Source et copyright à la fin du texte
Paru dans l'Éducateur, n° 11, 26 septembre 1997, pp. 26-33. Repris dans Perrenoud, Ph., Dix nouvelles compétences pour enseigner. Invitation au voyage, Paris, ESF, 1999, ch. 1

 

 

 

 

Organiser et animer
des situations d'apprentissage

Voyage autour des compétences 1

Philippe Perrenoud

Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation
Université de Genève
1997

 Sommaire

Connaître, pour une discipline donnée, les contenus à enseigner et leur traduction en objectifs d'apprentissage

Travailler à partir des représentations des élèves

Travailler à partir des erreurs et des obstacles à l'apprentissage

Construire et planifier des dispositifs et des séquences didactiques

Engager les élèves dans des activités de recherche, dans des projets de connaissance

Bibliographie 


Pourquoi présenter comme une compétence nouvelle la capacité d'organiser et d'animer des situations d'apprentissage ? N'est-elle pas au coeur même du métier d'enseignant ?

Tout dépend évidemment de ce qui se cache sous les mots. Le métier d'enseignant a longtemps été assimilé au cours magistral, suivi d'exercices. La figure du Magister appelle celle du Disciple, qui " boit ses paroles " et n'a de cesse de se former à son contact, puis en travaillant sa pensée. On peut soutenir qu'écouter une leçon, faire des exercices ou étudier dans son livre sont des situations d'apprentissage. Du coup, l'enseignant le plus traditionnel peut prétendre organiser et animer de telles situations, un peu comme M. Jourdain faisait de la prose, sans le savoir. Ou plus exactement, sans y accorder d'importance, parce que l'idée même de situation d'apprentissage n'a, dans son esprit, guère d'intérêt particulier. Elle " n'ajoute rien " à sa vision du métier. Elle peut même paraître une banalité pédante, un peu comme si on insistait pour dire qu'un médecin " conçoit et anime des situations thérapeutiques ", plutôt que de reconnaître simplement qu'il soigne ses patients, comme le maître instruit ses élèves.

À l'exception de ceux qui sont familiers des pédagogies actives et des travaux en didactique des disciplines, les enseignants d'aujourd'hui ne se conçoivent pas spontanément comme des concepteurs et des animateurs de situations d'apprentissage. Ils n'en ont pas besoin. Peut-être ont-ils même des raisons de résister à une façon de voir qui ne peut que leur compliquer la vie !

Prenons l'exemple, caricatural, de l'enseignement universitaire de premier cycle, tel qu'il est encore dispensé dans la plupart des facultés. Le professeur donne son cours dans un amphithéâtre, à des centaines de visages anonymes. Comprenne et apprenne qui pourra ! Le professeur pourrait se bercer un instant de l'illusion qu'il crée de la sorte, pour chacun, une situation d'apprentissage standard, définie par l'écoute de la parole magistrale et le travail personnel qu'elle commande. S'il réfléchit, il se rendra compte qu'il existe autant de cas de figures qu'il y a d'étudiants, que chacun vit une situation singulière, en fonction de ce qu'il entend et comprend durant les cours, au gré de ce qu'il sait déjà, de ses moyens intellectuels, de sa capacité de concentration, de ce qui l'intéresse, fait sens pour lui, se relie à d'autres savoirs ou à des situations qui lui sont familières ou qu'il parvient à imaginer. Arrivé à ce stade de sa réflexion, le professeur aura la sagesse de la suspendre, sous peine de mesurer qu'en fait, il ne sait pas grand-chose des situations d'apprentissage qu'il crée… Se penser comme concepteur et organisateur de situations d'apprentissage n'est pas sans risque : cela oblige à s'interroger sur leur pertinence et leur efficacité…

Le système éducatif s'est construit par le haut. C'est pourquoi les mêmes constats valent, jusqu'à un certain point, pour l'enseignement secondaire et, dans une moindre mesure, pour l'enseignement primaire. Lorsque les élèves sont des enfants ou des adolescents, ils sont moins nombreux et l'enseignement est plus interactif ; on y accorde davantage de place aux exercices ou aux expériences conduites par les élèves (et non devant eux). Cependant, aussi longtemps qu'ils pratiquent une pédagogie magistrale et faiblement différenciée, les enseignants ne maîtrisent véritablement dans quelles situations d'apprentissage ils placent chacun de leurs élèves. Tout au plus peuvent-ils veiller, en usant des moyens disciplinaires classiques, à ce que tous les élèves écoutent attentivement - ou fassent semblant - et s'investissent dans les tâches assignées.

