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Paru dans l'Éducateur, n° 14, 28 novembre 1997, pp. 24-29. Repris dans Perrenoud, Ph., Dix nouvelles compétences pour enseigner. Invitation au voyage, Paris, ESF, 1999, ch. 4

 

 

 

Impliquer les élèves dans leur
apprentissage et leur travail

Voyage autour des compétences 4

Philippe Perrenoud

Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation
Université de Genève
1997

Sommaire

Susciter le désir d’apprendre, expliciter le rapport au savoir, le sens du travail scolaire et développer la capacité d’autoévaluation chez l’enfant

Instituer un conseil des élèves et négocier avec eux divers types de règles et de contrats

Offrir des activités de formation à options

Favoriser la définition d’un projet personnel de l’élève

Bibliographie


" Je ne peux rien pour lui, s’il ne veut pas se soigner ", dira encore aujourd’hui un médecin. " Je ne peux rien pour lui, s’il ne veut pas s’instruire ", dira ou pensera de même un enseignant.

Or, il y a une différence : l’instruction est légalement obligatoire de 6 à 16, voire 18 ans, selon les pays ; auparavant et par la suite, le droit civil donne aux parents l’autorité d’instruire et de faire instruire leur enfant. On trouve donc, dans les écoles, une proportion importante d’enfants et d’adolescents qui n’ont pas librement choisi de s’instruire et auxquels on ne peut dire " Si tu ne veux ni travailler, ni apprendre, rentre chez toi, nul ne te force à venir à l’école ".

L’institution scolaire place les instituteurs et les professeurs dans une position très difficile : ils doivent instruire, vingt-cinq à trente-cinq heures par semaine, quarante semaine par an, durant dix à vingt ans, des enfants, puis des adolescents dont certains n’ont rien demandé. Naïvement, on pourrait en conclure que la compétence et l’envie de développer le désir de savoir et la décision d’apprendre (Delannoy, 1997) sont au coeur du métier d’enseignant.

En réalité, désir de savoir et décision d’apprendre ont longtemps paru des facteurs largement hors de portée de l’action pédagogique : s’ils sont au rendez-vous, il est possible d’enseigner, s’ils font défaut, rien ne se passe. Les enseignants attendent des élèves qu’ils s’impliquent dans leur apprentissage et leur travail, sans pour autant tenter activement de les impliquer. On tient la motivation pour un préalable. D’où vient-elle ? Du patrimoine génétique, de la constitution physique, de la personnalité, de la culture du milieu ou de la famille d’origine, des influences de l’entourage familial, du bon ou du mauvais exemple des camarades ? Les " théories subjectives " de la volonté de travailler et d’apprendre sont sans doute aussi diverses et floues que les représentations spontanées de l’intelligence et de sa genèse. Toutefois, en dépit des différences, on trouve un commun sentiment d’impuissance et d’irresponsabilité.

Sans doute existe-t-il, à chaque époque, un éventail d’attitudes différentes parmi les enseignants : les uns ne perdent pas une seconde à développer la motivation des élèves ; ils se bornent à l’exiger et à rappeler les conséquences catastrophiques d’un manque de travail et de réussite. D’autres consacrent une partie non négligeable de leur temps à encourager, à renforcer une certaine curiosité. Le langage des centres d’intérêt, de la libération, des activités d’éveil ou de motivation est devenu banal, il peut donner l’illusion que susciter ou entretenir l’envie d’apprendre est une préoccupation largement répandue chez les enseignants.

La réalité me semble plus sombre. Très peu d’enseignants se disent systématiquement " Un grand nombre de mes élèves ne voient ni l’intérêt, ni l’utilité des savoirs que je souhaite leur faire apprendre. Je vais donc consacrer une partie importante de mon travail à développer le désir de savoir et la décision d’apprendre ".

