’inégalité des chances selon l’origine sociale ou ethnique. Même dans les sociétés sans alternance politique, les forces de gauche ont exercé une certaine influence. Les classes moyennes, enfin, ont pesé pendant longtemps dans le sens de la démocratisation, même si, comme le montre Hutmacher (1993), elles s’en désintéressent lorsque leurs enfants accèdent aux études longues, ce qui peut aggraver la situation des moins favorisés et priver le processus de démocratisation d’un moteur essentiel.

Attentes nouvelles et changements du troisième type

En dépit des variations entre pays développés et des fluctuations conjoncturelle à l’intérieur de chacun, une tendance de fond se manifeste : de décennie en décennie, on attend davantage de l’école, tant sur le plan des compétences que de la socialisation. Il ne suffit plus de savoir lire, écrire, compter. Ces maîtrises deviennent absolument vitales. Lorsqu’on veut, comme en France, " amener 80 % de chaque classe d’âge au niveau du baccalauréat " &endash; diplôme qu’obtenaient du début du siècle moins d’un jeune sur 20, essentiellement des garçons ! &endash; on se fixe des ambitions qui vont bien au delà de l’instruction de base que visait l’école obligatoire au siècle dernier. On exige une culture générale beaucoup plus étendue et on privilégie &endash; du moins dans les textes &endash; l’acquisition non plus seulement de connaissances, mais de compétences de haut niveau chez une majorité de jeunes : développement de l’intelligence et des capacités d’anticipation, d’adaptation, de communication, de raisonnement, de coopération (Perrenoud, 1995 a, b, c, d et e).

Face à de telles attentes, l’école est-elle à la hauteur ? Les critiques &endash; plus ou moins injustes &endash; dont elle est régulièrement l’objet et, sur un mode plus positif, l’intérêt des gouvernements et des organisations internationales pour les approches en termes d’efficacité ou d’efficience, suggèrent que le jugement porté sur les systèmes éducatifs oscille entre " Insuffisant " et " Peut mieux faire ". Pourquoi la Suisse, par exemple, investirait-elle beaucoup d’argent dans un programme national de recherche sur " L’efficacité de nos systèmes de formation " si la classe politique, l’opinion publique et les experts s’accordaient à dire que la situation est satisfaisante ? De même, pourquoi l’OCDE et d’autres organisations internationales se préoccuperaient-elles tant de l’efficacité des politiques de l’éducation et de l’innovation scolaire si le problème était résolu ?

Le déficit chronique et croissant des finances publiques brouille cependant les cartes et fait douter de la crédibilité des politiques. En effet, presque toujours, l’enjeu est double :

Si ces pressions se maintiennent, en conjonction ou en alternance, il se peut que l’école n’ait plus droit au statu quo, qu’elle doive accepter non seulement quelques nouvelles réformes de programmes ou de structures &endash; de cela, elle a l’habitude &endash; mais de profondes transformations des pratiques pédagogiques et du fonctionnement des établissements, ce que j’ai appelé un changement du troisième type (Perrenoud, 1990).

De quelle manière ? On peut à ce propos revenir aux deux scénarios esquissés : soit l’accentuation du mouvement vers une professionnalisation complète, soit une dépendance accrue à l’égard de la noosphère, un encadrement plus étroit. Rien n’est joué, tout dépendra des stratégie des acteurs en présence, parmi lesquels les enseignants. Avant de revenir sur ce point, tentons d’approfondir chaque scénario du point de vue de la formation des maîtres, du fonctionnement des établissements, des processus d’innovation. On va le voir, c’est entre deux avenirs très contrastés qu’oscille le métier d’enseignant et qu’il s’agit en partie de choisir.


