Source et copyright à la fin du texte
In Éducateur, 1996, n° 12, pp. 22-29.

 

 

 

 

Rendre compte, oui,
mais comment et à qui ?

Philippe Perrenoud

Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation
Université de Genève
1996

Sommaire

Le changement comme enjeu du contrôle des compétences

Inciter à la professionnalisation interactive

Trois dispositifs plus spécifiques

Entre statu quo et formule magique

Références


Cet article conclut une série de quatre dont le fil rouge est la formation et l’évaluation des compétences professionnelles des enseignants. Le premier article plaidait, à partir de l’expérience conduite dans l’enseignement primaire genevois, pour une formation continue explicitement orientée vers le développement de compétences professionnelles identifiées (Perrenoud, 1996 a). Il eut été possible d’en rester là, c’est-à-dire dans le meilleur des mondes : des compétences étant définies, des offres de formation seraient faites dans ce sens, et chacun " ferait ce qu’il a à faire ", sans que l’institution ait à se préoccuper du contrôle et de l’évaluation des compétences.

Cette perspective positive rencontre deux obstacles :

1. L’idée même qu’il faille évaluer des compétences n’est pas acquise. Hutmacher (1996) montre qu’un quart seulement des enseignants pensent avoir des comptes à rendre à l’institution et à la société. Les autres se sentent responsable devant les parents (25 %), les enfants ou les élèves (30 %), les collègues (3 % !) ou eux-mêmes (17 %). Lorsqu’elle se décide à affronter le problème, l’école oscille entre une impossible obligation de résultats et une stérile obligation de procédure (Perrenoud, 1996 b). J’ai proposé de sortir de ce dilemme en allant vers une véritable obligation de compétences. Pour cela, il faut rompre :

Honorer une obligation de compétence, c’est " faire tout ce qui est humainement et professionnellement faisable ", sans être condamné à réussir, mais sans pouvoir se protéger derrière la formule bureaucratique " J’ai observé le règlement à la lettre, on ne peut rien me reprocher ". Un défaut de compétence n’est pas de l’ordre d’une infraction à une règle. C’est une réponse décevante à une attente légitime à l’égard du professionnel : qu’il fasse preuve de discernement, de jugement, d’esprit d’initiative et de décision, d’efficacité dans l’identification et la résolution des problèmes et de respect d’un code éthique (la fin ne justifie pas tous les moyens).

2. Même lorsqu’on opte pour une obligation de compétences, c’est un principe plus facile à énoncer dans l’abstrait qu’à mettre en œuvre. Les difficultés intrinsèques d’une évaluation des compétences (Demers, 1995 ; Mazeran, 1995, Pion, 1995 ; Tardif, 1996) se conjuguent inextricablement au fait que les enseignants ne tiennent pas à être évalués et que nul acteur du système n’est assez " suicidaire " pour engager un rapport de force à ce propos, ni localement, ni à l’échelle de l’organisation scolaire. L’autoévaluation et la coévaluation, aussi souhaitables soient-elles, ne sont pas spontanément pratiquées par tous. Il y a donc nécessité d’une évaluation institutionnelle ; or, cette dernière est en quête d’acteurs (Perrenoud, 1996 c) : les inspecteurs n’ont plus guère envie d’inspecter et rêvent de devenir gestionnaires ou animateurs ; les conseillers pédagogiques préfèrent l’animation globale et l’accompagnement d’équipes dynamiques au dialogue tendu avec des praticiens ; quant aux systèmes d’évaluation par des pairs, ils sont prometteurs et méritent d’être développés, mais ils butent aussi sur la résistance active ou passive de ceux qui ont tout à perdre d’un contrôle régulier des compétences.


Le changement comme enjeu du contrôle des compétences

Sommes-nous dans une impasse ? Je n’exclus pas une conclusion pessimiste : toute pratique n’est pas évaluable correctement hic et nunc ; elle l’est sans doute dans l’absolu : il n’est jamais impensable d’établir des critères, de mener des observations, de les interpréter et de conclure à la présence ou à l’absence de certaines compétences professionnelles. Toutefois, tout ce qui est pensable n’est pas praticable lorsque cela concerne des personnes, membres d’une corporation, dans le cadre d’un contrat et de rapports de travail.

