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Lévaluation des
enseignants :
entre une impossible obligation de résultats
et une stérile obligation de procédure
Philippe Perrenoud
Faculté de psychologie et des
sciences de léducation
Université de Genève
1996
Une impossible obligation de résultatsUne stérile obligation de procédure
Dans un précédent article, portant sur la formation continue mise au service du développement de compétences (Perrenoud, 1996 a) je relevais que tous les systèmes éducatifs sont à la recherche dun " contrôle intelligent " des pratiques enseignantes. Avant de se demander : " De qui est-ce laffaire ? ", peut-être faut-il sarrêter à une question préalable : sur quoi lévaluation et le contrôle peuvent-ils porter ?
Nul nest " à son compte " dans une organisation scolaire. Chacun doit donc des comptes : on le rémunère pour un travail, qui comprend des obligations. Lorsque vous payez un plombier pour réparer votre tuyauterie, son obligation est de le faire correctement, à un coût et en un temps raisonnables, fixés parfois par un devis. Sil ny parvient pas, il doit démontrer que linstallation est irréparable ou que lentreprise dépasse la simple plomberie. En principe, un enseignant est astreint, en contrepartie de son salaire, à une obligation analogue : éduquer et instruire les élèves qui lui sont confiés, conformément au programme et à son cahier des charges. Il apparaît cependant difficile dévaluer léducation et linstruction dêtres humains comme on évalue le rendement dune action matérielle. Ne serait-ce que parce que les élèves, les classes et les établissements sont différents et quon ne saurait imposer une obligation de résultats au mépris de ces différences.
Meirieu (1989) en a conclu quil faut renoncer à une " obligation de résultats ", définis en termes dapprentissages calibrés, les mêmes pour tous. Il ne propose pas pour autant de délivrer les enseignants de toute obligation ! Il propose de substituer à lobligation de résultats une " obligation de moyens ". Jirai ici dans le même sens, en tentant toutefois de dépasser lambiguïté de lexpression " obligation de moyens ". On peut en effet lentendre en deux sens diamétralement opposés, que je vais distinguer en utilisant deux expressions nouvelles " obligation de procédure " (ou de méthode) et " obligation de compétence ".
Jappellerai :
Je vais tenter dans cet article :
1. de rappeler les raisons pour lesquelles une obligation de résultats nest pas vraiment praticable dans lenseignement ;
2. de montrer en quoi une obligation de procédure tourne le dos à la professionnalisation du métier denseignant et à lefficacité pédagogique et didactique ;
3. de plaider pour lobligation de compétences comme seule voie davenir, sans cacher quil sagit dune voie étroite, improbable, qui suppose un changement de représentations et un autre fonctionnement du système éducatif.
Il y a des domaines du travail humain dans lesquels il est possible et légitime dexiger des résultats. Il faut pour cela réunir aux moins quatre conditions :
Ces conditions ne sont pas réunies pour lenseignement. Voyons pourquoi.
Une action non technique
Aucune action humaine nest-elle entièrement technique, chaque agent dune organisation conserve une marge dinterprétation des objectifs quon lui assigne. Dun métier à lautre, cependant, létendue de cette marge diffère. Laction éducative ne sinscrit jamais complètement à lintérieur de finalités parfaitement claires et assignées de lextérieur et nest donc pas réductible à la question du choix des moyens les plus efficaces datteindre des objectifs univoques. Lenseignement, avec dautres métiers de lhumain, est donc toujours, à la fois, définition des fins et recherche des moyens.
Dabord parce que les objectifs de léducation scolaire sont trop nombreux et ambitieux pour quon puisse les poursuivre tous. Il est possible, sur le papier, de ne renoncer à rien et de charger les programmes en ajoutant, de-ci, de-là, une petite phrase, dont la transposition didactique exige des heures de travail avec les élèves. On ne peut, dans lespace et le temps réels de la classe, courir tous les lièvres. Chaque enseignant est donc amené, quil le veuille ou non, à faire ce que les auteurs des programmes nont pas su ou voulu faire. Consciemment ou non, il adopte certaines priorités, compte tenu des élèves quil a réellement en face de lui, des attentes et des attitudes de leurs parents, de ses convictions et compétences personnelles, ou encore des conceptions pédagogiques qui prévalent parmi ses collègues.
