Source et copyright à la fin du texte

 

Paru in Gracia, J.-C. (dir.) Education, citoyenneté, territoire, Actes du Séminaire national de l'enseignement agricole, Toulouse, ENFA, 1997, pp. 32-54.

 

 

 

 

Apprentissage de la citoyenneté...
des bonnes intentions au curriculum caché

Former les professeurs, oui, mais à quoi ?

Philippe Perrenoud

Faculté de psychologie et des sciences de l'éducation
Université de Genève
1997

Sommaire

1. La citoyenneté : de quel apprentissage parle-t-on ?

2. Où apprend-on la citoyenneté et comment ?

3. Que peut faire l'école ?

4. Citoyenneté et rapport au savoir

5. Que cela exigerait-il chez les enseignants ?

6. Avons-nous le choix ?

Références


Pour que l'apprentissage de la citoyenneté s'opère à l'école, au collège et au lycée, y a-t-il quelque chose à faire ? Avant de charger le programme de formation initiale et continue des enseignants de missions nouvelles, il serait prudent de répondre à quelques questions :

  1. De quoi s'agit-il ? De quel apprentissage parle-t-on ? La citoyenneté, est-ce une affaire d'attitude, de savoirs, de compétences, de valeurs, d'identité ? Tout cela à la fois ? Mais encore ?
  2. Où apprend-on la citoyenneté et comment ? Quel est la part de l'éducation délibérée et celle de la socialisation implicite ?
  3. L'école joue-t-elle aujourd'hui un rôle, sciemment ou involontairement, par l'enseignement ou par le curriculum caché ?
  4. Peut-on envisager une plus grande prise pédagogique et didactique sur cet apprentissage ? Par quels biais ? L'enseignement ? L'éducation ? La vie scolaire ? L'organisation de la classe et de l'établissement ? La relation pédagogique ?
  5. Quelles attitudes, savoirs, valeurs et compétences cela exigerait-il chez les enseignants ?
  6. Peut-on les former dans ce sens, où et comment ?

Ces questions questionnent à leur tour les finalités de l'école, les programmes, le rôle des enseignants, la transposition didactique au delà des savoirs.

Se les poser diffère à coup sûr le temps des réponses bien assurées. Ne pas se les poser condamne à succomber aux effets de mode.


1. La citoyenneté : de quel apprentissage parle-t-on ?

S'agit-il d'apprendre qu'on appartient à une collectivité organisée, une cité ? qu'on y a des droits et des devoirs ? qu'on est lié aux autres membres par une loi commune, expression de la volonté de tous ? qu'il y a, au-delà de la connaissance des valeurs communes, des lois et des institutions - instruction civique élémentaire - une obligation de solidarité, un contrat de coexistence pacifique, la recherche constante d'un juste équilibre entre liberté et responsabilité, autonomie et ingérence ? Est-ce tout cela, la citoyenneté ? De quoi parle-t-on au juste ?

Le mot, un peu sorti de l'usage, vient d'être remis au goût du jour. Que signifie-t-il ? Pour Le Robert , la citoyenneté est " la qualité de citoyen ", ce dernier étant, " dans l'antiquité, celui qui appartient à une cité, en reconnaît la juridiction, est habilité à jouir, sur son territoire, du droit de cité et est astreint aux devoirs correspondant s". Dans les temps modernes, le sens évolue, le mot citoyen désigne une personne " considérée comme personne civique ". On tourne en rond, direz-vous. Non, car si civique signifie simplement, avant 1781 " relatif au citoyen ", il change ensuite de sens et veut dire " propre au bon citoyen ".

De ce détour par le dictionnaire, on peut retenir d'abord, du point de vue de l'éducation, qu'être citoyen est un statut , auquel sont attachés des droits et des devoirs, définis dans le cadre d'une cité comme organisation de la vie commune ; pour être citoyen, dans ce sens, il fallait connaître la constitution, les lois, les institutions. Pour les respecter, il fallait encore adhérer aux valeurs et convictions qui les fondent. La citoyenneté n'était pas pour autant une obligation. On pouvait vivre sans être citoyen . C'était le statut le plus enviable, pas le seul possible. La notion de citoyenneté nous vient d'une époque où l'on ne rêvait pas, au contraire, que tous soient citoyens. La démocratie antique se limitait au cercle restreints des citoyens, nul ne souhaitait l'élargir par souci d'égalité.

La Révolution change complètement les données du problème en prétendant faire de chacun une citoyenne ou un citoyen à part entière. Dès lors, ce n'est plus un privilège, ni un véritable choix. La citoyenneté est octroyée automatiquement à l'âge de la "majorité civique", d'abord aux hommes autochtones, ensuite aux femmes et aux résidents, avec une tendance à l'abaissement de l'âge limite ! Elle ne peut être refusée. Elle n'est retirée qu'en cas de grave manquement à la loi commune. La déchéance des droits civiques est d'ailleurs réversible.

On assiste alors à un renversement de perspectives : alors que la citoyenneté n'était accordée qu'à ceux qui donnaient des gages suffisant de civisme, il s'agit désormais de préparer à être de bons citoyens tous ceux qui deviendront de "simples citoyens" sans avoir rien demandé. Plus le cercle s'élargit aux classes populaires et aux gens nés ailleurs, moins on peut faire confiance à leur éducation familiale. D'où un enjeu d'instruction et de socialisation qui dépasse la famille et se trouve au principe de l' éducation civique confiée à l'école. Dans le cadre de l'État-Nation, censé regrouper des citoyens, l'école est chargée de les former à ce rôle, c'est même le moteur principal de son extension au XIXème siècle.

Parle-t-on aujourd'hui d'autre chose en parlant d'éducation à la citoyenneté ? N'est - ce pas une expression nouvelle pour rebaptiser un projet d'instruction et d'éducation aussi ancien que l'école obligatoire ?

Pourquoi cette expression nouvelle ? On peut avancer trois hypothèses complémentaires. On parlerait d'éducation à la citoyenneté pour :

L'hypothèse de la crise est évidemment étayée par le discours ambiant sur l'affaiblissement du lien social, la violence urbaine, le racisme, le mal de vivre des banlieues. Loin d'être le rempart attendu, l'école serait elle-même gagnée par le désordre et la violence. Contre les analyses un peu courtes des media, les sciences sociales montrent que la violence des élèves est souvent une réponse malheureuse à l'état de la société qui les stigmatise (Debarbieux, 1990 ; Defrance 1992, 1993, Pain, 1992 ; Nizet et Herniaux, 1985). Alice Miller (1984), dans " C'est pour ton bien. " avait déjà identifié les racines de la violence dans l'éducation de l'enfant. Le contrat pédagogique et le contrat didactique sont impuissants à reconstituer un contrat social plus global, parce qu'ils le présupposent (Develay, 1996 ; Meirieu, 1996 b).

Même si cela est vrai, il est vrai aussi que les sociétés contemporaines placent la barre de plus en plus haut. Il s'agit aujourd'hui de faire coexister dans une société des gens qui appartiennent à des ethnies, des nationalités, des cultures différentes, ne parlent pas la même langue, n'ont pas les mêmes valeurs et les mêmes modes de vie. Dans le même temps, le respect des différences a progressé et l'appareil étatique n'a plus les moyens de couler chacun dans le même moule civique. S'il y a un moule, lié à la production et de la communication de masse, il s'organise dans le monde du travail, de la consommation et des loisirs plus que de la participation à la vie collective. Les frontières deviennent poreuses, les continents s'organisent, le village planétaire devient une réalité.