On sait désormais que n'apprennent vraiment, au gré d'une telle pédagogie, que les " héritiers ", ceux qui disposent des codes et des moyens culturels de faire leur profit d'un enseignement qui s'adresse à tous. Pourtant, il a fallu un siècle de scolarité obligatoire pour commencer à mettre ce modèle en question et à lui opposer un modèle plus centré sur les apprenants, leurs représentations, leur activité, les situations concrètes dans lesquelles on les plonge et leurs effets didactiques. Sans doute n'est-ce pas sans lien avec l'ouverture des études à de nouveaux publics, qui oblige à se soucier de ceux pour lesquels écouter un cours magistral et faire des exercices n'est pas suffisant pour apprendre. Il y a des liens étroit entre la pédagogie différenciée et la réflexion sur les situations d'apprentissage (Meirieu, 1989 ; 1990).

Dans la perspective d'une école plus efficace pour tous, organiser et animer des situations d'apprentissage n'est plus une façon à la fois banale et compliquée de désigner ce que font spontanément tous les enseignants. Ce langage met l'accent sur la volonté de concevoir des situations didactiques optimales, y compris et d'abord pour les élèves qui n'apprennent pas en suivant des leçons. Les situations ainsi conçues s'éloignent des exercices classiques, qui n'exigent que la mise en oeuvre d'une procédure connue. Ces derniers restent utiles, mais ne sont plus l'alpha et l'oméga du travail en classe, pas plus que le cours magistral, limité à des fonctions précises (Étienne et Lerouge, 1997, p. 64). Organiser et animer des situations d'apprentissage, c'est conserver une juste place à de telles démarches, mais c'est surtout dégager de l'énergie, du temps et disposer des compétences professionnelles nécessaires pour imaginer et créer d'autres types de situations d'apprentissage, que les didactiques contemporaines envisagent comme des situations larges, ouvertes, porteuses de sens et de régulation, appelant une démarche de recherche, d'identification et de résolution de problèmes.

Cette compétence globale mobilise plusieurs compétences plus spécifiques. Voici celles que retient le référentiel genevois de la formation continue :


Connaître, pour une discipline donnée, les contenus
à enseigner et leur traduction en objectifs d'apprentissage

Connaître les contenus à enseigner, c'est la moindre des choses. La véritable compétence pédagogique consiste cependant à relier les contenus aux situations et à des objectifs. Cela n'apparaît pas nécessaire lorsque l'enseignant se borne à parcourir, chapitre après chapitre, page après page, le " texte du savoir ". Certes, il y a déjà transposition didactique (Chevallard, 1991), dans la mesure où le savoir est organisé en leçons successives, selon un plan et à un rythme qui tiennent compte, en principe, du niveau moyen et des acquis antérieurs des élèves, avec des moments de révision et d'autres d'évaluation. Dans une telle pédagogie, les objectifs sont implicitement définis par les contenus : il s'agit en somme, pour l'élève, d'assimiler le contenu et de faire la preuve de cette assimilation lors d'une interrogation orale, d'un contrôle écrit ou d'un examen.

