Source et copyright à la fin du texte

 

Ce texte, revu et complété, a été repris dans Perrenoud, Ph. (2001) Développer la pratique réflexive dans le métier d'enseignant. Professionnalisation et raison pédagogique, Paris, ESF.

 

 

 

 Dix défis pour les
formateurs d’enseignants

Philippe Perrenoud

Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation
Université de Genève
1998

Sommaire

1. Travailler sur le sens et les finalités de l’école sans faire œuvre de mission

2. Travailler sur l’identité sans incarner un modèle d’excellence

3. Travailler sur les dimensions non réfléchies de l’action et sur les routines, sans les disqualifier

4. Travailler sur la personne de l’enseignant et sa relation à autrui sans devenir thérapeute

5. Travailler sur les non dits et les contradictions du métier et de l’école sans désenchanter le monde

6. Partir des pratiques et de l’expérience, sans s’y enfermer, comparer, expliquer, théoriser

7. Aider à construire des compétences, exercer la mobilisation des savoirs

8. Combattre les résistances au changement et à la formation sans les mépriser

9. Travailler sur les dynamiques collectives et les institutions, sans oublier les personnes

10. Articuler approches transversales et didactiques, garder un regard systémique

De l’urgence de développer des formations de formateurs et des dispositifs d’échanges sur les pratiques de formation

Références


 

À quels défis les formateurs d’enseignants sont-ils confrontés aujourd’hui ? Il n’y a sans doute aucune réponse standard à cette question, tant sont diverses les trajectoires, les expériences accumulées, les raisons pour lesquelles on devient ou on reste formateur, les projets, les conceptions de la formation ou encore les compétences qu’ils ont ou voudraient avoir. À cette diversité s’ajoute celle des situations, des tâches, des statuts, des emplois, des rattachements institutionnels et disciplinaires, des publics et des demandes auxquels les formateurs en exercice sont confrontés. La formation initiale et la formation continue posent en outre des problèmes différents.

Cette hétérogénéité empêche la profession de formateur de se constituer. Chacun suit son chemin, sans avoir nécessairement conscience de partager une condition et une visée avec beaucoup d’autres, dispersés. Les formateurs d’enseignants dont c’est l’identité principale sont minoritaires, ce qui ne contribue pas à l’émergence d’un acteur collectif.

Peut-être l’une des voies de la professionnalisation du métier de formateur d’enseignant passe-t-elle par l’identification de défis collectifs, que l’ensemble des formateurs aurait intérêt à reconnaître et à relever. J’en propose ici quelques-uns, qui concernent aussi bien la formation initiale que la formation continue. Qu’on les prenne comme une invitation à réfléchir sur un métier émergent.

Je retiendrai dix défis :

  1. Travailler sur le sens et les finalités de l’école sans faire œuvre de mission.
  2. Travailler sur l’identité sans incarner un modèle d’excellence.
  3. Travailler sur les dimensions non réfléchies de l’action et sur les routines, sans les disqualifier.
  4. Travailler sur la personne et sa relation à autrui sans devenir thérapeute.
  5. Travailler sur les non dits et les contradictions du métier et de l’école sans désenchanter le monde.
  6. Partir des pratiques et de l’expérience, sans s’y enfermer, comparer, expliquer, théoriser.
  7. Aider à construire des compétences, exercer la mobilisation des savoirs.
  8. Combattre les résistances au changement et à la formation sans les mépriser.
  9. Travailler sur les dynamiques collectives et les institutions, sans oublier les personnes.
  10. Articuler approches transversales et didactiques, garder un regard systémique.

L’inventaire n’est pas exhaustif. L’éventail me paraît suffisant pour donner à voir une image du métier de formateur qui pourrait aller dans le sens de sa propre professionnalisation, tout en favorisant celle du métier d’enseignant (Perrenoud, 1994 a et b). À propos de chaque défi, j’avancerai quelques éléments d’analyse, sans faire le tour des problèmes, en espérant plutôt amorcer un débat.