Si l’école voulait créer et entretenir le désir de savoir et la décision d’apprendre, elle devrait alléger considérablement ses programmes, de sorte à intégrer au traitement d’un chapitre tout ce qui permet aux élèves de lui donner du sens et d’avoir envie de se l’approprier. Or, les programmes sont conçus pour des élèves dont l’intérêt, le désir de savoir et la volonté d’apprendre sont censés préexister. Les élèves auxquels ces préalables font défaut travailleront éventuellement sous la menace d’une mauvaise note, d’une sanction, d’un retrait d’amour ou pour faire plaisir aux adultes. On ne peut donc demander aux enseignants de faire des miracles lorsque leur contrat - le programme - est basé sur une fiction.

Toutefois, n’attendons pas que les auteurs des programmes les aient allégés pour nous demander comment on pourrait mieux impliquer les élèves dans leur apprentissage et leur travail. Avoir plus de temps n’est qu’une condition nécessaire. La compétence requise est d’ordre didactique, épistémologique, relationnel. On peut en distinguer diverses composantes, qui sont autant de compétences plus spécifiques. Le référentiel genevois en distingue quatre :

Examinons-les une à une. 

 

  Susciter le désir d’apprendre, expliciter le rapport au savoir, le sens du travail scolaire et développer la capacité
d’autoévaluation chez l’enfant

L’opposition entre désir de savoir et décision d’apprendre, que propose Cécile Delannoy (1997), suggère au moins deux moyens d’action. Certaines personnes ont du plaisir à apprendre pour apprendre, elles aiment maîtriser des difficultés, surmonter des obstacles. En définitive, peu leur importe le résultat. C’est le processus qui les intéresse, une fois qu’il a abouti, elles passent à autre chose, comme l’écrivain se détourne du roman achevé pour commencer un autre livre. À de tels élèves, l’enseignant peut se borner à proposer des défis intellectuels et des problèmes, sans trop insister sur les aspects utilitaires.

La plupart des gens sont capables de se prendre par moments au jeu de l’apprentissage, si on leur propose des situations ouvertes, stimulantes, intéressantes. Il y a des façons plus ludiques que d’autres de proposer la même tâche cognitive. Il n’est pas indispensable que le travail scolaire ressemble à un chemin de croix, on peut apprendre en riant, en jouant, en ayant du plaisir (voir le dossier de l’Educateur n° 11, de septembre 1997 : " Donner du plaisir, avoir du plaisir ").

Hélas, pour la majorité, cela ne suffira pas, même lorsque l’enseignant fait tout ce qu’il peut pour mobiliser le plus grand nombre. À la majorité des êtres humains, apprendre coûte du temps, des efforts, des émotions douloureuses : angoisse de l’échec, frustration de ne pas y arriver, sentiment d’atteindre ses limites, peur du jugement d’autrui. Pour consentir un tel investissement, donc prendre la décision d’apprendre, puis s’y tenir, il faut une bonne raison. Le plaisir d’apprendre en est une, le désir de savoir en est une autre.

Ce désir est multiple : savoir pour comprendre, pour agir efficacement, pour réussir un examen, pour être aimé ou admiré, pour séduire, pour exercer un pouvoir… Le désir de savoir n’est pas d’un seul tenant. L’école, même si elle plaide dans l’absolu pour un rapport désintéressé au savoir, ne peut, au jour le jour, se permettre de mépriser les autres mobiles. Sans doute, les plus étrangers au contenu même du savoir en jeu offrent-ils de moindres garanties d’une construction active, personnelle et durable des connaissances. Toutefois, face à tant d’élèves qui ne manifestent aucune envie de savoir, un désir, même fragile et superficiel, est déjà un cadeau.

Les stratégies des enseignants peuvent donc se développer dans un double registre :

Du désir de savoir à la décision d’apprendre, la ligne n’est pas droite. Même les élèves les plus convaincus de l’intérêt qu’ils auraient à savoir les mathématiques ou la géographie peuvent " craquer " face au travail requis pour mettre ce projet en oeuvre. L’enfer de l’échec scolaire est pavé de bonnes intentions. Il y a à peu près autant de cohérence chez un enfant qui a décidé d’apprendre que chez un adulte qui a décidé de maigrir ou d’arrêter de fumer. Si l’envie de savoir est une condition nécessaire, elle n’est suffisante que chez les êtres très rationnels et dotés de la volonté de faire, contre vents et marées, ce qu’ils ont décidé. Chez les autres, les résistances du savoir et les coûts de l’apprentissage ne peuvent laisser indemne une décision d’apprendre qui, elle-même, lorsqu’elle vacille, affaiblit le désir de savoir qui était à son fondement. Nous ne cessons de renoncer à nombre de choses qui, un instant, nous ont paru désirables, car à l’usage, nous nous rendons compte que l’investissement est plus lourd que nous ne pensions ou qu’il entre en conflit avec d’autres projets ou d’autres désirs.