L'État Nation n'est plus aujourd'hui le "locus of control" de la société civile. Il fût un temps où les communautés politiques étaient plus fermées et se donnaient des moyens de contrôle des esprits et des comportements que l'État n'a plus aujourd'hui dans les "démocraties", en partie du fait de la réussite de son projet : le niveau d'instruction ne permet plus d'endoctriner les masses, le pape dit une chose et les catholiques en font une autre, le chef de l'État s'adresse à tous à la télévision, mais c'est une voix parmi d'autres, entre deux pages de publicité, en concurrence avec un talk show ou un jeu sur d'autres chaînes. Nous rêvons aujourd'hui d'une citoyenneté librement assumée, sans endoctrinement. Durant longtemps, l'instruction civique s'est confondue avec l'intériorisation intensive et acritique de quelques principes moraux et le souci de développer un respect inconditionnel des institutions, du travail, de la famille, de la loi, s'accompagnant d'une identification à la patrie, d'une vision très nationaliste de l'histoire et de la géographie, d'une adhésion au colonialisme et jusqu'à un certain point au racisme et au mépris des autres cultures. Jusqu'aux années 1930-40, les manuels de lecture comme d'instruction civique étaient des catéchismes plus ou moins laïcs, selon le degré de séparation de l'Église et de l'État. Après guerre s'est amorcée une évolution, liée sans doute à la décolonisation et l'affaiblissement - relatif - de l'ethnocentrisme des pays occidentaux

La sensibilité moderne parle de droits de l'homme, de libre arbitre, d'esprit critique, de droit des peuples à l'autodétermination, d'égale dignité des races, des cultures, des religions, des modes de vie. Elle plaide pour une égalité et une civilisation planétaires. L'école est un des lieux auxquels on délègue cette vision idéaliste de la citoyenneté et les gens d'école y contribuent. L'éducation à la citoyenneté a partie liée avec une nouvelle conception de la société civile. Elle émane de l'État, mais le prend comme objet. C'est ainsi qu'on peut lire dans les nouveaux programmes du collège au chapitre "Éducation civique" pour le cycle central :

"Dans ce cycle, les élèves prennent conscience que les principes et les valeurs fondamentaux sont constitutifs de la démocratie. Ils découvrent que les institutions n'épuisent pas les valeurs, que le droit, s'il essaie de les concrétiser au mieux, laisse insatisfaites les aspirations des hommes pour plus de justice, plus d'égalité, plus de liberté ; ce qui explique les tensions existantes entre l'État garant du droit et la conscience humaine, elle-même garantie dans sa liberté d'exercice en régime démocratique ; ce qui rend compte aussi de l'écart qui existe entre les valeurs et la réalité ; ce qui permet enfin de comprendre, à côté de l'État, le rôle des citoyens, des associations ou des organisations non gouvernementales, pour mettre en oeuvre les valeurs. L'exercice de l'esprit critique et la pratique de l'argumentation sont privilégiés dans les démarches pédagogiques" (Direction des Lycées et Collèges, 1997, p. 45).

Faux semblant et langue de bois, diront les sceptiques, espoir d'un monde meilleur diront les idéalistes. Il reste que les programme ont changé et ne sont plus mis aussi ouvertement que jadis au service de la formation d'un citoyen docile. Ce texte aurait pu, en 1968, émaner d'un courant alternatif en rupture avec l'État...

Comme Martucelli l'a relevé, l'école n'a jamais été aussi démocratique, elle n'a jamais, dans l'histoire, aussi bien traité les enfants. Cela nous paraît normal, au regard de notre sentiment de l'enfance et des visions de l'éducation influencées par des courants qui, de Rousseau au constructivisme, en passant par les mouvements d'école nouvelle, font de l'enfant une personne à part entière, qui a des droits et pense par elle-même. Nous sommes donc sensibles aux contradictions entre nos valeurs et le fait qu'il existe encore des enfants maltraités et des écoliers persécutés ou pétrifiés par la peur des sanctions. Que cela n'empêche pas de voir que l'instruction est devenue, au fil des décennies, plus dialogique et respectueuse des enseignés, et la vie scolaire plus participative et moins enserrée dans un carcan de règles appuyées sur un formidable appareil répressif. Que le retour de la règle et de la répression ne nous abuse pas : ce sont les adultes qui ont créé les problèmes qu'ils dénoncent aujourd'hui ; ce sont eux qui ont constitué l'enfance et l'adolescence en âges protégés, qui ont développé les droits et adoucis les obligations et les sanctions. L'éducation civique a été longtemps, comme l'ensemble de l'instruction scolaire, une violence symbolique assez ouvertement assumée, avec des châtiments corporels jugés légitimes, des punitions très lourdes, des zéros de conduite, des suspensions, des exclusions, sans procédures de recours. On en finit avec la toute-puissance de l'institution, l'école est désormais régie par le droit civil, elle est censée respecter la sphère privée des personnes, leur droit d'expression, de libre association. Un professeur qui bat, insulte ou humilie un élève peut être poursuivi. Il n'est donc plus question, aujourd'hui, d'une éducation à la citoyenneté sur le modèle ecclésiastique ou militaire. D'ailleurs, aujourd'hui, même les séminaristes ou les conscrits ont des droits...

Il est facile d'affirmer que la citoyenneté est "en chute libre" ou "en crise" et qu'après s'être exclamé "Mais que fait la police ?", on en vient à dire "Mais que fait l'école ?". Il serait équitable de reconnaître que la conception de la citoyenneté a changé et a modifié aussi les moyens légitimes d'éduquer et d'instruire. Lorsque quelque chose semble "se dégrader", demandons-nous toujours si la réalité a changé ou si nos attentes se sont élevées. Aujourd'hui, on stigmatise l'ignorance dans des sociétés où le niveau d'instruction est le plus élevé de l'histoire. Il se pourrait qu'en matière de citoyenneté aussi, nos attentes changent plus vite que les comportements , ce qui nous pousserait à voir une dégradation absolue là où elle est simplement relative.

De là à rendre l'école responsable de cette dégradation, le pas est vite franchi. Elle l'a d'ailleurs bien cherché : à force de prétendre nous préparer à tout en nous enfermant dans ses classes dix à vingt ans de notre vie, elle provoque des attentes fantasmatiques et autorise à lui remettre tous les problèmes que la société ne parvient pas à résoudre. Cette analyse est cependant un peu courte.


2. Où apprend-on la citoyenneté et comment ?

L'école n'est par un État dans l'État, même si on lui reconnaît une "autonomie relative". On ne peut donc, sans autre forme de procès, lui imputer une éventuelle crise de l'éducation citoyenne.

Charles Péguy écrivait en 1904 :

La crise de l'enseignement n'est pas une crise de l'enseignement ; il n'y a pas de crise de l'enseignement ; il n'y a jamais eu de crise de l'enseignement ; les crises de l'enseignement ne sont pas des crises de l'enseignement ; elles sont des crises de vie ; elles dénoncent, elles représentent des crises de vie et sont des crises de vie elles-mêmes ; elles sont des crises de vie partielles, éminentes, qui annoncent et accusent des crises de la vie générale ; ou, si l'on veut, les crises de vie générales, les crises de vie sociales s'aggravent, se ramassent, culminent en crises de l'enseignement qui semblent particulières ou partielles mais qui en réalité sont totales parce qu'elles représentent le tout de la vie sociale ; c'est en effet à l'enseignement que les épreuves éternelles attendent, pour ainsi dire, les changeantes humanités ; le reste d'une société peut passer, truqué, maquillé ; l'enseignement ne passe point ; quand une société ne peut pas enseigner, ce n'est point qu'elle manque accidentellement d'un appareil ou d'une industrie ; quand une société ne peut pas enseigner, c'est que cette société ne peut pas s'enseigner ; c'est qu'elle a honte, c'est qu'elle a peur de s'enseigner elle-même ; pour toute humanité, enseigner, au fond, c'est s'enseigner ; une société qui n'enseigne pas est une société qui ne s'aime pas, qui ne s'estime pas ; et tel est précisément le cas de la société moderne (publié le 11 octobre 1904 dans une sorte d'éditorial qui s'appelait "Pour la rentrée", repris dans Charles Péguy, Cahiers VI, II, Oeuvres en prose , La Pléiade II, p. 1390, cité par Jacques Julliard, dans Le Nouvel Observateur , n° 1357, 8-14 nov. 1990, p. 61).