1. Travailler sur le sens et les finalités de l’école
sans faire œuvre de mission

Aucune formation d’enseignants ne peut ignorer le problème des finalités de l’école et de son sens. Elle ne peut davantage le résoudre, car il est au centre des contradictions du système éducatif et de l’intention d’éduquer et d’instruire. Contradictions entre le souhaitable et le possible, entre les promesses et les actes, entre les belles idées et les résistances du réel, entre les aspirations démocratiques et les mécanismes d’exclusion.

Les formateurs peuvent être tentés d’incarner le Surmoi ou la conscience morale du système éducatif. Les enseignants attendent parfois qu’ils lèvent les incertitudes qui pèsent sur le sens de l’école. Sans cacher leurs convictions, les formateurs n’ont pas à faire œuvre de mission, notamment là où la mission n’est pas claire.

Ce n’est pas une raison d’éviter le problème des finalités, des valeurs et du sens de l’école et de la société qui la mandate. On peut, en formation, le traiter sans le résoudre. À cet effet, les formateurs pourraient :

En bref, sur la question des valeurs, des finalités et du sens, renvoyer chacun à ses responsabilités, fidélités, solidarités personnelles, opérer la dévolution du problème aux acteurs.


2. Travailler sur l’identité
sans incarner un modèle d’excellence

Qui suis-je ? Qu’est-ce que je fais dans ce métier ? Vais-je mourir une craie à la main au tableau noir (Huberman, 1993) ? Est-ce que le jeu en vaut la chandelle ? Suis-je capable d’enseigner ? Sans perdre mon âme ?

Dans un métier de l’humain, qui fait courir des risques à celui qui l’exerce et à ceux auxquels il s’adresse, la quête identitaire est légitime. Elle prend une force et une actualité variables selon les personnes et, pour chacune, selon les périodes.

Dans ce registre, le formateur se trouve parfois saisi d’une demande explicite, souvent confronté à une difficulté d’être, inavouée mais qui se traduit dans le non verbal ou dans des interventions qui expriment le doute et la souffrance.

La tentation d’incarner un modèle identificatoire est alors bien présente. Le formateur est censé avoir résolu ses propres crises identitaires, il occupe cette fonction ou exerce ce métier parce qu’il a construit des compétences valorisées. Il est normal qu’on le prenne comme point de référence, voire comme norme. Nul n’est entièrement maître des phénomènes de projection ou d’identification qu’il suscite, mais un minimum de lucidité ne saurait nuire ! Jean Rostand a décrit magnifiquement le défi du formateur :

" Former les esprits sans les conformer, les enrichir sans les endoctriner, les armer sans les enrôler, leur communiquer une force, les séduire au vrai pour les amener à leur propre vérité, leur donner le meilleur de soi sans attendre ce salaire qu’est la ressemblance " (cité par Jacques Merlan dans une université d’été).

Pour y parvenir, mieux vaut ne pas faire comme si cela allait de soi : un formateur d’enseignants a du mal à se déprendre de l’idée qu’il incarne une forme de maîtrise, voire d’excellence, ou au minimum une figure acceptable de la profession. S’il pensait le contraire, comment pourrait-il avoir de soi assez d’estime pour prétendre former autrui ? C’est encore plus fort dans un métier où l’on dit volontiers " qu’on enseigne ce que l’on est " et où la légitimité du formateur d’enseignant s’ancre dans une pratique d’enseignement.

Il faut donc un effort tenace pour oser penser et dire, de façon crédible, que, si l’on incarne une forme d’excellence ou de cohérence, elle n’est pas offerte en modèle. Sans proscrire l’identification au formateur, il faut s’attacher à rendre les formés capables de la dépasser, de comprendre qu’elle n’est qu’une étape, que s’y installer les empêcherait d’accéder à ce que Rostand appelle " leur propre vérité ".

Une thématisation de la construction identitaire, au gré de l’histoire de vie et des appartenances successives, pourrait aider l’enseignant en formation à se décentrer, à comprendre la part de singularité de sa quête, mais aussi la part inscrite dans l’histoire de sa génération, dans sa culture et sa trajectoire sociale. Il n’est pas sans intérêt, notamment en formation initiale, de rendre sensible au fait que la construction identitaire n’est jamais achevée, qu’elle est remaniée par la vie, les événements, les expériences, les rencontres.