Une interaction coopérative

L’évaluation des compétences suppose la coopération active des intéressés et ne peut se faire à leur corps défendant. On peut éventuellement mesurer les acquis de leurs élèves à leur insu ou contre leur gré, sur la base d’examens, d’épreuves communes ou encore des notes et travaux qu’ils rendent à l’autorité scolaire. La conformité des enseignants aux procédures prescrites suppose une observation dans leur classe, mais elle peut à la rigueur se faire dans le cadre d’une obligation administrative : en consultant le journal de classe, les cahiers, les carnets, en inventoriant les moyens d’enseignement disponibles, en surveillant les horaires et les absences, en évaluant l’avancement dans le programme, en s’informant sur la quantité de devoirs donnés à domicile, en examinant quelques leçons, un inspecteur expérimenté peut apprécier la conformité d’un enseignant aux règles en vigueur.

Pour évaluer des compétences, il ne suffit pas d’observer un moment, il faut s’installer plus longuement dans la classe et surtout parler avec l’enseignant de façon non défensive. La compétence ne saurait s’établir uniquement en fonction de ce qu’il fait ou de la manière dont il le fait. Il faut comprendre pourquoi l’enseignant fait ce qu’il fait, comment il raisonne, de quelles données il dispose, ce qu’il tente de comprendre ou de réaliser. Du fait que, durant une matinée, il n’interroge jamais un élève en difficulté, peut-on conclure qu’il ne s’y intéresse pas ? Pourquoi ne pas envisager que c’est une feinte indifférence, qui fait partie d’une stratégie ? Si l’enseignant ne réprime pas tout bavardage intempestif, est-ce parce qu’il est laxiste ou parce qu’il veut construire une relation pédagogique qui ne soit pas constamment cassée par de petites interventions répressives ? Lorsqu’il ne contrôle pas tout, est-ce un manque de sérieux ou une preuve de confiance ? Le sens de l’action pédagogique ne se donne pas à voir de façon simple et univoque, parce que chaque événement appartient à une histoire que l’observateur ignore et parce que les gestes professionnels s’inscrivent parfois dans une stratégie à long terme, souvent dans une intention et une tactique à plus courte échéance, qui ne sont ni les unes ni les autres facilement décodables à partir des seules observations, mêmes fines, d’un visiteur d’un jour. Derrière toute pratique, il y a des conceptions de l’apprentissage, des théories didactiques, des valeurs, une interprétation des programmes et des finalités de l’école, une vision de la relation pédagogique, une idée des mobiles et des modes de fonctionnement des élèves, bref des raisonnements et des choix qui orientent et expliquent l’action. Pour avoir accès à ces clés, il faut entamer une conversation assez confiante pour que l’enseignant s’expose. S’il craint que ses propos soient reçus selon le principe " Tout ce que vos direz peut être utilisé contre vous ", comment imaginer qu’il aide quiconque à comprendre quelque chose à sa pratique, donc à jauger ses compétences ?

Certains cas sont si limpides qu’on peut conclure à l’incompétence en passant une heure dans une classe ou en recueillant quelques témoignages. Sans doute est-ce vrai lorsqu’il y a total amateurisme ou faute professionnelle majeure, souvent dans un contexte plus chargé : absentéisme chronique, alcoolisme, toxicomanie, pédophilie, violence. Qu’on puisse alors intervenir et sévir, même sans la coopération de l’enseignant incriminé, fort bien. Mais de tels cas sont marginaux et relèvent de la médecine du travail ou des mœurs presque autant que de la pédagogie. Le contrôle des compétences serait bien pauvre s’il n’opérait que dans les cas tellement déviants que chacun voit à l’œil nu qu’il y a un gros problème.

Des exigences discutables et discutées

L’enjeu de l’évaluation des compétences n’est pas seulement de détecter des enseignants qui transgressent des règles élémentaires et méritent donc des sanctions. Ce n’est pas alors une question de compétence, mais de respect du cahier des charges et des obligations imposées par la législation ou l’appartenance à une organisation. L’enjeu majeur est d’entrer en dialogue avec des enseignants honnêtes, sérieux, voire consciencieux, mais qui pratiquent une pédagogie rigide, faiblement différenciée, inutilement autoritaire, mal maîtrisée, donc peu efficace, peu propice au développement et aux apprentissages. De tels enseignants ne sont pas " hors-la-loi ", ils sont simplement en deçà du niveau de compétence attendu.