Le souci des objectifs émerge avec la " pédagogie de maîtrise ". Bloom (1979), son fondateur, plaide pour un enseignement orienté par des critères de maîtrise et régulé par une évaluation formative. Il propose en même temps la première " taxonomie des objectifs pédagogiques ", autrement dit une classification des apprentissages visés à l'école (1975). Dans les pays francophones, cette approche a été souvent caricaturée sous l'étiquette de " pédagogie par objectifs ". Hameline (1979) a décrit les vertus aussi bien que les excès et les limites du travail par objectifs. Huberman (1988) a montré que le modèle de la pédagogie de maîtrise reste pertinent, à condition de l'élargir et d'y intégrer des approches plus constructivistes. Aujourd'hui, nul ne plaide pour un enseignement guidé à chaque pas par des objectifs très précis, aussitôt testés en vue d'une remédiation immédiate. L'enseignement poursuit certes des objectifs, mais pas de façon mécanique et obsessionnelle. Ils interviennent à trois stades :

Traduire le programme en objectifs d'apprentissage et ces derniers en situations et activités réalisables n'est pas une activité linéaire, qui permettrait d'honorer chaque objectif séparément. Cela n'est possible que pour du drill. Les savoirs et savoir-faire de plus haut niveau se construisent dans des situations multiples, complexes, dont chacune touche à plusieurs objectifs, parfois dans plusieurs disciplines. Pour organiser et animer de telles situations d'apprentissage, il est indispensable que l'enseignant maîtrise les savoirs, qu'il ait plus d'une leçon d'avance sur les élèves et soit capable de retrouver l'essentiel sous de multiples apparences, dans de multiples contextes. On est aujourd'hui bien au-delà du précepte cher à Boileau : " Ce qui se conçoit bien s'énonce clairement et les mots pour le dire arrivent aisément ". Il ne suffit pas de structurer le texte du savoir, puis de le " lire " de façon intelligible et vivante, quand bien même ce n'est pas facile. La compétence requise aujourd'hui est de maîtriser les contenus avec suffisamment d'aisance et de distance pour identifier les savoirs mobilisés dans des situations ouvertes et des tâches complexes, pour saisir des occasions, partir des intérêts des élèves, exploiter les événements, bref, assurer la présence et la mise en oeuvre des savoirs sans revenir constamment à leur exposé méthodique dans l'ordre prescrit par une table des matières.

Cette aisance dans la gestion des situations et des contenus exige une maîtrise personnelle, non seulement des savoirs, mais de ce que Develay (1982) appelle la " matrice disciplinaire ", autrement dit les concepts, les questions, les paradigmes qui structurent les savoirs au sein d'une discipline. Sans cette maîtrise, l'unité des savoirs est perdue, les arbres cachent la forêt et la capacité de reconstruire une planification didactique à partir des élèves et des événements est affaiblie.

D'où l'importance de savoir identifier des notions-noyaux (Meirieu, 1989, 1990) ou des compétences-noyaux (Perrenoud, 1997), autour desquelles organiser les apprentissage et en fonction desquelles (ré) orienter le travail en classe et fixer des priorités. Il n'est pas raisonnable de demander à chaque professeur de faire seul, pour sa classe, une lecture des programmes pour dégager les noyaux. Cependant, même si l'institution propose une réécriture des programmes dans ce sens, elle restera lettre morte pour les enseignants qui ne sont pas prêts à consentir un important travail de va-et-vient entre les contenus, les objectifs et les situations. C'est à ce prix qu'ils navigueront dans la chaîne de la transposition didactique " comme des poissons dans l'eau " !


Travailler à partir des représentations des élèves

L'école ne construit pas à partir de zéro, l'apprenant n'est pas une table rase, un esprit vide, il sait au contraire " plein de choses ", il s'est posé des questions et a assimilé ou élaboré des réponses qui le satisfont provisoirement. L'enseignement heurte donc souvent de plein fouet les conceptions des apprenants.

Aucun enseignant expérimenté ne l'ignore : les élèves croient savoir une partie de ce qu'on veut leur enseigner. Une bonne pédagogie traditionnelle se sert parfois de ces bribes de savoir comme points d'appui, mais le professeur transmet, au moins implicitement, le message suivant : " Oubliez ce que vous savez, méfiez-vous du sens commun et ce qu'on vous a raconté et écoutez-moi, je vais vous dire comment les choses se passent vraiment ".