II. La prolétarisation comme effet secondaire
et pervers d’un changement centralisé

Prolétarisation : le mot est fort et évoque la condition ouvrière au siècle dernier plutôt que le sort de travailleurs qualifiés du secteur tertiaire qui, sans ignorer qu’ils sont salariés, feignent de croire qu’ils exercent une profession libérale ou travaillent comme des artisans indépendants…

La prolétarisation n’est plus dans ce cas de figure une affaire de revenu et d’exploitation économique, encore que la situation financière et l’emploi des enseignants soient précaires dans de nombreux pays. La " prolétarisation " qui pourrait se dessiner ne va pas ramener les enseignants à la condition ouvrière, ni au niveau de vie des travailleurs manuels. C’est d’une dépossession plus symbolique qu’il est question.

Une autonomie de contrebande

Dans les pays développés, l’évolution du travail industriel fait que les prolétaires modernes ne se salissent plus autant à l’usine ou au fond de la mine qu’il y a un siècle. Ont-ils pour autant plus de prise sur les finalités, les conditions, les méthodes et les produits de leur travail ? Guère plus, si bien que leur peu d’autonomie professionnelle place les ouvriers et les employés peu qualifiés dans la dépendance :

Tout cela, se dira-t-on, concerne l’industrie, éventuellement le secteur informatisé du tertiaire. Les systèmes éducatifs n’échappent-ils pas à ces mécanismes, en raison de la nature même du métier d’enseignant et de l’action pédagogique ? Comment pourrait-on déposséder les enseignants de leur autonomie ? Les représentations sont à cet égard diverses.

Certains enseignants ne se prennent aucunement pour des travailleurs qualifiés et autonomes ; ils se plaisent à être les dociles exécutants d’une tâche étroitement définie par leur cahier des charges, les programmes, les procédures et le calendrier de l’évaluation formelle, les horaires et la disposition des lieux, le règlement de l’école, les directives de l’autorité, les didactiques qu’elle impose ou recommande, les moyens d’enseignement officiels ou les produits incontournables de l’édition scolaire. Les directives et les contrôles ne font plaisir à personne, mais une partie des enseignants considèrent qu’il est " dans l’ordre des choses " d’être soumis à une autorité : ils ne s’indignent pas, ne se sentent pas bafoués ou menacés dans leur identité par les injonctions ou les conseils en provenance de la hiérarchie ou des spécialistes. Cela ne signifie pas qu’ils les respectent ; comme les soldats dans toutes les armées du monde, comme les employés peu qualifiés dans toutes les entreprises, les enseignants " se débrouillent ", ils " font le gros dos ", se défendent par la dérision, se plaignent en coulisses, attendent que le ministre change ou se calme, que la hiérarchie oublie ses propres décisions, les spécialistes brûlent ce qu’ils ont adoré ; ils rusent, maintiennent l’opacité des pratiques en travaillant seuls et porte fermée et gagnent la complicité de ceux qui sont censés contrôler leur travail. Ces enseignants ne revendiquent pas une forte autonomie, de petites libertés leur suffisent.

D’autres se protègent autrement. Ils affirment se sentir très libres de leurs gestes professionnels et n’imaginent pas que cette liberté soit aliénable. Ce sont eux qui répètent &endash; en sourdine &endash; que dans leur classe " ils font ce qu’ils veulent ". En approfondissant, on s’aperçoit que cette liberté, parfois notable, n’existe souvent que dissimulée, couverte par l’opacité des pratiques. Certains enseignants " ne font pas de grammaire " ou " ne donnent pas de devoirs " comme certains ouvriers ne respectent pas les consignes de sécurité ou prennent des libertés avec les directives du bureau des méthodes : en catimini ! Dès que les parents, les collègues, la hiérarchie sont susceptibles de s’en mêler, la prudence est de mise : " Et si ça se savait ? " On est très loin du professionnel qui revendique ses actes parce qu’il pense faire " mieux que personne " et assume en contrepartie ses éventuelles erreurs.

Cette autonomie cachée présente l’avantage d’être sans grands risques : aussi longtemps que sa liberté est clandestine &endash; même si elle est un secret de Polichinelle &endash; l’enseignant peut se retrancher derrière les programmes, les méthodes, les moyens d’enseignement officiels. S’il avait ouvertement le choix de ses moyens et stratégies d’enseignement, il ne rendrait pas des comptes sur sa conformité aux règles, mais sur l’atteinte des objectifs (Hutmacher, 1990). Il deviendrait responsable de ses choix et donc, parfois, de ses errements.

