Source et copyright à la fin du texte

 

La substance de ce texte a été reprise et développée dans Perrenoud, Ph. (1997) Pédagogie différenciée : des intentions à l’action, Paris, ESF.

 

 

 

Structurer les cycles d’apprentissage
sans réinventer les degrés annuels

Philippe Perrenoud

Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation
Université de Genève
1997

Sommaire

De la difficulté de penser une scolarité sans degrés

Vertus et limites d’une gestion intégrée du curriculum d’un cycle d’apprentissage

Esquisse d’une organisation modulaire d’un cycle d’apprentissage

Deux modèles pour " penser avec… "

Pour conclure

Références


La question de l’organisation de la scolarité intéresse d’ordinaire les historiens, les sociologues, les spécialistes de l’éducation comparée et pour d’autres raisons les responsables des administrations scolaires. Peut-être devrait-elle concerner aussi ceux qui veulent combattre l’échec scolaire et réduire les inégalités, notamment par une différenciation accrue de l’enseignement. La pédagogie différenciée trouve en effet rapidement des limites si on l’enferme dans l’organisation actuelle de la scolarité. La création de cycles d’apprentissage d’au moins deux à trois ans, formant des entités globales à l’intérieur desquelles on ne pratique ni redoublement ni aucune autre forme de sélection, est une condition de l’individualisation des parcours de formation dans l’enseignement obligatoire (Bautier, Berbaum & Meirieu, 1993 ; Perrenoud, 1995 c, 1996 b et e).

Le présent essai s’attache à une question centrale : peut-on, et comment, créer des cycles d’apprentissage sans les structurer en étapes annuelles reconstituant insidieusement des degrés de programme ? N’est-ce pas, dira-t-on, ce que vise l’idée même de cycle d’apprentissage ? C’est vrai, mais le concept n’est pas entièrement stabilisé et des usages laxistes ou prudent s’accommodent de l’expression comme d’un équivalent plus moderne des classiques cycles d’étude. Même lorsqu’on pense explicitement les cycles d’apprentissages comme une alternative à l’organisation de la scolarité en années de programme, il y a loin de la coupe aux lèvres, pour des raisons qui ne tiennent pas à la mauvaise volonté ou à l’incohérence des acteurs, mais à la grande difficulté de penser l’organisation de la scolarité obligatoire, à large échelle, sans réinventer les degrés, dans les représentations et dans les pratiques, sinon dans les textes.

Peut-on mettre les finalités entre parenthèses ?

Une réorganisation de la scolarité ne vaut que si elle permet à davantage d’élèves de mieux apprendre. Il importe notamment qu’elle représente un progrès sensible pour les élèves en difficulté, car ceux qui réussissent sans peine dans l’organisation actuelle de l’école ne justifient pas sa réforme. En contrepartie, une réorganisation visant les moins favorisés ne doit pas pénaliser les " bons élèves " d’aujourd’hui. Visant à réduire les écarts, les cycles d’apprentissage ne sauraient y parvenir au prix d’un nivellement par le bas. C’est pourquoi on ne peut les considérer uniquement comme une extension des mesures d’aide aux élèves en difficulté ou en échec. Ils ne valent que s’ils rendent possible une meilleure formation de base de l’ensemble des élèves.

Le but des cycles d’apprentissage n’est pas d’innover dans la définition des finalités de l’école, mais de développer des dispositifs permettant à chacun de mieux s’approprier les savoirs scolaires. Une transformation des structures dans le sens des cycles oblige cependant à réorganiser les contenus et à les préciser, notamment pour les formuler en termes de compétences clés ou d’objectifs-noyaux associés à l’ensemble d’un cycle d’apprentissage. Inévitablement, toute reformulation, toute clarification relance le débat sur le bien-fondé des programmes et sur les finalités de l’école, parce que le consensus est toujours fragile, construit sur un certain flou (Perrenoud, 1995 a). Dès qu’on tente de le dissiper, des débats apaisés reprennent de plus belle.

Sans nier son importance, on peut souhaiter que la clarification ultime des buts de l’éducation scolaire ne soit pas un préalable à la réflexion sur les structures. Si l’on devait l’attendre, on différerait indéfiniment le débat sur les structures. Or, quelles que soient les finalités affichées, ce débat est nécessaire, car il répond à une préoccupation pragmatique : comment faire pour que les objectifs affichés soient réellement atteints par la majorité des élèves ? À quoi servirait-il en effet de se battre pour la redéfinition de la culture scolaire pour constater, une nouvelle fois, qu’on ne parvient pas à donner à tous les mêmes chances de se l’approprier ? Le présent essai invite donc à suspendre un instant les controverses sur le bilinguisme, l’éducation à la citoyenneté ou les objectifs de l’enseignement de la langue maternelle ou de la mathématique, pour se demander : comment travaille-t-on à former tous les élèves dans le sens des finalités du moment ? De ce point de vue, même si elle se développe dans le cadre de la rénovation de l’enseignement primaire à Genève, la réflexion proposée ici ne vise pas une système éducatif particulier, dans la mesure où presque tous sont confrontés à l’hypothèse des cycles d’apprentissage ou aux aléas de leur mise en place à l’école primaire. À l’école secondaire, les choses se compliquent encore du fait de la sélection et de la diversification des filières ou des niveaux, mais la question des degrés est aussi ouverte. L’expression " cycle d’apprentissage " a d’ailleurs été adoptée par l’enseignement secondaire dans certains pays.

Je m’intéresse ici moins aux concepts organisateurs dans leur abstraction qu’aux fonctionnements qu’ils sous-tendent. La vertu des structures ne se joue pas principalement dans les textes, mais dans leur mise en œuvre au quotidien par des acteurs dont elles définissent les tâches, les responsabilités, les coopérations nécessaires, mais auxquels elles laissent une large marge d’interprétation et d’autonomie. Si le Ministère institue des cycles d’apprentissage alors que tous les acteurs du terrain préfèrent continuer à fonctionner en degrés, les cycles n’existeront que dans les textes…

Il s’agit du travail enseignant, des pratiques pédagogiques telles qu’elles sont déterminées par la structuration du cursus et la division du travail entre les professeurs. Le regard porté sur les pratiques s’inspire de la sociologie du travail et des organisations, avec des parallèles avec d’autres secteurs de la vie active. Le propos n’est pas critique, mais la posture adoptée pourra provoquer quelques réactions vives : quand bien même l’enjeu est la formation des élèves, l’éclairage proposé porte sur le travail des enseignants et sur l’organisation. Non parce que la réalité des élèves, de leurs attitudes, de leurs capacité d’apprendre, de leur diversité ne jouerait aucun rôle dans la fabrication de l’échec scolaire et des inégalités. Simplement, les élèves sont ce qu’ils sont, comme les familles, les classes sociales, la société. La seule dimension sur laquelle l’école a prise, c’est son propre fonctionnement !

Lorsque la pédagogie différenciée se heurte aux structures

Tout effort de différenciation de la pédagogie se heurte, tôt ou tard, à la " coutume " selon laquelle un groupe d’élèves ayant à peu près le même âge et les mêmes acquis antérieurs travaillent, un an durant, avec un ou plusieurs professeurs, pour assimiler un programme conçu à cette fin et qui représente un palier bien identifié dans le cursus. La scolarité est ainsi découpée en étapes annuelles qu’on nomme, selon les traditions nationales, degrés, niveaux, classes, sections (petites et grandes), cours ou grades. Je parlerai ici de degrés, entendus comme des étapes de progression dans un curriculum structurée en années de programme.

Depuis trente ans, les efforts de différenciation de l’enseignement tentent d’assouplir cette structure. Mentionnons en vrac :

Ces mesures ne sont pas exclusives. Toutes représentent un certain assouplissement des contraintes, donc des possibilités accrues de différenciation et d’individualisation des parcours. Toutes se fondent sur certains présupposés théoriques ou idéologiques qui en limitent la portée. Aucune n’est véritablement à la hauteur des défis posés par l’hétérogénéité des apprenants.

C’est pour aller plus loin qu’on a, dans divers systèmes éducatifs, envisagé ou décidé la création de cycles d’apprentissage de deux ou trois ans. Hélas, la notion est ambiguë et peut cacher aussi bien un maintien à peine dissimulé des degrés qu’une organisation réellement alternative du cursus et des progressions individuelles. Pourquoi ? Parce qu’il est très difficile de concevoir et de faire fonctionner des structures aussi simples et pratiques que les degrés annuels… On se trouve dans une situation assez comparable à celle qu’on rencontre lorsqu’on veut supprimer les notes : toute alternative apparaît moins familière, évidemment, mais au-delà, effectivement plus exigeante et complexe. Pour affronter résolument cet obstacle, mieux vaut avoir d’excellentes raisons !


De la difficulté de penser une scolarité sans degrés

Historiquement, la forme scolaire d’éducation n’a pas toujours été associée à une organisation en degrés de programme. Elle a été " inventée " par les premiers collèges, au XVIème ou XVIIe siècle (Chartier, Julia et Compère, 1976) sans devenir aussitôt la seule forme de structuration des études. À l’école primaire, elle ne s’est imposée que progressivement, contre des formes plus individualisées aussi bien que contre l’enseignement mutuel, organisation d’un tout autre type (Giolitto, 1983, Vincent, 1980). Encore faut-il ajouter que, jusqu’à un passé récent, l’école primaire, en raison de la dispersion géographique des établissements, a souvent réuni dans la même classe des élèves suivant des programmes différents, jusqu’à six ou huit dans certains cantons suisses. La classe à degré unique s’est imposée d’abord dans les zones urbaines, puis s’est étendue progressivement aux zones rurales, à la faveur de regroupements scolaires.

Cette rationalisation de l’appareil éducatif a permis de scolariser massivement tous les enfants de 6 à 16 (voire 18) ans, et d’accroître, de décennie en décennie, les taux de scolarisation préobligatoire et postobligatoire. Elle applique à la formation des individus certains principes de la production industrielle, notamment :

Une telle gestion des flux suppose donc l’existence de deux mécanismes étroitement complémentaires :

La relative simplicité de ces mécanismes est au principe de leur force. Il faut ajouter que l’édition scolaire a calqué la conception et la production de masse des manuels et moyens d’enseignement sur cette structuration du cursus, ce qui, en retour, la renforce terriblement. Toute organisation alternative se heurte au fait que la plupart des moyens d’enseignement disponibles ont été conçus pour une année de programme déterminée, ce qui condamne les enseignants et les équipes qui s’écartent de cette ligne à adapter, voire à créer leurs propres moyens aussi longtemps que le système éducatif n’a pas donné aux maisons d’édition des gages d’une mutation à large échelle.

Comment s’étonner dès lors que le degré reste un pivot de l’organisation scolaire, qui s’articule autour de cet invariant. On tente certes, depuis quelques années, d’assouplir ce système, mais c’est une façon de garantir sa pérennité : si l’on décloisonne les degrés ou si l’on rend les passage plus fluides entre eux, n’est-ce pas qu’ils existent toujours comme catégories de référence ?

Les cycles d’apprentissage : une notion ambiguë

L’idée de cycle d’apprentissage ne permet pas de s’affranchir ipso facto de la notion de degré. Aussi longtemps, par exemple, qu’on se demande comment s’opère le passage d’un degré à l’autre à l’intérieur d’un cycle, ou si un élève peut appartenir à plus d’un degré, c’est qu’on n’a pas véritablement rompu avec l’idée qu’un cycle n’est qu’une succession de degrés, sans doute un peu plus perméables et articulés que dans une école sans cycles.

Un cycle d’apprentissage peut désigner, dans son sens minimaliste, un cycle d’étude traditionnel à l’intérieur duquel on aurait limité le redoublement. Pour le Petit Robert, un cycle d’étude désigne une succession de degrés consécutifs, par exemple " de la sixième à la troisième ". C’est donc une suite d’années de programme. Peut-on libérer la notion de cycle d’apprentissage de ce lourd héritage ?

Pour qu’un cycle d’apprentissage apparaisse comme une entité à part entière, et non comme une succession d’étapes annuelles, peut-être faudrait-il d’abord, comme le suggère Linda Allal, dissocier la fin de l’année scolaire de la fin d’un cycle et ne pas superposer les rythmes traditionnels des vacances aux décisions de progression d’un cycle au suivant. Cela permettrait de bâtir des cycles d’un nombre quelconque de mois, 30 ou 45, ce nombre n’ayant pas en soi d’importance, mais cassant le rythme des saisons et des années scolaires…

Même lorsque les cycles d’apprentissage sont introduits à large échelle, nous sommes loin d’un abandon clair et explicite des degrés annuels. Les textes officiels ne renoncent pas, au contraire, à les mentionner, sans doute pour rassurer les parents et… les enseignants. La Nouvelle Politique pour l’École, introduite en France par la loi d’orientation de 1989, maintient une référence aux degrés : Grande section de maternelle, cours élémentaire, cours préparatoire 1 et 2, cours moyen 1 et 2. Elle insiste simplement sur la continuité éducative, avec des objectifs de fin de cycle assimilés au niveau d’exigence du dernier degré et en principe une prise en charge des élèves par le même maître ou la même équipe pédagogique durant toute la durée du cycle.

En Belgique, le Décret relatif à la promotion d’une école de la réussite dans l’enseignement fondamental, du 9 mars 1995, qui s’impose à l’enseignement belge francophone de tous les réseaux scolaires, définit un cycle comme " un ensemble d’années d’études à l’intérieur duquel l’élève parcourt sa scolarité de manière continue, à son rythme et sans redoublement ". La formule " ensemble d’années " reste ambiguë : s’agit-il simplement d’une période de plusieurs années ou de la réunion d’années de programme ? L’article 3 lève cette ambiguïté en faveur de la seconde interprétation :

Toutes les écoles fondamentales maternelles et primaires sont tenues de mettre en place, pour le 1er septembre 2005 au plus tard, un dispositif basé sur une organisation en cycle permettant à chaque enfant :

1° de parcourir la scolarité d’une manière continue, à son rythme et sans redoublement, de son entrée à la maternelle à la fin de la deuxième année primaire.

2° de réaliser sur ces périodes les apprentissages indispensables, en référence à des socles de compétences définissant, après concertation avec les pouvoirs organisateurs, le niveau requis des études.

L’article 4 étend la même obligation au cycle allant " de la troisième à la sixième de l’enseignement primaire ". Cette formulation indique bien le balancement entre deux conceptions d’un cycle d’apprentissage :

À Genève, la rénovation de l’enseignement primaire va vers l’introduction de cycles d’apprentissage, mais la suppression des degrés ne viendra que progressivement, les écoles engagées dans la phase d’exploration ayant surtout donné une nouvelle jeunesse à la classe " à degrés multiples ", appelée ailleurs classe " à plusieurs cours ", voire " classe unique ", ou misé sur des groupes " multiâges " réunissant plus ou moins longuement des élèves qui restent formellement identifiés par leur appartenance à un degré annuel. Ces tentatives sont intéressantes et poseront tôt ou tard la question du sens des degrés, dès lors que les objectifs sont définis au niveau du cycle, que chacun progresse en principe de façon plus individualisée et qu’on exclut le redoublement comme simple répétition d’un parcours annuel. Même dans ce cas, la progression peut rester globalement pensée par degrés, avec des assouplissements.

En résumé : les tentatives les plus avancées d’individualisation des parcours n’ont, à ce jour, pas vraiment rompu avec les degrés, pour des raisons assez compréhensibles en regard des peurs que suscite toute organisation radicalement nouvelle. L’étape suivante passera par une transformation des représentations sociales. En effet, même si les textes officiels franchissaient définitivement le pas et ne définissaient plus que des objectifs de fin de cycle, sans aucune référence à des années de programme, la notion de degré demeurerait sans doute prégnante, longtemps encore, dans les esprits. Pourquoi ? Certainement en raison de cette sorte d’inertie ou de rigidité des mentalités qui fait par exemple qu’en France, on compte encore en anciens francs plus de trente ans après leur abandon, ou qu’il est plus difficile de réformer les claviers de machine à écrire que la constitution d’un État.

Cependant, la prégnance des degrés annuels va au-delà d’une habitude mentale ou langagière dont on aurait du mal à se défaire. Nous pensons en termes de degrés de programme parce que nous n’avons rien d’équivalent à mettre à la place, aucune catégorie aussi simple et commune, qui rende les mêmes services pour gérer les flux, le curriculum et le cursus, les disparités de niveaux.

Un degré annuel de programme fonctionne en effet simultanément :

L’histoire de l’enseignement nous apprend que les sociétés scolarisées ont fabriqué la notion de degré, mais la plupart des contemporains l’ignorent et imaginent difficilement qu’on puisse construire un système scolaire sur d’autres bases, du moins à large échelle. À petite échelle, diverses écoles alternatives ou expérimentales se sont affranchies de cette servitude, mais la notion de degré reste la seule qui soit partagée à l’échelle du système éducatif dans son ensemble, responsables, usagers et enseignants réunis, la seule qui paraisse évidente, l’expression du bon sens même.

C’est pourquoi l’introduction des cycles d’apprentissage conduit souvent :

Peut-on aller plus loin, s’affranchir totalement du découpage annuel du curriculum ?

De la nécessité d’y voir plus clair

La conception d’un cycle comme ensemble d’apprentissages dans un groupe multiâge est ce qui s’éloigne le plus des degrés traditionnels. Cependant, la notion de " groupe multiâge " présente un inconvénient sémantique majeur : tout groupe de formation est, au sens strict, multiâge, sauf à ne regrouper que des élèves nés le même jour à la même heure… L’expression ne dit rien de la façon dont on limite l’hétérogénéité, dont on structure les tâches, dont on groupe les élèves et dont on gère leurs progressions. Or, là est pourtant l’essentiel. Dire " groupe multiâge " n’est encore rien dire et ne donne pas la garantie qu’un cycle d’apprentissage ne reconstituera pas, plus ou moins rapidement, des progressions par degrés de programme, au moins dans les esprits.

Aucune structure n’est à l’abri d’effets pervers. Toutefois, ils sont ici " programmés " aussi longtemps qu’on ne parvient pas mieux à penser et à nommer l’organisation du travail, les groupements, la progression des apprentissages et les modes de régulation à l’intérieur d’un cycle. L’opacité actuelle du fonctionnement interne des cycles peut être un gage de flexibilité et de diversité, mais elle peut aussi couvrir de grandes rigidités ou le retour subreptice à l’ordre ancien. La responsabilité du système n’est pas de normaliser les pratiques et les dispositifs, mais de permettre de les penser dans un langage commun sans laisser le droit à la différence s’installer à la faveur de la simple confusion conceptuelle.