" Quand une société ne peut pas enseigner, c'est que cette société ne peut pas s'enseigner ; c'est qu'elle a honte, c'est qu'elle a peur de s'enseigner elle-même ". Phrase terrible, mais qui est peut-être la clé du problème : pourquoi demander à l'école d'être plus vertueuse que la société qu'elle exprime ? Ce n'est pas simplement injuste, c'est absurde.

La thèse de Péguy souffre cependant de naïveté sociologique : la société n'est pas une personne, c'est un champ de forces contradictoires. Une société ne peut globalement avoir honte d'elle-même que si elle forme un bloc. Dans une société pluraliste coexistent toutes sortes de sentiments, de la pleine adhésion, plus ou moins désintéressée, à l'ordre établi, à la révolte vive. Chacun peut toutefois avoir honte de sa société ou pour sa société, ce qui ne le porte pas à transmettre ses valeurs dominantes.

Une société pluraliste a nécessairement plus de mal à s'enseigner qu'une société monolithique. Elle est confrontée à des choix difficiles :

Faut-il accepter le port du voile ? interdire les partis racistes ou antidémocratiques ? assouplir l'obligation d'aller à l'école ? imposer la détection du SIDA ? tolérer les manipulations génétiques ? dépénaliser certaines drogues ? autoriser l'avortement ou l'euthanasie ? imposer certaines vaccinations ou traitements au nom du bien commun ? intervenir dans les guerres civiles de pays proches ? autoriser la prostitution ? contrôler Internet ? Le respect de la diversité, des droits de l'homme et du principe démocratique ne donnent pas réponse à tout dans le monde d'aujourd'hui, car l'interprétation des principes peut faire l'objet de débats sans fin. Une éducation civique aseptisée n'aide guère à faire face aux dilemmes du monde contemporain. Une éducation civique engagée, quelle qu'en soit l'inspiration, est reçue comme un endoctrinement par une partie des familles...

Sans avoir nécessairement honte de ce qu'elle est, notre société ne sait plus très bien à quoi elle croit et ce qu'elle doit absolument transmettre, non par manque de convictions chez chacun, mais par défaut de convictions partagées à large échelle. Peut-être n'a-t-on pas assez clairement perçu le paradoxe de la démocratie : elle prive de certitudes morales et philosophiques simples, qu'on pourrait considérer comme "évidentes". Les sociétés intégristes ou totalitaires ont moins d'hésitations lorsqu'il s'agit de s'enseigner, mais à quel prix ? Péguy rêve d'une certaine façon d'un ordre ancien, révolu. Cette nostalgie n'a pas disparu et inspire une partie des lamentations actuelles.

L'écrivain a en revanche pleinement raison lorsqu'il nous rappelle que l'école ne peut sauver la société. Même si l'école vouait le plus clair du temps d'étude à éduquer à la citoyenneté, comment pourrait-elle contrebalancer ce que l'on voit chaque jour autour de soi et à la télévision ? Liberté, égalité, fraternité : ces mots figurent au fronton de la République et au programme de l'école. Or, que voit-on ?

Il est évidemment facile de dresser un portrait apocalyptique de notre époque. On peut aussi exalter, en contre-point, les progrès de la science, l'extension progressive des droits de la personne, l'engagement humanitaire de quelques uns, la création artistique. On peut aussi rappeler que les pays "relativement démocratiques" sont très minoritaires dans le monde, qu'ailleurs c'est bien pire : guerres locales ou civiles, famines, génocides, catastrophes écologiques, tortures, polices politiques, dictatures sanguinaires, nouveaux fascismes, mafias, clans et tribus se moquant totalement du bien public, intégrismes obscurantistes, castes privilégiées retranchées derrières leurs murs, comptes en Suisse qui s'engraissent de la misère des peuples, détournement de l'aide au développement, camps de concentration et autres goulags. C'est vrai, il vaut mieux, aujourd'hui, vivre en France qu'en Bosnie, au Zaïre ou en Chine. Admettons cependant que dans le village planétaire , il est absurde de prétendre ignorer ce qui se passe hors de nos frontières et insoutenable de suggérer que nous n'y sommes pour rien. Entre la non ingérence dans les guerres qui menacent encore l'ex Yougoslavie et l'impérialisme politique, économique et culturel qui a succédé au colonialisme, les sociétés les plus développées sont largement responsables des conflits qui déchirent d'autres régions de la planète.

Il n'est pas indispensable de noircir le tableau. On peut même admettre qu'à certains égards, si la comparaison a un sens, il y a plus de liberté, d'égalité et de fraternité dans les sociétés démocratiques modernes qu'il n'y en eut jamais dans l'histoire. Que la violence, l'injustice, les discriminations soient moindres que jamais importe aux historiens, mais les contemporains ne voient pas l'évolution, ils soulignent qu'elles sont en contradiction flagrante avec les idéaux proclamés aujourd'hui. Au Moyen Âge, liberté, égalité, fraternité n'étaient pas des valeurs affirmées et l'organisation féodale ne prétendait pas être une cité démocratique. Ce qui trouble de nos jours, plus que les faits, aussi vieux que l'humanité, c'est leur écart à une vision idéale de l'humanité.

Les bonnes âmes qui dénoncent les vices et les contradictions de notre époque, et enjoignent à l'école de moraliser la société, se sont-elles jamais demandées :

1. Pourquoi l'école serait plus vertueuse, moins traversée de différences et de contradictions que l'ensemble du corps social ?

2. Comment elle pourrait transmettre des valeurs chaque jour démenties dans la famille, la rue, l'entreprise, les media ?

" Il faut partager, respecter autrui, s'entraider ", dit le maître. " Mais alors, pourquoi y a-t-il des gens qui crèvent de faim, qui n'ont pas de travail, meurent dans la solitude, vivent dans la misère ou vont en prison pour leurs idées ? ", disent les élèves. Que répondre à cela ? Qu'il y a des moutons noirs dans tous les troupeaux ? C'est un peu court, mis en regard des têtes de chapitres du journal télévisé.

Bref, la réflexion sur la citoyenneté et son apprentissage ne peut sortir de la pensée magique qu'en acceptant les contradictions de nos sociétés et en renonçant à attendre de l'école qu'elle les prenne en charge à elle seule. Au jeu des gendarmes et des voleurs, tous les voleurs aperçus avant de toucher au but sont "collés", mais il ont un espoir : le dernier voleur, s'il parvient au but sans être pris, peut "sauver la bande". Au jeu de la société, l'école ne peut pas "sauver la bande". Elle peut juste prolonger, par ses moyens propres les intentions et les stratégies éducatives de la société. Péguy voyait juste : travaillons sur les crises de la société avant de dénoncer les carences de l'école ou de lui mettre sur le dos de nouvelles missions impossibles.

De cette analyse, je ne conclurai pas à la totale impuissance de l'école. Si elle est traversée par les mêmes contradictions que la société, cela veut dire qu'elle abrite aussi des forces favorables aux droits, à la justice, aux principes de liberté, d'égalité et de fraternité. Il reste à voir ce qu'elle peut faire, sur quoi elle a prise, concrètement.