Qui décide des critères en fonction desquels on juge qu’un enseignant n’est pas ou n’est plus " à la hauteur " ?. Certains enseignants sous-estiment les exigences du système ou les méconnaissent, parfois parce qu’elles sont très vagues, sont en train de changer ou sont fortement controversées. D’autres les perçoivent assez bien, mais n’y adhèrent pas, parce qu’ils refusent les politiques de l’éducation, les programmes et les orientations didactiques qui les fondent. La complexité du métier et les ambiguïtés des organisations scolaires permettent de présenter tout défaut de compétence comme un rejet respectable d’exigences jugées excessives ou illégitimes. Même lorsqu’un manque de compétence a de tout autres sources, il est plus facile de le justifier en le présentant comme une résistance à la mode, aux politiques en vigueur, aux réformes " aberrantes ".

Cela complique singulièrement le tableau. Dans certains métiers, l’incompétence ne peut se déguiser aussi aisément sous les apparences du bons sens pédagogique, de la fidélité aux " traditions qui ont fait leur preuve ", du dédain des modes ou du refus des " pseudo inventions prétentieuses des spécialistes ou des chercheurs ". On peut aussi se défendre en niant l’existence ou l’ampleur des problèmes qui appellent des compétences nouvelles, on peut par exemple minimiser l’importance de l’échec scolaire, des mouvements migratoires, de la violence, ou dégager la responsabilité de l’école. C’est ainsi qu’on peut refuser toute légitimité aux compétences requises en matière de différenciation ou d’instauration d’un contrat social de non violence dans l’école, en définissant le rôle du maître comme celui qui enseigne à des élèves motivés, correctement socialisés et aptes à suivre le programme, en rejetant toute les responsabilités sur la famille ou les collègues si ces conditions ne sont pas réunies.

Le manque de compétence est toujours difficile et douloureux à reconnaître et chaque praticien en difficulté, quel que soit son métier, cherchera dans un premier temps à se trouver des excuses et à légitimer son incompétence en invoquant le droit à la différence ou à la libre expérimentation. Certains métiers semblent toutefois plus propices que d’autres à de tels tours de passe-passe. On voit mal un médecin justifier une erreur professionnelle au nom d’une conception personnelle de la santé. Certes, il existe une marge d’appréciation, autour des traitements ou des opérations à hauts risques, par exemple, mais sans commune mesure avec la latitude qu’on se donne en pédagogie. Sans doute cela tient-il à la fois au développement limité des sciences de l’éducation aussi bien qu’au rapport qu’entretiennent nombre d’enseignants aux savoirs issus de la recherche ou de l’expérience des autres. Cela se passerait différemment dans un métier dont la professionnalisation serait plus avancée, où chacun ne se sentirait pas libre de dire à propos de n’importe quelle question " C’est mon opinion et je la partage ". Mais telle est la situation aujourd’hui.

Une évaluation négociée

Qu’en conclure ? Que l’évaluation des compétences professionnelles des enseignants n’est pas facilement réalisable sur le modèle de métiers où la part de la rationalité technique ou scientifique prédomine, par exemple les pilotes de ligne. À tout moment de leur carrière, ils sont évalués par un expert qui est aussi un collègue. Il ne le vivent pas confortablement, d’autant que les enjeux sont majeurs, avec le risque de perdre ou de ne pas gagner l’autorisation de voler sur certains appareils, donc certaines lignes. Pourtant, cela fonctionne et cela paraît " normal ", à la fois parce que c’est intégré au contrat de travail et parce que les critères paraissent pour la plupart légitimes, même lorsqu’ils sont défavorables. Rien n’est en effet plus facile que d’adhérer à des normes de qualité face auxquelles on fait bonne figure. La légitimité des critères se mesure lorsqu’il y a confit entre l’envie d’être jugé favorablement et une exigence qui vous met en difficulté.