À la question de savoir ce que font un enseignant isolé ou une équipe lorsqu’ils tentent de fonctionner en cycle d’apprentissage, les intéressés pourraient répondre : " Nous faisons de notre mieux, nous savons ce que nous faisons, accordez-nous votre confiance ". Cette prudence, bien compréhensible, me semble empêcher le progrès collectif et la professionnalisation interactive (Gather Thurler, 1994, 1996). Que chacun fasse à sa façon, autrement que tous les autres s’il le veut, mais à condition de pouvoir dire ce qu’il fait et, jusqu’à un certain point, le justifier par des observations et une argumentation rationnelle. Cette exigence devrait d’ailleurs s’appliquer aux classes actuelles dans la structure en degré. Elle devient vitale dans le cadre des cycles d’apprentissage, pour au moins deux raisons :

a. Les fonctionnements internes des cycles d’apprentissage ne sont pas stabilisés, là où ils existent ou s’esquissent. Il est donc très utile qu’ils soient décrits et confrontés les uns aux autres avant que les praticiens ne s’enferment dans de nouvelles routines, qui deviendront de moins en moins pensées et explicites, même pour eux…

b. Le dysfonctionnement d’une classe durant un an peut faire des dégâts, mais ils sont sans commune mesure avec ceux qu’engendrerait le dysfonctionnement d’un cycle d’apprentissage durant trois ou quatre ans. D’où l’importance de rendre compte et de s’exposer au questionnement, voire à la critique, des collègues ou d’autres professionnels.

On ne peut faire d’une complète professionnalisation du métier d’enseignant un préalable à la mise en place de véritables cycles d’apprentissage. Au contraire, le développement de parcours plus individualisés gérés par des équipes favorisera la professionnalisation en poussant à la coopération et à l’explicitation des pratiques au sein d’une école et entre elles. Cependant, ce mouvement vers la professionnalisation n’est pas automatique, car la transparence fait toujours peur, on la vit comme un risque. C’est pourquoi on ne fait volontiers état que de ce qui est assuré, de ce qui " tourne " et on parle trop peu et trop tard des problèmes. Mon propos n’est pas d’examiner ici cette sorte de censure, ni les rapports entre professionnalisation et introduction des cycles d’apprentissage (Perrenoud, 1994 b, 1996 f, 1997 a).

Je ne retiendrai qu’un seul obstacle à la communication, qui renforce les non-dits : le manque de mots, de représentations, de concepts partagés pour penser l’individualisation et la régulation des parcours de formation. On s’habitue progressivement, à l’école primaire, à parler de didactique, d’évaluation, de différenciation, de gestion de classe, de situations-problèmes, de relations intersubjectives, de dynamique de groupe, avec des concepts et des mots de moins en moins naïfs, grâce aux apports des mouvements pédagogiques, de la recherche en éducation, des enseignants innovateurs. Sans se leurrer sur le pouvoir des mots, on peut dire qu’ils rendent possible l’évolution des représentations et, parfois, des pratiques. En regard des problèmes nommés et travaillés, il reste un point aveugle dans la culture professionnelle : comment pense-t-on, comment nomme-t-on ce qui se joue autour de la progression des élèves d’une situation d’apprentissage à la suivante, puis d’un temps et d’un espace de formation au suivant ?

Affrontons l’horreur du vide et la peur du désordre

Supposons qu’on demande à un groupe d’experts de proposer une structuration de la scolarité obligatoire en cycles d’études permettant à tous les enfants, entre 3-4 et 16-20 ans, d’acquérir une culture de base comprenant à la fois un noyau commun et des extensions ou des approfondissements différents. Le contrat devrait expressément prévoir que leur projet ne doit, ni de près ni de loin, ni ouvertement ni implicitement, réinventer les degrés comme base de l’organisation des études.

Les experts auraient la prudence de ne pas demander pourquoi l’instruction est obligatoire, ni au nom de quoi il est plus important de maîtriser l’algèbre plutôt que l’art de cuisiner. Ils prendraient donc pour donnés les contenus de la culture scolaire et le principe d’une instruction de tous durant l’enfance et l’adolescence. Dégagés des impasses où conduisent de telles questions politiques et philosophiques - au demeurant fondamentales ! -, ils pourraient se concentrer sur leur tâche spécifique : organiser la scolarité obligatoire sans degrés annuels, en visant à atteindre les mêmes objectifs, si possible pour une proportion nettement accrue de chaque génération. Leur première étape serait donc de construire des concepts et un langage permettant de poser des questions d’organisation pédagogique sans induire immédiatement des réponses en termes de degrés de programme.

Au fait des acquis des sciences de l’éducation, les experts sauraient que nul ne peut apprendre à la place d’autrui, que c’est le sujet qui apprend et doit donc s’impliquer activement dans son apprentissage. Ils sauraient aussi qu’en laissant chacun apprendre ce qu’il veut, quand il veut, sans aucune intervention des adultes, la probabilité que les jeunes maîtrisent la culture visée avant 16 ou 20 ans serait extrêmement faible, aussi faible que celle que les statisticiens prêtent à un singe de reconstituer la Bible en frappant au hasard sur un clavier…

Les experts poseraient quelques postulats initiaux :

1. Les enfants et les adolescents n’apprennent que s’ils sont placés dans des situations d’apprentissage qui les rendent actifs et les poussent à écouter, lire, observer, comparer, classer, analyser, argumenter, tenter de comprendre, de prévoir, d’organiser, de maîtriser la réalité, symboliquement et pratiquement.

2. Ces situations doivent être créées, organisées, parce qu’elles ont peu de chances de se produire spontanément de façon assez dense et judicieuse pour susciter, en temps utile, les apprentissages visés.

3. Comme nous le rappelle le CRESAS (1987) " on n’apprend pas tout seul ", les situations exigeront très souvent que s’engagent des interactions didactiques entre des personnes, donc une dynamique de groupe, complexe et partiellement imprévisible.

4. Il faut donc créer des dispositifs didactiques et les intégrer à ce qu’on pourrait appeler des espaces-temps de formation, forme d’institutionnalisation d’un travail d’une certaine durée poursuivant des objectifs définis avec un groupe de composition stable.

5. Dans le cadre d’un même espace-temps de formation, il n’est ni possible ni souhaitable que tous les élèves (pas plus que les enseignants) vivent exactement les mêmes situations, en raison de leur place dans les dispositifs didactiques, de leurs investissements, des jeux de pouvoir, des enjeux relationnels, des initiatives et des projets des uns et des autres, de la division des tâches, et plus encore des compétences, savoirs et intérêts déjà construits dans l’esprit de chacun. On ne peut donc ni anticiper, ni contrôler précisément ce que chacun vivra une fois entré dans un espace-temps de formation. Tout cela est vrai aussi de chaque dispositif didactique, même s’il est possible de contrôler un peu mieux ce qui se passe dans des temps courts.

6. Le principe de la différenciation commande que chaque apprenant se trouve, aussi souvent que possible, dans des situations d’apprentissage fécondes pour lui (Perrenoud, 1996 b) c’est à dire susceptibles de le faire progresser ; il importe de reconnaître qu’un dispositif ou une situation ne peuvent que s’approcher de cet inaccessible idéal.

7. Cette limite et le temps long requis par les apprentissages fondamentaux exigent une forme de redondance qui interdit de faire reposer l’acquisition d’une compétence durant un seul temps et à l’intérieur d’un seul espace de formation. On rejoint alors la notion d’apprentissage en spirale qui sous-tend déjà de nombreux plans d’études organisés en années de programme.

8. Aucun dispositif, aucun espace-temps de formation, aussi riches et durables soient-ils, ne peuvent, à eux seuls, garantir tous les apprentissages visés ; il faut donc penser immédiatement à un ensemble diversifié d’espaces-temps de formation, dont l’enchaînement couvre plusieurs années.

9. Pour tenir compte de l’aspect progressif de la construction des connaissances et des compétences, la progression d’un espace-temps à un autre ne devrait pas se faire au hasard, mais suivre un ordre, qui ne saurait cependant qu’être approximatif et partiel. Il faut qu’une régulation soit mise en place pour optimiser la circulation des apprenants d’un espace-temps de formation à un autre. C’est un premier niveau de différenciation.

10. Il importe qu’une forme de régulation soit présente à l’intérieur des dispositifs didactiques et de l’espace-temps de formation qui les abrite, de sorte à optimiser les situations sous l’angle des apprentissages visés, en misant sur l’autorégulation de son travail et de sa formation par l’apprenant, mais en lui offrant de l’aide méthodologique, des incitations et des conseils. C’est un second niveau de différenciation, aussi essentiel que le précédent.

11. Sans mécanismes d’incitation, voire de coercition, les enfants ou les adolescents ne se placeront pas constamment dans des situations d’apprentissage, et ne choisiront pas spontanément celles qui les conduiront de façon progressive aux maîtrises visées.

12. De même, il est peu vraisemblable que la circulation entre les espaces-temps de formation puisse être laissée à la libre initiative de chaque élève.

13. Le fonctionnement du curriculum et la gestion des problèmes qu’il pose (territoire, décisions, justice, attribution de tâches) exigent une forme d’autorité maintenant la cohésion et la cohérence du tout.

La notion d’espace-temps de formation reste, à ce stade, volontairement vague quant au nombre d’enseignants et d’élèves impliqués, quant au temps qu’on y passe, quant aux contrats et dispositifs didactiques à mettre en œuvre, quant aux objectifs et à l’évaluation. Elle indique simplement que le champ de la scolarité primaire ou obligatoire est trop vaste pour qu’on puisse se passer :

Structurer des temps et des espaces de formation

On peut considérer un groupe-classe travaillant durant une année scolaire, dans le cadre d’un degré de programme, comme un espace-temps de formation d’un type particulier, celui qui nous est le plus familier et apparaît donc " naturel ". Dans un tel espace-temps peuvent déjà se déployer, en parallèle ou en succession, des dispositifs didactiques très divers, selon la conception pédagogique globalement adoptée : de l’alternance entre leçons, exercices et travaux écrits, aux classes gérées selon des méthodes actives et des démarches de projet, divers fonctionnements contrastés coexistent, parfois dans le même établissement. Une structuration forte et uniforme du cursus en degrés annuels ne préjuge pas entièrement des modalités d’organisation interne de ces espaces-temps. Il serait donc absurde de soutenir que l’organisation actuelle de la scolarité empêche absolument le respect des treize postulats précédents. Elle fait simplement reposer l’essentiel de la différenciation sur ce qui se joue dans le cadre de la classe et d’une année de programme, dans la mesure où la rigidité des degrés et le caractère sommaire des mécanismes de promotion/redoublement ne contribuent guère, pour leur part, à une individualisation optimale des parcours de formation.

Un cycle d’apprentissage, dans la mesure où il veut affranchir de ces limites annuelles, peut être conçu comme un espace-temps nettement plus large qu’un degré. Il n’est pas possible de le gérer, même avec un groupe restreint d’élèves, en transposant purement et simplement des habitudes et des savoir-faire développés à l’échelle d’une année de programme. Piloter des progressions individualisées sur trois ou quatre ans est un problème inédit, qui appelle des solutions nouvelles. L’espace-temps que forme un cycle d’apprentissage est trop vaste pour qu’on puisse espérer le gérer sans le structurer en espaces-temps plus limités, poursuivant des objectifs moins larges ou à moins long terme. Or, faute d’une conception claire et partagée de l’organisation interne d’un cycle, on sera tenté de revenir à une structuration en degrés annuels, pour ne pas se perdre !

Je vais tenter de montrer qu’à partir des treize postulats précédents, on n’est pas condamné à réinventer les degrés de programme et l’organisation classique de l’école obligatoire. À ce stade, il serait présomptueux de proposer des structures qui pourraient être mises en place demain. Je m’attacherai plutôt à développer des utopies gestionnaires permettant de penser diverses formes d’individualisation des parcours de formation. Ce type d’utopie n’est pas original, comme en témoignent les travaux de Meirieu (1989 a et b) sur l’itinéraire des pédagogies de groupes et avant lui les propositions émanant des mouvements de pédagogies nouvelles ou institutionnelles, qui ont toujours tenté de penser simultanément l’organisation scolaire et les situations d’apprentissage. Toutefois, en dehors des équipes directement inspirées par des mouvements pédagogiques ou par les sciences de l’éducation, la culture professionnelle des enseignants n’est pas très riche dans ce domaine, sans doute parce que penser l’organisation de la scolarité semble relever de l’autorité et du politique davantage que des praticiens qui occupent une place définie dans la structure et n’ont donc pas besoin de la percevoir dans sa globalité et ses fondements. La professionnalisation du métier d’enseignant et l’émergence de l’établissement comme acteur collectif peuvent élargir le cercle des gens impliqués dans cette " démarche utopique ", qui peut s’alimenter à d’autres sources encore :

Pour élargir la réflexion sur l’organisation scolaire, en impliquant de plus en plus d’enseignants et d’équipes dans un travail de conception, on tentera d’éviter deux écueils connus :

Je proposerai ici deux scénarios, conçus comme des modèles qui s’ancrent pour une part dans les expériences en cours, mais tentent d’aller un peu au-delà. Je les opposerai, pour faire court, en parlant pour l’un d’une organisation intégrée du curriculum d’un cycle, pour l’autre, d’une organisation modulaire.

Dans une organisation dite intégrée du curriculum, l’ensemble des contenus et des objectifs sont travaillés en parallèle tout au long du cycle. Cette organisation transpose à l’échelle d’un cycle, en le complexifiant, le fonctionnement actuel d’un degré de programme. Ce qui suppose une grille horaire attribuant leur juste part aux diverses disciplines et des modes variés de groupement des élèves, groupes multiâge, groupes de niveaux, groupes de besoins, groupes de projets, groupes de tutorat.

Dans une organisation dite modulaire, inspirée des formations professionnelles et de l’éducation des adultes, un cycle serait conçu comme un réseau de modules d’enseignement-apprentissage présentant chacun une spécificité thématique et une certaine clôture. L’architecture du réseau serait explicite et relativement stable. La répartition du travail entre enseignants porterait essentiellement sur la prise en charge des divers modules. La gestion des progressions se ferait clairement à deux étages : la circulation - individualisée - des élèves entre modules et, à l’intérieur de chacun, des progressions tout aussi individualisées.

Par curriculum, j’entends ici l’ensemble des apprentissages qu’on prétend provoquer chez les élèves traversant un cycle. C’est un curriculum prescrit, que les acteurs transformeront en contenus réels d’enseignement et de travail et qui donneront lieu à des apprentissages effectifs encore différents (Perrenoud, 1993 a). On peut assimiler la notion de curriculum à celle de programme ou de plan d’études si l’on se défait du découpage annuel.

Je laisserai ouverte, dans un premier temps, la question de savoir si le mode de structuration du curriculum d’un cycle d’apprentissage doit relever de la marge d’autonomie des établissements ou d’une règle commune. Une chose est sûre : ces fonctionnements concernent un ensemble d’enseignants qui doivent travailler de manière coopérative. Les choix individuels n’ont donc de sens qu’au stade du débat. Pour passer à l’acte, il faudra se mettre d’accord.

Les deux modèles esquissés ici ne visent donc pas à préparer une mise en œuvre, mais plutôt à alimenter le débat. La posture qu’ils exigent du lecteur n’est pourtant pas tout à fait la même :

En conclusion, j’envisagerai l’articulation ou la combinaison des deux modèles, car on se doute que chacun comporte des points forts et des points faibles et qu’il resterait à chercher une synthèse.

 
Vertus et limites d’une gestion intégrée
du curriculum d’un cycle d’apprentissage

Lorsqu’on définit un cycle d’apprentissage comme une structure où les élèves " passent " plusieurs années pour construire des connaissances et des compétences définies, lorsqu’on refuse en même temps de réinventer les degrés, on ne lève pas ipso facto l’opacité qu’on connaît aujourd’hui à propos de ce qui se passe durant les neufs mois d’une année scolaire lorsque le cursus est structuré en degrés. Au vrai, on l’amplifie :

Il y a quelques décennies, l’institution scolaire imposait un découpage mensuel de la progression durant une année scolaire et exigeait le strict respect d’une grille horaire, dont témoignait un journal de classe permettant de vérifier que, tous les mardis de l’année, de 9 à 10 heures, on avait fait de la grammaire. Il ne s’agit pas de réinventer un tel système de normes à l’échelle d’un cycle d’apprentissage. L’enjeu n’est pas de contrôler le respect de règles qui n’existent pas encore, ni d’en inventer au plus vite pour uniformiser et contrôler. L’enjeu est de penser ce qui se passe à l’intérieur d’un cycle considéré comme un espace-temps de formation tellement vaste qu’on s’y perdrait si l’on n’organisait pas le travail et les progressions.

Considérer un cycle d’apprentissage comme un " superdegré ", plus étalé dans le temps, offrant donc plus de flexibilité, n’est pas absurde. L’important est de savoir si, ce faisant, on ne court pas le risque majeur d’aggraver les écarts.

Du bon usage du multiâge

Un cycle d’apprentissage est associé à un ensemble d’objectifs à atteindre en plusieurs années. Cela permet toutes sortes d’organisations internes. Actuellement, elles sont diverses, mais se construisent en général à partir d’un assouplissement du système des degrés, par décloisonnement des programmes annuels, travail en groupes multiâge et diversification des trajectoires et des positions des élèves.

L’ingéniosité et l’énergie des équipes peuvent faire émerger des modalités tout à fait intéressantes de formation et de gestion des progressions. Je crains qu’elles soient trop fragiles et artisanales pour faire face à la complexité des problèmes, parce qu’elles se construisent au gré d’une sorte de bricolage pragmatique qui ne s’appuie guère sur une conception explicite et cohérente d’un cycle d’apprentissage. Est-ce la seule démarche possible de changement qui tienne compte de la réalité du terrain et des acteurs ? Ce n’est pas sûr. Si l’on compare un cycle d’apprentissage à une maison dont les façades resteraient en place alors qu’on restructure complètement l’aménagement intérieur, on voit bien qu’on peut procéder selon deux logiques qui ont, l’une et l’autre, leurs lettres de noblesse :

Il n’y a pas de raison de préférer a priori l’une de ces stratégies à l’autre. Tout dépend du moteur du changement et de la rigidité des habitants. S’il s’agit de répondre concrètement à des problèmes concrets, au coup par coup, la stratégie du bricoleur sera moins coûteuse. Si les problèmes sont structurels et n’admettent qu’une solution d’ensemble, la stratégie de l’architecte s’imposera.