Même si les objectifs de léducation scolaire étaient tous réalisables dans le temps imparti, ils prêteraient à interprétation. Les objectifs cognitifs en apparence les plus limpides, tels que maîtriser la soustraction ou lusage du conditionnel, ouvrent en fait la porte à diverses interprétations. On nenseignera pas ces savoirs et savoir-faire de la même manière selon quon vise des performances de surface ou une véritable compréhension, selon quon intègre ces connaissances à des structures plus complexes - les opérations mathématiques ou les actes de parole - ou quon les traite pour elles-mêmes, selon, enfin, quon les considère comme des composantes de compétences plus larges - résolution de problèmes ou capacité de communication - ou quon les traite pour elles-mêmes. À ces dimensions cognitives, fonction dune théorie plus ou moins constructiviste de lapprentissage ou de laction, sajouteront toutes les différences liées à la culture et aux valeurs personnelles de lenseignant. Comment quelquun qui adore les voyages et parcourt la planète pourrait-il enseigner la même géographie que quelquun qui passe chaque année ses vacances dans le même chalet ? Comment quelquun qui aime écrire et compose couramment des textes, dans le cadre de sa vie personnelle ou militante, pourrait-il enseigner la rédaction de textes de la même façon quun enseignant nayant ni le goût, ni la pratique de lécriture ?
Bref, on ne peut prêter à chaque enseignant exactement les mêmes intentions éducatives, ni, lorsquelles sont semblables, la même énergie et la même détermination pour les réaliser. Ces variations dobjectifs sont à la fois inévitables et souhaitables, lorsque des êtres humains travaillent avec dautres êtres humains
Une action dépendante dautrui
Tous les professionnels se heurtent à des résistances. Si tout était facile, on naurait pas besoin de recourir à des gens qualifiés. Mais il y a résistances et résistances Celles quopposent à laction humaine la nature et les matériaux entraînent en général des dépassements de temps et de crédits, sans compromettre lentreprise elle-même. Autrement dit, on vient à bout de la tâche, cest une question de patience et de moyens. Des résistances des êtres humains, on ne peut faire façon aussi simplement, sauf à pratiquer la violence. Et encore : même les dictatures qui recourent à la répression et à la torture ne viennent à bout des résistances que provisoirement, et à quel prix !
Une action éducative respectueuse des personnes et qui vise à développer leur autonomie se refuse à utiliser la violence physique. Même lorsque lécole avait moins de scrupules et nhésitait pas à manier la férule (" Petite palette de bois ou de cuir avec laquelle on frappait la main des écoliers en faute ") ou le fouet et à se permettre dautres atteintes à lintégrité corporelle des élèves, les enseignants ne contrôlaient de la sorte que les conduites, au mieux des apprentissages très superficiels.
Il subsiste aujourdhui une " violence symbolique " (Bourdieu et Passeron, 1970), autrement dit une pression morale (" Cest pour ton bien ! ", Miller, 1968), un chantage affectif, voire des menaces de sanctions qui font que linstruction nest pas un libre choix, en particulier lorsquelle est légalement obligatoire ou imposée par lautorité parentale. Toutefois, au fil des générations, la légitimité des moyens de pression symbolique saffaiblit et les capacités de résistance des élèves saccroissent. Cest un paradoxe, car aucune société na adhéré aussi fortement, toutes classes sociales confondues, au principe du salut par linstruction. Mais justement, cela donne des droits et engendre des espoirs qui, lorsquils sont déçus, provoquent des réactions amères ou agressives. Moins que jamais, dans les pays démocratiques et développés du moins, le métier denseignant na été confronté a autant de résistances individuelles ou collectives des enfants et des adolescents, alors que lécole sest graduellement privée de moyens de répression autrefois courants, quon estime aujourdhui barbares.
Lefficacité pédagogique est donc fonction de la coopération des élèves et de leurs familles. Certes, la compétence professionnelle consiste en partie à créer, entretenir et développer cette coopération, mais cela ne fait que déplacer le problème : pour donner envie dapprendre, de travailler ou simplement de venir à lécole, il faut agir sur des valeurs et des attitudes, ce qui nest pas plus simple que dinstruire, apparaît moins légitime et rencontre dautres résistances.