3. Que peut faire l'école ?

Si l'on enseigne "ce que l'on est", selon une formule qui convient assez bien à l'éducation à la citoyenneté, la première ressource de l'école serait le degré de citoyenneté des enseignants . Les gens d'école sont-ils plus civiques, désintéressés, idéalistes et soucieux du bien public que la moyenne des adultes contemporains ? Nous n'avons sur ce point guère de données solides, seulement des présomptions. L'école a historiquement partie liée avec la construction des États démocratiques, les libertés, la libération de l'homme par le savoir et la raison, la valorisation de la pensée et de l'expression, du débat contradictoire, du respect de la méthode et des faits, de l'assimilation du patrimoine culturel. Si les professeurs d'aujourd'hui ont choisi ce métier en raison d'une affinité avec ces valeurs, il se peut qu'on trouve dans les établissements scolaires un peu plus de partisans des droits de l'homme et des idéaux humanitaires qu'ailleurs, donc plus de gens crédibles pour développer la citoyenneté, de gens peu suspects de pratiquer le " Faites comme je dis, pas comme je fais ".

S'il fallait nuancer cette thèse optimiste, ce ne serait pas en épinglant tels enseignants pédophiles, sadiques ou racistes, ou encore engagés dans des activités illicites ou des mouvements antidémocratiques. Envisager que les gens d'école ne sont pas ipso facto plus vertueux que les autres n'est pas dire qu'ils le sont moins ! Il suffit de reconnaître que l'enseignement est souvent un job parmi d'autres et que la vertu de celles et ceux qui l'exercent doit probablement plus à leur appartenance aux classes moyennes qu'à leur vocation pédagogique stricto sensu . Les classes moyennes sont aujourd'hui dans une position morale relativement confortable. Elles jouissent de privilèges, mais n'ont pas à se salir directement les mains pour les conserver, car elles ne sont pas aux commandes. Ce ne sont pas les classes moyennes qui décident de procéder à des licenciements massifs ou de ne pas produire un médicament plus efficace ou une technologie prometteuse pour ne pas gâcher le marché. Ce ne sont pas les classes moyennes qui soutiennent certaines dictatures pour des raisons militaires ou économiques, ni elles qui masquent le cynisme de la raison d'État sous des envolées humanitaires. Les classes moyennes soutiennent - par leur travail, leur consommation, leur vote -, un système social qui rend l'éducation à la citoyenneté peu crédible, mais elles s'appliquent à ne pas le savoir. Les classes moyennes ont besoin d'avoir bonne conscience , et le jour où cela ne va plus de soi, elles versent quelques sous pour la recherche médicale, l'aide aux chômeurs en fin de droit ou la faim dans le monde. Ou elles amplifient plus activement le discours sur les droits de l'homme et l'éducation à la citoyenneté...

On peut, jusqu'à un certain point, s'appuyer sur cette bonne conscience et ces bonnes intentions pour transformer l'école. Ne soyons pas naïfs au point de croire que les classes moyennes, porteuses de ces valeurs, peuvent les défendre jusqu'au bout, c'est-à - dire, en dernière instance, contre leurs intérêts . Éduquer vraiment à la citoyenneté, ce ne peut être, en effet, que bouleverser une partie des fonctionnements scolaires institués.

Je discuterai trois de ces bouleversements : * l'appropriation active des savoirs et de la raison critique ; * l'appropriation d'un minimum d'outils issus des sciences sociales : * la pratique de la démocratie et de la responsabilité.

L'appropriation active des savoirs et de la raison critique

Les savoirs et la raison ne sont pas, hélas, garants de l'éthique : les dictateurs, les gangsters, les spéculateurs, les tortionnaires, les fanatiques les plus haïssables ne sont pas tous des brutes épaisses. Le crime organisé et les totalitarismes s'appuient sur la science, la technologie et la raison stratégique au moins autant que les tenants des causes humanitaires.

Cela signifie-t-il que l'appropriation des savoirs est sans incidence sur l'apprentissage de la citoyenneté ? Évidemment non. C'est parce qu'il ne comprennent pas ce qui leur arrive que les dominés et les défavorisés subissent leur sort. Les femmes et les enfants battus, les travailleurs exploités, les chômeurs de longue durée, les immigrés privés de droit, les malades brinquebalés dans les circuits hospitaliers, les petits épargnants broyés par les groupes financiers ont un point commun : leur capital culturel n'est pas assez important et pertinent pour leur donner les moyens de se défendre, ni même de comprendre les mécanismes qui les font souffrir ou précipitent leur exclusion. La misère du monde (Bourdieu, 1993) est presque toujours accompagnée d'un dénuement intellectuel, qui est à la fois une cause et une conséquence, dans un cercle infernal. Si elle veut éduquer à la citoyenneté, l'école ferait mieux de tenir ses promesses : donner à chacun les moyens de maîtriser sa vie personnelle et de participer à la vie de la cité. L'éducation participe de la démocratie, mais imaginer que c'est à travers l'instruction civique d'abord serait à rebours du sens historique de l'école obligatoire. À quoi bon apprendre des principes civiques ou les détails de l'organisation de l'État lorsqu'on ne sait pas lire un texte de loi, remplir une déclaration d'impôt ou saisir les enjeux d'une élection ou d'un débat sur le nucléaire, l'immigration, l'ingénierie génétique ou la sécurité sociale ? L'éducation civique, comme discipline, n'est qu'une petite partie de l'éducation à la démocratie , et cette dernière ne se réduit pas à la transmission de valeurs ou de connaissances sur l'organisation de la cité. Elle passe d'abord par la construction de moyens intellectuels , de savoirs et de compétences qui sont autant de sources d'autonomie, de capacité de s'exprimer, de négocier, de changer le monde.

Chaque fois qu'elle fabrique de l'échec, l'école n'éduque pas à la citoyenneté ! L'exclusion, la sélection sont bien plus graves que l'absence de cours d'éducation civique (Vellas, 1993). Je ne puis ici développer tout ce que touche à la lutte contre l'échec scolaire et les inégalités sociales devant l'école. J'insiste surtout sur une connexion essentielle : l'échec scolaire n'est pas un autre problème, c'est le coeur du problème de l'éducation à la citoyenneté, parce que, sans en être des conditions suffisantes , l'appropriation des savoirs et de l'écrit (Lahire, 1993) et la construction de compétences de haut niveau (Perrenoud, 1997 a et b) en sont des conditions nécessaires .

L'appropriation d'un minimum d'outils issus des sciences sociales

Un niveau intellectuel élevé, doublé d'une forte conscience morale, serait-ce suffisant pour garantir la compréhension et le bon usage des mécanismes sociaux ? Peut-être. C'est ainsi qu'un chercheur de pointe en métallurgie ou un pharmacologie qui se serait, toute sa vie, désintéressé de la politique et des problèmes sociaux a les moyens de les comprendre très vite s'il en voit soudain l'intérêt, parce qu'il a de fortes capacités d'abstraction, de communication, de recherche de l'information et d'assimilation de nouveaux concepts et de nouveaux savoirs. Il comprendra donc sans peine qui profite de l'inflation, comment s'opère l'intégration européenne, à quelles sources puisent les mouvements d'extrême droite, quels risques font courir les surgénérateurs ou d'où vient le trou de la sécurité sociale.

Mieux vaut ne pas rêver et faire comme si tous les élèves allaient atteindre un niveau de formation tel que la connaissance de la société et de ses mécanismes viendrait en quelque sorte "par dessus le marché". Pour ceux qui n'atteindront pas ce niveau, qui se situe sans doute au-delà du niveau du bac, il sera sage d'enseigner au collège et au lycée les bases du droit, de l'économie, de la science politique, de la psychosociologie. Les savoirs qui permettent d'être citoyens sont en partie d'ordre scientifique, parce que les enjeux sont souvent technologiques. Ils sont éthiques et philosophiques, dans la mesure où les dilemmes et les conflits de valeurs peuvent être en partie maîtrisés par la raison et l'argumentation. Il y a cependant, dans les programmes scolaires, un trou noir : la connaissance de la société. Elle reste le parent pauvre, l'éducation civique se limite souvent aux institutions et aux droits de la personne. Or, notre vie est régie par des lois, des marchés, les politiques industrielles et financières des États et des multinationales, un système bancaire, des assurances, de formidables bureaucraties administratives, hospitalières, militaires, scientifiques, scolaires, des mécanismes de négociation entre partenaires sociaux et syndicaux, des machines politiques dont les élections et les institutions ne sont que la partie la plus visible. Où apprend-on à comprendre ces mécanismes, ou simplement à en découvrir l'existence ?