Je n’en déduis pas que l’évaluation des compétences est impossible, mais qu’elle doit nécessairement :

Ce dernier point est essentiel : si l’évaluation ne permet pas le changement, elle suscite le conflit ou la régression.

On peut, à propos des compétences des personnes, épouser la thèse selon laquelle " L’efficacité des établissements ne se mesure pas : elle se construit, se négocie, se pratique et se vit " (Gather Thurler, 1994).

Concrètement, quels dispositifs mettre en place ? Je propose d’investir :


Inciter à la professionnalisation interactive

L’idéal serait que chacun évalue ses compétences comme son état de santé, parce qu’il y a intérêt, parce que cela lui paraît de l’ordre d’une régulation élémentaire de l’écart entre ses projets et son action effective. Quiconque apprend une langue parce qu’il en a besoin dans sa vie professionnelle ou privée progresse plus en quelques mois que durant des années de cours de langue à l’école. Cela vaut de tout apprentissage. La différence, c’est que si quelqu’un n’apprend pas une langue et se trouve le seul à en souffrir ou à en pâtir, cela reste son problème. Dans une organisation qui voudrait que tous ses employés apprennent des langues étrangères, le problème de la direction serait : comment faire pour leur en donner envie plutôt que de l’imposer ?

Par des incitations financières, répond souvent le monde de l’entreprise. Transposé au monde de l’éducation, cela conduit au fantasme de quelques administrations scolaires aux idées courtes : le " salaire au mérite ". La volonté d’équité pousserait inévitablement à définir et à mesurer le mérite de façon tellement bureaucratique qu’on imagine mal qu’il puisse conserver quelque rapport avec une véritable évaluation des compétences en termes d’efficacité pédagogique. De là à récompenser la docilité, le pas est vite franchi. Mais là n’est pas l’essentiel : il est vain de croire qu’on peut, dans un métier de l’humain, fonder la recherche d’efficacité sur l’appât du gain. La raison est aussi simple que fondamentale : quiconque serait mû avant tout par ce mobile aurait dû choisir un autre métier. S’il est tout de même devenu enseignant, on peut douter de sa capacité de s’engager dans une relation pédagogique et didactique féconde, qui suppose une forme de générosité, de refus du marchandage.

Dans un métier de l’humain, ce qui pousse les gens à se surpasser n’est pas toujours désintéressé. On peut trouver une profonde satisfaction narcissique à éduquer et instruire, à se sentir à fois utile et nécessaire. Le moteur le plus sûr du développement des compétences d’un enseignant, c’est le surcroît de sens, d’identité, de maîtrise et de plaisir professionnels qu’il en attend. Tout cela peut s’enraciner dans la satisfaction du devoir accompli, dans la lutte militante pour une bonne cause ou dans des enjeux plus personnels.

S’il en allait ainsi pour tous les professionnels, chacun travaillerait spontanément à évaluer et développer ses compétences, à la manière d’un athlète ou d’un artiste. Puisque ce n’est pas le cas, la question devient : comment atteindre ceux qui ne sont pas spontanément prêts à réfléchir sur leur pratique et à progresser, ceux dont ce n’est pas la façon ordinaire de vivre ? Certainement pas en les assujettissant à des procédures formelle d’évaluation et de notation, mais plutôt en les impliquant dans diverses formes de professionnalisation interactive.

Monica Gather Thurler (1996 a) la définit comme l’un des sommets d’un triangle :

On le voit, ce modèle reste assez abstrait en ne renvoie pas à un dispositif unique, mais à l’ensemble des formes d’interaction et de coopération entre enseignants qui soient susceptibles de favoriser la pratique réfléchie et la professionnalisation, de stimuler des synergies entre développement personnel et travail collectif. On pensera notamment à l’implication dans :

Il n’est ni nécessaire ni possible que chacun soit constamment impliqué dans toutes ces modalités de professionnalisation interactive. Il reste cependant à sortir d’un cercle vicieux connu : la même minorité active s’implique dans la plupart des activités mentionnées, alors qu’une large majorité ne participe à aucune ou presque.