Enseigner, c’est donc renforcer la décision d’apprendre, sans faire comme si elle était prise une fois pour toutes. C’est ne pas enfermer l’élève dans une image de la raison et de la responsabilité qui ne convient pas à la plupart des adultes.

Enseigner, c’est aussi stimuler le désir de savoir. On ne peut désirer savoir lire, calculer de tête, communiquer en allemand ou comprendre le cycle de l’eau - que si on se représente ces acquis et leurs usages. C’est parfois difficile, parce que la pratique en jeu reste opaque, vue de l’extérieur. Comment quelqu’un qui n’imagine même pas ce qu’est le calcul différentiel pourrait-il désirer le maîtriser ? Et comment pourrait-il saisir ce dont il s’agit sans le maîtriser ?

Cependant, ce paradoxe ne vaut pas dans la même mesure pour toutes les composantes du programme. Un enfant de quatre ans ne sait pas exactement ce que lire veut dire " vu de l’intérieur ", mais il a - à des degrés divers selon son entourage - des représentations de la lecture comme pratique sociale et des pouvoirs qu’elle donne. Un rapport au savoir (Charlot, 1997) est toujours solidaire d’une représentation des pratiques qu’il sous-tend.

Au départ, cette représentation n’est pas constituée chez tous ses élèves. Il appartient à l’enseignant de la faire construire ou de la consolider. Même pour les compétences de base, dont l’usage paraît " évident ", rien ne va de soi. L’entrée dans la culture écrite (Bernardin, 1997) est une étape souvent franchie avant l’entrée à l’école par les enfants issus des milieux favorisés, mais très incertaine chez les autres. Étudiant l’illettrisme chez de jeunes adultes (8 % des jeunes adultes français), Bentolila (1996) montre bien que ce sont l’observation et l’anticipation des usages sociaux de la langue qui donnent du sens à son apprentissage. C’est parce que cette familiarité lui fait défaut que Mathieu, 20 ans, est illettré :

" Son père, représentant de commerce, il ne l’a vu ni très souvent ni bien longtemps. Sa mère, infirmière dans un hôpital à l’autre bout de Paris, avait bien autre chose à faire que lire. Non, les livres ne faisaient pas partie de l’univers de la famille D. Le dialogue non plus d’ailleurs : on se parlait peu, on s’écoutait encore moins […]. Les mots lui manquent pour dire le monde, les phrases lui font défaut pour exprimer ce qu’il pense. L’idée même que l’on puisse communiquer à quelqu’un d’autre ce que l’on pense lui est totalement étrangère. Il désigne les objets et les êtres, il constate les événements, mais il ne parle de rien ; il ne questionne sur rien " (Bentolila, 1996, p. 9-10).

 Mathieu " ignore ce que parler veut dire " ! Comment pourrait-il construire un désir de maîtrise qui s’inscrit dans une pratique dont il imagine à peine l’existence et qui semble ne pas le concerner ?

De nombreux chercheurs travaillent aujourd’hui sur le sens des savoirs, du travail et de l’expérience scolaires. Les uns étudient d’un point de vue sociologique, le rapport aux savoirs enseignés (Charlot, 1997 ; Charlot, Bautier et Rochex, 1995 ; Dubet et Martucelli, 1996 ; Montandon, 1997 ; Perrenoud, 1996 ; Rochex, 1995) : D’autres adoptent un point de vue plus didactique (Astolfi, 1992 ; Baruk, 1985 ; Develay, 1996 ; De Vecchi et Carmona-Magnaldi, 1996 ; Jonnaert, 1985 ; Jonnaert et Lenoir ; Vellas, 1996). D’autres encore d’un point de vue psychanalytique (Bettelheim et Zelan, 1983 ; Cifali, 1994 ; Delannoy, 1997 ; Filloux, 1974 ; Imbert, 1994, 1996). Toutes ces approches sont loin de faire le tour du problème, mais elle suggèrent qu’en ce domaine, les compétences de l’enseignant auraient intérêt à se fonder sur une culture en sciences humaines dépassant le sens commun. À la plupart des élèves qui ont un rapport brouillé à l’école ou au savoir, il ne sert à rien de prodiguer des encouragements, d’en appeler à la raison, de dire " C’est pour ton bien " ou " Tu comprendras plus tard ".