La didactique des sciences (Giordan et De Vecchi, 1987 ; De Vecchi, 1992, 1993 ; Astolfi et Develay, 1996 ; Astolfi, Darot, Ginsburger-Vogel et Toussaint, 1997 ; Joshua et Dupin, 1993) a montré qu'on ne se débarrasse pas aussi facilement des conceptions préalables des apprenants, qu'elles font partie d'un système de représentations qui a sa cohérence et ses fonctions d'explication du monde, et qui se reconstitue en dépit des nouveaux savoirs, des démonstrations irréfutables et des démentis formels apportés par le professeur. Même au terme d'études scientifiques universitaires, les étudiants reviennent au sens commun lorsqu'ils sont, hors du contexte du cours ou du laboratoire, aux prises avec un problème de forces, de chaleur, de réaction chimique, de respiration ou de contagion. Comme si l'enseignement chassait un " naturel " prompt à revenir au galop.

Ce qui vaut pour les sciences se manifeste dans toutes les domaines où l'occasion et le besoin de comprendre n'ont pas attendu que le sujet soit traité à l'école… Travailler à partir des représentations des élèves ne consiste pas à les faire s'exprimer pour les dévaloriser immédiatement, mais à leur donner régulièrement droit de cité, à les comprendre, à ne pas s'étonner qu'elle resurgissent constamment. Pour cela, il faut ouvrir un espace de parole, ne pas censurer immédiatement les analogies fallacieuses, les explications animistes ou anthropomorphiques, les raisonnements spontanés, sous prétexte qu'ils amènent à des conclusions erronées.

Bachelard (1996) observe que les professeurs ont du mal a comprendre que leurs élèves ne comprennent pas, puisqu'ils ont perdu la mémoire du chemin de la connaissance, des obstacles, des incertitudes, des voies de traverse, des moments de panique intellectuelle ou de trou noir. Ils peuvent penser alors en toute bonne foi : qu'y a-t-il de plus simple à comprendre qu'un nombre, une soustraction, une fraction ? Ou que l'imparfait, la notion de verbe, d'accord ou de subordonnée ? Ou encore que la notion de cellule, de tension électrique ou de dilatation ? Travailler à partir des représentations des élèves, c'est retrouver la mémoire du temps où l'on ne savait pas encore, c'est se mettre à la place des apprenants, admettre que, s'ils ne comprennent pas, ce n'est pas faute de bonne volonté, mais parce que ce qui semble évident à l'enseignant leur paraît opaque. Il ne sert à rien d'expliquer cent fois la technique de la retenue à un élève qui n'a pas compris le principe de la numération en base. Pour accepter qu'un élève ne comprenne pas le principe d'Archimède, il faut mesurer son extrême abstraction, la difficulté de conceptualiser la pression de l'eau ou de se défaire de l'idée intuitive qu'un corps flotte " parce qu'il déploie des efforts pour surnager ", comme un être vivant.

Pour imaginer la connaissance déjà construite dans l'esprit de l'élève, et qui fait obstacle à l'enseignement, il ne suffit pas que les professeurs aient la mémoire de leurs propres apprentissages. Une culture plus étendue en histoire et en philosophie des sciences pourrait les aider, par exemple, à comprendre pourquoi l'humanité a mis des siècles à se déprendre de l'idée que le Soleil tournait autour de la terre ou à accepter qu'une table soit un solide essentiellement vide, compte tenu de la structure atomique de la matière. La plupart des savoirs savants sont contre-intuitifs. Les représentations et conceptions qu'on leur oppose ne sont pas seulement celles des enfants, mais des sociétés du passé et d'une partie des adultes contemporains. Il n'est pas inutile non plus que les enseignants aient des notions de psychologie génétique. Enfin, il importe qu'ils se confrontent aux limites de leurs propres savoirs et (re) découvrent que les notions de nombre imaginaire, de quanta, de trou noir, de supraconducteur, d'ADN ou de métacognition les mettent en difficulté au même titre que le sont leurs élèves devant des notions plus élémentaires.