Il importe de s’exercer à ne pas juger. Un enseignant précipité, en début de carrière, dans une école où on le laisse sans aide face à des classes très difficiles, peut être légitimement tenté, dès qu’il a le choix, de se replier sur la transmission de savoirs à des élèves acquis à un tel projet, ce qui induira la recherche d’un poste dans les quartiers résidentiels, les filières conduisant aux études longues et les derniers degrés du cursus, non par snobisme ou élitisme, mais pour éviter que se reproduise une expérience destructrice, qui a engendré une souffrance jamais élaborée. L’analyse d’un tel parcours - qui attend nombre d’enseignants débutants - devrait permettre de saisir que la quête identitaire n’est pas toujours assimilable à la poursuite d’un idéal, qu’elle peut, dans les métiers difficiles, s’apparenter à un mécanisme de défense, à une façon de faire des deuils pour survivre.


3. Travailler sur les dimensions non réfléchies
de l’action et sur les routines, sans les disqualifier

On ne saurait, pour agir, penser constamment à tout. Ce pourrait être paralysant, à l’image du mille-pattes qui s’arrête dès qu’il prend conscience de tout ce qu’il fait pour se mouvoir… Un enseignant est assez souvent - comme chacun de nous si on l’observe dans son milieu habituel de travail et de vie - en " pilotage automatique ". Cet " inconscient pratique ", pour reprendre une formule de Jean Piaget, est fonctionnel aussi longtemps que les conditions d’une action efficace sont stables. La routine libère l’esprit. L’être humain ne prend véritablement conscience de ce qu’il fait que lorsque la réalité lui résiste, voire le met en échec. Même alors, cette prise de conscience est fugace, partielle ; il retombe dans ses automatismes une fois la difficulté surmontée.

N’est-ce pas bien ainsi ? Pourquoi faudrait-il, en formation, prendre conscience de ce qu’on fait au-delà de ces moments de régulation ? Pour satisfaire un idéal de lucidité et de rationalité ? Nullement. Ce n’est pas une question de principe. Il n’est ni nécessaire, ni possible, dans un métier complexe, de tout rendre explicite.

Alors, pourquoi ? Parce que la prise de conscience spontanée est fortement égocentrique, liée aux obstacles perçus. Il se peut fort bien qu’une partie des pratiques non réfléchies ne soient jamais vécues comme des obstacles, alors qu’elles sont régulièrement des sources d’échec ou de souffrance pour certains élèves. Un enseignant peut, par exemple, gérer les questions des élèves sans se rendre compte qu’il n’accepte que celles qui ne dérangent pas son plan, ne le forcent pas à se répéter, témoignent d’une attention sans faille et d’un bon niveau de compréhension. Bref, des questions pertinentes, " intelligentes ", bien dans le sujet et qui font avancer le cours.

Sans entrer dans un débat didactique pointu, on pourrait avancer l’idée que de telles questions ne peuvent être posées que par les élèves capables, au prix d’un brin de réflexion, de trouver les réponses eux-mêmes. Elles permettent aux élèves qui les posent de se distinguer, de se sentir aussi " intelligents " que leurs questions. Elles donnent au professeur l’impression de pratiquer un dialogue socratique et d’être ouvert aux interrogations. La réalité est moins rose : une telle conception des questions dissuade d’en poser tous ceux qui en auraient réellement besoin, parce qu’ils n’ont pas bien écouté, pas bien situé le contexte, pas bien compris l’explication ou la consigne. Les vraies questions sont des demandes d’aide et avouent donc une difficulté.