Pour que l'école joue un plus grand rôle dans ce sens, il faudrait franchir au moins deux obstacles de taille :

Sur le curriculum formel, je n'insisterai par davantage, sinon pour suggérer un renversement de tendance : l'apprentissage de la citoyenneté passe par l'adhésion a des valeurs et à la loi, par la réflexion sur ce que serait une organisation idéale de la cité, mais plus encore par la connaissance réaliste des mécanismes démographiques, économiques, politiques, psychosociologiques à l'oeuvre, qui déjouent régulièrement nos idéaux. Travail sur la complexité, approche systémique, moyens de percer les rideaux de fumée et de ne pas être dupe des mythes sont autant d'outils de ce qu'Edgar Morin appelle une "réforme de la pensée" (1995 a et b).

La pratique de la démocratie et de la responsabilité

Les savoirs ne suffisent pas, ni les belles paroles. Si l'on passe dix à vingt ans de sa vie en formation initiale, et qu'on en sort sans aucune pratique de la démocratie, à quoi bon parler d'éducation à la citoyenneté ? Les conseils de classe, dans la ligne de Freinet et de la pédagogie institutionnelle, sont encore des pratiques marginales. La participation des élèves, et mêmes des étudiants, est souvent un simulacre, une façon de mieux faire comprendre les décisions venues d'en haut plutôt que de les négocier. On peut en dire presque autant de la participation des parents et même des enseignants. L'école n'est pas une entreprise indépendante, qui pourrait fonctionner en autogestion, sans rendre de compte, et qui survivrait aussi longtemps que les lois du marché ne la sanctionnent pas. L'école n'est pas régulée par un marché, ni contrôlée par ses seuls usagers, elle ne peut davantage être gouvernée uniquement par ses salariés, elle est placée sous la responsabilité de l'État, comme pouvoir organisateur et garant de l'instruction de tous. À l'intérieur de telles contraintes, il y a cependant des marges pour aller vers plus de démocratie intérieure.

L'apprentissage de la responsabilité n'exige pas de structures complexes, il passe par la confiance, la délégation de pouvoir, la pratique du mandat et du contrat et la multiplication d'occasions de prendre et d'exercer des responsabilités, petites ou grandes. L'éducation au choix, le travail indépendant sous contrat, l'individualisation des parcours de formation, certaines formes d'autoévaluation, la prise en compte du projet personnel de l'apprenant, la multiplication des options et toutes les formes d'enseignement mutuel et d'auto-organisation favorisent la prise de responsabilités individuelles ou collectives. À l'intérieur de la classe, certaines pratiques, certains contrats pédagogiques, certaines formes de différenciation pédagogique ou de gestion de classe vont dans le même sens. Ici encore, il y a dans la tradition de l'éducation nouvelle et des pédagogies actives, coopératives et institutionnelles de nombreux outils et dispositifs. Encore faut-il avoir la volonté de s'en servir et de les transposer, pour les adapter à des niveaux du cursus, à des âges et des publics et surtout à des professeurs qui savent à peine qui est Célestin Freinet et n'ont sans doute jamais lu une ligne sur la pédagogie institutionnelle.

Ces pratiques font moins peur et sont plus courantes aujourd'hui. Toutefois :

Il est donc urgent de s'inspirer de tous les acquis de la pédagogie institutionnelle (Oury et Vasquez, 1971, 1973 ; Oury et Pain, 1972 ; Oury et Pochet, 1979 ; Imbert, 1976 ; Boumard, 1978). Je renvoie à ces travaux, pour développer plutôt ici un thème plus large, qui pourrait servir de fil rouge pour relier un ensemble d'initiatives complémentaires et de niveaux d'action : l'éducation à la citoyenneté, comme toute éducation - à la différence d'un enseignement - passe par des expériences de vie et de rapport au savoir qui ont des effets de formation . Comme la langue, la citoyenneté s'apprend par la pratique !

Si l'école veut favoriser l'apprentissage de la citoyenneté, la première chose à faire est donc de rendre possible et probable, chez les élèves et les étudiants, l'exercice de la citoyenneté, fondement d'une posture éthique et de compétences pratiques transposables à l'ensemble de la vie sociale.

L'apprentissage de la démocratie passe par l'expérience

Le curriculum réel se présente comme une suite d'expériences formatrices, sources d'apprentissages qui, pour une part, ont été activement provoqués. D'autres se font à l'insu des enseignants ou du moins sans avoir été voulus. On parle alors du curriculum caché (Perrenoud, 1994 b)

Nul ne vit dans une collectivité, durant dix à vingt ans, sans apprendre un ensemble de savoirs et savoir-faire qui permettent de survivre, de s'approprier un territoire, un statut, un rôle et si possible de conserver son autonomie, éventuellement d'exercer un certain pouvoir. J'ai analysé ailleurs le métier d'élève tel que l'école le prescrit (Perrenoud, 1996 a). Ce métier facilite le fonctionnement de la classe, mais il a aussi d'importants effets de socialisation : il préfigure à de nombreux égards le mélange de conformisme et d'initiative qui - dans des proportions variables- convient aux divers employés d'une entreprise, mais aussi aux citoyens, aux membres d'associations et d'organisations diverses, aux consommateurs et aux électeurs.

Peut-on définir une "école idéale" qui permettrait l'exercice accompli du métier d'élève comme préfiguration du métier de citoyen ? Les écoles réservées aux élites ont fonctionné et fonctionnent encore dans cet esprit, mais elles participent de "l'enfance des chefs". Certains établissements d'obédience ecclésiastique ou militaire se donnent les moyens de former dès l'école ou le collège de "vrais croyants", qui peut-être deviendront prêtres ou professeurs, ou de "vrais soldats", autrement dit de "drôles de citoyens". L'existence même de ces écoles montre la naïveté qu'il y aurait à croire que tous les parents rêvent pour leurs enfants de la même éducation à la citoyenneté, indépendamment de leur position sociale et de leur projet. Les uns n'attendent rien de l'école, parce que leur propre participation à la vie de la cité est marginale et qu'ils n'entrevoient aucune amélioration pour leurs enfants, à supposer qu'ils se posent la question. D'autres, pour une raison inverse, n'attendent pas davantage de l'école publique : ils font confiance à l'éducation familiale ou délèguent la tâche à une école privée destinée aux futures élites, une de celles que les Anglais appellent, non sans humour, une "public school".

Peut-on s'inspirer de ces écoles, qui préparent aux fonctions dirigeantes, pour concevoir un modèle d'école préparant chacun à exercer ses responsabilités dans la cité ? Certainement non quant aux valeurs de référence. On peut en revanche constater que, pour forger un type d'homme ou de femme, elles se donnent des moyens sans commune mesure avec ceux dont dispose l'école publique. Des moyens matériels et culturels. Ces écoles sont souvent des internats, ce qui leur donne prise sur toutes les dimensions de la vie de leurs élèves. Ce sont des lieux de socialisation où rien n'est laissé au hasard : on porte un uniforme ou en tout cas des vêtements codifiés, les emblèmes et les rites d'appartenance sont innombrables, les repas, les soins corporels, le sommeil, les loisirs sont encadrés, un appareil disciplinaire implacable ramène les récalcitrants à la raison ou les exclut de l'établissement. Bref, l'école se rapproche d'une institution totale , au sens de Goffman (1968), d'une institution qui prend en charge l'ensemble de l'existence matérielle et morale des individus qui lui sont confiés.