Il reste à travailler à partir des conceptions des élèves, à entrer en dialogue avec elles, à les faire évoluer pour les rapprocher des savoirs savants à enseigner. La compétence est alors essentiellement didactique. Il s'agit de prendre appui sur les connaissances des élèves sans s'y enfermer, de trouver un point d'entrée dans leur système cognitif, une façon optimale de les déstabiliser juste assez pour les amener à rétablir l'équilibre en incorporant des notions et des hypothèses nouvelles.


Travailler à partir des erreurs et des
obstacles à l'apprentissage

Cette compétence est dans le droit fil de la précédente. Elle se fonde sur le postulat simple qu'apprendre, ce n'est pas d'abord mémoriser, engranger des informations, mais plutôt restructurer son système de compréhension du monde. Cette restructuration ne va pas sans un important travail cognitif. On ne s'y engage que pour rétablir un équilibre rompu, mieux maîtriser la réalité, symboliquement et pratiquement.

Pourquoi l'ombre d'un arbre s'allonge-t-elle ? Parce que le Soleil s'est déplacé, diront ceux qui, dans la vie quotidienne, continuent à penser que le Soleil tourne autour de la Terre. Parce que la Terre a poursuivi sa rotation, diront les disciples de Galilée. De là à établir un rapport précis entre la rotation de la Terre (ou le mouvement apparent du Soleil) et l'allongement d'une ombre portée, il y a un pas, qui suppose un modèle géométrique et trigonométrique que la plupart des adultes seraient bien en peine de retrouver ou d'élaborer rapidement. Demander à des élèves de 11-12 ans de faire un schéma pour représenter le phénomène les place donc devant des obstacles cognitifs qu'ils ne pourront lever qu'au prix de certains apprentissages.

La pédagogie classique travaille à partir des obstacles, mais elle privilégie ceux que propose la théorie, ceux que rencontre l'élève devant son livre de mathématique ou de physique, lorsque, lisant pour la troisième ou la huitième fois l'énoncé d'un théorème ou d'une loi, il ne comprend toujours pas pourquoi la somme des angles d'un triangle vaut 180° ou comment il se fait qu'un corps qui tombe accélère de façon constante.

Supposons, par exemple, qu'on demande à des élèves d'imaginer qu'ils partent à l'assaut d'un château fort et de calculer la longueur de l'échelle permettant de franchir un fossé de 6 mètres de large pour atteindre le sommet d'un rempart de 9 mètres de haut. S'ils connaissent le théorème de Pythagore et sont capables d'en voir la pertinence et de l'appliquer correctement aux données, ils feront la somme des carrés de 6 et de 9, soit 36 + 81 = 117, et en déduiront qu'une échelle de 11 mètres suffira.

S'ils ne connaissent pas le théorème de Pythagore, ils devront, soit le découvrir, soit procéder de façon plus empirique, par exemple en construisant une maquette à échelle réduite. Selon l'âge des élèves et le programme qu'il a en tête, l'enseignant peut introduire des contraintes, par exemple interdire la démarche la plus empirique, s'il veut faire découvrir le théorème, ou au contraire la favoriser, s'il veut induire un travail sur les proportions.

Selon qu'ils connaissent le théorème, ne sont pas loin de pouvoir le découvrir ou n'en ont aucune idée, les élèves ne feront pas les mêmes apprentissages. Dans un cas, ils travailleront " simplement " la mise en oeuvre d'une connaissance dans un contexte où sa pertinence ne se donne pas à voir au premier coup d'oeil, puisqu'il faut reconstituer un triangle rectangle, assimiler le fossé et le rempart aux côtés de l'angle droit, l'échelle à l'hypothénuse. À ce niveau, on pourrait suggérer aux élèves de tenir compte du fait qu'on ne posera pas l'échelle exactement au bord du fossé et qu'on visera à la faire dépasser un peu le sommet du rempart. S'ils s'approchent du théorème, l'obstacle cognitif sera d'un autre ordre et il sera encore différent s'ils n'ont aucune idée de l'existence possible d'un théorème applicable et se contentent d'une solution pragmatique.