On ne saurait donc tenir lenseignant pour comptable des résultats de son action sans tenir compte de lattitude et des conduites de ses partenaires, qui se comportent parfois comme ses " adversaires " dans la relation éducative. Or, la coopération et la résistance quon rencontre dans une classe dépendent dun nombre important de facteurs, les uns prévisibles en fonction du niveau, de lorigine sociale ou du passé scolaire des élèves, ou de lenvironnement social et culturel de létablissement, les autres imputables à une dynamique de groupe et à une relation pédagogique qui constituent des histoires singulières, dont lenseignant est un acteur, non le " deus ex machina ".
Cest dautant plus vrai quil doit résister à la tentation de toute-puissance, se souvenir que la pédagogie commence par la reconnaissance de la résistance de lautre comme signe de son identité de sujet (Cifali, 1994 ; Meirieu, 1995). Briser cette résistance par nimporte quel moyen, ce serait nier lautre comme sujet et donc miner le sens même de lentreprise éducative. Chaque éducateur porte en lui la tentation de Frankenstein (Meirieu, 1996) et, pour la combattre, doit souvent choisir dêtre moins efficace pour être plus respectueux des personnes et de son métier. Ce dilemme éthique suffirait, à lui seul, à condamner le principe dune obligation de résultats.
Une action incertaine
Pour exiger des résultats, il faudrait pouvoir démontrer que, placé devant le même problème, tout professionnel qualifié aurait trouvé une solution efficace sans pour autant faire preuve de génie, ni même dune grande créativité, simplement en mobilisant létat de lart et des savoirs professionnels et savants reconnus. Pour une partie des situations professionnelles quils affrontent, le médecin ou lingénieur se trouvent dans ce cas de figure : on ne leur demande pas dinventer des savoirs nouveaux, de créer des méthodes, mais de mettre en uvre un capital collectif. Tous se passe alors comme si ce capital garantissait une action efficace, la seule responsabilité du professionnel étant de le connaître et de linvestir avec discernement.
En éducation, les situations de ce genre nabondent pas. On a, au contraire, une profusion de situations face auxquelles la plupart des professionnels seraient tout aussi démunis ou hésitants. Bref, léchec de laction éducative renvoie souvent à une incompétence collective plus quà une incompétence individuelle. Les savoirs professionnels et les savoirs savants ne sont pas assez avancés et stabilisés pour quon puisse attendre dun professionnel quil soit efficace du seul fait quil est bien formé et informé. La pédagogie est, à nombre dégards, dans la situation où se trouvaient lingénierie ou la médecine il y a deux ou trois siècles : certaines prouesses technologiques ou thérapeutiques devenues courantes relevaient alors de la science-fiction, car les savoirs de lépoque ne donnaient aucune prise sur un grand nombre de phénomènes.
Pour une part de son travail, lenseignant se trouve dans la situation dun médecin auquel on demanderait de guérir une maladie infectieuse dont les mécanismes de base seraient encore inconnus, voire insoupçonnés, ou dun ingénieur dont on attendrait une réalisation dépassant les théories et les technologies maîtrisées à son époque.
Comment, en bref, pourrait-on exiger des résultats de niveau défini quand aucun autre professionnel, aussi qualifié soit-il, ne pourrait mieux les garantir ?
Une action singulière
À lidée dévaluer les résultats obtenus par les enseignants en termes dacquis de leurs élèves, on oppose volontiers un argument classique : il serait impossible de comparer des classes en raison de la diversité des contextes, du nombre et du niveau des élèves à lentrée, de la composition sociale et ethnique du public, du nombre et de la nature des cas particuliers.