Ce qui peut changer

Beaucoup d’enseignants semblent croire que cette autonomie de fait est inscrite à jamais dans leur condition. Cet optimisme pourrait être à courte vue :

  1. Le statut de la fonction publique n’est pas " coulé dans le bronze " ; il se peut que les nominations à vie et les positions intouchables soient, dans quelques décennies, perçues comme des vestiges d’un temps où l’État échappait aux règles communes ;
  2. Les systèmes de formation amènent en formation initiale, puis sur le marché du travail, de plus en plus de jeunes fort qualifiés qui se mettent en quête d’un emploi ; les enseignants qui n’accepteront pas la rationalisation et le contrôle seront remplacés par d’autres ;
  3. Les méthodes d’encadrement et de mobilisation des enseignants évoluent dans le sens d’une véritable gestion du personnel, avec grilles d’évaluation, procédures de suivi, etc. (Demailly, 1990 ; 1991) ;
  4. Au gré des concentrations urbaines et de l’essor de la télématique, les écoles isolées deviennent l’exception ;
  5. L’autonomie croissante des établissements, l’évolution de leur statut juridique, la gestion par projets (Obin, 1993) changent la nature du contrôle : c’est à ses collègues et sa direction qu’il faudra de plus en plus rendre compte, plutôt qu’à une administration lointaine ou une inspection peu présente sur le terrain ;
  6. L’encadrement change d’ailleurs de nature, inspecteurs et chefs d’établissements aspirent à devenir de véritables animateurs de la vie scolaire, des conseillers pédagogiques plutôt que de purs contrôleurs de la conformité minimale des pratiques ;
  7. Les associations professionnelles, pour rester crédibles, pourront de moins en moins protéger ceux de leurs membres qui ne manifestent pas un degré élevé de conscience professionnelle ;
  8. Les usagers (élèves et familles) ont des exigences de plus en plus élevées, osent les exprimer et se comportent en consommateurs avisés sur un marché qui met en compétition les établissements ou les professeurs.

Il se peut donc que, pour les écoles et les enseignants, l’ère de la relative tranquillité soit révolue, même en l’absence de politiques de l’éducation plus ambitieuses ou de pressions accrues à l’efficacité. Lorsque ces dernières se produisent, elles peuvent accentuer sensiblement la " reprise en main du corps enseignant ", sauf s’il franchit lui même un pas décisif vers la professionnalisation. Or, il n’est pas sûr qu’il y soit prêt.

Les autres acteurs ont-ils intérêt à contribuer à la professionnalisation du métier d’enseignant ? Ni l’autorité scolaire ni la noosphère ne peuvent voir d’un œil entièrement serein une telle évolution. Le modèle " à compétence minimale " sauvegarde mieux le pouvoir de la hiérarchie et des spécialistes, selon des mécanismes un peu différents.

Les chefs d’établissements sont eux aussi placés devant un dilemme : devenir de simples intermédiaires dans la chaîne administrative ou de véritables " chefs d’entreprises ". La décentralisation et l’évolution du statut juridique des établissements vont dans ce sens. À terme, la professionnalisation du métier de directeur ne peut qu’aller de pair avec celle du métier d’enseignant (Gather Thurler, 1993 b, 1996 b ; Pelletier, 1996 ; Perrenoud, 1993 b, 1994 b). Mais les intéressés ont-ils les moyens de voir d’emblée les choses sous cet angle ? : Dans une première phase, la prise d’autonomie des chefs d’établissement paraît être facilitée par la docilité de leurs collaborateurs. Quiconque reçoit davantage de pouvoir, au gré d’une décentralisation, a comme premier réflexe de le confisquer plutôt que d’en remettre une part à ses propres subordonnés. Ce n’est qu’au prix d’une expérience parfois douloureuse qu’il comprendra que dans une organisation décentralisée, il ne peut justifier son travail et exercer ses responsabilités qu’en mobilisant lui-même ses collaborateurs ; or, pour ce faire, il doit exercer une autorité négociée (Perrin, 1991) et parier sur la professionnalisation du métier d’enseignants plutôt que sur sa dépendance maintenue ou accrue compensée par une autonomie de contrebande. Sauf s’ils sont d’une extrême lucidité, les chefs d’établissements peuvent cependant, à court terme, pris dans leur quête identitaire, la transformation de leur fonction en métier, puis de ce métier en profession, avoir la tentation de renforcer la dépendance des enseignants. Non par goût pervers du pouvoir et de l’infantilisation, mais pour avoir un moment de paix relative, ne pas se battre sur tous les fronts, contre l’administration qui leur demande des comptes, contre les usagers et les pouvoirs locaux, contre les établissements concurrents, contre les revendications de leurs propres collaborateurs…