La compétence professionnelle visée ici fait appel à deux ressources plus pointues :

 

  Instituer un conseil des élèves et négocier avec eux
divers types de règles et de contrats

 La construction de sens n’est pas entièrement dictée par la culture de l’acteur, elle évolue avec la situation, au gré des interactions. Suffit-il dès lors, de temps en temps, d’expliquer à l’ensemble de la classe, la raison d’être de tel ou tel chapitre ? Il en faut davantage pour que les élèves qui en auraient le plus besoin soient convaincus. La construction du sens doit en partie être différenciée, s’inscrire dans un dialogue avec un élève ou un petit groupe.

On peut cependant investir dans une définition collective des règles du jeu. Le conseil de classe, inventé par Freinet, développé par la pédagogie institutionnelle, est souvent ramené à un lieu de régulation des déviances et des conflits : on ne s’écoute pas, on ne respecte pas les autres, on exerce des violences, on accapare des ressources ; les victimes se plaignent, les coupables s’expliquent, le conseil prend des mesures. S’il parvient à rétablir l’harmonie, il semble soudain perdre sa fonction médiatrice. Or, ce n’est pas uniquement un lieu de résolution de conflits : le savoir et l’apprentissage n’ont aucune raison d’être " chassés " du conseil de classe par les problèmes disciplinaires, qui naissent d’ailleurs souvent de l’ennui et de l’absence de sens du travail scolaire.

Le conseil de classe est un lieu où il est possible de gérer ouvertement l’écart entre le programme et le sens que les élèves donnent à leur travail. Il y a, dans chaque classe, un contrat didactique (Brousseau, 1996 ; Jonnaert, 1996 ; Joshua, 1996) au moins implicite, qui fixe certaines règles du jeu autour du savoir, interdisant par exemple à l’enseignant de poser des questions sur des sujets qu’il n’a pas encore abordé ou à l’élève de demander constamment pourquoi on étudie ceci ou cela. Le rapport légitime au savoir est défini par le contrat didactique, qui enjoint par exemple à l’élève de se mettre au travail même s’il ne comprend le but d’une activité. Le conseil de classe pourrait être le lieu ou l’on gère ouvertement la distance entre les élèves et le programme, où l’on codifie des règles, par exemple les " droits imprescriptibles de l’apprenant ". J’ai appelé de la sorte (Perrenoud, 1995), en m’inspirant des droits imprescriptibles du lecteur proposés par Pennac (1991), une série de droits susceptibles d’amender le contrat pédagogique et didactique :

  1. Le droit de ne pas être constamment attentif
  2. Le droit à son for intérieur
  3. Le droit de n’apprendre que ce qui a du sens
  4. Le droit de ne pas obéir six à huit heures par jour
  5. Le droit de bouger
  6. Le droit de ne pas tenir toutes ses promesses
  7. Le droit de ne pas aimer l’école et de le dire
  8. Le droit de choisir avec qui on veut travailler
  9. Le droit de ne pas coopérer à son propre procès
  10. Le droit d’exister comme personne

J’invite le lecteur à compléter cette liste, en pensant au désir de savoir et à la décision d’apprendre. Non pas pour imposer une charte toute faite aux élèves, mais pour avoir une idée de ce qui pourrait surgir si le conseil de classe se donnait pour tâche de rendre l’apprentissage scolaire acceptable.