Cette singularité est parfois un alibi. Il me semble quon se heurte sur ce point à plusieurs difficultés distinctes :
Des comparaisons hermétiques : les techniques statistiques relevant de " lanalyse de la variance " permettent de contrôler un ensemble dautres déterminants de la réussite scolaire et donc disoler " leffet-maître ". Il est simplement peu probable que des comparaisons fondées sur des méthodes aussi sophistiquées, dont le commun des mortels ne saisit pas les bases mathématiques, puissent être utilisées hors du contexte de la recherche. On pourrait cependant imaginer des méthodes plus intuitives, fondées par exemple sur une pondération de divers facteurs. La moindre chaîne de distribution commerciale sait quelle ne peut attendre de chacune de ses succursales le même chiffre daffaire, que celui-ci variera en fonction du quartier, de la concurrence, de limplantation plus ou moins récente et plus ou moins heureuse du magasin, de son environnement et autres variables sur lesquelles le gérant na guère de prise. Cela nempêche pas une évaluation, en fonction de comparaisons raisonnables. Les enseignants ne pourront prétendre indéfiniment que leur situation nest comparable à aucune autre : toutes les classes ne sont pas comparables, mais on peut former des sous-ensembles plus homogènes à lintérieur desquels les comparaisons ont un certain sens.
Des facteurs non analysés : au-delà des paramètres les plus triviaux et les plus contrôlables, lefficacité de laction éducative dépend de facteurs plus subtils, moins mesurables, parfois non encore conceptualisés. Certains dentre eux, de plus, loin dêtre donnés au départ, se construisent dans linteraction pédagogique et didactique, au fil du temps scolaire. Entre un enseignant et ses élèves, chaque année, se noue une histoire humaine originale, quil est bien difficile de transformer en " variables " observables
Des comparaisons sans fondement : il serait injuste de rendre lenseignant responsable de certains caractéristiques qui, autant que ses compétences, influencent son action éducative : son appartenance à une ethnie, une classe sociale, un sexe, un âge de la vie, une communauté confessionnelle, ou encore son histoire, sa culture, son physique, son odeur, sa façon de parler ou de bouger, ses goûts vestimentaires, tout cela exerce une influence sur la communication et la relation pédagogiques. Ces éléments ne relèvent pas de la compétence professionnelle, mais de lidentité personnelle et culturelle, de la manière dêtre au monde. De plus, ces caractéristiques nont pas deffets univoques : elles dépendent de leur interaction avec les caractéristiques correspondantes, les attentes et les normes des élèves et des familles. La même enseignante, le même enseignant provoqueront des attractions ou des rejets individuels ou collectifs selon qui se trouve en face deux. Mais surtout, ce jugement évoluera au gré de lhistoire commune : un défaut de prononciation ou un excès de poids peuvent être attendrissant ou irritant, selon les enjeux et les stratégies des uns et des autres.
Le refus de la boîte noire
En conclusion : lobligation de résultats na de sens que dans la perspective extrêmement simplificatrice selon laquelle une classe serait une boîte noire dont on identifie les " inputs " et les " outputs " : on contrôlerait tous les inputs qui ne relèvent pas de la qualification et de la conscience professionnelles de lenseignant, et il resterait une relation pure entre ces derniers facteurs et les résultats des élèves. Si les théories et les méthodes permettent un jour une telle décomposition, ce sera dans des décennies et la position des problèmes aura changé. Pour lheure, cest au mieux une problématique de recherche.
Quest-ce qui sépare un métier dexécutant dune profession qualifiée ? Dans le premier, la part du travail prescrit est prépondérante, ce qui conduit à exiger du salarié, avant tout, la conformité aux procédures décidées par les ingénieurs ou autres responsables de lorganisation du travail. Si, respectant les procédures à la lettre, on parvient à de mauvais résultats, la responsabilité incombe à ceux qui ont défini les procédures. Le salarié peut dire " Je ny suis pour rien, je nai fait quappliquer la règle ".
Plus on va vers des professions qualifiées, plus lorganisation limite le travail prescrit et, bon gré mal gré, délègue aux salariés le souci de créer ou dadapter des procédures pour faire face à la complexité des situations.
En tirant lenseignement vers lobligation de procédure, on freine donc le processus de professionnalisation. Ce serait justifié si on garantissait de la sorte une véritable efficacité de lenseignement. Il nen est rien. Une stricte obligation de procédure est à la fois un obstacle à la professionnalisation et un déni de la complexité. Elle conforte, de plus, une vision dépassée de lenseignement-apprentissage. Voyons pourquoi.