Ce détour fait apparaître le paradoxe de l'école publique :

Comment organiser une socialisation démocratique ? En tentant d'organiser l'école comme une cité démocratique (Ballion, 1996). On se heurte d'emblée à un obstacle majeur : la plupart des associations ou institutions démocratiques postulent chez leurs nouveaux membres un minimum de culture préalable à propos du droit de vote, de la liberté d'expression, de l'élection et du contrôle des dirigeants, du droit de recours, du respect des minorités, de la transparence des procédures et des règles et de leur détermination, in fine , par les membres eux-mêmes. Comment installer un fonctionnement démocratique avec des enfants et des adolescents qui n'ont pas en partage cet héritage minimum ?

On se trouve dans le paradoxe mis en évidence par Meirieu (1996) : " Apprendre, en le faisant, à faire ce qu'on ne sait pas faire ". Ce qui paraît une contradiction logique - comment pourrait-on faire ce qu'on ne sait pas faire ? - a en réalité une réponse pédagogique, qui demande cependant une gestion très subtile de l'étayage et du désétayage des apprentissages. Chacun sait qu'on apprend à lire en lisant, alors qu'au départ on ne sait pas lire. Cela fonctionne parce que ces "premiers pas" - on apprend à marcher de la même façon ! - sont accompagnés par un adulte qui guide et supplée aux manques provisoires de l'apprenant, pour rendre l'action possible, puis se retire au fur et à mesure que son assistance devient inutile. L'apprentissage de la démocratie par des enfants ou des adolescents ne peut être que de cet ordre. Alors qu'on maîtrise plus ou moins le paradoxe lorsqu'il relève d'une didactique précise, on tâtonne lorsqu'il s'agit d'un apprentissage plus global.


4. Citoyenneté et rapport au savoir

La démocratie suppose le débat, donc le temps de penser, de s'exprimer, d'entendre et de comprendre les avis contraires, de chercher des compromis. Or, du temps, l'école a l'impression de n'en avoir jamais assez pour faire ce qu'elle a déjà à faire. Une partie des professeurs sont favorables à une éducation démocratique, mais à condition qu'elle n'enlève pas une minute à leur discipline et ne freine aucunement le travail et la progression dans le programme.

Comment pourrait-on apprendre la démocratie en quelques minutes par semaine, le reste du temps obéissant à une autre logique ? Si l'école éduque à la citoyenneté par la pratique, cette pratique ne peut rester confinée à quelques moments de régulation, à la façon dont certaines classes "tiennent conseil" en fin de semaine, lorsque tout le monde est trop fatigué pour faire autre chose. La démocratie ralentit les décisions, multiplie les étapes, élargit le cercle des acteurs concernés et rend donc le fonctionnement moins efficace, si l'efficacité consiste à prendre rapidement des décisions unilatérales, pour les imposer à tous et à dire aux sceptiques "C'est moi le chef, si vous n'êtes pas content, je ne vous retiens pas".

Dans toutes les entreprises soucieuses de rendement, le temps de la participation entre en compétition avec le temps de travail proprement dit. On ne peut multiplier les assemblées et le travail en commission sans mettre en péril la productivité. L'école raisonne souvent selon le même schéma : le vrai travail se fait en classe, et tous les temps de participation et d'exercice de la démocratie semblent des temps soustraits au travail proprement scolaire.

Face à cette façon de penser, un renversement s'impose : à l'école, la participation à la vie de la classe ou de l'établissement est un pouvoir légitime au présent et une source irremplaçable d'apprentissages pour l'avenir. On devrait donc compter toutes ces heures comme des heures de travail en établissement, au même titre que les heures de cours, de laboratoire, d'études, de travaux pratiques, d'enquête sur le terrain ou de travail au centre de documentation.

Cela n'est pas suffisant. Comment trouver plus de temps ? En transportant l'apprentissage de la démocratie dans le champ du savoir proprement dit. Est-ce possible ? L'asymétrie des rôles, fondée sur la disparité des savoirs maîtrisés par les uns et les autres, interdit de considérer les membres d'une institution scolaire ou universitaire comme égaux , du moins à cet égard. Même si toute vérité scientifique est une construction sociale, on peut difficilement imaginer qu'on vote pour décider si le carré de l'hypoténuse est égal à la somme des carrés des côtés d'un triangle rectangle ou pour savoir quelle est la date de la Révolution chinoise. Le problème n'est pas propre à l'école : dans toutes les organisations, les experts, "ceux qui savent", pèsent lourdement sur le processus de décision, parfois en le confisquant ouvertement, parfois plus subtilement et légitimement, en "disant le possible". Lorsque les économistes affirment que la croissance ne peut dépasser 2 % en raison de l'état des investissements, de la monnaie, de la balance du commerce, il ne sert de rien de "voter" une croissance de 6 %, de même qu'il est inutile de décider qu'on aura vaincu le SIDA en 2004. La science, en énonçant les lois et les conditions incontournables de l'action, se fait le porte-parole de la raison et de la méthode, et fait taire les opinions contraires si elles ne s'enracinent que dans le sens commun. Dans l'école, les enseignants sont les experts à la fois du savoir à enseigner et, dans en principe, des démarches censées en permettre l'appropriation efficace. Dans ces domaines, ils peuvent expliquer, démontrer, le fonctionnement démocratique n'est pas suspendu, mais il accorde aux experts un poids tel que les élèves peuvent avoir l'impression de n'avoir rien à décider.

Que reste-t-il alors à négocier ? L'ensemble de l'organisation de la vie en classe : horaires, espaces, règles et sanctions, modes de coopération et de régulation de la coexistence. On peut aussi négocier, même si c'est encore moins facile, une partie des choix pédagogiques et didactiques, aussi bien que des modes d'évaluation, lorsqu'ils ne sont pas dictés par une évidence scientifique solide et lorsque l'adhésion active des apprenants importe autant que l'intelligence du dispositif. Les apprenants sont, à leur façon, "experts en didactique", du moins pour ce qui concerne leur propre façon de comprendre et d'apprendre. En l'état des sciences de l'éducation, on sait la diversité des fonctionnements mentaux et l'absurdité qu'il y aurait à imposer à tous le même modèle, alors que tous n'ont pas le même style cognitif, la même façon de former des concepts, d'aller et venir du particulier au général, du concret à l'abstrait, du simple au complexe, du disciplinaire à l'interdisciplinaire.

On aurait tort, toutefois, de limiter l'apprentissage de la démocratie à ce qui est négociable, objet de compromis à l'issue d'une transaction au cours de laquelle chacun se déplace. Le professeur de physique ne peut transiger sur la loi d'Ohm ou le professeur de biologie sur la structure de l'ADN. Cela n'exclut pas le débat. Dans une société donnant un statut privilégié à l'expertise, aux savoirs, à la méthode scientifique et à la pensée rationnelle, lorsqu'il porte sur "la réalité de la réalité" (Watzlawick, 1978), le débat démocratique respecte les savoirs des experts. Cela ne signifie pas qu'il n'a pas lieu, mais que chacun accepte de se plier à la rigueur des faits et des théories, à une condition : pouvoir poser des questions, exprimer des doutes, vérifier les données et les raisonnements et entendre plusieurs experts lorsque le consensus n'est pas établi. Comme le rappelle Bourdieu :

Les champs scientifiques, ces microcosmes qui, sous un certain rapport, sont des mondes sociaux comme les autres, avec des concentrations de pouvoir et de capital, des monopoles, des rapports de force, des intérêts égoïstes, des conflits, etc., sont aussi, sous un autre rapport, des univers d'exception, un peu miraculeux, où la nécessité de la raison se trouve instituée à des degrés divers dans la réalité des structures et des dispositions (Bourdieu, 1997, p. 131).

