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L’échec scolaire naît de la confrontation entre un univers de différences culturelles et une organisation pédagogique

Philippe Perrenoud

Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation
Université de Genève
1998

Le schéma annexé met en évidence une interaction entre un public diversifié et un mode de traitement de ces différences. Pour aller plus loin, il faut analyser chacune des grandes " boîtes ". Pour ne pas se perdre dans l’inventaire, quelques grands axes théoriques.

Le poids des différences culturelles…

1. Le curriculum de l’enseignement obligatoire a été défini, historiquement, par le clergé et l’État, à partir de la conception de la culture et de l’enseignement prévalant dans les classes au pouvoir au cours des siècles derniers ; le curriculum se trouvait et se trouve encore sous le contrôle de groupes sociaux qui font de leurs propres valeurs, de leurs propres savoirs et de leur propre rapport au savoir le modèle de LA culture " générale " ; si bien que le chemin à parcourir, pour s’approprier la culture scolaire, n’est pas du tout le même selon qu’elle se trouve dans le prolongement de la culture familiale ou lui est au contraire étrangère.

2. Par le fait même qu’ils ont été en moyenne plus longuement scolarisés et se sont appropriés plus complètement les savoirs et savoir-faire enseignés, les adultes appartenant aux classes supérieures et moyennes transmettent à leurs enfants un héritage culturel et une image de la culture qui présentent de nombreuses parentés avec les contenus de l’enseignement et les normes d’excellence scolaire.

3. Cette inégale distance à la culture et à la norme scolaires se double d’une inégale identification de la réussite sociale à la réussite scolaire, de l’accomplissement personnel à l’appropriation de savoirs et savoir-faire scolaires, de l’estime de soi au sentiment d’appartenance à l’élite cultivée ; dans la mesure où les classes privilégiées vivent le curriculum comme une forme scolarisée de leur culture, la scolarisation leur paraît l’extension " naturelle " de l’éducation familiale et la réussite scolaire de leurs enfants le plus sûr moyen de garantir la transmission de l’héritage.

4. L’effet de cette proximité et de cette identification sont renforcés par l’ensemble des ressources matérielles et symboliques que les classes privilégiées peuvent mettre à la disposition de leurs enfants : conditions de travail optimales, moyens matériels (jeux, livres, ordinateurs), aide des parents, recours aux leçons particulières, stages de langues, etc.

5. A quoi il faut ajouter l’inégale capacité stratégique des familles à se dégager du " piège scolaire " (Berthelot, 1983) : choix des maîtres, des établissements, du privé ou du public, de telle ou telle filière selon la conjoncture locale et l’évolution des mécanismes de sélection ; capacité de gérer la relation avec les enseignants, de négocier l’évaluation, de guider l’investissement dans le travail scolaire en fonction des branches ou des moments les plus rentables ; connaissance des filières, des diplômes et des débouchés ; capacité de piloter la carrière en fonction d’objectifs à long terme.

Sans nier l’existence de différences de personnalité ou d’inégalités dans les rythmes de développement intellectuel, cet inventaire suggère que si les enfants des diverses classes sociales n’abordent pas la scolarité " à armes égales ", ce n’est pas, ou pas seulement, parce que les uns seraient " plus doués " que les autres, mais parce que la scolarisation est pour les uns le simple prolongement de la socialisation familiale, alors qu’elle représente pour d’autres la confrontation à une culture partiellement " étrangère " à leur expérience familiale, partiellement dénuée de sens et d’intérêt intrinsèque, mais qu’il faut assimiler si l’on veut s’assurer à terme le meilleur emploi et le meilleur revenu possibles.

Ce rapide survol des acquis principaux de la sociologie des inégalités de réussite scolaire ne rend évidemment pas compte de la diversité des cadres théoriques, des contradictions et des incertitudes qui demeurent, des conflits sur la conceptualisation ou la pondération de tel ou tel facteur ou mécanisme. C’est ainsi que les uns peuvent, avec Bourdieu ou Bernstein, mettre l’accent sur l’inégale distance entre la norme scolaire et l’héritage culturel ou linguistique des enfants appartenant à différentes classes sociales. D’autres, avec Boudon, souligneront l’inégalité des niveaux d’aspiration ou, avec Berthelot, l’inégalité des capacités stratégiques des familles.

s’accentue si on les ignore !

La sociologie de l’éducation n’en est pas restée à l’analyse des différences culturelles. Elle a montré que toutes sortes de différences et d’inégalités d’ordre extrascolaire ne se transformaient en inégalités d’apprentissage et de réussite d’autant plus sûrement que parce que l’école ignore la diversité des enfants qu’elle accueille. Malgré les accents mis, depuis peu, sur l’individualisation ou la différenciation de l’enseignement, l’école reste encore largement " indifférente aux différences " (Bourdieu, 1966) lorsqu’elle enseigne. Dans la mesure où elle traite les élèves comme " égaux en droits et en devoirs " (ibid, 1966), elle ne peut que transformer rapidement leur inégale distance à la culture scolaire, leurs inégales ressources matérielles et stratégiques en inégalités de réussite. Il faut donc s’interroger sur les conditions de genèse et surtout de maintien d’une organisation scolaire génératrice d’échecs du simple fait qu’elle méconnaît les différences personnelles et culturelles, alors que, comme certains pédagogues le disent depuis le début du siècle, une " pédagogie sur mesure ", plus différenciée, pourrait éviter de les convertir de façon systématique et presque irréversible en hiérarchies d’excellence scolaire. Ce qui renvoie au débat sur les politiques de l’éducation et sur les forces sociales qui contrôlent le système d’enseignement, décident de ses structures, de son curriculum et du fonctionnement de la sélection. La reproduction des inégalités est-elle simple mécanisme observable ou résulte-t-elle d’une politique délibérée, sinon avouable, des classes dirigeantes ? C’est là toute la question posée depuis l’ouvrage de Bourdieu et Passeron (1970).

Dans l’analyse du fonctionnement de l’organisation scolaire, on insistera soit sur l’indifférence aux différences, sur le peu d’individualisation de l’enseignement ; soit sur les formes élitaires de l’enseignement et du travail scolaire et de l’évaluation, soit sur les mécanismes amplificateurs de toute inégalité inhérents aux règles de sélection et à la structure " arborescente " du système.

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Confrontation entre un univers de différences culturelles et une organisation pédagogique

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