La rénovation de l’enseignement primaire genevois, étant donnée la pente normale des enseignants, va favoriser la stratégie du bricoleur, qui donne à chacun davantage de pouvoir sur son environnement proche, enjeu de ceux qui sont relativement indifférents à la structure dans son ensemble, mais souhaitent peser sur l’aménagement de la zone où ils travaillent. Je ne propose pas de prendre le contre-pied, mais de chercher une voie médiane : construire un plan d’ensemble, pour savoir, au minimum, dans quelle direction vont les transformations ; puis le réaliser en acceptant un certain désordre et de nouvelles négociations, pour tenir compte des conditions locales et des préférences de chacun.

Les tentatives actuelles ne me semblent pas dessiner encore une architecture pour une organisation intégrée du curriculum. Sans doute est-ce pour plus d’une raison :

1. L’idée même d’organisation intégrée, sans l’exclure, ne pousse pas à définir une architecture stable des espaces-temps de formation ; on commence plutôt par abattre des cloisons, sans savoir encore s’il faut en reconstruire et comment ; dans un premier temps, on rêve plutôt de cloisons mobiles ; il s’agirait ici de favoriser le développement d’une " pensée architecturale " sans imposer un plan unique, chaque équipe mettant son autonomie à profit pour naviguer à vue, sans concepts ni schéma directeur, pour construire sa propre maison.

2. Les outils de structuration interne d’un cycle d’apprentissage ne sont pas stabilisés ; les travaux de Meirieu (1989 b et c) sur les pédagogies de groupe ont mis un certain ordre dans les notions de groupes de besoin, de niveau, de projet, mais on ne peut pas dire que les gens d’école disposent déjà d’un langage commun pour distinguer clairement ces dispositifs, encore moins pour décrire leurs rôles respectifs et les logiques qui sous-tendent l’attribution des élèves à tel ou tel groupe et sa progression de l’un à l’autre.

3. Il subsiste une forme de dissociation entre les dispositifs et les didactiques. Autrement dit, une école peut penser de façon concertée un ensemble d’espaces-temps de formation interconnectés, au point parfois que le visiteur a l’impression de contempler une raffinerie ou à une usine à gaz, sans qu’on sache pour autant ce qui se passe à l’intérieur de chaque espace-temps. Façon subtile de concilier la coopération au niveau de l’architecture et la liberté de chacun d’aménager et d’utiliser son espace-temps à sa guise.

Flux poussés, flux tendus

Pour poser les problèmes de façon un peu neuve, empruntons quelques éléments aux conception du travail comme flux d’activités orientées vers un ou plusieurs buts. À l’école, le but est de construire des connaissances et des compétences définies. Les situations et les activités d’apprentissage sont en principe ordonnées à cette fin. Il reste à en maîtriser le rythme et les enchaînements. De cette maîtrise dépend non seulement la progression de chacun, mais l’affaiblissement ou l’amplification des écarts entre élèves, voire entre écoles.

Je vais, en m’inspirant de concepts empruntés à l’organisation du travail, tenter de contraster une gestion à flux tendus et une gestion à flux poussés :

On ne travaille pas moins dans une gestion à flux poussés, mais on suit un plan relativement fixé, on met un pied devant l’autre en suivant un itinéraire tracé et l’inconnue est la durée de chaque étape. Dans une gestion à flux tendus, il y a un compte à rebours qui est au principe de la tension et oblige à revoir et à optimiser constamment la planification du travail, dans une approche inspirée de la résolution de problèmes ou de la pensée stratégique.

Voyons comment ces notions, au demeurant assez proches du sens commun, nous aident à penser la progression des élèves dans le cadre scolaire. On s’en doute, toute organisation complexe mêle inévitablement ces deux logiques, la question est plutôt de savoir laquelle est dominante. L’école est de ce point de vue un lieu paradoxal : elle maîtrise la gestion à flux tendus aussi longtemps qu’il s’agit d’enseigner à un groupe, alors qu’elle bascule dans une gestion à flux poussés dès qu’il est question de faire apprendre par des chemins individualisés !

Un enseignement strictement frontal ne gère qu’une progression, celle du groupe dans le programme. Les élèves l’assimilent inégalement, mais le maître peut feindre de l’ignorer. À la fin de l’année scolaire, il " fait les comptes " et prend, ou propose, pour chaque élève cette fois, une décision de redoublement, de progression ou de d’orientation, qui représente une forme très sommaire d’individualisation. Qu’une telle pédagogie frontale fabrique de l’échec ne l’empêche pas d’illustrer assez bien une forme de gestion à flux tendus, car le principal souci de l’enseignant est de " boucler la boucle ", autrement dit de parcourir tout le chemin dans le temps imparti, au besoin en sacrifiant un chapitre ou en le survolant. Il lui importe notamment de ne pas avancer trop lentement dans les premiers chapitres, pour ne pas être " pris de court " en fin d’année. Il s’applique donc à tourner régulièrement les pages du " texte du savoir " (Chevallard, 1991), pour avancer méthodiquement d’un chapitre à l’autre. Lorsqu’il se sent ou craint de se mettre " en retard " l’enseignant est poussé à tourner certaines pages plus vite que d’autres, voire à se contenter de les feuilleter ou de les résumer. Maîtriser cette progression n’est pas aussi facile qu’il y paraît. La tentation est réelle de passer sur tel ou tel thème plus de temps que prévu, parce que le maître se prend au jeu ou parce que les élèves ne comprennent et n’apprennent pas aussi vite qu’il l’espérait, qu’il doit réexpliquer, revenir en arrière, ralentir pour ne pas " larguer " le gros de la classe. La progression des élèves n’est donc pas absente des préoccupations du professeur pratiquant un enseignement frontal dans une classe suivant un programme annuel, mais elle est pilotée à l’échelle du groupe, les décisions d’avancement dans le programme étant modulées en fonction de la proportion d’élèves qui semblent prêts à passer plus loin.

On a ici l’exemple d’une gestion à flux tendus, parce que les régulations se font constamment en fonction de l’objectif, dans une tension entre le temps qui passe et les obstacles plus ou moins inattendus qui déjouent la programmation la plus réaliste. Il n’en va pas autrement sur un chantier de construction, dont les échéances sont impératives. La gestion à flux tendus est une gestion optimale du temps qui reste. Les pédagogies frontales les plus traditionnelles ont développé dans ce domaine des savoir-faire et des savoirs d’expérience, hélas rarement formalisés par les enseignants eux-mêmes. Des études ont montré (Lundgren, 1972, 1974, 1977 ; Lundgren and Pettersson, 1979) que la progression dans le programme est pilotée en référence à un groupe d’élèves moyens, le maître faisant d’emblée un double deuil : celui d’avancer suffisamment vite pour les élèves les plus rapides, et suffisamment lentement pour les plus lents. Il renonce donc, dans une telle pédagogie, à la réussite des plus lents, et privilégie l’avancement d’une proportion convenable du groupe. Les taux de redoublement ne donnent pas nécessairement une bonne approximation de la proportion d’élèves " sacrifiés ", car dans les systèmes qui luttent contre le redoublement, ce dernier tend à se limiter aux élèves en grandes difficultés. Cela ne signifie pas que tous les autres ont maîtrisé le programme !

En contrepoint, les pédagogies différenciées ont un immense mérite et affrontent un grand risque. Leur mérite est de s’intéresser à la progression de chaque élève et de ne pas se satisfaire d’une progression de la moyenne du groupe. Le risque, c’est de passer insensiblement d’une gestion par flux tendus à une gestion par flux poussés, autrement dit de " pousser " chaque élève vers des progrès sans trop se soucier des échéances et du temps qui reste. Ce n’est pas une intention délibérée : les enseignants engagés dans ces pédagogies militent en général contre l’échec scolaire et les inégalités. Mais il est très difficile de concilier toutes les logiques. Faire avancer chacun " à son rythme ", c’est idéalement, ne lui imposer aucune échéance, c’est renoncer à tout acharnement pédagogique (Perrenoud, 1996 d). De là à verser dans une forme d’attentisme, le pas est vite franchi. " Le Chat ", personnage des bandes dessinées de Philippe Geluck, dit, perché sur une bicyclette : " Si je devais vraiment rouler à mon rythme, je ne roulerais pas ". C’est pourquoi Meirieu nous met en garde :

…il y aurait un danger à vivre la différenciation comme une manière de casser, de briser toute dynamique collective, ou d’individualiser comme une manière de " respecter " les différences et d’y enfermer les personnes. Moi je ne " respecte pas " les différences, je le dis avec beaucoup de simplicité, les différences j’en tiens compte… ce qui est tout à fait autre chose. C’est-à-dire que, si quelqu’un ne sait pas accéder à la pensée abstraite par exemple, je ne vais pas camper sur une position qui consiste à dire " Je respecte sa différence, il ne sait pas accéder à la pensée abstraite, donc je ne lui fournis que du concret ". Je tiens compte des différences, c’est-à-dire que je prends en compte le niveau où il est, mais je vais l’aider à progresser (Meirieu, 1995 a).

Cette position de principe est difficile à mettre en œuvre dans la mesure où l’on navigue constamment entre deux écueils : enfermer l’élève dans son rythme ou faire un forcing tout aussi peu favorable à des apprentissages durables. On peut " tenir compte du rythme " d’autant mieux qu’on le connaît et qu’on comprend ses incidences sur les apprentissages. Or, en l’état des sciences de l’éducation et de la formation des enseignants, la notion reste intuitive. Au gré des développements de la recherche et des savoirs d’expérience, les enseignants disposeront sans doute d’outils leur permettant de mieux cerner la nature des obstacles à l’apprentissage rencontrés par chaque élève et donc de savoir s’ils appellent une intervention urgente, un détour ou un temps de latence, par exemple pour laisser à l’enfant le temps de grandir, mûrir, dépasser des crises familiales ou des troubles identitaires. Aujourd’hui, on tâtonne et dans le doute, il paraît plus conforme à l’esprit des pédagogies humanistes de ne pas forcer les choses. Dans les cycles d’apprentissage, les enseignants qui " essuient les plâtres " sont souvent acquis aux pédagogies nouvelles, avec ce qu’elles comportent de respect de l’enfant et de recherche du sens. Pour exercer de fortes pressions sur le rythme de progression, ce qu’ils n’aiment pas, les enseignants acquis aux pédagogies nouvelles doivent avoir d’excellentes raisons. Les fondateurs des pédagogies actives n’avaient pas peur de " faire violence " à l’enfant en lui demandant un travail acharné et discipliné pour construire des savoirs. Les enseignants issus des classes moyennes qui adhèrent aujourd’hui à ces pédagogies sont moins politisés, plus sensibles aux valeurs humanistes et à l’épanouissement personnel qu’au combat pour la maîtrise du savoir comme garant d’un certain pouvoir dans les rapports sociaux. Or, lorsqu’on n’est pas passionnément et presque obsessionnellement porté à faire apprendre, on préfère parfois un climat de classe détendu à une pédagogie efficace. Travailler à flux tendus, c’est en effet, comme l’expression l’indique, créer une tension qu’une partie des enseignants d’aujourd’hui n’assument pas bien, en vertu d’une image de l’enfant comme être autonome et protégé et du respect de ses droits.

Les raisons de réintroduire de fortes exigences et une tension s’accroissent en général partout lorsque diminue le temps qui reste. Plus il s’amenuise, plus on s’autorise à intervenir de façon insistante auprès des élèves dont on pressent, de plus en plus clairement, qu’ils ne parviendront pas à temps aux maîtrises visées s’ils se bornent à " continuer sur leur lancée ". Plus les échéances restent lointaines, plus la tentation est forte de les oublier, car elles sont génératrices de stress, tant pour les enseignants que pour les apprenants. Il y a déjà tant à faire pour faire face aux difficultés du moment qu’il faut être héroïque (ou très angoissé) pour regarder le calendrier dès le premier jour. Dans le système des degrés, les échéances sont plus rapprochées que dans un cycle de trois ou quatre ans. Lorsqu’un enseignant ne dispose que des 8 à 9 mois d’une année scolaire standard pour " passer sa classe " à un collègue, il n’a guère l’impression d’avoir " la vie devant soi ". Il sait qu’on le jugera au vu du niveau des élèves reçus. " Je ne sais pas ce que tu as fait l’an dernier, mais il y a des lacunes, ils ne savent plus rien, je dois tout reprendre à zéro " : nul n’aime entendre ou deviner de tels propos. Il s’ensuit, même lorsqu’on voudrait laisser aux élèves le temps de grandir et d’apprendre tranquillement, qu’on se sent enclin à exercer une pression sur les élèves : " Travaillez, apprenez, le temps passe, dans quelques mois, je ne pourrai plus rien pour vous, vous passerez dans une autre classe ! ".

Parce qu’il éloigne les échéances, le fonctionnement en cycle d’apprentissage accroît le confort et diminue la pression dans le court terme, ce qui peut augmenter les écarts et favoriser le travail à flux poussés. Comme le souligne Linda Allal :

Dans les systèmes de cycles d’apprentissage, on insiste davantage sur l’espacement des échéances des évaluations et des prises de décision, en les situant au début et à la fin des cycles. Or, dans ces deux cas, d’importants problèmes surgissent. Si, au début d’un cycle, on applique un système de dépistage des élèves faibles, afin de leur offrir un parcours ralenti et des formes d’encadrement renforcées, on risque de se trouver dans la situation paradoxale où une certaine forme d’échec (ou, en tout cas, de retard socialement repérable) est cautionnée et même planifiée d’avance. Si, au contraire, on prend la décision de retenir un élève une année de plus au terme de la durée normale d’un cycle, on instaure de toute évidence une forme de retard scolaire à peine différente du redoublement, en somme un " redoublement déguisé " mais facilement repérable (Allal, 1995).

L’auteur soutient que, pour prévenir ce double risque, il serait sage de " prévoir un même nombre d’années d’études, au total et par cycle, pour tous les élèves, sauf dérogation éventuelle pour des cas tout à fait exceptionnels ". C’est sans doute la seule façon d’obliger à une différenciation de la prise en charge dans une logique de flux tendus.

Il reste à trouver les modes de gestion des progressions individuelles et d’aménagements des situations didactiques susceptibles d’amener chacun à la maîtrise de l’essentiel dans le même temps. Pour aller vers une gestion à flux tendus, un premier principe s’impose : les décisions doivent être aussi nombreuses qu’il le faut pour ne pas laisser durablement un élève dans des situations où il ne progresse plus. Si la différenciation consiste à placer un élève, aussi souvent que possible, dans une situation optimale pour lui, du point de vue des apprentissages (Perrenoud, 1996 b), il est évident que la stratégie doit être reconsidérée presque constamment. C’est en ce sens que Tardif (1992) peut plaider pour un enseignement stratégique, autre façon de désigner une gestion à flux tendu. Une posture stratégique incline en effet à relier constamment l’action présente aux effets attendus à long terme, donc, dans l’enseignement, à se demander souvent : nous en sommes là, il reste tant d’années ou de mois pour agir, que faire maintenant pour se donner les meilleures chances de rejoindre l’objectif dans un, deux ou trois ans ?

Qui n’adhérerait pas à cette logique de la régulation constante en fonction des objectifs ? Elle est au principe de tout pilotage d’un système. Dans notre culture, dans l’abstrait, tout le monde comprend et partage cette forme de rationalité. Les obstacles se situent donc ailleurs :

À supposer qu’on veuille orienter résolument l’enseignement vers une gestion à flux tendus, il y aura donc à surmonter de nombreux obstacles pratiques, dans la mise en œuvre, au plan de l’organisation quotidienne du travail et en particulier des décisions attribuant les élèves à des groupes, des tâches et des situations d’apprentissage. Examinons quelques problèmes.

 

De la difficulté de décider

Faisons un détour par le monde hospitalier. À Genève, il existe un seul hôpital universitaire et polyvalent. Il était question, il y a une vingtaine d’année, d’en construire un second, pour faire face à l’augmentation des besoins. On étudia cependant une alternative, qui prévalut : abréger la durée d’hospitalisation, donc accélérer la rotation, en accueillant davantage de patients avec la même infrastructure. Facile à dire ! Comment ne pas affaiblir du même coup la qualité des soins ? On découvrit qu’il suffisait, dans un premier temps, d’optimiser le processus de décision. Ces études mirent en évidence le fait que certains patients restaient à l’hôpital parce qu’aucune décision n’avait été prise à leur sujet. Non par désinvolture, mais parce que le système de décision tendait assez spontanément à parer au plus pressé, donc à se concentrer sur les urgences et les crises. Quand il n’y avait rien à signaler, la pression à la décision était plus faible. On conçut donc un système informatique signalant chaque jour les patients qui n’avaient fait l’objet d’aucune décision explicite depuis 24 heures. Cela ne poussait pas à les renvoyer chez eux indûment, mais à se poser méthodiquement la question, chaque jour, de sorte à décider explicitement de les garder en observation, d’approfondir les examens, de maintenir ou de varier la stratégie thérapeutique.

Je ne sais si cette approche constitue une réponse aux problèmes complexes de la médecine hospitalière. Elle nous permet de revenir à l’école avec une question qu’on ne s’y pose pas assez souvent : comment décide-t-on, en classe, qu’un élève doit passer à autre chose de plus facile, de plus difficile ou simplement de différent, comment juge-t-on qu’il perd son temps à poursuivre l’activité engagée ? Le problème se pose à l’intérieur des situations didactiques, et prend alors la forme d’une évaluation interactive (Allal, 1988) et d’une différenciation intégrée fondée sur les obstacles rencontrés et diverses autres données. On se trouve là dans le champ de la régulation didactique proprement dite (Perrenoud, 1991 a et b, 1993 c).

Il existe un autre registre de régulation, lorsqu’on oriente l’élève vers une autre situation, un autre groupe, un autre niveau, une autre démarche. On se trouve là entre didactique et gestion de classe. Les enjeux sont didactiques, mais les contraintes sont dans une large mesure gestionnaires.

Optimiser le suivi des apprenants et des apprentissages est très difficile, pour plusieurs raisons complémentaires :

  • la surcharge cognitive des décideurs.
  • Voyons de plus près chacun de ces facteurs.