Un obstacle à la professionnalisation
La professionnalisation dun métier, quel quil soit, se définit précisément par lautonomie qui permet au vrai professionnel de choisir ses méthodes et moyens daction, en assumant pleinement la responsabilité de ses décisions. Plus le système éducatif restreint lautonomie des enseignants quant au choix de leurs méthodes et moyens denseignement et dévaluation, plus il limite leur responsabilité, accentuant ce quon peut appeler une prolétarisation ou une déprofessionnalisation de leur métier, bref une dépendance accrue à légard de règles conçue par la hiérarchies ou des spécialistes (Perrenoud, 1994, 1996 b).
Lobligation de procédure dénie à lenseignant la capacité de choisir ou de construire lui-même ses stratégies et ses méthodes. Elle laisse planer, sans lexprimer clairement, un soupçon sinon dincompétence, du moins de manque de discernement dans le choix autonome dune méthode. Ce manque de confiance devrait saffaiblir au gré de laccroissement progressif du niveau de formation des enseignants. Or, paradoxalement, il semble saggraver, en raison notamment de lémergence de didactiques pointues défendues par des spécialistes aux yeux desquels une partie des enseignants font " nimporte quoi " si on les laisse à eux-mêmes.
La résistance à la professionnalisation peut senraciner aussi, du côté des autorités, dans la peur de la diversification des pratiques ou de lautonomie des écoles, inéluctable lorsque les praticiens coopèrent pour mettre en place des dispositifs nouveaux. Lobligation de procédure peut donc, à la fois, maintenir lautorité des responsables et accroître linfluence des spécialistes
Un déni de la complexité
La professionnalisation nest pas à mes yeux une fin en soi, mais une réponse à la complexité des situations et des relations éducatives et aux attentes croissantes des sociétés à légard du système éducatif. Pour des raisons multiples (changement des rapports à lécole et aux savoirs, brassages culturels, transformation de la famille, crise des valeurs, rapide obsolescence des savoirs, concurrence des hypermédias, crise économique, désorganisation urbaine, rupture du contrat social, etc.), il nest plus possible denseigner de façon stéréotypée. Une fraction croissante des situations denseignement-apprentissage exige au contraire, du moins si lon veut lutter contre léchec et permettre au plus grand nombre de progresser, des stratégies originales et sur mesure, partant de lanalyse des acquis, des besoins, des ressources et des forces hic et nunc.
Faire face à la complexité, cest être un praticien réfléchi (St-Arnaud, 1992 ; Schön, 1994, 1996), disposant de connaissances multiples, doutils méthodologiques, dune capacité de coopération avec des collègues et surtout dun savoir-analyser bien rodé pour guider observations, interprétations et régulations. Le strict respect de procédures prescrites est, dans nombre de situations complexes, un gage dinefficacité. Cela ne signifie pas quaucune procédure ne peut être pensée, puis proposée aux praticiens ; ils nont ni le temps ni la force de réinventer la roue tous les jours. En dernière instance, cependant, il appartient à des professionnels et autonomes dévaluer la pertinence des procédures disponibles dans chaque contexte et, le cas échéant, de les adapter à la situation, de sen écarter sur tel ou tel point, voire den créer de nouvelles. Pour agir efficacement, il faut à la fois pouvoir puiser dans des méthodes, des règles, des procédures préétablies lorsquelles sont pertinentes et sen libérer lorsque la situation lexige.
Une vision dépassée de lenseignement-apprentissage
Lobligation de procédure est un frein à lémergence de nouvelles représentations de lenseignement et de lapprentissage. Depuis plus dun siècle, les militants de lécole nouvelle et des méthodes actives affirment quon apprend en faisant. Constructivistes et interactionnistes avant la lettre, ils sont aujourdhui confirmés dans leurs vues par de multiples travaux de sciences de léducation. On assiste à un total renversement de perspective. Enseigner consiste désormais à faire apprendre, autrement dit à construire et animer des situations dapprentissage (Astolfi, 1992 ; Develay, 1992). On place lenfant " au centre du système éducatif ", ce qui veut dire que, loin de lintégrer à un cours des choses pensé en dehors de lui, on cherche à différencier lenseignement en fonction des possibilités et des façons dapprendre de chacun.