Le rôle de l'école, qui est aussi un monde social comme les autres, est également de mettre en place des dispositifs et de former des habitus favorables à l'exercice de la raison, au développement d'un rapport rationnel au savoir , qui exclut à la fois le respect inconditionnel et instantané de ceux qui savent et le déni d'une légitimité particulière reconnue à ceux qui ont pour métier de produire et/ou de transmettre des savoirs. Sur le nucléaire, les risques écologiques ou climatiques, les maladies contagieuses, la mise en vente de certains médicaments ou, dans un autre domaine, la politique économique ou la régulation des réseaux télématiques, le public a l'habitude des querelles d'experts. Comme dans un jury d'assises confronté à des expertises contradictoires, chacun tente de se faire une opinion et de débattre du problème, faute de pouvoir s'en remettre à "la science". Une partie des savoirs enseignés à l'école pourraient être traités sur ce mode. Plutôt que d'accentuer leur degré de certitude, on pourrait présenter un état des lieux et des théories en concurrence, puis engager le débat, non pas pour départager les thèses en présence, mais pour mesurer leurs convergences et divergences. C'est possible dès le lycée, et plus encore dans l'enseignement supérieur. Saisit-on chaque occasion de le faire ? On peut en douter. Il y plusieurs raisons du côté de l'enseignant. Il peut craindre notamment :

Ces diverses peurs alimentent l'envie d'avancer dans le texte du savoir, sans trop se perdre dans des débats. Or, ces pratiques ont deux coûts qu'on prend rarement en compte :

  1. Elles affaiblissent les occasions de formation et de réflexion épistémologiques, si bien qu'une partie des étudiants sortent de l'université en détenant des savoirs auxquels ils entretiennent un rapport peu critique, ou alors seulement sous l'angle de la méthodologie de recherche, en passant à côté du débat philosophique, idéologique ou proprement épistémologique.
  2. Elles privent d'occasion d'apprendre à débattre de façon argumentée et serrée de questions difficiles.

À l'école primaire et au collège, les professeurs se sentent encore plus enclins à penser que les élèves "ne sont pas capables" de prendre de la distance, qu'il est "trop tôt". On peut en douter, d'un point de vue psychogénétique ou didactique. Ce qui paralyse certains élèves, c'est justement le sentiment - que l'école favorise ou du moins ne dément pas - que la connaissance va de soi , est évidente, incontestable. Il serait libérateur, lorsqu'on ne comprend pas ou qu'on n'accepte pas un savoir, qu'on vous dise qu'on a mis des décennies, voire des siècles, à entrevoir, puis à vérifier ce que le professeur expose maintenant comme une vérité. Il est normal de penser que le Soleil tourne autour de la Terre et fondamental de comprendre que l'astronomie s'est construite contre le sens commun et dans l'affrontement des thèses, avec des enjeux théologiques et philosophiques majeurs. Ce qui est assez évident pour Galilée vaut dans tous les champs de savoir. Le débat n'est pas la controverse pour la controverse, c'est un espace où chacun peut dire librement qu'il n'est pas convaincu, qu'il a des doutes, que les arguments en faveur d'une thèse, il ne les saisit pas ou ne parvient pas à en percevoir la cohérence.

Dans la méthode scientifique bien comprise, le dialogue intérieur aussi bien que le débat entre chercheurs sont des moteurs essentiels du développement des savoirs. La controverse est indispensable. Le lecteur idéal d'un article adopte la posture de l' ami critique , sans complaisance, qui ne cherche pas à nuire, mais ne ferme les yeux sur aucune faille du raisonnement, aucune faiblesse des observations. Bien entendu, chacun est ambivalent et rêve, selon les moments, de lecteurs sévères ou de lecteurs indulgents, partagés entre l'envie de voir son travail sérieusement discuté, donc validé, et le souhait tout aussi vif de ne pas avoir à remettre tout l'ouvrage sur le métier.

Que reste-t-il de la posture critique dans l'enseignement ? Elle varie évidemment selon les disciplines, l'âge des élèves et le propre rapport au savoir du professeur. En dépit de ces variations, il y a une évidence : les programmes ne sont pas faits pour favoriser le débat , en dépit des magnifiques déclarations liminaires, tout simplement parce qu'ils sont trop chargés et poussent donc les enseignants à privilégier la transmission efficace des nombreuses connaissances plutôt que leur construction commune dans une démarche de projet et de débat. L'évaluation va de pair et teste l'étendue des savoirs assimilés plutôt que la capacité de problématiser et de prendre de la distance.

Les pédagogies se réclamant du " conflit sociocognitif " plaident pour le débat d'un point de vue didactique (CRESAS, 1987, 1991). Dans une perspective constructiviste, c'est en effet le désaccord et sa réduction progressive dans le cadre d'une coopération qui poussent chacun à restructurer ses concepts et ses représentations (GFEN, 1996 ; Tozzi, 1997). On rejoint également les travaux sur le sens des savoirs et du travail, scolaire (Develay, 1996 ; Bautier et Rochex, 1996 ; Charlot, Bautier et Rochex, 1992 ; De Vecchi et Carmona-Magnaldi, 1996 ; Perrenoud, 1996 a ; Rochex, 1995 ; Vellas, 1996).

Indépendamment de ses vertus didactiques dans le cadre de chaque discipline, l'expérience du débat d'idées est au fondement d'un rapport critique à la pensée - la sienne comme celle d'autrui - et d'une culture démocratique, donc de la citoyenneté.

Mais voilà... que pèse un plaidoyer de plus pour les têtes bien faites, plutôt que bien pleines ? Peu de choses en regard de l'horreur du vide qui habite les auteurs de programmes et les professeurs et du souci honorable qui, pour être sûr d'en faire assez, pousse chacun à en faire trop... Pourtant, il faudra bien s'en apercevoir un jour : " La formation du citoyen se cache, à l'école, au coeur de la construction des savoirs " (Vellas, 1993).


5. Que cela exigerait-il chez les enseignants ?

L'ensemble des analyses et des thèses qui précèdent sont éminemment discutables et il serait opportun de les discuter et de parvenir à un consensus provisoire avant de s'interroger sur les compétences et la formation des enseignants. Cependant, comme c'est la question dont je suis parti, je vais poursuivre le raisonnement, en sachant bien sûr que le lecteur qui n'adhère pas aux prémisses n'a aucune raison de partager les conclusions. L'approche par le curriculum réel et l'expérience de vie a en effet de fortes conséquences quant au rôle des enseignants :

  1. Ils sont tous concernés . Il n'y a pas moyen de déléguer l'apprentissage de la citoyenneté à quelques spécialistes des sciences sociales ou de l'éducation civique.
  2. Instaurer la démocratie dans la classe transforme profondément le rapport pédagogique et la gestion de classe.
  3. L'éducation citoyenne se joue dans le débat qu'il s'agit notamment d'instaurer en classe à propos des savoirs, donc dans le champ de la didactique des disciplines.
  4. Si l'établissement devient une cité démocratique, cela exige de tous les acteurs une présence et une participation plus soutenue de tous. Plus question pour un professeur de venir "donner ses heures" en se désintéressant du reste de la vie scolaire.
  5. La gestion de l'établissement s'en trouve également transformée et appelle chacune et chacun à prendre de nouvelles responsabilités.

Une évolution dans ce sens exigerait des enseignants de nouvelles compétences, mais surtout, en amont, une nouvelle identité professionnelle, un engagement différent dans leur métier et leur établissement, un autre rapport au savoir et aux élèves.