    Entre attentisme et activisme

    Dans l’hôpital évoqué, il avait été décidé d’interroger le dossier de chaque patient chaque jour, pour savoir si une décision nouvelle avait été consignée. Pourquoi chaque jour, et non trois fois par jour ou tous les deux jours ? Les procédures et les rituels hospitaliers, de même que le décompte de l’hospitalisation par journée, expliquent sans doute ce choix. Mais à l’école ? S’il fallait qu’un ordinateur interroge les enseignants à propos de chaque élève, à quel rythme serait-ce pertinent ? Quel est le moyen terme entre un questionnement tellement espacé qu’il installe une partie des élèves dans des situations peu fécondes et un questionnement tellement rapproché qu’il crée sans profit de l’agitation et du stress ? Et qui nous dit qu’il existe une périodicité optimale pour tous les élèves ? Aux soins intensifs, on n’attend pas la fin de la journée pour prendre des décisions, le monitoring est constant. Dans les autres services, les patients nouveaux ou en phase aiguë font évidemment l’objet de décisions plus fréquentes. La règle est donc : au moins une décision par jour. Le système informatique n’est qu’un garde-fou, qui protège d’une absence durable de décision. L’essentiel repose sur les compétences professionnelles des soignants ou des enseignants. Je ne plaide donc pour aucune automatisation des processus de décision, mais je propose qu’on accepte aussi les limites de l’intuition, du feeling, qu’on reconnaisse que le " système humain " qui pilote les décisions n’est pas infaillible. On se trouve pris entre deux dangers : l’un serait de prendre des décisions en vertu d’une procédure impersonnelle, l’autre de s’en remettre au seul bon sens pédagogique. Ici comme ailleurs, entre l’intuition et l’instrumentation (Allal, 1983), la voie est étroite.

    Les acteurs sont eux-mêmes très ambivalents, car un instrument est à la fois un atout et une contrainte. Prenons un exemple familier : toutes les dix minutes, le logiciel de traitement de textes que j’utilise me propose d’enregistrer sur le disque dur le document en cours de rédaction. J’ai choisi cette option, déterminé l’intervalle et pourtant, cela m’agace - parfois - qu’une machine m’impose de prendre une décision. Je sais en même temps, par expérience, que si l’ordinateur ne me proposait pas d’enregistrer, je risquerais de ne pas y penser et de perdre une heure de travail à la moindre interruption de courant.

    Notre fonctionnement mental - sauf si nous sommes très angoissés et obsessionnels - ne nous incline pas à nous demander toutes les cinq minutes si nous avons pris la bonne option. Nous ne décidons pas constamment, explicitement et en connaissance de cause, de poursuivre, d’interrompre ou de réorienter notre action. Ce sont les carrefours, les obstacles ou les incidents critiques qui nous " obligent " à prendre des décisions. Le suivi des élèves est, de la même façon, dépendant d’événements qui nous incitent à reconsidérer la stratégie en cours. Jusqu’à un incident critique, notre plus forte pente est de continuer sur notre lancée, comme un navire sur son erre, non par légèreté ou manque de conscience professionnelle, mais tout simplement parce que c’est le seul fonctionnement économique, qui nous permet de mobiliser sélectivement notre attention pour faire face aux multiples composante d’un environnement mobile. Comme le rappelle Durand (1996), l’enseignant expert " a des yeux derrière la tête " et se montre capable de " suivre plusieurs émissions en parallèle ". Peut-être doit-il cette expertise a une capacité de ne pas voir ce qui n’est pas - ou pas encore - un signe avant-coureur de problème. À court terme, le non apprentissage n’est pas un problème comparable à une déviance comportementale ou à un refus de se mettre au travail. Si l’enseignant expert régule avec maestria dans le registre de l’ordre et des activités, c’est parfois au prix d’une moindre attention portée aux endroits où, justement, " il ne se passe rien ". Le métier d’enseignant, parce qu’il s’exerce dans un groupe dont la dynamique est cruciale, porte à donner la priorité, pour éviter que le fonctionnement collectif ne se dégrade, aux élèves et aux situations qui exigent une intervention rapide. Or, il n’en manque pas ! Pour reconsidérer régulièrement ce qui, de loin, semblent satisfaisant, il faut une méthode et, en quelque sorte, une conscience aiguë des risques d’affaiblissement de la vigilance lorsque aucun signal d’alerte n’impose d’agir. On peut programmer un ordinateur pour qu’il suscite une décision à intervalles réguliers, quelle que soit la situation. L’esprit humain fonctionne différemment.

    Les apprenants ne sont pas d’une grande aide. Une fois le métier d’élève intériorisé, ceux qui auraient le plus besoin d’un suivi sont capables de fonctionner durablement sans rien apprendre, sans même comprendre la tâche. Il ne se sentent pas pour autant révoltés ou malheureux, et ne donnent donc aucun indice qu’il ne se passe plus rien dans leur tête, soit parce qu’ils ont renoncé, soit parce qu’ils dominent la situation et s’ennuient. Il arrive même que cela les arrange, car c’est autant de gagné sur le travail scolaire. S’ils signalent qu’ils n’apprennent plus, on les remettra à la tâche. Tous n’y tiennent pas. Même ceux qui veulent apprendre et ne craignent pas de travailler ne sont pas toujours lucides : il est très difficile de savoir si on l’apprend ou si l’on est simplement actif. Les élèves sont plus sensibles à l’ennui ou à l’échec devant une tâche qu’aux progrès qu’ils font ou ne font pas, moins perceptibles dans l’instant. De plus, ils n’osent pas toujours intervenir, dans la mesure où leur demande peut être reçue avec impatience, amalgamée par le maître à la série des questions qu’on ne poserait pas si on avait écouté ou lu la consigne…

    Peut-être les médecins sont-ils en partie aidés par les angoisses des patients et de leur proches : " Docteur, que donnent les analyses, qu’est-ce qu’on va me faire demain, est-ce que ça progresse, est-ce que je pourrai sortir bientôt ? ". Les élèves ne sont pas aussi impatients qu’on fasse évoluer leur " traitement ", d’abord parce qu’ils n’ont aucun espoir de " sortir " rapidement de l’école, ensuite parce que leur enjeu n’est pas d’apprendre le plus vite et le mieux possible, mais de vivre une vie supportable durant leurs longues années de scolarité. Le métier d’élève (Perrenoud, 1996 a), du moins dans son exercice traditionnel, ne pousse pas à la régulation optimale des situations d’apprentissage du point de vue de leurs effets sur la construction des connaissances et des compétences. Au contraire, une régulation optimale dans ce registre peut être vécue comme une " agression ", parce qu’elle confronte sans cesse l’apprenant à de nouveaux obstacles et ne lui laisse guère ce répit dont rêvent même les bons élèves. Le patient hospitalier connaît au moins une certaine ambivalence : il aimerait aussi qu’on le laisse tranquille, et souhaite par moments qu’on l’oublie, qu’il n’y ait pas de nouveaux examens, de nouveaux essais thérapeutiques. Toutefois, son envie de guérir limite ses manœuvres d’autoprotection, alors que pour certains élèves, l’essentiel est d’échapper à la fois au travail et à la confrontation avec leurs limites. Le poids de la régulation repose alors presque entièrement sur les enseignants. À l’inverse, d’autres élèves saturent le système d’interaction didactique de demandes qui n’appellent pas de décisions, plutôt des confirmations rassurantes.

    La régulation repose donc très fortement sur les enseignants, et le défi est de ne pas laisser aller les choses sans tomber dans l’excès inverse, qui casse des processus d’apprentissage et empêche les élèves de penser et de s’engager dans une tâche de longue haleine. L’équilibre est évidemment une question de compétence professionnelle, il n’y a pas de règles, encore moins de recettes, mais il y a des méthodes qui rendent la régulation moins aléatoire. Aussi longtemps qu’au soir d’une journée d’école, un enseignant consciencieux et compétent n’aura rien à dire des acquis ou des démarches de certains de ses élèves durant les heures précédentes, on pourra estimer qu’il est loin de pratiquer un enseignement stratégique !

    Des décisions fragiles

    À quoi sert-il de se poser des questions si on n’a pas les moyens de les trancher ? Une partie des décisions de progression vers de nouvelles situations ou d’autres groupes sont des dilemmes, soit parce que les indices sont contradictoires, soit parce que les critères solides font défaut.

    Cela renvoie évidemment à la question de l’évaluation et de l’observation formatives comme bases de décisions pédagogiques et didactiques. La culture professionnelle des enseignants les incite plutôt à fuir les questions qui n’admettent aucune réponse immédiate, alors même qu’il est parfois " urgent de ne rien décider ", en toute connaissance de cause. Lorsqu’un médecin estime qu’il manque de données pour réorienter son action thérapeutique, il peut soit attendre que le temps fasse son œuvre, soit forcer ou affaiblir un peu certaines composantes du traitement, soit encore affiner le diagnostic. Il ne se sent pas pour autant impuissant, sauf si le problème perdure. Sa formation l’incline plutôt à considérer ces situations comme banales. Il sait à la fois que décider pour décider n’est pas dans l’intérêt du patient et qu’on peut prendre des mesures actives pour être en meilleure posture pour décider demain. Cela suppose une pratique du tâtonnement expérimental, du diagnostic progressif, de la décision différée, mais préparée.

    Cette sérénité n’est sans doute tenable que parce que les compétences cliniques du médecin, et ses outils, lui permettent de juger avec une certaine sécurité de la progression de la maladie et du traitement. Sous cet angle, les compétences des enseignants sont moins évidentes et les connaissances et procédures qu’elles mobilisent sont souvent faiblement verbalisées, voire conscientisées, et n’enrichissent pas, par conséquent, leur culture professionnelle commune.

    La problématique des cycles permet de distinguer plus clairement plusieurs registres de compétences en observation formative :

    Ces trois formes de différenciation sont étroitement complémentaires. Idéalement, la seconde devrait prendre le relais lorsque tel ou tel élève a épuisé les vertus formatrices d’une situation ou d’une activité, la troisième intervenir lorsqu’il a épuisé les ressources d’un dispositif de formation. Au moment où il observe un élève aux prises avec des obstacles, l’enseignant ne sait pas toujours immédiatement dans quel registre de différenciation il faut agir. Ces divers moments d’observation formative ne portent pas sur des réalités tout à fait distinctes, mais l’enjeu n’est pas le même selon qu’on fait le pari que la situation ou l’activité conservent leur sens - à condition de les aménager - ou qu’on conclut au contraire à la nécessité de " passer à autre chose ".

    Il n’est pas sûr que tous les enseignants puissent incarner ces diverses logiques avec la même aisance, en particulier lorsqu’il s’agit d’orienter l’élève vers des collègues. Dans le premier cas, ils gardent le contrôle des opérations et ne renoncent pas à leur projet. Dans le second, ils " passent la main ", parfois avec un sentiment de frustration ou de soulagement. On peut faire l’hypothèse que la tentation est forte de passer la main en fonction des attitudes des élèves autant que de leurs progrès cognitifs. Il y a des élèves dont on rêve de " se débarrasser " avant même qu’ils ne se mettent au travail. Cette envie va se renforcer au gré de l’avancement dans la tâche, s’ils ne s’impliquent pas ou font de l’obstruction. En revanche, l’enseignant peut garder " auprès de lui " plus longtemps que de raison un élève plus gratifiant, dans une forme d’acharnement pédagogique dont il attend une certaine satisfaction en cas de réussite. Même les décisions de redoublement n’échappent pas à de tels mécanismes.

    Ces hypothèses mériteraient d’être nuancées. Elles visent surtout à souligner que les décisions de progression suivent diverses logiques d’action et de relation et n’obéissent qu’en partie à la prise en compte des apprentissages. Pour que la régulation optimale prenne le pas sur les autres logiques, il faudrait disposer d’outils efficaces d’observation formative, qui suggèrent des conclusions à la fois claires et légitimes :

    • La clarté des conclusions dépend de la pertinence des outils et des raisonnements. On peut, dans cette perspective, souhaiter une meilleure formation des enseignants en psychologie cognitive, en didactique, en observation formative, pour qu’ils soient au fait des développements de la recherche dans ces domaines ; il importe que cette dernière progresse de son côté et prenne de mieux en mieux en compte les contraintes et les contingences des situations de travail en classe.

    • Si la légitimité des conclusions vient en partie de leur clarté et de la force des arguments, elle dépend aussi des représentations et des concepts partagés par les enseignants. De ce point de vue, il est plus difficile de gérer des décisions de progression en équipe, parce que chacun manque de mots et de raisons pour justifier des intuitions qui, s’il était seul maître à bord, suffiraient à fonder ses décisions. Il y a là une occasion d’intégrer à la culture professionnelle ce qui relève de savoirs d’expérience et de savoirs d’action très mal connus, sans doute plus riches et diversifiés qu’on ne le croit (Barbier, 1996 ; Perrenoud, 1996 c). Faute d’une confrontation, l’enseignant d’une classe multiâge développe des procédures de décision - en matière de progression notamment - qui deviennent des routines peu interrogées et donc peu évolutives.

    Des alternatives qui restent à construire

    Dans un ensemble à taille humaine, on peut improviser, construire les solutions lorsque les problèmes surgissent, bricoler, naviguer à vue. Dans un cycle d’apprentissage, il faut davantage de méthode. Qui ne connaît la NASA, cette agence américaine qui a pris en charge les programmes d’exploration spatiale ? Elle n’est parvenue à ses fins qu’en organisant une rigoureuse division du travail. Si l’on veut assurer la coopération d’un nombre important de personnes, il faut une structure, des règles, des espaces, un ordre préalable. Cet ordre, l’école le crée en définissant des programmes, des bâtiments, des degrés ou des cycles, des classes. Il arrive toutefois un moment où des enseignants ou des équipes se retrouvent " seuls maîtres à bord ". Ils ne sont pas libres quant au choix des finalités et ils sont tenus de rendre quelques comptes quant aux modalités, mais ils sont largement autonomes dans l’organisation du travail. Il ne leur est pas interdit de structurer leur espace-temps de formation comme la NASA, mais ce n’est pas en général jugé indispensable, on dira même volontiers que c’est peu efficace et peu gratifiant. Une classe paraît souvent une oasis dans l’ordre bureaucratique, une zone, non de désordre, mais d’ordre négocié, improvisé, remanié au gré des événements et des besoins.

    Peut-on transposer cette spontanéité à l’échelle d’un cycle d’apprentissage ? On peut en tout cas imaginer que les équipes pédagogiques connaîtront la tentation anarchique, à la fois pour éviter les conflits, différer des deuils et parce qu’il est plus intéressant de créer des situations et des dispositifs que de les faire fonctionner régulièrement avec une forte rigueur. Les enseignants innovateurs, qui se lancent dans l’aventure des cycles d’apprentissage et de l’individualisation des parcours ne sont sans doute pas les plus portés à ajouter des carcans de leur cru à ceux que l’institution leur impose. Pourtant, cette liberté a un coût en matière d’individualisation : faire progresser des élèves vers des situations et des dispositifs constamment à concevoir ou à remanier, c’est un beau défi, mais qui trouvera l’énergie de le relever tous les jours ? Si un élève n’apprend pas ou n’apprend plus dans le cadre d’une activité ou d’un dispositif, et qu’on a fait le tour des aménagements qui lui permettraient de réinvestir dans la même situation ou le même dispositif didactique, il faut l’orienter vers autre chose de plus pertinent. À ce moment, on ne peut toujours proposer du " sur mesure ", il importe de pouvoir aiguiller les élèves vers une activité déjà en cours ou du moins de mettre en œuvre une situation ou un dispositif déjà pensés et préparés.

    Dans une classe à un degré ou dans un groupe multiâge, il n’y a pas trente-six façons " évidentes " de faire face à ce problème. On peut :

    Lorsque ces modalités ne suffisent pas, la régulation se fait par un changement global d’activité ou par des dérogations marginales, qui dispensent tel élève d’une activité dénuée de sens ou proposent un travail différent à tel autre.

    Une équipe pédagogique responsable d’un cycle d’apprentissage peut assurer une plus grande flexibilité et une diversité des dispositifs. C’est la raison d’être de la coopération : on peut diversifier les activités et les rôles, de mille manières, à condition de penser une division du travail et un système de tâches, ce qui exige planification et respect des règles.

    Peut-être une partie des enseignants rêvent-ils d’équipes pédagogiques qui allieraient la force du groupe et la capacité de l’individu de naviguer à vue, d’improviser sans " se planter " et d’agir sans avoir toujours une représentation explicite de ses propres intentions, de ses moyens et de ses stratégies. On met souvent l’accent sur les difficultés relationnelles du travail en équipe, sans voir qu’elles sont souvent la conséquence d’une impossibilité de partager les concepts flous et les intuitions privées qui fondent en partie les actions pédagogiques efficaces… et les autres.

    La surcharge cognitive des décideurs

    Astolfi (1992) nous rappelle que l’être humain moyen a du mal a faire tenir plus de sept entités cognitives distinctes - problèmes, projets, tâches - dans sa " mémoire de travail ". Au-delà, c’est la surcharge, et tout problème nouveau prend la place de l’un des problèmes jusqu’alors en mémoire. Ce n’est pas un oubli total, l’acteur retrouvera le problème plus tard, au moment où sa mémoire de travail sera moins chargée, du moins si un indice provoque ce rappel.

    La surcharge cognitive n’est pas propre aux enseignants. Elle caractérise tous les métiers dans lesquels les problèmes - souvent incarnés par des personnes - surgissent sans que le professionnel puisse d’emblée filtrer ou sérier les demandes. S’il est très méthodique, il parvient à s’intéresser au moins un instant à chaque demande nouvelle, pour la mettre explicitement " en attente ". Les pilotes de lignes sont à cet égard plus disciplinés que les enfants : lorsqu’un contrôleur aérien leur enjoint de se mettre en boucle, ils ne renoncent pas à leur intention d’atterrir et ne font pas de scène. Un enseignant ne cesse de mettre des enfants, des demandes et des problèmes en attente. Ce faisant, il doit affronter trois difficultés spécifiques :

    1. Dans l’espace exigu de la classe, il est difficile d’ignorer ceux qui attendent ; les médecins et les dentistes ne voient pas leur salle d’attente bondée et les personnes qui travaillent à un guichet reçoivent une formation antistress les aidant à ne pas perdre leurs moyens lorsque la file s’allonge… Les enseignants sont moins protégés.

    2. Dans une école, l’attente peut se faire impatiente ou inquiète. Le métier d’élève consiste certes à attendre sagement son tour, de préférence en " s’occupant intelligemment ". Même lorsque les élèves rongent leur frein en silence, le maître peut craindre une démobilisation regrettable.