Les pouvoirs du groupe-classe (Imbert, 1976) sont considérables et peuvent jouer un rôle essentiel de médiation : le rapport au savoir peut être redéfini dans la classe, au gré d’une véritable négociation du contrat didactique, ce qui suppose évidemment, du côté de l’enseignant, la volonté et la capacité d’écouter les élèves, de les aider à formuler leur pensée et de tenir compte de leurs propos…

 

  Offrir des activités de formation à options

 Cette compétence peut sembler mineure. Chacun est capable de proposer des activités équivalentes à certains moments : thème d’un texte ou d’un dessin, choix du poème ou de la chanson à apprendre, option entre plusieurs exercices de même niveau. On peut à ce propos avancer quatre hypothèses :

  1. Ces choix ne sont offerts que s’ils correspondent à des chemins différents pour atteindre le même objectif de formation.
  2. Les enseignants sous-estiment l’importance de ces choix pour les élèves et ne s’appliquent pas à les offrir aussi souvent que possible. Ils y renoncent donc chaque fois que cela " complique la vie " sans profit visible, en raison du matériel requis, de la difficulté du suivi ou de l’évaluation d’activités dissemblables ou des problèmes de justice qui s’ensuivent.
  3. Les choix se concentrent plutôt sur les disciplines secondaires.
  4. Ils ne sont aménagés que si l’enseignant maîtrise leurs implications en termes de didactique, d’évaluation et de gestion de classe.

En bref : la standardisation paraît la règle, la diversification des activités demeure l’exception ; on n’y pense pas systématiquement et on y renonce si elle pose des problèmes d’organisation.

Pourtant, chacun le sait, le sens d’une activité, pour n’importe qui, dépend fortement de son caractère choisi ou non ; lorsque l’activité elle-même est imposée, son sens dépend encore de la possibilité de choisir la méthode, les moyens, les étapes de réalisation, le lieu de travail, les échéances, les partenaires. L’activité dont il ne choisit aucun aspect a bien peu de chances d’impliquer l’élève. Étudiant les effets de l’organisation du travail sur la dynamique psychique, Dejours (1993) montre que la fatigue, le stress, l’insatisfaction, le sentiment d’aliénation et de non sens s’accroissent lorsque l’organisation du travail est rigide et ne laisse aucune marge à la personne pour adapter la tâche à ses rythmes, son corps, ses préférences, sa vision des choses. Ce qui vaut pour les travailleurs dans l’entreprise vaut aussi pour les élèves !

On pourrait définir la compétence professionnelle visée ici comme " l’art de faire de la diversité la règle ", la standardisation des activités n’apparaissant que de cas en cas, pour des raisons spécifiques. La chose peut paraître impossible, dite de façon aussi radicale. La diversification systématique des tâches pose en effet des problèmes de gestion de classe et de matériel qui peuvent devenir prohibitifs. Mieux vaut reconnaître de tels obstacles avec réalisme. Avant de s’y heurter, le problème est d’abord didactique : aussi longtemps que l’enseignant ne se sent pas libre de distendre les liens entre un objectif, une activité cognitive et des moyens d’enseignement, il aura tendance à " faire un paquet ", ce qui conduit à laisser très peu de marge aux élèves. De fait, la formation des enseignants les familiarise souvent avec des activités associées à des chapitres du programme plutôt que de les nantir des compétences nécessaires pour choisir ou éliminer des activités en fonction d’un objectif de formation.

Sous l’apparente simplicité des options qu’offrent systématiquement certains enseignants, notamment dans le cadre d’un " plan de semaine ", se cache donc une grande confiance dans les effets de formation des activités qu’ils mettent en place et la certitude qu’elles sont des voies équivalentes pour atteindre l’objectif. La dissociation entre contenus et objectifs alors opérée concilie sécurité et liberté. 

  Favoriser la définition d’un projet personnel de l’élève

 L’émergence du PPE (projet personnel de l’élève) en France peut laisser songeur. Faire comme si les élèves avaient un projet et qu’ils suffisaient d’y répondre est une forme de supercherie, et même d’injonction paradoxale, notamment pour les élèves en difficulté. On masque, de la sorte, le caractère obligatoire de l’instruction. On attend le PPP, " projet personnel du prisonnier " !