Les spécialistes des didactiques, des moyens d’enseignement, des technologies, de l’évaluation, de la planification, de la recherche, de l’orientation, de la thérapie médico-pédagogique, qui constituent la noosphère, peuvent avoir la même tentation à courte vue : accroître la dépendance des enseignants pour mieux asseoir leur légitimité et leur autorité " scientifique ". Tentation renforcée par deux éléments :

Les spécialistes &endash; qu’ils appartiennent aux universités, aux ministères ou à des centres indépendants de formation, de documentation ou de recherche &endash; comprennent-ils que leur position sera renforcée plutôt qu’affaiblie par la professionnalisation du métier d’enseignant ? Il en ira de la sorte lorsqu’ils se sentiront moins menacés d’oubli ou de marginalisation. Or la crise ne va pas dans ce sens : leurs postes sont évidemment plus exposés, puisqu’à court terme, l’école pense pouvoir se priver d’eux sans grands dommages. Et les enseignants ne sont pas prêt à défendre l’existence de ceux d’entre eux qui ont fui la salle de classe… De leur côté, les spécialistes commencent à peine à mesurer les limites d’une rationalité scientiste, à accepter la complexité irréductible du métier d’enseignant comme métier de l’humain (Cifali, 1994), à donner un statut respectable au bricolage et à l’improvisation (Perrenoud, 1994 a), à valoriser les savoirs d’expérience (Tardif, 1993 a, b, c) et à comprendre que leur apport le plus fécond est de contribuer à accroître simultanément les compétences des enseignants, leur autonomie et leur responsabilité, en dialoguant avec eux plutôt que de rêver de substituer une autorité " scientifique " à l’autorité traditionnelle…


III. La professionnalisation comme moteur
et régulation d’un changement décentralisé

La seconde voie a été définie en creux dans le chapitre précédent. Il est temps de la caractériser plus explicitement. La professionnalisation du métier d’enseignant fait actuellement l’objet de nombreux travaux auxquels je renvoie le lecteur pour plus d’informations (notamment Altet, 1994 ; Bourdoncle, 1991, 1993 ; Carbonneau, 1993 ; Huberman, 1993 ; Labaree, 1992 ; Lemosse, 1989 ; Lessard, Perron & Bélanger, 1993 ; Perrenoud, 1994 a, 1996 b). En résumé, dans le sens nord-américain de l’expression, la professionnalisation s’accentue lorsque, dans un métier, quel qu’il soit, les directives méthodologiques et les règles font place à une autonomie guidée par des objectifs clairs, dont l’atteinte est évaluable, et une éthique interdisant les pratiques contraires aux intérêts des usagers ou de la collectivité.

Une révolution tranquille

Dans le système éducatif, la professionnalisation complète du métier d’enseignant signifierait que l’autonomie des professeurs n’est limitée que par un double garde-fous :

Sans doute, les nécessités de la coexistence dans les mêmes bâtiments, le souci d’équité et le caractère limité des ressources pousseraient-ils des enseignants autonomes à maintenir des horaires coordonnés, des dotations stables pour les diverses disciplines, des espaces, des mobiliers et des moyens d’enseignement partiellement standardisés, des évaluations comparables. Mais cette codification pourrait être nettement moins forte que celle qu’imposent aujourd’hui la plupart des administrations scolaires. En contrepartie, les enseignants assumeraient individuellement et collectivement les responsabilités associées à cette autonomie.