    3. Une partie des élèves oublient leur question ou la raison de leur demande. Du coup, lorsque le maître devient disponible, le demandeur a disparu, mais cela ne signifie pas que le problème est résolu…

    Bref, à la tension que provoque toute surcharge cognitive s’ajoute, dans le métier d’enseignant, la difficulté de sérier véritablement les problèmes. J’ai analysé ailleurs (Perrenoud, 1994 a) l’ivresse de la dispersion. Ce peut être aussi un fardeau, qui a des conséquences sur la gestion des progressions. Dans les institutions spécialisées, comme dans les bureaux d’études ou les cabinets médicaux ou juridiques, la culture professionnelle autorise à se concentrer sur un cas jusqu’à ce qu’il soit suffisamment analysé pour qu’une décision sensée soit possible. Pendant ce temps, on ne fait rien d’autre, au besoin, on branche le répondeur et on ne répond plus aux sollicitations externes.

    La culture professionnelle des enseignants ne semble pas leur donner ce droit et cette habitude. Tout se passe comme si les décisions de progressions pouvaient et devaient se prendre sans aucune interruption du fonctionnement didactique. Le code implicite est le suivant : lorsque les enfants sont à l’école, on agit ; on pense lorsqu’ils sont partis, en réunion d’équipe ou chacun pour soi. Une gestion à la fois plus " rationnelle " et plus collective des progressions exigera peut-être d’autres méthodes. Si les décisions à prendre ne se donnent pas à voir " à l’œil nu ", c’est sans doute qu’il faut observer mieux, parler et travailler avec l’élève, voir éventuellement les parents, discuter avec les collègues, réfléchir tranquillement. Dans le secondaire, les conseillers d’orientation n’enseignent pas. Dans la mesure où les décisions de progression ont quelque parenté avec les décisions d’orientation, on pourrait retenir la leçon. Non pas pour faire émerger un rôle spécialisé, mais pour prévoir une division du travail et des dispositifs qui permettent un suivi individualisé des élèves dans de bonnes conditions. Le temps voué à l’évaluation formelle peut aller jusqu’à 40 % du temps de travail des élèves en classe. C’est trop ! Mais le temps de la régulation, le prend-on ? Un conseil de classe, un " Quoi de neuf ? " permettent une régulation des relations et des attitudes dans le cadre d’un groupe. Pour gérer la progression des apprentissages, c’est un travail et un dialogue métacognitifs qu’il faut mettre en place.

    Mieux vaudrait, pour résumer, rompre avec l’idée que la gestion des progressions dépend principalement de la perspicacité du regard et de la capacité de " voir " immédiatement ce qu’il faut faire. Sans nier que l’expertise permette d’évaluer rapidement une situation complexe, les décisions de régulation restent de l’ordre d’un travail, l’aboutissement d’une démarche inscrite dans le temps, qui suit une méthode, mobilise de l’énergie et des compétences, et ne saurait donc être réalisée dans l’instant.

    Les dilemmes de l’organisation intégrée du curriculum

    Une telle organisation peut s’éloigner assez peu d’un fonctionnement cloisonné. Même si elle ne reconstitue pas des degrés, elle peut aboutir à la rigidification d’espaces de formation dont l’architecture résulte davantage de bricolages décentralisés que d’une vision d’ensemble. Dans les premiers temps d’une démarche d’innovation, tout est mobile et les acteurs souffrent plutôt de ne pas pouvoir se raccrocher à des routines. Ils n’imaginent donc pas que la sclérose les guette plus vite qu’ils ne pensent, justement parce que cette mobilité repose sur un enthousiasme, des échanges intensifs, un engagement qui iront inévitablement en s’affaiblissant. Le jour où la fatigue poussera chacun à un certain repli, ils cultivera le pré carré qui lui échoit à ce moment là, un peu comme au jeu des chaises musicales : nul ne choisir vraiment son siège et lorsque la musique s’arrête, ceux qui en ont un s’y accrochent. Si le jeu cesse à ce moment, ils y restent.

    Une architecture mobile fondée sur l’effervescence des débuts est par définition peu à même d’affronter la durée. La multiplication des dispositifs et des groupes, qui sont dans un premier temps des atouts dans une différenciation flexible, peuvent devenir des pièges, qui inclinent à revenir à un travail à flux poussés.

    Peut-être, pour aller plus loin, est-il fécond de faire un détour par une hypothèse différente, l’organisation modulaire du curriculum d’un cycle. On peut la voir comme une alternative radicale à l’organisation intégrée ou comme son prolongement, un essai de structuration durable qui pourrait succéder aux essais tous azimuts des écoles les plus dynamiques ou proposer aux écoles les plus hésitantes une organisation viable sans degrés.


    Esquisse d’une organisation modulaire
    d’un cycle d’apprentissage

    À ce stade, il serait prématuré de proposer une structure pensée jusqu’au bout et qu’on pourrait faire fonctionner immédiatement. Je me bornerai ici à développer un schéma allant dans le sens d’une organisation modulaire du curriculum, puis d’en identifier d’emblée quelques limites. Mon but est de poser des problèmes et de forger quelques outils conceptuels utiles dans toute éventualité.

    L’idée générale est que l’ensemble d’un curriculum couvrant l’équivalent de plusieurs années de programme soit structuré en une série de modules se caractérisant chacun par une unité thématique et des objectifs de formation définis. Plutôt que d’être inscrits dans une classe où " on fait de tout chaque semaine ", par bribes, au gré d’une grille horaire stable, durant toute l’année, les élèves participeraient, durant plusieurs semaines, voire plusieurs mois, en parallèle, à deux ou trois modules au maximum, chacun explorant de façon intensive une facette déterminée du savoir ou des compétences. Cette organisation fonctionne déjà en formation d’adultes ou dans certaines formations professionnelles ou universitaires. La question est ici de savoir si elle peut convenir à la scolarité de base.

    Je présenterai l’organisation modulaire à l’échelle d’un cycle d’apprentissage de plusieurs années, sans spécifier sa durée. Cela n’interdirait pas de considérer l’enseignement primaire, voire l’enseignement obligatoire, comme un cycle unique. Une organisation modulaire affaiblirait la priorité donnée aux cycles courts, car la logique de flux tendus qui devrait gouverner chaque module rendrait moins nécessaires des bilans certificatifs rapprochés. Selon la taille des établissements et les ressources disponibles, il pourrait être opportun ou non de diviser la scolarité en cycles. Si on le faisait, il ne serait d’ailleurs pas indispensable que chaque module appartienne à un seul cycle. L’approche modulaire relativise la question du nombre de cycles successifs et de leur durée. Il vaudrait mieux concevoir une architecture modulaire à l’échelle de la scolarité primaire, voire plus largement encore, en introduisant par la suite un éventuel découpage en cycles de 3-4 ans. Des cycles de deux ans seulement constitueraient alors un handicap, mais on peut y adapter l’idée de modules thématiques. À vrai dire, elle pourrait même inspirer l’organisation des apprentissages dans le cadre d’une classe conventionnelle et d’une année de programme. Certains enseignants mettent leur autonomie à profit pour travailler parfois de cette manière. Mais sans doute faudrait-il que le système s’oriente dans ce sens pour qu’une telle forme de travail devienne légitime…

    Contre le zapping scolaire

    On se plaint parfois des mauvaises habitudes que les élèves contractent devant la télévision. Zappe-t-on beaucoup moins à l’école ? À peine. La différence, c’est que ce sont les enseignants qui manient la télécommande : toutes les 45-60 minutes, les élèves sont invités à changer de chaîne, et durant chaque période, plusieurs émissions se succèdent sous le contrôle de l’enseignant.

    Une organisation modulaire offrirait une réponse au zapping permanent entre disciplines et, à l’intérieur de chacune, entre diverses composantes. L’idée de module répond d’abord au souci de créer des espaces-temps de formation suffisamment centrés sur des acquis déterminés pour que quelque chose s’y passe pour tous les élèves. Le fonctionnement actuel de l’école, fondé sur un perpétuel coq-à-l’âne, s’il permet une salutaire variété des activités, empêche une véritable construction des apprentissages chez les élèves qui n’ont pas tous les atouts pour apprendre de façon aussi décousue.

    Un module propose une autre organisation du temps : plutôt que de faire de tout chaque semaine, au gré d’une grille horaire dosant savamment les disciplines et progressant dans chacune à raison de quelques heures par semaine durant toute l’année, les modules auraient pour fonction de rompre avec cette continuité dans la diversité qui, pour certains élèves, ne construit pas d’apprentissages à la mesure de leurs besoins. Risquons une image, en invitant le lecteur à ne pas s’y enfermer : un module se rapprocherait davantage d’un stage intensif de langue étrangère - dans lequel on entre parfois en ne sachant pratiquement rien et dont on sort avec une vraie maîtrise -, que de l’enseignement traditionnel d’une langue seconde, étalé sur six à dix ans, dont on sait l’efficacité discutable.

    Je ne méconnais pas le risque de lassitude ou d’acharnement. Par ailleurs, aucun savoir large ne peut être assimilé, aucune compétence construite en un seul moment de la vie. Un module ne vise donc pas à " épuiser " un sujet, à le traiter " une bonne fois pour toutes ". Chaque thématique essentielle devrait être reprise deux ou trois fois durant la scolarité, de façon discontinue et à des niveaux croissants de maîtrise.

    Puisque sa mission est de faire un pas décisif dans l’acquisition de maîtrises bien déterminées, un module devrait en principe donner une priorité absolue à la régulation des activités en fonction des objectifs, donc à une logique de flux tendus. On s’écarterait alors de ce qui arrive lorsqu’on travaille selon une grille horaire stable : juste au moment où les élèves commencent à être " dans le bain " et se heurtent à de véritables obstacles dans la compréhension ou la réalisation de tâches complexes, il est temps de passer à une nouvelle activité… Maître et élèves sont en quelque sorte " sauvés par le gong ". Ces ruptures temporelles les dissuadent de s’attaquer résolument aux obstacles rencontrés. Alors qu’il importerait de se confronter à l’obstacle au moment où il surgit, en y mettant le temps et l’obstination qu’il faut, on zappe. Il est, il est vrai, plus confortable de refermer son livre ou son cahier en se disant : demain est un autre jour. Même si l’on reprend le travail dans le cadre du même chapitre, on butera sur un autre exercice, pour être, une fois encore, interrompu par la fin de la période, et ainsi de suite, de semaine en semaine, jusqu’à la fin de l’année scolaire.

    Cela se produit de façon plus visible lorsque la relation est difficile : la sonnerie, le fait qu’on se sépare ou qu’on change d’activité, permet aux uns ou aux autres de sauver la face. On trouve l’équivalent dans le registre didactique et cognitif. Ce système, qui peut paraître aberrant, perdure sans doute parce qu’il procure à tous quelques bénéfices secondaires. D’un point de vue didactique, il est plus simple d’effacer les compteurs et de commencer une " nouvelle partie ". Préparer le début d’une activité et mettre les élèves au travail demande une consigne, du matériel, du métier. Toutefois, des compétences didactiques plus pointues sont requises lorsqu’on veut réagir aux questions et aux productions des élèves, comprendre leurs manières de raisonner, leurs erreurs typiques, leurs blocages. La sonnerie évite souvent de mettre en échec tant les maîtres que les élèves… Une organisation modulaire obligerait à aller au fond des choses, parce qu’elle interdirait de s’échapper vers d’autres tâches, voire d’autres objectifs.

    L’hypothèse modulaire ne présente cependant d’intérêt qu’à la double condition de :

    La métaphore du voyage

    Peut-être faut-il, pour se détacher des représentations convenues de l’organisation pédagogique, faire un détour par la métaphore du voyage. L’école, telle que nous la connaissons, est déjà une sorte de " voyage organisé " : au début de la scolarité, on forme un groupe d’apprenants censés avoir le même niveau de développement. Ce groupe " voyage ensemble " durant toute une année, à l’issue de laquelle quelques participants abandonnent définitivement la partie ou retournent à la case départ pour refaire le même trajet, dans le cadre d’un autre groupe, puisqu’ils n’ont pas atteint le niveau requis pour poursuivre. Dans leur majorité, rejoints par quelques nouveaux arrivants, les élèves continuent le voyage ensemble, pour une nouvelle année, et ainsi de suite jusqu’à la fin de la scolarité de base. En principe, le jeu de la sélection garantit qu’à chaque nouvelle étape les participants ont approximativement le même niveau scolaire et les mêmes acquis.

    Les voyages organisés présentent à la fois des avantages et des inconvénients. Les avantages sont à la fois psychologiques et économiques : on ne peut toujours voyager seul, comme on ne peut toujours apprendre seul, parce que les sociétés n’ont pas les moyens d’organiser des dispositifs entièrement personnalisés, mais aussi et surtout parce que la nature même de l’apprentissage exige un groupe, à la fois comme lieu identitaire, acteur collectif et environnement propice à des interactions. Le point faible de ce mode d’organisation est que le voyage est organisé d’un bout à l’autre, avec des groupes standards, des étapes invariables, des itinéraires imposés, des trajets annuels à refaire intégralement ou pas du tout, au total très peu de degrés de liberté, aussi bien pour le groupe que pour chacun de ses membres, le guide n’ayant pas beaucoup plus d’autonomie que les passagers.

    Peut-on concevoir un système de transport alliant la souplesse du voyage individuel et les avantages psychologiques et économiques du déplacement en groupe ? Il suffit de prendre notre métaphore au sérieux et d’examiner le système des transports publics urbains ou interurbains. Chacun peut voyager à son heure, d’un point de départ à un point d’arrivée de son choix. Pourtant, il n’est presque jamais seul. Il fait un bout de chemin avec d’autres gens, mais ce ne sont pas toujours les mêmes, car tous ne font pas le même trajet global. Si nous suivons un voyageur du début à la fin de son trajet, par exemple dans le métro parisien, nous constatons qu’au gré de ses changements de ligne, le groupe des gens qui l’entourent s’est plusieurs fois recomposé. Chaque fois qu’il monte dans une voiture, il rejoint des gens qui arrivaient d’ailleurs. Chaque fois qu’il quitte une voiture, une partie du groupe continue sans lui. Pour cela, il faut évidemment qu’existe une institution qui gère un parc de moyens de transport et un réseau. Il faut que des véhicules circulent sur le réseau tout au long de la journée. Il faut enfin que chacun sache où il va et suive son itinéraire sans trop d’états d’âme lorsqu’il doit se séparer d’une partie des autres voyageurs.

    Comment imaginer l’équivalent dans l’école ? L’organisation pédagogique actuelle suit en partie cette logique, mais il n’existe qu’une ligne, il faut l’emprunter dès le départ et la norme est que tous avancent à la même allure. En persistant dans la métaphore du voyage, on pourrait dire qu’une volonté d’individualisation des parcours de formation pousserait à multiplier les lignes, les embranchements, donc les itinéraires possibles. Cela ne conduirait pas à l’isolement : chacun voyagerait en groupes dont la composition résulterait de la réunion, pour quelques semaines ou quelques mois, d’apprenants engagés dans le même cheminement spécifique. On dira sans doute que les transports urbains ne sont pas un modèle de sociabilité et qu’une recomposition aussi anomique des groupes ne pourrait que nuire à la formation d’un sentiment d’appartenance et d’une identité. De fait, si les voyages duraient plusieurs semaines, les voyageurs formeraient de véritables groupes. L’expérience quotidienne et les recherches de psychologie sociale démontrent qu’il suffit d’une assez brève coexistence pour se sentir membre d’un collectif, et que cela va plus vite encore si quelque événement survient, qui oblige chacun à sortir de sa réserve.

    De toute façon, si la recomposition des groupes plus d’une fois par an devait nuire à la sécurité et à l’identité des élèves, ce qui dépendrait sans doute de leur âge et de leurs besoins, rien n’interdirait de faire coexister des modules thématiques et un groupe d’appartenance se réunissant tous les jours ou quelques fois dans la semaine, qui aurait à la fois des fonctions de renforcement identitaire, de suivi et de socialisation par la communauté. J’y reviendrai, car c’est un point très sensible. 

    La classe coopérative préfigure-t-elle un curriculum modulaire ?

    Lorsqu’une classe est organisée selon le système des ateliers, chacun pourrait figurer une sorte de petit module de formation. Peut-être est-ce l’image qui vient spontanément à l’esprit de ceux qui pratiquent les pédagogies nouvelles. Nous allons voir qu’il y a une parenté de fonctionnement, avec une différence essentielle : contrairement aux ateliers, les modules sont orientés vers des objectifs de formation à la fois délimités et ambitieux, ce qui justifie d’ailleurs qu’on leur accorde beaucoup plus de temps.

    En dépit de cette différence, il n’est pas inutile de s’arrêter au fonctionnement par ateliers, ne serait-ce que parce que certains savoir-faire à l’œuvre dans une classe coopérative sont transposables à une organisation modulaire. De quoi s’agit-il ? La classe est organisée comme un ensemble d’ateliers ou de postes de travail ayant des tâches et du matériel spécifiques. Avec ou sans la présence du maître, en fonction des tâches et du matériel proposé, les élèves qui rejoignent un atelier s’intègrent aux activités en cours, censées stimuler certains apprentissages plutôt que d’autres. Dans une classe primaire organisée sur ce modèle, on peut imaginer des " coins " pour la lecture, la peinture, l’informatique, la construction d’une maquette, la résolution d’une énigme mathématique, la constitution d’un herbier, etc. Chacun se rend librement d’un endroit à un autre, où il retrouve pour un temps d’autres élèves qui, pour le reste de leur " voyage personnel ", suivent d’autres itinéraires et progressent peut-être, globalement, à d’autres rythmes. Un atelier peut être un dispositif complexe qui ménage diverses situations. Les élèves qui s’y trouvent ne font donc pas nécessairement la même chose. Selon les règles mises en place, il n’est pas nécessairement requis qu’ils arrivent et partent en même temps.

    On impose parfois le passage de tous les élèves par chacun des ateliers organisés en parallèle dans une classe. Dans ce cas, l’individualisation des parcours ne porte que sur l’ordre dans lequel chaque élève s’inscrit aux divers ateliers et sur le détail de ce qu’il y fait. S’il n’est pas obligé de passer partout, l’élève peut choisir en fonction de ses goûts ou de ses besoins, pour autant qu’il les connaisse. Se déplacer d’un atelier à l’autre, dans n’importe quel ordre, ne demande pas une planification à long terme, ni des décisions particulièrement avisées. Un élève peut naviguer de proche en proche, sans itinéraire précis, passer de la poterie à l’informatique, d’un atelier d’écriture à la construction d’une maquette, comme on le fait dans un centre de loisirs.