Sans doute pourrait-on envisager d’intégrer au cahier des charges de chacun non seulement le souci de se former (qui n’impose pas de suivre la formation continue), mais la responsabilité de s’engager fortement selon l’une au moins des modalités envisagées, en considérant que " cela fait partie du job ", qu’on a le choix de la modalité, mais pas le droit de ne s’impliquer dans aucune modalité de professionnalisation. On pourrait s’inspirer de ces écoles qui imposent la pratique suivie et sérieuse d’un sport ou d’un instrument de musique, mais laissent toute liberté quant au choix du sport ou de l’instrument.

Ici encore, cependant, mieux vaut parier sur l’incitation. C’est une des fonctions importantes des cadres : aider les boulimiques du travail collectif et de la militance, à se protéger du burn out et encourager les autres à s’engager davantage. Les différences entre établissements ou circonscriptions sont à cet égard spectaculaires, selon que le responsable ne se sent pas concerné ou, au contraire, ne perd aucune occasion de pousser les enseignants à s’engager, à prendre des responsabilités et le risque de se confronter à des défis et à des collègues. Le thème de l’empowerment est d’actualité dans les travaux sur l’innovation et la professionnalisation (Gather Thurler, 1996 a). Or, pour prendre du pouvoir, il faut, paradoxalement, au moins au début, y être invité dans un système qui a longtemps envoyé le message : " Chacun à sa place ! ". Une autorité qui craint le changement n’a aucun intérêt à pousser les enseignants à prendre des responsabilités et du pouvoir. Seuls ceux qui souhaitent le progrès de l’école feront l’analyse inverse et prendront le risque d’une autorité négociée.

Où est l’évaluation dans tout cela ? Partout et nulle part. Elle devient une composante de la coopération, de la démarche de projet, de la réflexion et de l’analyse. Un acteur engagé dans une entreprise ambitieuse ne cesse de faire le point et d’introduire des régulations, y compris en travaillant au développement de ses propres compétences. Qu’il en ait alors conscience ou non, il dispense le système de régulations plus lourdes et autoritaires.


Trois dispositifs plus spécifiques

L’incitation à la professionnalisation interactive ne peut suffire. Il faut donc la compléter par des dispositifs plus spécifiquement orientés vers l’évaluation ou vers le contrôle des compétences. J’en distinguerai de trois espèces, complémentaires :

Les premiers sont pluriels, et peuvent tenir compte d’une certaines diversité, dans les limites des moyens et du temps disponibles. Le contrôle hiérarchique exige une plus grande unicité. Ce n’est pas le dispositif le plus sympathique et, dans le meilleur des mondes, l’efficacité des deux premiers rendrait son intervention presque exceptionnelle…

Ces divers types de dispositifs sont institutionnels, au sens où ils sont organisés, si possible conjointement, par la corporation professionnelle et le pouvoir organisateur, et où les enseignants ne sont pas libres de s’en dispenser. Cela signifie que la participation à ces divers dispositifs est inscrite dans le cahier des charges. Cela va de soi - du moins en théorie - pour le contrôle, mais ce devrait être vrai pour les deux précédents, qu’on considère souvent comme réservés aux volontaires. C’est dire que l’instauration de tels dispositifs est en soi un combat, qui n’a une chance d’être gagné que s’il y a alliance durable du pouvoir organisateur et de l’aile marchante de la profession, avec toutes les négociations voulues pour qu’une fois mis en place, de tels dispositifs fonctionnent avec le soutien des principaux acteurs. Développer l’évaluation des enseignants sans ou contre les organisation d’enseignants ne peut qu’aboutir à des faux-semblants ou à des crises.

Supervision et évaluation formative

Diverses modalités de supervision individuelle ou collective participent de la professionnalisation interactive. Je les isole ici pour les lier plus explicitement à une démarche d’évaluation formative.

Il s’agirait ici d’imposer la participation régulière à une forme ou une autre de dialogue formatif avec un visiteur sans pouvoir hiérarchique, mais qui serait dûment mandaté pour interviewer, observer, dire ce qu’il voit et entend, poser de bonnes questions, suggérer des pistes. Bref transposer à une relation d’adulte à adulte une démarche d’observation formative portant sur les compétences et les pratiques, dans un climat coopératif (St-Arnaud, 1992, 1995).