La situation d'apprentissage oblige à franchir un obstacle au prix d'un apprentissage, qu'il s'agisse d'un simple transfert, d'une généralisation ou de la construction d'un savoir entièrement nouveau. L'obstacle devient alors l'objectif du moment, un objectif-obstacle, selon l'expression de Martinand (1986) reprise par Meirieu, Astolfi et bien d'autres depuis. On y reviendra dans l'article suivant à propos des situations-problèmes.

Affronter l'obstacle, c'est dans un premier temps affronter le vide, l'absence de toute solution, voire de toute piste ou de toute méthode, l'impression qu'on n'y arrivera jamais, que c'est hors de portée. Ensuite, si la dévolution du problème opère, autrement dit si les élèves se l'approprient, leur esprit se met en mouvement, échafaude des hypothèses, procède à des explorations, propose des essais " pour voir ". Dans un travail collectif, la discussion s'engage, le choc des représentations oblige chacun à préciser sa pensée et à tenir compte de celle des autres.

C'est alors que l'erreur de raisonnement et de stratégie menace. Ainsi, pour démontrer le théorème de Pythagore, donc prouver que, dans le triangle rectangle a-b-c, le carré de l'hypothénuse est égal à la somme des carrés des côtés de l'angle droit, on inscrit généralement le triangle rectangle dans un rectangle. Que le lecteur tente de reconstituer la suite du raisonnement et mesure le nombre d'opérations mentales qu'il faut enchaîner correctement et tenir en mémoire de travail pour dire CQFD ! De quoi multiplier les erreurs, une véritable course d'obstacles !

Devant une tâche complexe, les obstacles cognitifs sont, dans une large mesure, constitués de fausses pistes, d'erreurs de raisonnement, d'estimation ou de calcul. Cependant, l'erreur menace aussi dans les exercices les plus classiques : " J'avais de l'argent sur moi en partant ce matin ; durant la journée, j'ai dépensé 70 francs, puis encore 40 francs ; il me reste maintenant 120 francs. Combien avais-je en partant ? ". Beaucoup d'enfants calculeront 120 - 70 - 40 et obtiendront 10 francs, c'est à dire un résultat numériquement juste au vu de des opérations posées, mais faux en regard du problème et invraisemblable, puisque qu'ils accepteront sans sourciller l'idée que la somme de départ était inférieure au montant de chaque dépense engagée… Pour comprendre cette erreur, il faut analyser les difficultés de la soustraction, et faire la part du fait qu'on demande en réalité une addition pour résoudre un problème posé en termes de dépense, donc de soustraction (Vergnaud, 1980).

La didactique des disciplines s'intéresse de plus en plus aux erreurs et tente de les comprendre, avant de les combattre. Astolfi (1997) propose de considérer l'erreur comme un outil pour enseigner, un révélateur des mécanismes de pensée de l'apprenant. Pour développer cette compétence, l'enseignant doit évidemment avoir une culture en didactique et en psychologie cognitive, mais il doit, en amont, s'intéresser aux erreurs, les accepter comme des étapes estimables de l'effort de comprendre, s'efforcer non de les corriger (" Ne dites pas, mais dites ! "), mais de donner à l'apprenant les moyens d'en prendre conscience et de les dépasser.

 


Construire et planifier des dispositifs
et des séquences didactiques

Une situation s'inscrit dans un dispositif qui la rend possible et parfois dans une séquence didactique où chaque situation est une étape dans une progression. Séquences et dispositifs didactiques s'inscrivent à leur tour dans un contrat pédagogique et didactique, des règles de fonctionnements, des institutions internes la classe.