    Un tel système de travail peut-il s’étendre à l’échelle d’un cycle d’apprentissage d’une ou plusieurs années, voire à la scolarité de base dans son entier ? Autrement dit, peut-on concevoir une organisation modulaire comme un ensemble d’ateliers de plus longue durée, les changements s’opérant non à l’échelle de la matinée, voire de la semaine, mais du mois ou du trimestre ? Sans dénier une certaine analogie, je vais en montrer immédiatement les limites.

    Première différence : la circulation des élèves d’un module de formation à un autre ne saurait être laissée à l’initiative des élèves aussi libéralement que leurs mouvements d’un atelier à l’autre. Dans une classe, si un atelier est désert et un autre surchargé, chacun n’a que quelques pas à faire pour traverser la classe. À l’échelle d’un établissement, c’est gérable aussi : Meirieu (1995) évoque un collège expérimental qu’il a animé durant plusieurs années et dans lequel, chaque matin, les élèves décidaient de l’activité et du groupe où ils se rendaient. Ce système fonctionne dans certaines écoles alternatives, ici et là. On voit cependant qu’il n’est praticable facilement qu’à une échelle locale, mais avec un nombre d’élèves et d’enseignants suffisant pour proposer un assez grand éventail d’offres et donner réellement un choix. Il est également limité dans le temps : on peut choisir un atelier d’une demi-journée au hasard ou au gré de son humeur. On ne saurait s’inscrire aussi " légèrement " à un module de formation de plusieurs semaines, ni en changer aussi aisément, du simple fait qu’il paraît surchargé, peu intéressant ou trop difficile.

    Seconde différence : on ne peut concevoir qu’il n’y ait aucun ordre de successions des modules, alors que c’est parfaitement imaginable pour des ateliers, puisqu’ils offrent des activités parallèles à des élèves de niveau comparable. Du fait qu’ils visent des apprentissages définis, certains modules devraient s’enchaîner comme des étapes d’une progression.

    Troisième différence : les ateliers se définissent par des contenus et des activités davantage que par des objectifs de formation ; on ne saurait le leur reprocher : il serait assez ridicule d’espérer en quelques heures à peine atteindre de nouveaux seuils de maîtrise. Les ateliers sont plutôt des postes de travail qui permettent de varier les activités et d’éviter la lassitude, mais les objectifs de formation sous-tendent l’ensemble des ateliers plutôt que chacun pris pour lui même. Un module, en revanche, se définit par des objectifs spécifiques et relativement ambitieux.

    Il importe donc de retenir du système des ateliers, à l’échelle de la classe ou de l’établissement, quelques principes transposables, mais on ne peut imaginer l’organisation modulaire d’un cycle comme une impressionnante collection d’ateliers de grande taille et de longue durée. Ce qui ne condamne nullement cette forme de travail : elle peut renaître à l’intérieur d’un module. Dans ce cadre, on devrait rechercher alors une plus grande rigueur dans l’explicitation du rapport entre les activités proposées et les objectifs de formation du module. Le risque de tout système d’ateliers est en effet de basculer insensiblement d’une stratégie de formation à un mode de fonctionnement dont, progressivement, on n’interroge plus les effets de formation. Peut-être faudrait-il distinguer plus clairement ce qui relève de l’entraînement et ce qui exige une structuration et un encadrement forts pour que des concepts ou des représentations se forment, au gré d’une " rupture épistémologique ". On raisonnera différemment selon les disciplines, les compétences et les connaissances en jeu.

    Leur " dégradation " en ateliers définis avant tout par un contenu pourrait dessiner une dérive possible des modules : même si leur spécificité répond à une logique de flux tendus, il serait présomptueux de croire que cette rationalité affirmée résistera facilement à l’érosion. L’enfer des dispositifs didactiques est pavé de bonnes intentions ! 

    Construire le curriculum comme un réseau de modules de formation

    Pour aller d’un module de formation à un autre, il faut évidemment qu’ils existent et soient reliés les uns aux autres pas des " voies de circulation ". On peut imaginer qu’un réseau de transports se construise progressivement, sans plan d’ensemble, qu’on ajoute une ligne ou une station, puis d’autres, au gré des besoins. Un réseau de formation peut s’étendre de cette façon, mais il est peu probable qu’une telle genèse permette des progressions complexes si l’architecture du réseau n’a pas du tout été pensée dans ce sens. C’est en partie le rôle d’un plan d’études ou d’un plan de formation, mais ces expressions évoquent immédiatement des cursus standards, voire des années de programme.

    Dans les systèmes d’unités capitalisables, on tente généralement de résoudre le problème en assortissant tout ou partie des modules de formation de prérequis, formulés soit comme un ensemble de modules à fréquenter, voire à réussir, avant de s’inscrire, soit comme un ensemble de compétences dont il faut témoigner à l’entrée. Cela implique une gestion intégrée de l’ensemble des offres de formation et une logique de progression qui ne se traduirait pas en programmes annuels, mais en ordres partiels à respecter. La formation continue des adultes et diverses formations initiales universitaires ou professionnelles prouvent que de tels fonctionnements sont possibles, même s’ils obligent à une gestion très différente du curriculum.

    Plutôt qu’en termes de programme, on penserait alors l’architecture du réseau en termes de points nodaux, de règles du jeu et d’itinéraires conseillés. Les points nodaux seraient les modules indispensables pour la maîtrise du curriculum : à chaque module correspondrait un ou plusieurs objectifs-noyaux (Meirieu, 1995), mais les modules " de base " seraient, plus encore, au coeur de l’intention d’instruire. Il serait indispensable de les doter de ressources adéquates pour assurer une progression décisive à ceux qui n’ont pas construit ailleurs les compétences visées, mais cela n’imposerait pas que leur fréquentation soit obligatoire pour tous les élèves. L’important serait d’acquérir les maîtrises, par n’importe quel itinéraire, non de suivre tel ou tel module. Les modules de formation ne seraient que des " roues de secours ", dont on ne se servirait qu’en cas de besoin et pas plus longtemps que nécessaire.

    Les règles de progression didactique imposent un certain ordre dans le choix des modules successifs et certaines restrictions de la liberté de mouvement. Le dilemme est évident : à laisser les progressions trop libres, on favorise des errances et des choix peu judicieux ; à l’inverse, si tout est codifié, on peut aussi bien en rester aux programmes annuels. Le savoir n’est pas à ce point construit que, dans tous les domaines, un cheminement unique s’impose. Entre les progressions qui tiennent à la nature des savoirs à construire et celles qui naissent des habitudes, un tri s’impose, qui ne fera pas l’économie de conflits de doctrine aussi bien que d’intérêts. Le monde de l’éducation scolaire, par exemple, reste presque entièrement acquis à la logique des programmes. Tous les manuels regroupent des exercices et autres contenus destinés aux classes suivant un programme annuel défini. Qu’on imagine la reconversion qu’imposerait une organisation modulaire au niveau de l’école obligatoire…

    Durant la scolarité de base, l’ordre dans lequel on suit les modules importerait d’autant plus qu’il s’agit d’apprentissages fondamentaux ; c’est ainsi que la maîtrise de la lecture est un prérequis absolu de certains apprentissages, alors qu’une fois atteint un certain niveau de formation, il devient plus facile d’apprendre les choses en parallèle, ou de combler des lacunes le jour où elles deviennent de réels handicaps. C’est ainsi qu’à l’université, il vaut mieux avoir acquis quelques notions de statistique multivariée avant de suivre un cours de méthodologies de recherche quantitative ; toutefois, si elles font défaut, la situation n’est pas désespérée, en partie parce que les capacités d’autoformation des adultes sont plus fortes et qu’ils peuvent construire les savoirs qui leur font défaut au moment où cela devient indispensable.

    Ces problèmes se posent toutefois en des termes assez différents selon la conception qu’on adopte du curriculum et des objectifs. Si chaque module de formation était censé rendre possible et certifier un niveau de maîtrise standard, la tendance à multiplier les prérequis s’accentuerait et l’on ne serait pas loin de réinventer les années de programme, avec une construction rigide des savoirs. Si, au contraire, on admettait que les modules sont des lieux d’entraînement - et non de drill - à la manière d’un stade où travaillent des athlètes de divers niveaux visant chacun un seuil de performance personnel, il serait plus facile d’accueillir les élèves en les prenant au niveau où ils sont. Si l’on adoptait une forte exigence d’homogénéité du groupe d’apprenants admis à un module, on reviendrait insensiblement à la logique des degrés, avec sans doute le même décalage entre l’homogénéité affirmée et l’hétérogénéité de fait. Il paraît certes raisonnable de ne pas faire coexister dans le même module des apprenants d’âges et de niveaux totalement hétérogènes : on peut sans doute imaginer un module réunissant des enfants qui ne savent pas lire et d’autres qui maîtrisent la production et l’explication de textes complexes, mais il est douteux qu’un aussi large éventail soit fécond, voire tout simplement gérable. Les niveaux de maîtrise visés à l’intérieur d’un module ne peuvent, pour cette raison, aller du B-A-BA à une compétence très avancée. Il devrait être possible, cependant, de ne pas subordonner l’admission à un module à des prérequis considérés comme des conditions de réussite. Si la différenciation interne est la règle, on devrait pouvoir fonctionner avec des groupes hétérogènes, alors qu’une pédagogie frontale exige une forte homogénéité, sous peine de produire une hécatombe !

    Les modules pourraient être disciplinaires, se situer à un carrefour interdisciplinaire ou porter sur des compétences réellement transversales, si elles existent (Rey, 1996). Un module couvrirait nettement moins de matière qu’une année de programme, mais il pourrait néanmoins s’étendre sur des semaines. Il pourrait occuper les élèves qui y sont inscrits à plein temps, mais ce n’est pas l’idéal. Il vaudrait mieux qu’un élève partage son temps, durant une semaine, entre deux ou trois modules différents. Toutefois, il ne s’agirait pas de réinventer le cours filé d’histoire ou de sciences, à raison d’une ou deux heures par semaine toute l’année, dans le cadre d’une grille horaire stable. La participation à un module supposerait - pour fixer les idées - une disponibilité minimale d’un à deux jours par semaine, durant plusieurs semaines consécutives. Des contenus similaires pourraient faire l’objet de modules différents, qui se distingueraient alors par le niveau de maîtrise visé, par exemple sensibilisation, structuration, approfondissement. On pourrait aussi concevoir des modules qui ne se distingueraient les uns des autres que par la démarche de travail et le type de tâches, à objectifs semblables.

    L’architecture des modules dépendrait évidemment du curriculum et des âges considérés. S’il fallait en imaginer pour l’école primaire, on pourrait les concevoir, en mathématiques, autour de certaines opérations (soustraction, division), de certains concepts (angles, distances, unités de mesure) ou de certaines postures (observer, comparer, mesurer, faire des hypothèses). En français, autour de certaines maîtrises (savoir parler, écouter, lire, écrire), mais aussi de types de textes ou de compétences spécifiques de communication (s’informer, argumenter, résumer, faire une synthèse). J’hésite à donner de tels exemples, dans la mesure où ils préjugent d’une architecture qui reste entièrement à construire et de choix épistémologiques et didactiques à débattre. Qu’on les utilise ici pour se faire une idée de la taille et des fonctions des modules : plus petits qu’une année, plus grands qu’un simple chapitre du programme actuel, et nécessairement construits autour de noyaux de connaissances ou de compétences, dont l’appropriation serait l’objectif principal, autour duquel s’organise un travail intensif. Une telle organisation du curriculum est donc en pleine cohérence avec la définition d’objectifs-noyaux ou de compétences clés. Une organisation modulaire donnerait toute son ampleur à cette approche à l’école obligatoire, parce qu’elle est inséparable d’une gestion à flux tendus des progressions individuelles, les objectifs devenant de véritables outils de régulation des parcours de formation. On retrouve ici le principe de Carroll (1965) : optimiser le temps que l’élève passe " sur la tâche ", le seul dont on puisse attendre des apprentissages.

    Puisque l’enjeu n’est pas, à travers une réorganisation de curriculum, d’introduire de nouveaux contenus ou de changer les objectifs de la scolarité, les contenus des modules évoqueraient des connaissances et des compétences familières. Toutefois, leur reformulation en termes de compétences clés ou d’objectifs-noyaux ne pourrait manquer de rouvrir le débat sur les finalités de la scolarité, dans la mesure où l’affinement des objectifs et des démarches didactiques mettrait en évidence des contradictions ou des zones d’ombre restées inaperçues ou mises en sommeil.

    Quelle liberté de choix des itinéraires ?

    L’architecture du réseau, qui relie un ensemble de modules de formation par des règles de progression, serait une contrainte de base. Pour préserver une véritable individualisation, vaudrait-il mieux laisser une assez forte liberté de mouvement aux élèves ou à leurs parents, ou au contraire exercer une contrôle fort sur les parcours ? L’esprit des modules se perdrait si l’on voulait reconstituer des cursus standards, une scolarité réussie supposant l’inscription, dans un ordre unique, de modules incontournables. On devrait concevoir une architecture plus souple, moins contraignante, avec des modules incontournables, dont nul ne serait dispensé - sauf à faire la preuve qu’il maîtrise déjà les acquis visés - et des modules moins indispensables.

    À l’école obligatoire, toutefois, l’autonomie limitée des élèves n’invite guère à leur déléguer entièrement le choix de leur itinéraire, cela d’autant moins qu’une partie d’entre eux n’adhèrent pas au projet de les instruire et ne pensent qu’à échapper au travail scolaire. Le système serait tenté d’imposer à chacun un itinéraire optimal. Il serait utile de se poser auparavant la question de savoir si l’on peut faire confiance aux parents, puis, progressivement, aux élèves eux-mêmes, pour faire des choix raisonnables. Dans ce domaine, les abus d’une minorité conduisent hélas souvent à imposer des décisions unilatérales au plus grand nombre…

    Que feraient les élèves et leurs parents de la liberté que le système leur laisse ? Sauraient-ils l’utiliser à bon escient ? Selon qu’on parle des parents des classes populaires, désorientés et démunis de stratégies, ou des " consommateurs d’école " les plus avertis, appartenant aux classes moyennes et supérieures, dont le seul souci est de sauter les étapes pour que leur enfant passe son bac au plus vite, peut-on donner le même sens à la liberté ? Gardons-nous des solutions noir blanc : entre l’imposition et le laisser-faire, on peut imaginer des dispositifs de conseil et d’orientation. Placer des balises et flécher les parcours n’est pas encore les rendre obligatoires !

    Il est assez simple, pour commencer, de définir des itinéraires conseillés, à la manière dont Bison Futé propose des itinéraires aux automobilistes. N’est-ce pas une régression vers une logique uniforme ? Non, car l’individualisation n’est pas un dogme, mais une réponse à de vraies différences. Or, tous les cas ne sont pas particuliers. Il n’est pas indispensable que chacun voyage dans le réseau en inventant de toute pièce son itinéraire. Dans une architecture ouverte, il importerait d’aider les élèves et leurs familles à s’y retrouver, d’abord en leur offrant des cartes du réseau aussi claires que possibles, avec un mode d’emploi et des suggestions. Les parcours conseillés sont des progressions types, qui n’enferment personne, puisque chacun peut s’en écarter à condition de connaître et de respecter les règles de progression.

    Ni architecture explicite, ni cartes, ni itinéraires conseillés, ne dispenseraient d’une régulation interactive des circulations. Pour ceux qui s’écarteraient d’un itinéraire conseillé, et plus encore pour ceux qui n’en trouveraient aucun qui corresponde à leur projet, à leur niveau initial, à leur façon d’apprendre, il serait judicieux que le système mette à disposition des ressources d’orientation et de conseil qui sont actuellement presque inexistantes au primaire (sauf s’il est question d’une prise en charge médico-pédagogique) et limitées dans l’enseignement secondaire aux changements de filières ou de niveaux.

    Ce rôle pourrait être, en partie, joué par les enseignants intervenant dans tel ou tel module, dans la mesure où ils seraient en interaction avec les élèves :

    On pourrait envisager de mettre d’autres ressources de conseil à disposition. Aux classiques conseillers d’orientation s’ajouteraient des conseillers en formation ou conseillers aux études, connaissant bien les élèves, mais mieux encore les modules et l’architecture du système. Si les élèves étaient, pour une part régulière de leur temps, intégré à une classe de composition stable, l’enseignant responsable de ce groupe jouerait assez naturellement un rôle de tuteur et de conseiller aux études, assurant donc le suivi standard, sans exclure l’appel à des spécialistes dans certains cas.

    Le rôle des enseignants-formateurs

    Si chaque module figurait un vol charter, pour reprendre la métaphore du voyage, il vaudrait mieux qu’il y ait un ou plusieurs pilotes dans l’avion. Ce seraient des enseignants-formateurs, à la fois concepteurs et animateurs de dispositifs didactiques, pivots de la dynamique collective, mais aussi interlocuteurs privilégiés de chaque élève, non seulement sous l’angle de son intégration au groupe, de son bien-être, de son projet personnel, mais aussi de son travail d’apprenant et des apprentissages spécifiques qu’il tente de faire. Ils seraient également des hôtes - le module serait leur maison -, des responsables et des garants du respect des règles - le module serait sous leur autorité -, des organisateurs, des animateurs, des personnes-ressources.

    Le rôle de responsable d’un module différerait fortement de celui d’un professeur qui avance dans son cours en " faisant le programme ". Si chaque module devenait un simple cours, on retrouverait un fonctionnement peu porteur de différenciation. L’enjeu serait plutôt de concevoir et de mettre en place, dans le cadre du module, des dispositifs didactiques permettant à chaque élève de vivre des situations d’apprentissage fécondes pour lui. À cette fin, il ne suffirait pas de progresser dans un texte du savoir, sorte de programme du module. La tâche essentielle consisterait à orienter chaque apprenant vers des situations d’apprentissage porteuses de sens et de régulation, cohérentes avec son projet et son itinéraire personnels aussi bien qu’avec les finalités globales de la scolarité et les objectifs spécifiques du module. Comme entraîneur, l’enseignant-formateur serait alors disponible et capable d’accompagner chacun dans ses essais et erreurs, si la gestion globale du groupe et du module ne l’accapare pas entièrement… Toute forme d’auto-organisation, toute institution interne de gestion du groupe et des tâches, toute forme de délégation de pouvoir constitueraient autant d’allégements des tâches gestionnaires des enseignants-formateurs, ce qui libérerait de l’énergie et du temps à investir dans le suivi personnalisé des élèves. Les dispositifs coopératifs proposés par le mouvement Freinet, développés par la pédagogie institutionnelle, offriraient ici des moyens efficaces de régulation du fonctionnement d’un module, même avec de jeunes élèves. Tout module instituerait, à sa manière, un conseil ou toute autre instance de régulation, dont feraient partie aussi bien les enseignants-formateurs que les apprenants. Même s’il subsistait en parallèle une classe stable avec son " conseil de classe ", il importerait en effet de prévoir dans chaque module un lieu de concertation et de négociation des activités et des relations de travail, dans le cadre des objectifs spécifiques et des règles générales de l’institution.