S’évader, voici peut-être le projet spontané de l’élève qui n’a pas demandé à aller à l’école. S’évader physiquement n’est pas facile et toute tentative se paie cher, mais on peut s’évader mentalement, en rêvant, les yeux dans le vague, en bavardant ou en regardant par la fenêtre.

Comme le dit Delannoy (1997) " Évitons d’abord de démotiver ". Aux élèves qui ont un projet personnel, l’école n’offre guère d’encouragements, sauf si leur projet coïncide miraculeusement avec le programme et les conduit à faire spontanément ce que le maître avait justement l’intention de leur demander… Une première facette de la compétence visée consiste donc à identifier les projets personnels existants, sous toutes leurs formes, à les valoriser, à les renforcer. Le projet personnel d’un enfant n’est pas nécessairement complet, ni cohérent, ni stable. La meilleure manière de le faire disparaître est sans doute de lui appliquer une logique d’adulte.

Elias Canetti (1980) raconte :

" Mon père lisait journellement la Neue Freie Presse, et c’était un grand moment quand il dépliait lentement son journal. Il n’avait plus d’yeux pour moi une fois qu’il avait commencé à lire, je savais qu’il ne me répondrait en aucun cas, ma mère elle-même ne lui demandait rien alors, même pas en allemand. Je cherchais à savoir ce que ce journal pouvait bien avoir de si attirant ; au début, je pensais que c’était son odeur ; quand j’étais seul et que personne ne me voyait, je grimpais sur la chaise et flairais avidement le journal. Ensuite seulement, je m’apercus que la tête de mon père ne cessait de pivoter tout le long du journal ; je fis de même, derrière son dos, tandis que je jouais par terre, donc sans même avoir sous les yeux le journal qu’il tenait à deux mains sur la table. Un visiteur entra une fois à l’improviste et appela mon père qui se retourna et me surprit lisant un journal imaginaire. Il me parla alors avant même de s’occuper du visiteur, m’expliquant qu’il s’agissait des lettres, toutes les petites lettres, là, et il tapota dessus avec l’index. Je les apprendrais bientôt moi-même, ajouta-t-il, éveillant en moi une curiosité insatiable pour les lettres. "

 Cet enfant amènera à l’école un projet : lire toutes les " petites lettres ". Hélas, on ne peut exclure que ce désir de savoir disparaisse si on le passe à la moulinette d’une méthode orthodoxe d’apprentissage de la lecture. Les projets sont fragiles, pas toujours rationnels, pas toujours justifiables, mais ce sont les vrais moteurs de notre action. L’enseignant a donc intérêt à être formé pour les prendre comme ils sont et, s’il ne mènent pas très loin ou ne mènent pas là où l’école veut conduire les élèves, à savoir les faire évoluer de façon concertée, de sorte qu’ils engendrent d’autres projets, plus ambitieux ou plus conformes au programme.

Quant aux élèves qui n’ont pas de projet personnel, le plus grave serait de leur laisser entendre qu’il leur " manque une case ". Etienne et al. (1992) soulignent que le projet peut, si l’on n’y prend garde, devenir une nouvelle norme, et donc une nouvelle fiction. Boutinet (1993) a montré que construire son identité et sa vie en formant des projets est un rapport au monde parmi d’autres, qui caractérise les sociétés développées. Se projeter dans l’avenir n’a guère de sens dans les sociétés où l’identité ne passe pas par la réalisation de soi et la transformation du monde. On retrouve en partie cette diversité au sein de chaque société ; dans la nôtre, toutes les familles n’ont pas la même capacité à faire et réaliser des projets. Cette capacité est fortement liée au pouvoir qu’on exerce sur sa propre vie, c’est pourquoi les dominés n’ont guère les moyens de former des projets. Exiger d’un enfant qu’il exprime ou se donne rapidement un projet personnel est donc une forme de violence culturelle qui, aussi involontaire soit-elle, manifeste un manque de respect de la diversité des rapports au monde.