Les enseignants, on l’a vu, savent jouer avec les règles, prendre des libertés " de contrebande " avec la lettre des programmes, l’orthodoxie des didactiques, les moyens d’enseignement officiels, les procédures d’évaluation, la répartition du temps entre les disciplines, les progressions conseillées. La professionnalisation de leur métier les conduirait à investir moins d’énergie dans la ruse et les apparences de la conformité, et davantage dans la réalisation des objectifs et le dialogue avec les instances auxquels ils doivent des comptes. L’institution renoncerait de son côté à demander aux enseignants de faire de la grammaire le jeudi de 14 à 15 heures, de remplir scrupuleusement les registres et, à dates fixes, les carnets de tous leurs élèves. Leur tâche prioritaire serait, par tous les moyens légitimes, de permettre au plus grand nombre de construire des compétences durables et transposables, en informant et en mobilisant judicieusement les parents. La façon d’y parvenir relèverait du professionnel : gestion de classe, nature du contrat didactique, moyens d’enseignement, agencement du mobilier et des espaces de travail, mode de différenciation de l’enseignement et d’individualisation des parcours, manière de concevoir et de pratiquer l’évaluation, démarches didactiques, groupement des élèves par thèmes ou niveaux, horaires variables, travail à la maison différencié et négocié, etc. Cette autonomie méthodologique s’étendrait à la division du travail entre enseignants, au décloisonnement des classes, au suivi des élèves dans l’établissement, à leur prise en charge par des équipes pédagogiques partageant la responsabilité des mêmes élèves (Perrenoud, 1994 a, 1995 b).

Serait-ce l’anarchie ? En l’état actuel de la formation des maîtres et du fonctionnement des écoles, peut-être. La professionnalisation du métier d’enseignant ne se décrète pas ; elle ne se réalisera pas en un jour : c’est plutôt une affaire de décennies. Le temps d’apprendre le bon usage, ou disons simplement l’usage responsable de la liberté. Le risque d’injustice vient immédiatement à l’esprit : notre rapport à l’école est à ce point perverti qu’on s’inquiète dès que, dans deux classes parallèles, les enseignants n’introduisent pas une notion du programme au même moment de l’année ou ne donnent pas aux devoirs à domicile la même importance. Les parents feraient mieux de se soucier d’une plus grande équité devant l’efficacité des enseignants et des établissements et d’une plus grande visibilité des rapports entre les moyens engagés et les résultats. La professionnalisation passe par une autre façon de demander et de rendre des comptes, par une évaluation et une autoévaluation sur l’essentiel &endash; l’atteinte des objectifs de développement et d’apprentissage &endash; plutôt que les rituels. La problématique de ce que les anglo-saxons nomment " accountability ", qu’on traduit parfois par " imputabilité ", est au coeur d’une " professionnalisation interactive " (Gather Thurler, 1996 a). Il n’y a en effet par de maîtrise accrue d’un métier (" empowerment ") sans obligation de rendre compte à ses pairs, aux usagers et aux mandants.

Des occasions manquées

Cette évolution sera d’autant plus facile que les usagers et les autorités accorderont leur confiance aux enseignants, certains qu’ils feront le meilleur usage de leur liberté, parce qu’ils " savent ce qu’ils font ". Aujourd’hui, cette confiance est limitée. Les réformes de curricula ou de structures sont plutôt bâties sur la défiance. La rénovation de l’enseignement du français en Suisse francophone en est un bon exemple. Au début des années 1980, il s’agissait de coordonner et de moderniser les programmes. Les nouveaux textes mettaient l’accent sur le développement de compétences de communication orale et écrite davantage que sur l’acquisition de savoirs sur la langue. La méthodologie correspondante allait dans ce sens et se présentait comme une orientation générale valable pour toute la scolarité primaire, plutôt que comme le traditionnel livre du maître balisant le programme d’une année (Besson et al., 1979). Il n’était pas prévu de moyens d’enseignement officiels : on suggérait à chacun de les inventer ou d’en trouver sur le marché ou à travers des échanges. Fallait-il former les maîtres ? On envisageait plutôt, dans un premier temps de procéder par autoformation, en encourageant des formes de recherche-action dans les établissements ou des réseaux informels.