    Groupe stable ou recomposé ?

    Les développements précédents pointent sur un problème qu’il faut débattre en tant que tel : les élèves travaillant ensemble le temps d’un module constitueraient un groupe qui, sans être un groupe-classe traditionnel, en conserverait quelques traits, ne serait-ce que parce qu’un travail collectif régulier crée des liens et un sentiment d’appartenance.

    Ce groupe devrait-il être stable tout au long du module ou pourrait-on envisager qu’il se recompose au gré d’arrivées et de départs décidés pour des raisons pédagogiques ? Le problème est abordé ici en termes didactiques. Serait-il nécessaire qu’un module ait un début et une fin, à la manière d’un spectacle ? Dans un théâtre, on ferme les portes, ce qui indique bien la règle du jeu : les spectateurs sont censés être présents d’un bout à l’autre. À cette image, on peut en opposer une autre : lorsque des enfants construisent un château de sable au bord de la mer, leur construction avance sans être toujours l’œuvre d’un groupe stable. Certains " prennent le train en marche ", d’autres s’en vont avant l’issue fatale, entendez l’arrivée de la marée montante ! Pourtant, chacun contribue un certain temps à l’avancement du projet, en l’infléchissant en fonction de ses propres façons de voir et de faire. De la même façon, au cours d’une réception mondaine, une conversation se poursuit alors que le cercle des interlocuteurs se renouvelle, au gré de l’arrivée des uns et du départ des autres. À une autre échelle, les associations de droit civil ou les entreprises ne fonctionnent pas autrement. Nous avons tous l’expérience d’organisations ou de réseaux dont la culture permet d’intégrer des nouveaux ou de se séparer des anciens sans que le travail ne s’interrompe. Des procédures de socialisation rapide des nouveaux venus et la volonté de traiter comme membres à part entière aussi bien ceux qui viennent d’arriver que ceux qui vont partir aident sans doute à la continuité d’une dynamique de groupe et d’un processus de production par-delà le renouvellement des personnes.

    Dans son fonctionnement actuel, l’école maîtrise en partie ces savoir-faire, puisqu’elle ne peut, en cours d’année, échapper aux mouvements des élèves pour des motifs étrangers à la scolarité. Le modèle de référence reste cependant un groupe stable, déjà constitué ou formé en début d’année, dans lequel l’essentiel du travail de socialisation se fait au départ, lorsque se précisent le contrat didactique, le métier d’élève, les règles du jeu et le mode de relation. Les grandes vacances mettent en quelque sorte les compteurs à zéro, on reconstruit un petit système social à la rentrée, du moins lorsque les élèves changent de maître. On se félicite de la stabilité de ce système aussi longtemps que tout va bien, on s’en plaint si la classe est " impossible ", parce que tous sont, pour un an, " embarqués sur la même galère ".

    L’école n’est pas habituée à organiser des activités avec des groupes qui se recomposent incessamment. Alors même que, par le jeu des absences, de l’envoi dans un groupe de soutien ou d’apprentissage de la langue, des déménagements ou des migrations en cours d’année scolaire, les enseignants de certains pays sont de fait accoutumés à travailler avec une classe " à géométrie variable ", dans l’imaginaire de la plupart d’entre eux, il faut que " tout le monde soit là " pour que le travail progresse. On fait avec les aléas du moment, mais dans une certaine nostalgie du groupe stable.

    Lorsqu’on imagine un module, on est sans doute, spontanément, plus proche du théâtre où l’on joue porte fermée que du château de sable. Y a-t-il de bonnes raisons pédagogiques ou didactiques d’aller contre cette pente " naturelle " ? Elles devraient être très convaincantes, car il est plus difficile d’assurer la cohésion du groupe et la coopération de personnes qui ne vivent pas ensemble la même aventure, du début à la fin. Ce serait d’autant plus difficile que chacune vient pour apprendre ! Dans le monde du travail, on exige qu’un nouveau salarié ait une qualification au moment de son engagement. On s’assure de la sorte que l’essentiel des compétences requises pour ne pas perturber le fonctionnement sont déjà construites. Il suffit alors d’une adaptation marginale au poste de travail pour que le nouveau collaborateur devienne opérationnel. À moins de multiplier les prérequis et les filtres, un module de formation aura toujours affaire à un public hétérogène, puisqu’il n’a pas pour enjeu de fonctionner efficacement dans des tâches productives, mais de favoriser des apprentissages définis.

    Tout porte donc à dire qu’on ne saurait concevoir des modules que chaque élève pourrait rejoindre ou quitter " à son heure ", en cours de route. Pour ne pas céder trop facilement aux vertus du groupe stable et fermé, on peut cependant avancer quelques arguments en faveur d’un groupe à géométrie variable :

    1. Ne travailler qu’avec des groupe stables d’un bout à l’autre standardiserait la durée de passage des élèves dans le module, en dépit de la diversité des niveaux à l’entrée, des investissements et des rythmes des uns et des autres. Cela obligerait à faire porter tout l’effort de différenciation sur les autres paramètres, puisque le temps est constant. Peut-être pourrait-on jouer en partie sur les horaires.

    2. Les mouvements de population en cours d’année ne seraient pas plus maîtrisables qu’aujourd’hui et il resterait nécessaire d’intégrer des élèves arrivant d’ailleurs au cours d’un module. Pourquoi ne pas faire de nécessité vertu, ne pas construire des savoir-faire pédagogiques et didactiques moins dépendants de la fermeture du groupe de travail ?

    3. Une composition stable pousserait davantage, en dépit de la centration modulaire, à revenir à une gestion à flux poussés, voire à l’avancement dans un texte du savoir, comme dans une classe traditionnelle.

    4. La stabilité du groupe pourrait induire une différenciation orientée par le paradigme de la remédiation : tous les élèves commençant le module ensemble, on pourrait être tenté d’enseigner frontalement aussi longtemps qu’une première évaluation n’aurait pas révélé des écarts insoutenables ; il serait alors trop tard pour que les inégalités soient réversibles dans l’espace-temps du module.

    5. Dernier argument : la stabilité des groupes obligerait à normaliser la durée des modules, pour que la fin d’une série de modules parallèles coïncide avec le début d’une nouvelle série, entre lesquels les élèves se répartiraient. C’est le problème bien connu des correspondances dans les transports publics, donc de la coordination des horaires de sorte que chaque voyageur ne souffre pas de temps d’attente trop répétés ou trop nombreux. On voit poindre assez vite le retour à un " horaire cadencé " et à un découpage en périodes standards (semaines, trimestres) scandant la redistribution des élèves entres modules, contrainte peu favorable à des démarches de formation difficiles à calibrer de la sorte. On maintiendrait alors une gestion des flux concentrée sur des périodes charnières, comme dans la progression de degré en degré…

    Sans suffire à justifier pleinement des modules qu’on rejoindrait ou quitterait librement, ces arguments plaident pour une extrême lucidité : le fonctionnement en groupe fermé peut faire oublier que la différenciation interne au module n’est nullement un luxe, une pièce rapportée, un étage ajouté à l’édifice, qu’elle est au contraire le fondement de l’idée même de module comme cadre optimal d’une différenciation. continue, préventive et intégrée. D’où l’habituelle quadrature du cercle, dont un système modulaire ne libère pas complètement : comment apprendre en groupe en suivant sa propre trajectoire ?

    Le voyage dans le voyage

    L’individualisation des parcours ne saurait s’arrêter à la personnalisation des itinéraires reliant les modules, elle devrait se poursuivre, sous une autre forme, à l’intérieur de chaque module. Répétons-le : le module est conçu ici comme le lieu par excellence de la différenciation pédagogique, nécessaire même quand les élèves arrivent ensemble pour le parcourir de conserve, même quand ils paraissent de niveau relativement homogène. Un module devrait être une collectivité en mouvement qui permette à chacun d’accomplir un trajet personnel. La résolution de ce paradoxe est la clé de toute différenciation, du moins si l’on renonce au rêve fou et totalitaire d’un itinéraire et d’un rythme standards qui conviendraient parfaitement aux moyens et aux besoins de chacun à la seule condition qu’il soit bien " orienté ". Je me rallie ici à l’approche en termes de régulation et de différenciation interactives (Allal, 1988, Meirieu, 1995, 1996 b) et j’exclus donc que les situations et dispositifs didactiques proposés dans un module de formation puissent d’emblée convenir à chacun, même lorsque l’homogénéisation du public est forte.

    Bien entendu, il serait préférable de n’orienter vers un module que les élèves ayant des chances d’y trouver au moins en partie leur compte ; c’est le rôle des conseillers aux études et de chaque formateur en tant que gate-keeper de son propre module. Non pas pour dire " Nul n’entre ici s’il n’a pas toutes les bases pour réussir sans effort ", mais " Nul n’a intérêt à entrer ici si ce qu’on y apprend ne correspond pas assez largement à son projet et à son niveau ".

    Il resterait à faire advenir le plus improbable : que chacun s’investisse presque constamment dans une tâche à sa mesure, qui ne le décourage pas, tout en le forçant à dépasser ce qu’il sait déjà. On sait que dans une démarche de projet, par exemple, la probabilité est forte que chacun se retrouve dans un rôle où il excelle ou fait du moins bonne figure, de sorte que la tâche collective avance alors même que nul n’apprend grand chose de neuf, les plus actifs consolidant leurs acquis… Pour que chacun soit sollicité aussi souvent que possible dans sa zone de développement proche, il serait souhaitable que les dispositifs soient diversifiés et que des régulations constantes s’opèrent, qu’elles émanent du dispositif lui-même (structure des tâches, matériel, consignes, règles du jeu), d’une interaction avec un ordinateur, du groupe, des enseignants-formateurs responsables du module ou d’autres intervenants. Ces dispositifs et ces régulations sont le seul rempart qui puisse protéger d’un retour insidieux à la logique des flux poussés. La centration thématique d’un module et son caractère intensif devraient éviter le zapping, mais on peut concevoir un repli progressif sur des routines et un enseignement faiblement stratégique, vers une succession d’activités qui ne seraient plus pensées d’abord en fonction de la progression vers les objectifs spécifiques du module.

    Bref, les modules ne résoudraient pas par magie les problèmes que posent la différenciation intégrée, les régulations interactives et les didactiques des disciplines. On peut simplement espérer qu’un moindre zapping et une gestion à flux tendus permettraient le développement des compétences professionnelles des enseignants et une capitalisation accélérée aussi bien des savoirs d’expérience que des résultats de la recherche.

    L’évaluation formative et certificative

    Une évaluation synchrone, normative et comparative est un obstacle majeur à la différenciation de l’enseignement et à l’individualisation des parcours de formation. Rompre avec cette forme d’évaluation est donc essentiel, mais cela n’équivaut nullement à renoncer à toute évaluation, bien au contraire. Elle interviendrait, dans un module, à plusieurs moments :

    • Elle surviendrait en amont : le choix d’un module devrait se fonder sur un bilan de compétences, une prise en compte du niveau, des besoins, des projets des élèves. Sans homogénéiser les niveaux de départ, l’essentiel serait de les connaître. Pour tenir compte des différences, il est indispensable de faire un " état des lieux ", à condition de n’enfermer personne dans son niveau de départ. On peut imaginer que les premiers temps d’un module feraient une part à des activités qui permettraient à chacun de se mesurer à la matière et de procéder à un premier repérage ce qui fait obstacle - pour lui - aux apprentissages visés, que ce soit dans les acquis préalables, la méthode, le rapport au savoir ou la représentations des objectifs du module.

    • L’accompagnement de chacun à l’intérieur d’un module déterminé exigerait un suivi individualisé centré sur les processus d’apprentissage en cours. Dans tous les cas, on se trouverait dans le registre de l’observation formative, orientée vers la régulation optimale des choix et des apprentissages de l’élève. Cette fonction de régulation serait incorporée au dispositif et aux interventions didactiques et n’aurait aucune raison d’être standardisée. Son but serait de donner en temps utile des feed-back utilisables et de favoriser des régulations efficaces. J’ai plaidé ailleurs pour une approche pragmatique de l’évaluation formative (Perrenoud, 1991 a). C’est cohérent avec l’esprit d’une pédagogie différenciée, mais cela pose de nombreux problèmes théoriques, méthodologiques et pratiques.

    • A la fin d’un module, on s’acheminerait vers une évaluation-bilan plus formelle. On pourrait envisager de la repousser à la fin du cycle d’apprentissage ou de la scolarité obligatoire et s’en tenir, jusque là, à une évaluation purement informelle. On peut douter du bien fondé pédagogique et didactique d’une telle formule, à supposer qu’elle soit socialement acceptable. Une organisation modulaire du curriculum, surtout à l’intérieur de cycles d’apprentissage de plusieurs années, ne pourrait fonctionner sans bilans intermédiaires des acquis, non seulement pour informer les parents et permettre au système éducatif d’évaluer l’efficacité de sa propre action, mais pour fonder des décisions d’orientation dans le réseau modulaire. Il importerait à cet égard de dissocier trois fonctions généralement confondues des évaluations-bilans :

    Les deux premières fonctions sont incontournables. On ne peut notamment concevoir une individualisation des parcours de formation sans procéder assez régulièrement à des évaluations-bilans. Elles sont la meilleure garantie d’une régulation progressive, la seule façon d’empêcher que les écarts se creusent et deviennent irréversibles.

    La certification à l’égard du système a également du sens : le système éducatif n’est pas une grande famille où tout le monde se connaît ; sans tomber dans les travers du " casier judiciaire ", il serait absurde de reprendre à zéro le bilan de compétences chaque fois qu’un élève change d’école ou de module. Ce bilan serait avant tout destiné à un usage interne au cycle d’apprentissage en cours. Reste à envisager une certification en fin de cycle. À l’école primaire, la décision d’admission au cycle suivant en tient lieu. Dans l’enseignement secondaire ou professionnel, on recourt plus souvent à des procédures d’admission. Dans l’enseignement professionnel, on trouve des systèmes d’unités capitalisables, dans lesquels, l’évaluation de chaque module contribue à la certification finale, puisque celle-ci dépend de l’addition de crédits accumulés dans les divers modules, sans nouvelle évaluation.

    Le véritable enjeu est double : d’une part ne pas fonder sur les évaluations-bilans des décisions prématurées de sélection ou d’exclusion ; d’autre part, construire de véritable bilans de compétences, dépassant les classements et les notes qui ne donnent guère d’informations, mais aussi les évaluations critériées décomposant les acquis au point de leur faire perdre leur sens. Lorsqu’on établit qu’un élève sait accorder un participe passé, conjuguer le verbe chanter au passé simple, réciter la table de sept et tracer une perpendiculaire à une droite donnée par un point donné, a-t-on vraiment cerné ses compétences ?

    Quelle serait la place de l’évaluation-bilan " certificative " dans un système modulaire ? Conviendrait-il de l’intégrer au fonctionnement même du module ? On connaît les systèmes de brevets ou de ceintures développés par la pédagogie Freinet ou les pédagogies institutionnelles, repris par Authier et Lévy (1996) à propos des arbres de connaissances : c’est l’élève qui demande à être évalué, au moment de son choix et qui fixe le niveau de maîtrise qu’il prétend atteindre, un peu comme un sauteur à la perche décide de la hauteur de la barre. S’il réussit, il est certifié à cette hauteur, s’il échoue, cela n’a pas de conséquences graves, il continue à s’entraîner et se présente plus tard à une nouvelle évaluation.

    On peut envisager de tels moments d’évaluation-bilan à l’intérieur des modules. C’est probablement le plus simple, même si cela reconstitue la tension connue entre une posture formative favorable à un jeu coopératif et une posture certificative, poussant maîtres et élèves au jeu du chat et de la souris.

    Pourquoi ne pas envisager de créer, au côté des modules de formation, des modules d’évaluation qui n’auraient pas pour but premier de faire apprendre, mais d’apprécier et certifier des acquis. Je ne propose pas de réhabiliter de la sorte les examens comme jugements ponctuels sur une performance saisie hors de tout contexte de travail significatif. Un module d’évaluation pourrait fonctionner comme un module de formation, autour d’une tâche et d’un projet, durant plusieurs jours, voire davantage, mais l’enjeu serait, pour l’élève, de donner à voir ce qu’il sait et sait faire, pour le responsable du module de l’observer à la tâche et de jauger ses compétences, avec une part d’autoévaluation et de concertation. En formation professionnelle, certains stages fonctionnent comme des modules de certification, comme le font certains mémoires ou certains projets (ingénierie, architecture) à l’issue d’études universitaires. L’idée de modules d’évaluation n’est donc pas nouvelle, mais elle n’a pas cours durant la scolarité obligatoire, où on ne connaît que des épreuves, tests, interrogations. L’idée du portfolio de travaux représente une avancée, mais il faudra bien admettre un jour qu’on ne peut véritablement évaluer les compétences de quelqu’un qu’en l’observant en action, aux prises avec une situation nouvelle et complexe, donc en général dans le cadre d’une activité collective ou du moins coordonnée avec d’autres (Tardif, 1996).