Le visiteur pourrait être un conseiller pédagogique ou un collègue enseignant qui joue ce rôle, sans cesser de tenir en parallèle sa propre classe. J’ai déjà souligné les limites de ce dispositif si on veut l’infléchir vers une évaluation certificative, avec des conséquences pour la notation, la progression dans la carrière ou divers avantages statutaires ou salariaux. Je crois en revanche que l’institution gagnerait à imposer l’existence et la qualité d’un tel dialogue, sans vouloir en contrôler le contenu ou les suites.

Dans le champ du travail social ou de l’éducation spécialisée, il y a longtemps que la supervision peut à la fois être imposée par contrat dans son principe et être réalisée d’une façon strictement confidentielle, sans aucune interférence avec les rapports quotidiens de travail, notamment les rapports hiérarchiques. Ce n’est pas du tout contradictoire, même si ce mode de faire est assez étranger à la culture des organisations scolaires.

Cela suppose évidemment la constitution, la formation, l’animation d’un corps de visiteurs. Les deux variantes statutaires ont des incidences différentes. On peut avancer par exemple l’hypothèse que des conseillers pédagogiques seront mieux formés en sciences de l’éducation, se sentiront moins identifiés aux praticiens, plus extérieurs, et moins liés par une solidarité de corps. Les visiteurs issus du corps enseignant et continuant à en faire partie auront une plus grande familiarité avec les ficelles du métier, partageront une culture professionnelle, créeront une relation moins asymétrique. On peut envisager une troisième voie : engager des superviseurs étrangers à l’organisation scolaire, dont ce serait la seule tâche. Cette formule, qui fonctionne dans le registre d’une supervision centrée sur l’identité et la relation, devient plus difficile lorsqu’il s’agit des compétences, car il faut alors que le superviseur soit fortement qualifié dans le champ de la pratique observée. Mais pourquoi ne pas envisager de mobiliser des enseignants n’exerçant plus le métier ou d’autres professionnel de l’éducation ?

Tout dépendra en fin de compte, autant que du statut, de la trajectoire personnelle des visiteurs et de l’esprit dans lequel ils font leur travail. Pourquoi faudrait-il choisir ? On peut imaginer qu’une partie des enseignants seront plus à l’aise avec des égaux, d’autres avec des conseillers pédagogiques exerçant clairement un autre métier. L’essentiel est que le dispositif soit au-dessus de tout soupçon et soit obsessionnellement confiné à des fonctions formatives, donc à une évaluation au service exclusif de l’évalué. La confidentialité ne nourrit pas alors la complaisance ou la complicité, bien au contraire. Elle autorise même une certaine tension, parce que le seul risque que court le praticien, c’est de se voir renvoyer une image de lui qui ne lui fait pas plaisir et d’entendre des suggestions qu’il peut ignorer, mais en sachant qu’il travaille contre lui-même.

Il s’ensuit, faut-il le dire, que les inspecteurs et les chefs d’établissement ne peuvent en aucun cas exercer une telle supervision, ni à ce titre, ni même en prenant une autre casquette. Il est même déconseillé de devenir conseiller pédagogique immédiatement après avoir exercé une fonction d’autorité, car on retrouvera difficilement la crédibilité requise. Les systèmes éducatifs qui, d’un jour à l’autre, débaptisent les inspecteurs pour les appeler conseillers pédagogiques ne rendent pas service à une fonction qui doit se définir, exclusivement, par une relation d’aide, fondée sur la coopération. Cela ne signifie pas que cette relation est constamment harmonieuse, mais qu’elle ne perd jamais de vue son but premier : être utile au " client ".

Audit et suivi d’établissements

L’évaluation des enseignants évoque encore aujourd’hui l’image d’une relation duale, une rencontre entre un observateur de passage et un enseignant observé. Peut-être est-il temps de rompre avec cette figure traditionnelle. À l’heure où on constitue les établissements en personnes morales et en acteurs collectifs, où on leur demande d’avoir un projet et de rendre des comptes sur son avancement, comment ne pas envisager de connexions entre l’évaluation des compétences et l’accompagnement de projets d’établissement ?

Le sort d’un projet d’établissement dépend, parmi d’autres facteurs, des compétences individuelles et collectives des enseignants impliqués. Concevoir, négocier, conduire un projet d’établissement et en rendre compte offrent à chacun l’occasion de se confronter aux pratiques des autres et de prendre la mesure soit de ses choix implicites, de ses limites et du rapport entre les premiers et les secondes.