Les notions de dispositif et de séquence didactiques attirent l'attention sur le fait qu'une situation d'apprentissage ne survient pas au hasard, qu'elle est engendrée par un dispositif qui place les élèves devant une tâche ou une série de tâches. Il n'y a pas de dispositif général, tout dépend de la discipline, des contenus spécifiques, du niveau des élèves, des options de l'enseignant. Pratiquer une démarche de projet induit certains dispositifs, différents du travail par situations-problèmes ou de démarches de recherche. Dans tous les cas, il y a un certain nombre de paramètres à contrôler pour que les apprentissages espérés se réalisent. Pour entrer dans plus de détails, il conviendrait de considérer une discipline en particulier. Une démarche de projet en géographie, une expérimentation en sciences, un travail sur des situations mathématiques ou une pédagogie du texte appellent des dispositifs variés.

Dispositifs et séquences didactiques cherchent, pour faire apprendre, à mobiliser les élèves. Leur conception et leur mise en place confronte donc à l'un des dilemmes de toute pédagogie active : soit investir dans des projets qui impliquent et passionnent les élèves, au risque qu'enseignants et élèves se retrouvent prisonniers d'une logique de production et de réussite, soit mettre en place des dispositifs et des séquences plus ouvertement centrées sur des apprentissages et retrouver les impasses des pédagogies de la leçon et de l'exercice. Tout dispositif fait des hypothèses sur le rapport à l'apprentissage, au projet, à l'action. à la coopération, à l'erreur, à l'incertitude, à la réussite et à l'échec, à l'obstacle, au temps. Si l'on construit des dispositifs en partant du principe que chaque élève veut apprendre et accepte d'en payer le prix, on marginalise ceux pour lesquels l'entrée dans le savoir ne peut être aussi directe. Inversement, à force de mettre en place des projets et des activités pleines de sens, elles peuvent devenir des fins en elles-mêmes et éloigner du programme. La compétence professionnelle consiste alors à disposer d'un large répertoire de dispositifs et de séquences, à en adapter ou à en construire, mais encore à identifier avec autant de perspicacité que possible ce qu'ils mobilisent et font apprendre.

 


Engager les élèves dans des activités de recherche,
dans des projets de connaissance

On vient d'aborder ce thème à propos des dispositifs didactiques. On touche là au phénomène plus général de la motivation (Delannoy, 1997), du rapport au savoir (Charlot, Bautier et Rochex, 1994, Charlot, 1997) et du sens de l'expérience et du travail scolaires (Develay, 1996, Rochex, 1995, Perrenoud, 1996 ; Vellas, 1996).

On y reviendra dans un autre article à propos de l'implication des élèves dans leurs apprentissages. Avant d'être une compétence didactique pointue, liée à des contenus spécifiques, savoir engager les élèves dans des activités de recherche et dans des projets de connaissance passe par une capacité fondamentale de l'enseignant à partager son propre rapport au savoir et à la recherche, à incarner un modèle plausible d'apprenant.

Ce n'est pas à l'évidence seulement une question de compétence, mais d'identité et de projet personnel autant que professionnel. Cependant, tous les enseignants passionnés ne donnent pas à voir leur passion, tous les enseignants curieux ne parviennent pas à rendre leur goût du savoir intelligible et contagieux. La compétence visée ici concerne donc la communication, l'établissement d'une complicité dans la quête du savoir. Cela passe par un renoncement à défendre l'image de l'enseignant " qui sait tout ", par l'acceptation ouverte de ses propres errances et ignorances, par la volonté de ne pas jouer constamment la comédie de la maîtrise et de ne pas placer toujours le savoir du côté de la raison, de la préparation de l'avenir et de la réussite.

Toutes les compétences évoquées ici sont à forte composante didactique. Cette dernière, plus que les autres, nous rappelle que la didactique bute sans cesse sur la question du sens et de la subjectivité de l'enseignant et de l'apprenant, donc aussi sur les relations intersubjectives qui se construisent à propos du savoir, qui ne développent pas seulement dans le registre cognitif… 

***

On s'en doute, la capacité d'organiser et d'animer des situations d'apprentissage fécondes suppose des compétences complémentaires d'importance égale. Elle est notamment solidaire de celles qui feront l'objet des trois prochains articles : gérer la progression des apprentissages ; concevoir et faire évoluer des dispositifs de différenciation et impliquer les élèves dans leur apprentissage et leur travail.


Bibliographie

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