Ces idées novatrices étaient soutenues par les associations professionnelles et les auteurs de la rénovation ; elles allaient dans le sens de la professionnalisation du métier. Elles n’avaient qu’un défaut : paraître inapplicables, voire utopiques à ceux qui croyaient nécessaire de contrôler l’adhésion des enseignants à la rénovation et la qualité de la formation ! Le risque semblait trop grand : " Ils vont faire n’importe quoi, ils ne comprendront pas, ils ne se formeront pas ". Cette peur conduisit à la mise en place de " recyclages " obligatoires et très structurés, et à une première génération de moyens d’enseignement officiels et de " livres du maître ", couvrant tous les aspects notionnels et techniques de l’enseignement de la langue maternelle (activités dites de structuration). Paradoxalement, l’absence de moyens correspondant pour soutenir les pratiques de communication soulignait leur caractère moins prioritaire, rejoignant les images les plus traditionnelles des finalités de l’enseignement de la langue.

Il est difficile de dire si ce renoncement à l’autoformation était sage. Il est sûr qu’à trop vouloir anticiper sur la professionnalisation, on pourrait aller à fin contraire, en donnant des armes aux sceptiques : " Vous voyez, ils ne savent pas, ils sont irresponsables ", diraient-ils. À l’inverse, à ne jamais risquer quelques dérapages, on empêche aussi les enseignants de faire l’expérience de l’autonomie et de la responsabilité. Aujourd’hui, si la rénovation de l’enseignement du français est un demi échec, en tout cas du point de vue d’une pédagogie de la communication, on peut s’en prendre " au système " : formation insuffisante, moyens d’évaluation peu cohérents, moyens d’enseignement privilégiant les savoirs techniques, pédagogie du texte trop tardive, faible prise en compte des élèves non francophones, etc. Dans la mesure où l’autorité attendait des enseignants qu’ils adoptent la démarche prescrite, il lui appartenait de résoudre les problèmes de conception et de formation et d’aplanir les contradictions. Dans cette logique, en effet, les enseignants font ce qu’on leur dit avec les moyens qu’on leur donne.

Pour que les enseignants assument à la fois les objectifs généraux d’une telle rénovation de curriculum et de démarche didactique, y compris ses limites et ses contradictions, il aurait évidemment fallu qu’ils soient en position d’acteurs à part entière, non seulement au niveau du dialogue au sommet entre autorités scolaires et associations professionnelles, mais à tous les niveaux. " Ils " disent aujourd’hui les spécialistes et des autorités pour désigner les enseignants. " Ils ", répondent en écho ces derniers pour parler de ceux qui décident à leur place et " pour leur bien ".

Sans doute la professionnalisation du métier d’enseignant ne dispenserait-elle pas de " grandes " réformes de curriculum ou de structures. Mais elle aurait sur les stratégies de changement deux conséquences majeures :

Des changements systémiques

On le voit, la professionnalisation passe par une reconstruction de l’identité des enseignants, et de l’image qu’ils se font de leur pratique : qu’ils cessent de se sentir " persécutés " (Ranjard, 1984), qu’ils " produisent leur profession " (Novõa, 1991), qu’ils assument la complexité d’une praxis et d’un métier " impossible " (Cifali, 1986 ; Boumard, 1992), qu’ils entrent dans le " scénario pour un métier nouveau " que propose Meirieu (1989 b), qu’ils se pensent comme des professionnels (Paquay et al. 1996), qu’ils deviennent ces " praticiens réfléchis " selon Schön (1983, 1987, 1991, 1994), qu’ils mobilisent un " savoir-analyser " devenant une compétence de base (Altet, 1994), qu’ils sachent expliciter leur pratique et comprendre la part d’inconscient dans leurs gestes et leurs investissements professionnels (Cifali, 1994 ; Faingold, 1993, 1996 ; Imbert, 1994, 1996 ; Perrenoud, 1996 b ; Vermersch, 1994) Dans tous les cas, il conviendrait d’aller vers un métier orienté vers la résolution de problèmes, la conduite de stratégies en fonction d’objectifs larges, une capacité d’autocritique et d’autorégulation (Gather Thurler, 1994 a).