Un enseignant, à supposer quil connaisse sa discipline et que les élèves soient " bien tenus ", peut construire et dispenser un cours en suivant des procédures. Il ne peut en revanche développer des séquences et des situations dapprentissage que dans une démarche de résolution de problèmes et de conduite de projets, en créant des situations-problèmes (Meirieu, 1989), en impliquant les élèves dans leur apprentissage. Pour ce faire, il peut certes sinspirer de précédents et de modèles, il peut sapproprier des démarches construites par dautres et partiellement codifiées, pour être communicables, mais il ne peut espérer parvenir à des résultats en suivant constamment une méthodologie toute faite.
Le souci de différenciation de lenseignement va dans le même sens. Si différencier, cest organiser les interactions et les activités de sorte que chaque élève soit aussi souvent que possible confronté aux situations didactiques les plus fécondes pour lui (Perrenoud, 1995), on voit bien que lenseignant ne peut suivre aucun rail et doit plutôt se demander sans cesse ce qui se passe et ce quil peut proposer de pertinent à chacun, dans une démarche didentification et de résolution de problèmes.
Quelle différence y a-t-il entre une obligation de procédure et une obligation de compétence ? La réponse figure déjà en creux dans lanalyse qui précède. Pour dire les choses autrement, arrêtons-nous un instant à la notion de faute professionnelle. Une obligation se définit en effet par la nature des manquements quelle rend possibles.
De lécart à la règle au défaut de jugement
Quest-ce quune faute professionnelle ? Cest une décision malheureuse, autrement dit porteuse de graves conséquences. Ce nest pas un accident, une fatalité, mais la résultante dune erreur humaine Toutefois, cette erreur peut prendre des formes très différentes selon le degré de prescription du travail.
Dans les métiers dexécution, assujetti à une obligation de procédure, lerreur consiste à ignorer ou transgresser la procédure. Elle est commise par celui qui, par manque de sérieux, de concentration, dattention ou par désinvolture, a cru pouvoir ne pas respecter les normes et les méthodes prescrites : règles de sécurité, code de déontologie, disposition essentielle du cahier des charges et procédures dictées par lorganisation du travail.
Aucune profession autonome et responsable nest totalement exempte de procédures. Les obligations de procédure se situent alors plutôt en amont des situations. Elles enjoignent au professionnel, par exemple, de ne pas affronter une situation difficile sans être en bonne condition physique ou mentale, sans disposer de ses outils ou assistants habituels ou sans savoir tout ce quil devrait savoir. Cest ainsi quun chirurgien commet une faute sil opère sans être capable de résister au stress et de tenir le coup, un anesthésiste sil ne connaît pas les antécédents du patient, un pilote sil décolle sans copilote, etc. Ces erreurs élémentaires sont les plus faciles à identifier. Les autres, celles qui ne portent pas sur les conditions de la décision, mais sur son bien-fondé, sont beaucoup plus difficiles à définir et à établir. Parce que la qualification consiste justement à agir en labsence de norme explicite quil suffirait de suivre pour être irréprochable. Ce quon attend dun professionnel, et cest pourquoi on le forme et on le rétribue, cest de trouver une stratégie daction efficace même et surtout lorsquil nexiste aucune procédure prédéfinie à la mesure de la situation. La faute professionnelle peut alors se définir comme à une réaction indéfendable, dans la situation de travail considérée, de la part dun expert consciencieux et qualifié. Une décision malheureuse traduit alors un manque de capacité à analyser la situation et à choisir la réponse appropriée.
Ici encore, cest une question de dosage. Aucun métier ne dispense dune part de jugement et donc dun risque derreur. Cela peut arriver au chauffeur routier qui sous-estime la courbure dun virage, à lesthéticienne qui brûle gravement sa cliente, à linfirmière qui ne détecte pas laggravation subite de létat dun patient, au programmeur qui laisse une grossière erreur dans son programme, au laborantin qui sabote une culture biologique par mauvaise compréhension de lexpérience en cours, etc. Cependant, plus on va vers des métiers qualifiés, plus saccroît la part des gestes professionnels relevant du jugement en situation. Les situations sont diverses, mouvantes, complexes pour quil soit possible de dicter, ni même de proposer des procédures. Cest bien pourquoi on délègue à un professionnel compétent le pouvoir et la responsabilité de savoir mieux que personne ce quil convient de faire, parce quil a tous les éléments en main, en temps réel. Son éventuelle faute professionnelle nest pas alors de lordre dune infraction à une règle, parce quil ny a pas de règle, seulement des principes généraux, un état de lart et une attente globale à légard du praticien : quil fasse preuve de discernement, de sang-froid, desprit dinitiative ou de décision.