On voit bien qu'ajouter aux plans de formation quelques UV sur l'apprentissage de la citoyenneté ne serait pas à la mesure du problème. Pour devenir un véritable creuset démocratique, l'école et les enseignants devraient acquérir des compétences et des connaissances nouvelles :

On voit bien que la formation des enseignants ne peut s'enraciner que dans une réflexion collective et un débat de longue haleine sur la citoyenneté, doublés d'une analyse régulière des situations éducatives, des pratiques et des métiers en jeu, des cultures et des fonctionnements institutionnels, du poids des attentes, des valeurs et des stratégies des familles. S'il y a véritable évolution, elle passera par une prise de conscience, par les enseignants, de leur part de responsabilité et par une prise de pouvoir dans l'institution, qui ferait de l'apprentissage de la citoyenneté par la citoyenneté scolaire leur projet.

La formation initiale peut sensibiliser à ces thèmes, préparer à ce débat, donner des outils, mais les vraies transformations ne peuvent venir que d'une autoformation , dans le cadre d'une dynamique et d'un projet d'établissement. Les structures de formation continue peuvent et doivent évidemment soutenir ce travail, mais offrir des stages sur la citoyenneté ne saurait suffire.

Cela ne signifie pas que les démarches doivent rester purement locales. Le système a la responsabilité de les favoriser, de les rendre plus probables sans les imposer. Qu'il diffuse des modèles, des récits de pratiques, qu'il organise des rencontres, qu'il développe et diffuse des outils, qu'il offre des accompagnements ne saurait nuire !


6. Avons-nous le choix ?

On peut se demander ce qui pourrait bien pousser le système éducatif à évoluer dans ce sens, tant les obstacles externes et les résistances internes sont innombrables.

La vertu ? C'est peu probable. Peut-être la nécessité.

Le thème de la Loi est à la mode. Je suis toujours un peu perplexe et critique devant ces mots qui semblent rendre simples et intelligibles des phénomènes complexes, divers et partiellement opaques. Nous vivons dans une société où la Loi évoque à la fois les "Tables de la Loi" et le contrat social qui est à la base d'une constitution républicaine. Loi divine, loi humaine, tous nos mythes fondateurs sont convoqués. Pour le sociologue, la Loi (au singulier) est une métaphore forte - parce qu'elle s'ancre dans nos mythes judéo-chrétiens et notre conception de l'État de droit - mais partiellement trompeuse. L'ordre social est un arrangement négocié, sous-tendu par quelques principes d'équité et de réciprocité, mais largement construit par les acteurs en quête de leur propre intérêt. La citoyenneté, en dernière instance, dépend moins de l'adhésion à de grands principes que d'une forme de raison pratique , d'intelligence du social comme équilibre instable et à reconstruire en permanence pour que la vie soit vivable.

Je conviens avec Develay (1996) ou Meirieu (1995, 1996) que le rapport au Savoir et le rapport à la Loi sont fortement imbriqués, non seulement d'un point de vue philosophique, mais dans le fonctionnement quotidien des écoles. Je conviens aussi que donner du sens à l'école, c'est, à un niveau élevé d'abstraction, reconstruire en parallèle des rapports moins brouillés à la Loi et au Savoir. Pour transformer cette abstraction en stratégie d'action, il faut accepter d'analyser de près le travail réel , les savoirs et les rapports aux savoirs dans la vie quotidienne des enseignants et des élèves, le sens des tâches et des connaissances véritablement dispensées ou exigées, le fonctionnement effectif de la relation, de la communication, des classes et des établissements.

Si l'école dysfonctionne - inégalement selon les âges, les environnements et les histoires singulières des établissements -, si elle est en proie à l'anomie et à la violence, on peut diagnostiquer une crise du rapport à la Loi et du rapport au Savoir. Ce diagnostic n'appelle pas seulement de nouvelles professions de foi, il commande - si l'on veut agir - une transformation précise et patiente des fonctionnements scolaires, quotidiens. Pour favoriser l'apprentissage de la citoyenneté, il faut s'intéresser aux espaces scolaires intérieurs et extérieurs, aux restaurants, aux vestiaires, aux toilettes, au garage à bicyclettes, aux dispositifs de sécurité et de protection des biens, à la gestion des absences, aux modes de négociation, dans l'établissement et dans la classe, aux horaires, aux normes, au droit de fumer et de s'embrasser à l'école, aux règles et aux décisions qui sous-tendent aussi bien la coexistence dans l'établissement et la classe que le travail d'enseignement et d'apprentissage.

L'école peut se plaindre du spectacle qu'offre aux élèves la société individualiste, la société du profit, des médias, de la compétition, du chômage, de l'inégalité, de l'insécurité de l'exclusion. Elle pourrait aussi "balayer devant sa porte" et se demander si le fonctionnement qu'elle adopte incarne plus fidèlement l'idée démocratique. " Quand une société ne peut pas enseigner, c'est que cette société ne peut pas s'enseigner ; c'est qu'elle a honte, c'est qu'elle a peur de s'enseigner elle-même ". La société scolaire ose-t- elle s'enseigner sans avoir honte ? Ou faut-il auparavant que son évolution vers une cité démocratique s'accélère et se généralise, à la faveur d'un sursaut collectif. intervenant avant que la situation soit désespérée. Le rythme de dégradation des conditions de vie et de travail dans une partie des établissements scolaires suggère qu'il n'y a pas de temps à perdre.

De là à se mobiliser personnellement, il y a un pas que chacun hésite à franchir et surtout à franchir seul. En prenant conscience des obstacles, on peut légitimement se demander si le jeu en vaut la chandelle, si on ne pourrait se contenter d'un discours sur la citoyenneté et ses fondements, doublé d'une participation raisonnable à la vie de l'établissement.

On risque en effet d'être fort déçu si l'on imagine que tout individu aspire spontanément à la démocratie et n'a rien de plus pressé que de mettre ses compétences et son intelligence au service du bien commun. L'attitude démocratique est une conquête sur l'égocentrisme, l'individualisme, la recherche de son propre intérêt, l'indifférence à la misère du monde. L'instruction et l'intelligence ne s'accompagnent pas ipso facto de générosité, de solidarité, d'un souci du bien public.

Pratiquer la démocratie, c'est - pour les plus favorisés - renoncer à une partie de leurs avantages et de leur pouvoir. On ne le comprend - et cet acquis reste fragile - qu'au gré d'une expérience qui conduit à constater, à la fois :

Les classes dirigeantes des pays démocratiques illustrent cette double logique : pour les uns, renoncer à l'abus de pouvoir et aux privilèges excessifs n'est que le moyen de conserver durablement le pouvoir et des privilèges qui, pour être moins insolents, restent fort appréciables. La démocratie est en quelque sorte une stratégie , elle fait la part du feu et évite les explosions et les retournements de situation. Pour d'autres, la démocratie est une valeur en soi et on peut trouver une satisfaction profonde à la défendre, même contre ses intérêts immédiats . Ces deux logiques peuvent coexister au sein d'une même personne...

C'est à la fois une raison de croire au développement d'une éducation à la citoyenneté et une raison d'en douter. Tout dépendra de la lucidité de ceux qui exercent le pouvoir dans la société et sur l'école. Richelieu écrivait :

"Ainsi qu'un corps, qui aurait des yeux en toutes ses parties, serait monstrueux, de même un État le serait-il si tous ses sujets étaient savants. (...) Si les lettres étaient profanées à toutes sortes d'esprits, on verrait plus de gens capables de former des doutes que de les résoudre, et beaucoup seraient plus propres à s'opposer à des vérités qu'à les défendre... On y verrait aussi peu d'obéissance que l'orgueil et la présomption y seraient ordinaires" (cité par Lelièvre, 1990).

Les dirigeants d'aujourd'hui sont-ils plus lucides ? Si oui, ils oeuvreront à une éducation démocratique qui leur compliquera la tâche mais renforcera la vitalité des sociétés développées. Sinon...


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