Cela n’ira pas sans une évolution de la formation initiale et continue des enseignants. La tendance est à l’universitarisation de la formation initiale (Bourdoncle & Louvet, 1991 ; Tschoumy, 1991). Mais on manquerait le coche si cette évolution n’offrait pas l’occasion d’une nouvelle articulation théorie-pratique, dans le sens d’une capacité de réflexion sur les pratiques et de régulation, individuelle et collective, dès la formation initiale (Perrenoud, 1993 c, 1994 a, 1994 d).

On discerne moins nettement que la professionnalisation exige aussi un fonctionnement très différent des établissements, l’émergence d’une nouvelle culture professionnelle et d’un nouveau style de direction. On ne peut en effet espérer que chaque enseignant, aussi compétent soit-il, réinvente la poudre dans son coin. La professionnalisation se joue à plusieurs, elle passe par une division du travail souple par une coopération accrue chaque fois que l’efficacité l’exige.

Cela renvoie aux possibilités d’évolution :

Si le fonctionnement des écoles évolue dans ce sens, la professionnalisation dépassera ses maladies infantiles, les systèmes d’enseignement pourront adopter de nouvelles stratégies de changement.


IV. Qui décide de l’avenir ?

Le débat sur l’efficacité est au cœur de la gestion des organisations, puisqu’elles se présentent comme des dispositifs finalisés dont la légitimité tient en partie à leur capacité de réaliser leurs objectifs de façon rationnelle. C’est pourquoi la notion même d’efficacité est un enjeu majeur. Chaque acteur la construit à sa façon, évalue la situation et plaide pour ou contre tel ou tel changement en fonction de sa définition des finalités et de la rationalité, mais aussi de ses stratégies et de ses intérêts (Perrenoud, 1993 a). Le débat sur la professionnalisation ne saurait échapper à cette approche constructiviste. Les chercheurs proposent des critères de professionnalisation et étudient les rapports entre le fonctionnement des écoles, le statut du métier et les acquis des élèves. Ces résultats de recherche, même lorsqu’ils sont connus et pris au sérieux, ne sont qu’un des éléments d’un débat à dominante idéologique et pragmatique, dont les enjeux ne sont pas purement intellectuels. Si l’on tenait compte de ce qu’on sait aujourd’hui, et si les politiques de l’éducation voulaient se donner les moyens de leurs ambitions, nul doute que la voie de la professionnalisation s’imposerait, mais nos sociétés n’en sont pas à une incohérence près !

En fin de compte, l’avenir dépendra de l’équilibre entre des perspectives à long terme (élévation du niveau de formation, démocratisation, emploi) et des préoccupations à plus courte vue (équilibre budgétaire, défense des intérêts acquis). Une vision claire des enjeux ne saurait suffire à transformer les politiques, mais elle peut les infléchir, faire " pencher la balance " d’un côté ou de l’autre lorsque les sociétés sont ambivalentes.

Dans cette mesure, tous les acteurs collectifs ont un certain pouvoir et une certaine responsabilité. Nul n’est pris dans un jeu entièrement mené par les autres et nul n’est à lui seul maître du jeu. Il faut donc négocier. Et négocier d’abord des représentations et des stratégies à long terme. Plutôt que de poursuivre la fuite en avant dans des réformes toujours décevantes, l’école ferait bien de se demander comment elle change et si elle peut " apprendre " (Gather Thurler et Perrenoud, 1991) sans que s’accentuent la professionnalisation du métier d’enseignant et l’évolution des établissements vers une gestion plus coopérative.


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