    L’existence de modules d’évaluation indépendants des modules de formation permettrait de valider des connaissances et des compétences acquises hors de l’école ou dans un autre système éducatif. Il serait par exemple inutile qu’un enfant qui sait lire en entrant à l’école passe à tout prix par le module " Lecteur débutant ". Il pourrait se présenter au module d’évaluation et, s’il atteste des compétences évaluées, progresser sans " perdre son temps " vers d’autres modules. On voit immédiatement les effets pervers possible d’une telle possibilité : drill, " école à la maison ", cours particuliers. Mais il faudra bien un jour accepter que le rôle de l’école n’est pas d’avoir le monopole des apprentissages, qu’elle sert surtout à compléter d’autres sources de formation, familles, médias, expériences de vie diverses. Une partie des ressources du système éducatif sont englouties dans l’encadrement d’élèves qui n’en ont pas besoin. Il n’est pas rare de voir des enfants ou des adolescents qui en savent plus que leurs professeurs, par exemple en musique, en arts plastiques, en sport, en langues étrangères ou en informatique, astreints à suivre un cours qui ne leur apprend pas grand-chose. Quelles sont les vertus attendues d’un enseignement inutile, que l’élève ne peut vivre que comme une brimade, une perte de temps et de sens ? Ne vaudrait-il pas mieux, en s’organisant pour contrôler les acquis, se dire que " Tout ce qui a été appris ailleurs est un gain net pour l’école et représente autant de ressources de formation à investir dans l’encadrement de ceux qui en ont réellement besoin " ?

    La tour de contrôle

    Dans un ciel encombré, chaque pilote ne choisit pas sa route librement. Il dépend des aiguilleurs du ciel, dont la tâche est de coordonner les trajectoires pour éviter tout accident. Une scolarité organisée en modules exigerait une sorte de tour de contrôle, pour que soient gérés aussi bien le partage des espaces, du temps, des ressources entre modules que leur enchaînement dans la carrière de l’élève et les équilibres entre l’offre et la demande.

    Il ne s’agirait plus ici de définir les progressions, mais de les faire respecter, de gérer d’éventuelles dérogations liées à des demandes individuelles ou à des impossibilités matérielles. Le système éducatif actuel fait varier le nombre d’enseignants et l’effectif des classes pour absorber les fluctuations démographiques et les effets variables des mécanismes de sélection situés en amont aussi bien que des débouchés situés en aval dans le cursus. En période de crise budgétaire, cette gestion n’est pas facile. Elle apparaît pourtant très simple en regard de ce qu’il faudrait mettre en place pour gérer un système modulaire.

    L’une des difficultés tient notamment à la maîtrise des phénomènes de marché. L’école traditionnelle n’est pas entièrement maîtresse des flux, mais elle limite au maximum les inconnues liées aux choix individuels. Sachant les effectifs par degré et les taux de transition habituellement observés, on peut calculer assez précisément les effectifs à accueillir l’année suivante. La fréquentation de modules de formation digne de ce nom serait nettement moins prévisible, si bien qu’il faudrait à la fois une gestion plus flexible et plus large des ressources humaines et certains garde-fous pour éviter des déséquilibres majeurs.

    On pourrait imaginer que chaque établissement, sur la base de lignes directrices minimales, offre des modules pris en charge par un ou plusieurs enseignants, au gré d’une division du travail à la fois assez durable pour que chacun accroisse sa maîtrise au gré de l’expérience et assez souple pour ne pas spécialiser définitivement les uns et les autres. Dans une école comptant une douzaine d’enseignants primaires et 250 élèves, par exemple, on pourrait concevoir l’ouverture simultanée de 20 à 30 modules au moins, chacun n’occupant qu’une partie du temps de travail de la semaine. Un élève partagerait son temps de travail à l’école, durant la semaine, entre trois modules distincts, l’un exigeant par exemple trois demi-journées, le second et le troisième deux chacun, une demi journée restant à la disposition d’un groupe de base se réunissant toute l’année dans la même composition.

    On devine la complexité de cette organisation, les négociations à mener au sein de l’établissement pour une répartition équitable des tâches, les aménagements requis selon la taille de l’école : avec 60 élèves de 4 à 12 ans, on ne peut faire la même chose qu’avec 600. Cette complexité et cette diversité peuvent effrayer. Qu’on se dise simplement que toute forme d’individualisation accroîtra la complexité de gestion du système, que c’est le prix à payer. Quant à la diversité des aménagements locaux en fonction de la taille de l’école et de la configuration du corps enseignant, n’existe-t-elle pas déjà ?

    Oui, mais…

    J’ai détaillé, parfois à travers des images ou des métaphores, une organisation modulaire familière aux formateurs d’adultes, mais encore assez étrangère aux gens d’école. Expliciter un modèle, pour le " donner à voir ", ne veut pas dire le défendre inconditionnellement, notamment pour l’école primaire. Il est sans doute praticable plus facilement dès la fin de la scolarité obligatoire, et notamment dans l’enseignement supérieur ou professionnel. La nouvelle formation des enseignants primaires et de façon générale les études en sciences de l’éducation vont dans ce sens, à la recherche d’un compromis entre l’organisation traditionnelle en cours annuels ou semestriels filés et la création d’unités de formation compactes, caractérisées par un investissement intensif dans un thème (Perrenoud, 1996 j et k). En Belgique, on envisage une organisation entièrement modulaire des études dans les hautes écoles (Paquay et Saussez, 1996). Tous les systèmes qui fonctionnent par unités capitalisables constituent des terrains d’expérimentation.

    Il serait cependant difficile concevoir une structure modulaire in abstracto, sans référence aux apprentissages visés et à l’âge ou à d’autres caractéristiques des apprenants. Les objections que l’on peut faire à un telle approche sont évidentes. J’en vois de plusieurs types :

    1. Éclatement d’un groupe-classe, manque d’intégration à une communauté, de continuité, donc de sécurité pour des enfants ou des préadolescents, donc défaut de socialisation.

    2. Manque d’autonomie des apprenants, de discernement dans les choix. Donc impossibilité de faire confiance, nécessité d’une tutelle.

    3. Concentration d’apprentissages intensifs sur de courtes périodes, risque d’overdose.

    4. Problème des élèves qui, ayant dûment suivi les modules conseillés, n’ont pas progressé de façon significative dans le registre des connaissances et compétences visées.

    5. Trop grande complexité de l’organisation, risque de conflits ou d’inégalités.

    6. Dilemmes de l’orientation et de la liberté de choix chaque fois qu’il faut décider du cursus.

    On peut sans doute proposer certaines contre-mesures à chacune de ces objections, mais elles sont justifiées et méritent d’être prises au sérieux. Peut-être pourrait-on adopter quelques règles de méthode :

    L’hypothèse modulaire mérite qu’on la travaille, même si c’est pour la juger en fin de compte impraticable, car elle aura obligé à clarifier des aspects essentiels du curriculum et des fonctionnements didactiques.

     
    Deux modèles pour " penser avec… "

    J’ai examiné deux organisations différentes du curriculum, l’une intégrée, plus proche de ce que nous connaissons, l’autre modulaire, plus difficile à " visualiser ". Pour conclure, je voudrais relativiser l’opposition et mettre en évidence quelques convergences.

    Apprendre et vivre en groupe

    Les deux modèles s’écartent d’une individualisation des parcours qui se traduirait pas des itinéraires solitaires, un enseignement purement individualisé. Ce qui fait l’individualisation, ce n’est pas la solitude dans le travail, c’est le caractère unique de la trajectoire de chaque élève sur l’ensemble de sa scolarité primaire. On peut parcourir le monde de façon originale sans être jamais seul. Et on peut être seul sur un chemin unique, que chacun parcourt à son heure, comme dans une course cycliste contre la montre.

    Conserver l’apprentissage dans un groupe se défend pour au moins trois bonnes raisons, que je rappelle simplement :

    Même si les deux premières fonctions étaient assurées autrement, il reste que, décidément, on n’apprend pas tout seul (CRESAS, 1987) et qu’on a besoin des autres, comme contradicteurs ou partenaires, comme membres d’un acteur collectif aussi bien que comme composantes d’un " écosystème " stimulant, favorable à l’évolution de chacun. Il s’ensuit qu’une individualisation des parcours qui isolerait l’élève et le mettrait la plupart du temps face à un cahier ou un ordinateur ne serait pas une bonne piste, ce qui n’exclut pas des moments de ce genre dans toute autre organisation du travail.

    Il reste, dans toute organisation pédagogique, possible de préserver l’appartenance de chaque élève à un groupe stable durant toute une année ou davantage, lui assurant une certaine sécurité affective. Rien n’empêche, en effet, de faire coexister des modules ou des groupes multiâge à " géométrie variable " avec un temps passé régulièrement au sein d’un groupe de base composé pour l’année entière, dont la place dans l’horaire hebdomadaire serait fonction :

    On pourrait aussi concevoir, au-delà des fonctions d’ancrage social, qu’un tel groupe stable ait des missions de formation sur le modèle d’une classe traditionnelle. Pour faire quoi ? On entend souvent avancer l’idée que les activités créatrices ou sportives, par exemple, se prêtent bien à un travail en groupe-classe. On peut cependant se demander dans quelle mesure cette " évidence " ne traduit pas une forme convenue de hiérarchie entre les disciplines ou l’impression que les disciplines artistiques ou sportives ne poursuivent pas des objectifs de formation bien exigeants et se bornent à stimuler des " activités ", auquel cas une logique de flux poussés suffirait, ce qui permettrait de s’accommoder de la coexistence d’enfants d’âges et de niveaux très divers. Je proposerai une démarche plus rigoureuse : soit on limite le rôle d’un groupe stable à des fonctions de socialisation, d’ancrage identitaire et de tutorat, et on ne prétend pas poursuivre des objectifs d’instruction ; soit on attribue à ce groupe de véritables objectifs de formation, et on lui réserve les disciplines et les contenus dont une analyse - qui reste à faire ! - laisse présager que la continuité durant une année constituerait un atout didactique.

    De toute façon, aucune organisation en cycle ne peut, par définition, laisser la classe actuelle omniprésente et inchangée. Plutôt que de mener des combats pour une classe mythique, tentons de cerner au plus près les besoins des élèves et de les prendre en compte dans une autre organisation, quelle qu’elle soit.

    D’un cycle l’autre

    L’opposition entre organisation intégrée et organisation modulaire permet aussi d’affronter un problème difficile, celui de l’articulation des cycles d’apprentissage et de la progression des élèves d’un cycle au suivant. Dans le meilleur des mondes, la durée d’un cycle est la même pour tous et conduit tous les élèves à passer en même temps au suivant, en ayant maîtrisé les compétences attendues en fin de cycle. La réalité est moins simple :

    Une organisation intégrée du curriculum n’est concevable qu’à l’intérieur de cycles d’apprentissage de deux ans, trois au maximum, sous peine de réintroduire les degrés pour gérer l’hétérogénéité. Ce qui commande de diviser la scolarité préobligatoire et obligatoire en trois à cinq cycles successifs allant de 3-4 ans à 15-16 ans. La problématique du passage d’un cycle à l’autre est donc incontournable et c’est évidemment là où le bât blesse pour l’instant, comme le souligne Allal (1995) : allonger d’un an le temps passé dans un cycle n’est pas un redoublement, mais le sens de cette année supplémentaire n’est guère différent et son efficacité reste douteuse. De deux choses l’une, en effet : soit on anticipe les difficultés et on crée d’emblée des parcours à plusieurs vitesses, dans lesquels les élèves sont vite enfermés. comme dans les filière de l’enseignement secondaire ; soit on attend d’être proche de la fin " normale " du cycle, et l’on prend des mesures de " remédiation " pour ceux qui sont loin des objectifs.

    L’organisation modulaire permettrait à la rigueur de considérer la scolarité primaire, voire la scolarité obligatoire, comme un unique cycle d’apprentissage. On n’évitera pas une rupture lorsque les élèves doivent quitter cette structure pour passer à des enseignements organisés de façon plus traditionnelle, mais on pourrait faire l’économie de cycles courts (deux ou trois ans), qui créent, semble-t-il, plus de problèmes qu’ils n’en résolvent. Aujourd’hui, les cycles courts ressemblent à des pare-angoisse plutôt qu’à des nécessités fonctionnelles. Ils évitent les risques d’une gestion à flux poussés qui amènerait à prendre acte, au terme d’un cycle de 4, 6 ou 9 ans, d’inégalités irréversibles. Dans la mesure où une architecture modulaire couvrirait l’ensemble du cursus de façon cohérente, pourquoi aurait-on besoin d’enfermer les modules dans des cycles courts ? Le principe de réalité ne ressemblerait pas à un couperet qui tombe tous les deux ou trois ans et provoque d’incertaines remédiations, mais à un bilan de compétences à la fin de chaque module, commandant des mesures immédiates en cas d’insuffisance notable, sauf si le diagnostic établit la nécessité d’une rupture ou d’une phase de maturation ou de latence.

    Vers une approche en termes de compétences

    Quelle que soit la structuration du curriculum d’un cycle, elle ne constituera un progrès que s’il y a rupture avec la gestion à flux poussés et avec le zapping, qu’il y ait ou non modularisation.

    L’approche du curriculum en termes d’objectifs-noyaux et de compétences clés est alors une nécessité absolue, puisque ce sont les bases indispensables de la régulation des progressions aussi bien que des situations d’enseignement et d’apprentissage [Perrenoud, 1995 b et d, 1996 b et e, 1997]. Ce chantier est ouvert depuis quelques années, et la problématique des cycles d’apprentissage a été d’emblée liée à la définition de " socles de compétences ". Peut-être aperçoit-on progressivement que la rédaction de référentiels n’est que la partie visible de l’iceberg et que l’essentiel touche aux transformations du métier d’élève et de professeur, des façons d’apprendre et d’enseigner.

    Par ailleurs, se centrer sur les compétences des apprenants exige de nouvelles compétences des enseignants, qui ne se construiront pas en un jour. Elles naîtront des essais et erreurs des équipes aussi bien que de la formation initiale ou continue. Ce seront en partie des compétences collectives, développées à l’échelle des établissements. La complexité de l’organisation appelle à l’évidence de nouvelles compétences transversales : la gestion de classe s’étend, l’observation formative et la régulation interactive exigent des capacités d’anticipation, de négociation, de construction de dispositifs. Les problèmes de communication avec les enfants ou d’autres adultes appellent aussi de nouvelles compétences.

    Mais l’essentiel est peut-être moins apparent : sans connaissances et compétences didactiques plus pointues, les structures auront des vertus limitées. Même si la problématique des cycles ne concerne pas, de prime abord, les didactiques des disciplines, elle leur pose des questions et en attend des outils de plus en plus fins pour observer les apprentissages, construire et ajuster les dispositifs et les situations, bref, faire des choix éclairés face à la diversité des possibles. Sans investissement important dans ce sens, l’énergie risque bien d’être absorbée par la seule gestion d’un système plus complexe. On ne réduira pas la part des sujets et leur diversité, mais des compétences pédagogiques et didactiques plus substantielles permettraient des coopérations sur une base rationnelle, à partir d’une culture commune permettant d’identifier, de poser et de résoudre des problèmes ensemble.


    Pour conclure

    Organisation modulaire et organisation intégrée ne sont pas véritablement en opposition. Une partie des problèmes que rencontre une organisation intégrée finissent pas se retrouver à l’échelle de chaque module, même si sa centration thématique lui donne de meilleures chances de travailler dans une logique à flux tendus. Pour maîtriser l’individualisation des parcours, il faut explorer les deux modèles et les marier intelligemment. Ce mariage peut dépendre de toutes sortes de conditions et de traditions, et notamment du niveau de formation, de l’autonomie et de la professionnalisation des enseignants et des cadres.

    Pour Genève, il me semble que les esprits ne sont pas prêts à aller dans la direction d’une organisation modulaire, pour de bonnes et de mauvaises raisons : vrais obstacles et confort des habitudes. S’il fallait proposer une stratégie de changement dans le cadre de la rénovation genevoise, elle serait paradoxale :

    1. Se donner toutes les représentations, tous les concepts, tous les savoirs requis pour penser jusqu’au bout une organisation modulaire du curriculum, en explorant obstacles et impasses comme si on voulait passer à une mise en œuvre en vraie grandeur.

    2. Renoncer à cette mise en œuvre et réinvestir cet acquis de conception et de formation dans une organisation intégrée plus précise et plus professionnelle…

    Ce paradoxe est assez explicable : pour affiner le modèle actuel dans la direction d’une organisation intégrée fonctionnant sur le modèle des flux tendus, il faudrait être capable de concevoir et de faire fonctionner le modèle modulaire. Ce dernier exige en effet une clarification des connaissances et compétences visées et des stratégies didactiques, alors que l’organisation intégrée s’accommode d’un plus grand flou. Imaginer une organisation modulaire obligerait à préciser les représentations et à développer fortement les compétences des acteurs en termes de curriculum, de dispositifs d’enseignement et d’apprentissage, de différenciation, de pédagogies de groupes, d’évaluation, de didactique et de pédagogie.

    S’il est vrai, comme le souligne Bourdieu (1967), que la culture d’une époque se définit par un consensus sur les questions davantage que sur les réponses, alors, la réflexion sur les avantages et limites des modules devrait faire partie de la culture professionnelle de ceux qui prétendent développer des cycles d’apprentissage, sans que cela aboutisse à une adhésion a priori, ni même a posteriori. Comme souvent, face à la complexité, il faut développer de façon assez détaillée plusieurs scénarios alternatifs, en sachant qu’on n’en réalisera probablement aucun, que la réalité sera encore différente. Elle aura été préparée par ce travail d’anticipation et tous les scénarios imaginés auront permis d’affronter la complexité.

    Il n’est pas interdit de penser que le " statu quo assoupli ", avec les aménagements et assouplissements déjà apportés, en travaillant selon divers regroupements, dans des groupes multiâge, pourrait être " la moins mauvaise " solution, à l’instar de ce que Churchill disait des démocraties. À condition de ne pas en faire une pétition de principe, lit de tous les conservatismes !

    ***

    Le lecteur qui m’a suivi tout au long de ces pages se dira sans doute qu’elles posent plus de questions qu’elles n’en résolvent. C’est malheureusement vrai, parce qu’il faudra affronter encore quelques temps toutes les interrogations qui surgissent dès lors que nous voulons rompre avec les degrés annuels. Je ne plaide ici ni pour une organisation définie, ni même pour une approche résolument modulaire, dont la séduction tient en partie au fait qu’elle est moins connue dans le cadre de la scolarité obligatoire. Je plaide pour une approche relevant de la psychosociologie des organisations et du travail autant que de la pédagogie et de la didactique. Ces niveaux sont bien entendu complètement imbriqués sur le terrain, mais la didactique la plus pointue, la relation pédagogique la plus féconde, le groupe le plus formateur doivent " se nicher " dans une organisation scolaire pensée à large échelle et favorable aux régulations fortes et continues sans lesquelles l’individualisation des parcours de formation n’est qu’une chimère, voire un danger.

    Qui pourrait croire encore que ces choses sont simples ?


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    Sommaire


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