En même temps, inscrire son effort présent dans un projet reste la plus sûre manière de lui donner un sens. Tentons de ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain ! La première facette de la compétence requise consiste donc à naviguer entre la manipulation et le laxisme. Il est légitime de pousser un enfant à s’interroger, à faire des projets, à inscrire son travail dans une perpective à moyen ou long terme. Peut-être est-ce même un objectif majeur de la scolarité de base : devenir capable de former des projets, de les réaliser, de les évaluer. C’est un long chemin et il serait injuste et peu efficace d’en faire un prérequis pour les autres apprentissages. S’ils s’inscrivent dans un projet personnel à moyen terme, tant mieux ! Sinon, la construction du sens doit prendre d’autres détours.

On voit que cette dernière compétence, comme les autres, demande certes des connaissances didactiques, mais aussi une forte capacité de communication, d’empathie, de respect de l’identité de l’autre. Relire " Frankenstein pédagogue " (Meirieu, 1996) avant chaque rentrée scolaire éviterait de faire du projet personnel une nouvelle forme de modelage de l’autre…

  Bibliographie

Astolfi, J.-P. (1992) L’école pour apprendre, Paris, ESF.

Baruk, S. (1985) L’âge du capitaine. De l’erreur en mathématiques, Paris, Seuil.

Bentolila, A. (1996) De l’illettrisme en général et de l’école en particulier, Paris, Plon.

Bernardin, J. (1997) Comment les enfants entrent dans la culture écrite, Paris, Retz.

Bettelheim, B. et Zelan, K. (1983) La lecture et l’enfant, Paris, Laffont.

Boutinet, J.-P. (1993) Anthropologie du projet, Paris, PUF, 2e édition.

Brousseau, G. (1996) Fondements et méthodes de la didactique des mathématiques, in Brun, J. (éd) Didactique des mathématiques, Lausanne, Delachaux et Niestlé, pp. 45-143.

Canetti, Elias (1980) Histoire d’une jeunesse, la langue sauvée, Paris, Albin Michel.

Charlot, B. (1997) Du rapport au savoir. Éléments pour une théorie, Paris, Anthropos.

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Cifali, M. (1994) Le lien éducatif : contre-jour psychanalytique, Paris, PUF.

Dejours, Ch. (1993) Travail : usure mentale. De la psychopathologie à la psychodynamique du travail, Paris, Bayard Editions.

De Vecchi, G. et Carmona-Magnaldi, N. (1996) Faire construire des savoirs, Paris, Hachette, chapitre 1 " Produire du sens avec du sens ", pp. 9-43.

Delannoy, C. (1997) La motivation. Désir de savoir, décision d’apprendre, Paris, Hachette.

Develay, M. (1996) Donner du sens à l’école, Paris, ESF.

Dubet, F. et Martucelli, D. (1996) À l’école. Sociologie de l’expérience scolaire, Paris, Seuil.

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Filloux, J. (1974) Du contrat pédagogique Le discours inconscient de l’école, Paris, Dunod.

Imbert, F. (1994) Médiations, institutions et loi dans la classe, Paris, ESF.

Imbert, F. (1996) L’inconscient dans la classe, Paris, ESF.

Imbert, F. (dir.) (1976) Le groupe classe et ses pouvoirs, Paris, A. Colin.

Jonnaert, Ph. (1988) Conflits de savoirs et didactique, Bruxelles, De Boeck.

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Meirieu, Ph. (1996) Frankenstein pédagogue, Paris, ESF.

Meirieu, Ph., Develay, M,. Durand, C. et Mariani, Y. (dir.) Le concept de transfert de connaissances en formation initiale et en formation continue, Lyon, CRDP.

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Pennac, D. (1991) Comme un roman, Paris, Gallimard.

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Perrenoud, Ph. (1996) Métier d’élève et sens du travail scolaire, Paris, ESF, 3e éd.

Perrenoud, Ph. (1996) Rendre l’élève actif… c’est vite dit !, Migrants-Formation, n° 104, mars, pp. 166-181.

Rochex, J.-Y. (1995) Le sens de l’expérience scolaire, Paris, PUF.

Vellas, E. (1996) Donner du sens aux savoirs à l’école : pas si simple !, in Groupe français d’éducation nouvelle, Construire ses savoirs, Construire sa citoyenneté. De l’école à la cité, Lyon, Chronique sociale, pp. 12-26. 

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