Au-delà des fautes professionnelles
Les erreurs de jugement délimitent en creux le champ de la compétence et de lobligation de compétence. Cette entrée paraîtra " peu positive ". Ce nest quun analyseur. Lerreur est humaine et lobligation de compétence nest pas une obligation dinfaillibilité. Elle impose cependant, 9 fois sur 10, 99 fois sur 100 ou 999 fois sur 1000, selon les enjeux et les métiers, de réagir adéquatement, sur le vif, dans une certaine solitude, souvent dans lurgence et lincertitude (Perrenoud, 1996 c).
On conviendra sans doute que lobligation de compétences est aussi fondamentale que difficile à contrôler. Faut-il attendre que se produise une faute professionnelle grave pour évaluer les compétences, au prix de procédures administratives ou pénales lourdes et peu formatrices ? On peut évidemment souhaiter quon parvienne à évaluer les compétences de façon plus banale et moins dramatique, en formation initiale et durant la carrière professionnelle. Faute de quoi on sera tenté de rêver dune impossible obligation de résultats ou de revenir à une stérile obligation de procédure. Comment sy prendre ? Et dabord, de qui est-ce laffaire ? Ce sera lobjet dun prochain article.
Astolfi, J.-P. (1992) Lécole pour apprendre, Paris, ESF.
Bourdieu, P. & Passeron, J.-C. (1970) La reproduction. Éléments pour une théorie du système denseignement, Paris, Ed. de Minuit.
Cifali, M. (1994) Le lien éducatif : contre-jour psychanalytique, Paris, PUF.
Develay, M. (1992) De lapprentissage à lenseignement, Paris, ESF.
Meirieu, Ph. (1989) Apprendre oui, mais comment ?, Paris, ESF, 4e éd.
Meirieu, Ph. (1990) Lécole, mode demploi. Des méthodes actives à la pédagogie différenciée, Paris, ESF, 5e éd.
Meirieu, Ph. (1995) La pédagogie entre le dire et le faire, Paris, ESF.
Meirieu, Ph. (1996) Frankenstein pédagogue, Paris, ESF.
Miller, A. (1984) Cest pour ton bien. Racines de la violence dans léducation de lenfant, Paris, Aubier Montaigne.
Perrenoud, Ph. (1994) La formation des enseignants entre théorie et pratique, Paris, LHarmattan.
Perrenoud, Ph. (1995) La pédagogie à lécole des différences. Fragments dune sociologie de léchec, Paris, ESF.
Perrenoud, Ph. (1996 a) Formation continue et développement de compétences professionnelles, LÉducateur, n° 9, pp. 28-33.
Perrenoud, Ph. (1996 b) Le métier denseignant entre prolétarisation et professionnalisation : deux modèles du changement, Perspectives, vol XXVI, n° 3, septembre, pp. 543-562.
Perrenoud, Ph. (1996 c) Enseigner : agir dans lurgence, décider dans lincertitude. Savoirs et compétences dans un métier complexe, Paris, ESF.
Schön, D. (1994) Le praticien réflexif, Montréal, Éditions Logiques.
Schön, D. (1996) À la recherche dune nouvelle épistémologie de la pratique et de ce quelle implique pour léducation des adultes, in Barbier, J.-M. (dir.) Savoirs théoriques et savoirs daction, Paris, PUF, pp. 201-222.
Schön, D. (dir.) (1996) Le tournant réflexif. Pratiques éducatives et études de cas, Montréal, Éditions Logiques.
St-Arnaud, Y. (1992) Connaître par laction, Montréal, Les Presses de lUniversité de Montréal.
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