Dans la mesure où le corps enseignant d’un établissement est solidairement engagé dans un projet, chacun devient dépendant des autres et a donc des attentes légitimes en termes de disponibilité, de force de travail, d’attitude, mais aussi de compétences apportées à la tâche collective ou dans le cadre d’une division équitable du travail. Le fonctionnement même d’un projet constitue donc un premier niveau de régulation des compétences, à la condition que l’institution rende la solidarité à la fois nécessaire et vivable, ce qui suppose sans doute un aménagement du statut des établissements.

Un second niveau de régulation apparaît dans le dialogue entre l’établissement et un interlocuteur externe, au stade de la genèse d’un projet aussi bien que de son évaluation après une ou plusieurs années. Cela suppose que les projets d’établissement aient un statut, s’inscrivent dans un contrat qui oblige les parties à négocier et aussi bien des ressources que des franchises, libertés accordées en dérogation de la règle commune.

Le problème se pose évidemment dans des termes différents selon que l’organisation scolaire prévoit ou non un chef d’établissement. S’il existe, il est préférable qu’il soit solidaire du projet ; il ne peut donc être en même son interlocuteur, même s’il est l’interlocuteur interne des équipes pédagogiques et du corps enseignant. L’interlocuteur d’un projet d’établissement peut être le responsable administratif d’une zone plus large, mais on peut envisager des formules différentes, par exemple une équipe d’accompagnement ou d’audit.

Dans le cadre de la rénovation de l’enseignement primaire à Genève, l’interlocuteur des écoles est un " groupe de recherche et d’innovation " (GRI) sans autorité hiérarchique, mais qui est garant d’un suivi du contrat passé entre les écoles et l’autorité scolaire. Ce groupe est composé pour l’essentiel d’enseignants s’investissant dans cette tâche à temps plein ou temps partiel.

Autre piste : dans l’académie de Lille, tous les établissements ont fait l’objet d’un audit, dans le cadre d’une démarche expérimentale (Demailly, 1996). Des équipes de quatre personnes ont été constituées : deux inspecteurs, un chef d’établissement et un formateur. Elles se sont organisées, dans le cadre d’un cahier des charges général, pour préparer, conduire, interpréter et restituer un audit, avec analyse de documents, visites dans les classes, entretiens, rencontres avec les groupes d’acteurs.

On peut imaginer d’autres dispositifs encore. L’important est, dans le contexte de l’évaluation des compétences, que le feed-back ne porte pas seulement sur le fonctionnement, le réalisme d’un projet ou l’écart entre le plan et sa réalisation, mais s’inscrive dans un bilan et une analyse des ressources humaines et propose une politique de formation faisant partie du projet d’établissement.

Un contrôle hiérarchique clairement assumé par les cadres

En dernière instance, si tout le reste ne suffit pas à assurer une régulation douce des compétences, il est légitime que l’autorité joue pleinement son rôle. Pour ce faire, il importerait que les inspecteurs sortent de l’ambiguïté assez générale que constate l’OCDE :

Lors de l’examen de ces différents mécanismes, il convient de relever le rôle ambigu des inspecteurs. Beaucoup d’entre eux s’efforcent de combiner une fonction de contrôle au rôle de conseiller pédagogique. Inspecter, c’est évaluer aux fins de gestion ou de contrôle. Donner des conseils, c’est rendre un service dont on peut ne pas tenir compte. La clarification du rôle des inspecteurs est une tâche toujours plus nécessaire. Leur compétence technique est un autre problème. La plupart d’entre eux sortent des rangs des enseignants les plus appréciés. Ils n’ont pas nécessairement une vue globale de l’éducation, ils ne saisissent peut-être pas la manière dont elle s’articule aux autres domaines de la politique sociale ni la contribution que les recherches pédagogiques peuvent apporter. De même, il leur arrive facilement d’adopter l’attitude d’un " amateur éclairé " vis-à-vis de l’évaluation. Or, ils doivent avoir une bonne maîtrise technique des différents modes d’évaluation ce qui implique la définition de critères, l’élaboration de méthodes appropriées de travail sur le terrain, l’aptitude à établir des rapports qui soient utilisables par ceux qui font l’objet des évaluations comme par ceux qui en sont les destinataires (OCDE, 1996, p. 42).

Les chefs d’établissements vivent, selon les traditions nationales, une semblable ambiguïté. Parfois leaders et animateurs pédagogiques, parfois gestionnaires sans responsabilité quant aux démarches didactiques des professeurs, les chefs d’établissement sont aussi en quête d’identité.

La problématique de l’évaluation et du contrôle des compétences n’est qu’un aspect du débat. Toutefois, aussi longtemps que les intéressés et les systèmes éducatifs n’auront pas opté clairement pour un rôle ou un autre, l’évaluation restera dans l’ambiguïté, elle aussi.

On ne peut trancher simplement d’un problème complexe, qui a partie liée avec la gestion des systèmes scolaires et de l’innovation. Je me limiterai donc à un postulat assez simple : les organisations scolaires doivent, d’une manière ou d’une autre, déléguer le contrôle des pratiques et des compétences de leurs salariés à des cadres dont c’est le travail, aussi inconfortable soit-il. À ceux qui ne souhaitent pas assumer cet inconfort, que l’institution propose d’autres voies, sans renoncer à la fonction elle-même et en ayant la sagesse d’y nommer des gens qui en assument la dimension d’évaluation. Il est souhaitable, une fois encore, que tout soit mis en place pour que le rapport d’autorité n’intervienne qu’en désespoir de cause et pour qu’il garantisse au mieux le droit et la dignité des personnes. Il reste à assumer pour une fraction minoritaire des enseignants une véritable tension, voire un conflit ouvert autour des compétences. Le droit d’être incompétent dans un poste de travail ne fait pas partie des droits de l’homme ! Ce dernier dispositif est en quelque sorte le fondement de tous les autres, il assure que l’absence de régulation et de formation ne restera pas sans conséquences.

Pour cela, on ne peut faire l’économie d’un réexamen du rôle des inspecteurs et des cadres, dans le sens d’une professionnalisation accrue, assortie d’une formation adéquate et d’une identité plus claire (Gather Thurler, 1996 b ; Perrenoud, 1994, 1996 e).

Entre statu quo et formule magique

Il serait bien illusoire de prétendre avoir fait le tour d’une question difficile, qui pose le problème de la norme, du pouvoir, de la liberté, de la responsabilité, de la gestion des organisations. Je ne suis pas certain que les dispositifs suggérés soient à la hauteur du défi, et ce ne sont certainement pas les seuls possibles. Il n’y a pas de formule magique et tout dispositif d’évaluation des compétences est au coeur des contradictions du système éducatif et plus globalement de la fonction publique aussi bien que du travail salarié.

Ces difficultés ne devraient pas dissuader de rechercher, par approximations successives, des formules viables et perfectibles. Une chose est sûre, en effet : le maintien du statu quo n’est pas favorable à la régulation des compétences professionnelles, donc à la professionnalisation du métier d’enseignant.


Références

Authier, M, et Lévy, P. (1996) Les arbres de connaissances, Paris, La Découverte.

Demers, R. (1995) L’évaluation du rendement et de la compétence professionnelle : est-il possible d’innover dans ce domaine ?, La Revue des Échanges (AFIDES), Vol. 12, n° 1, pp. 6-10.

Demailly, L. (1998) Évaluer les établissements scolaires : le cas de l’Académie de Lille, in Pelletier, G. (dir.) L’évaluation institutionnelle de l’éducation, Montréal, Editions de l’AFIDES, pp. 101-118.

Demailly, L. (1998) Chantier commun, évaluation d’établissement et formation : la formation de surcroît ?, in. Pelletier, G. (dir.) Former des dirigeants de l’éducation. Apprentissage dans l’action, Bruxelles, De Boeck, pp. 101-131.

Gather Thurler, M. (1994) L’efficacité des établissements ne se mesure pas : elle se construit, se négocie, se pratique et se vit, dans Crahay, M. (éd.) Problématique et méthodologie de l’évaluation des établissements de formation, Bruxelles, De Boeck, pp. 203-224.

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