Un enseignant sait-il comment il traite les questions de ses élèves ? Pas toujours, parce que, de son point de vue, les choses fonctionnent. Un élève qui ne questionne pas ne crée pas un problème, sauf dans une pédagogie qui sollicite activement des questions plus qu’elle ne les tolère. Un enseignant peut donc, tout au long de sa carrière, décourager les questions sans s’en rendre compte. Il a pris des habitudes. Si on l’interroge superficiellement sur sa façon de traiter les questions des élèves, il donnera quelques justifications du genre " Je ne réponds jamais à une question quand j’ai déjà donné l’information. Les élèves n’ont qu’à écouter " ou " Je n’accepte aucune question sans rapport avec le sujet du cours " ou encore " Je ne réponds jamais aux questions dont les élèves pourraient trouver la réponse dans un ouvrage de référence ou en réfléchissant deux minutes ". Ces explications ne sont pas absurdes, mais elles ne tiennent pas lieu de prise de conscience de la façon - verbale et non verbale - dont l’enseignant traite effectivement les questions (Maulini, 1998). Une étude québécoise (Weidler Kubanek et Waller, 1994) montre que beaucoup d’élèves ont appris, à l’école, très tôt, à ne plus poser de questions, pour ne pas avoir l’air ridicule, ne pas s’attirer de remarque ironique sans pour autant recevoir de réponse. Les professeurs sont atterrés lorsqu’ils découvrent cette réalité. Ce n’est pas ce qu’ils voulaient, diront-ils. Ce qui signifie que, dans ce registre, ils ne savent pas vraiment ce qu’ils font.

Cet exemple semble anodin et ne renvoie pas, du moins en première analyse, à des mécanismes de défense et de refoulement tels que les affrontent les psychanalystes et leurs patients. On a là un inconscient pratique, didactique, gestionnaire, banal, somme toute. Certes, poser des questions ou y répondre renvoie à un rapport au pouvoir, au savoir et à l’ignorance, au risque, au secret. Avant d’envisager des mécanismes aussi complexes, on peut chercher des explications plus simples. L’accueil dissuasif souvent réservé aux questions des élèves témoigne parfois de l’envie du professeur d’avancer dans son cours sans perdre de temps, de son agacement devant le manque d’initiative ou de sérieux de certains élèves, d’une volonté de ne pas perdre le fil de son exposé, du soupçon que les élèves tentent de gagner du temps et de le lancer sur un chemin de traverse…

Pour maîtriser les effets pervers de telles routines, un professeur doit évidemment les admettre, prendre conscience de ses attitudes et de ses façons de réagir, comprendre leurs " raisons " et avoir envie de changer. La formation peut au moins aider à la prise de conscience, à la mise en mots des pratiques, à l’élucidation des mobiles. Ensuite, à chacun de choisir s’il veut retomber dans ses routines ou tenter de les modifier.


4. Travailler sur la personne de l’enseignant et
sa relation à autrui sans devenir thérapeute

La démarche qui vient d’être évoquée à propos des questions peut toucher des couches plus profondes de la personnalité. La formation peut se heurter à des ambivalences immenses, à des mécanismes de défense d’autant plus forts que l’inconscient pratique communique, sans solution de continuité, avec l’inconscient " freudien ". Qui sait si, derrière une apparente maladresse didactique dans le traitement des questions des élèves, ne se cache pas, parfois, une forme de peur ou de mépris, de goût du pouvoir, parfois de sadisme et de déni de l’autre ? De telles attitudes s’enracinent dans des couches inconscientes de la personnalité et se manifestent dans d’autres contextes relationnels.

Le principal outil de travail de l’enseignant, c’est sa personne, sa culture, la relation qu’il instaure avec ses élèves, individuellement et en groupe. Quelle que soit l’entrée dans la pratique - centrée sur les savoirs, la didactique, l’évaluation, la gestion de classe, les technologies, on ne peut faire abstraction de la personne de l’enseignant pour comprendre ce qu’il fait en classe. Comment pourrait-on l’ignorer en formation continue ? En même temps, comment la prendre en compte lorsque le formateur n’a pas les compétences requises pour s’aventurer dans ce registre ?

Pour dépasser ce dilemme, on soutient volontiers que certains enseignants ont des " problèmes personnels ou relationnels graves ", qui relèvent d’une prise en charge psychologique, voire psychiatrique. Du coup, on postule qu’avec les autres, la majorité, on peut travailler " rationnellement " sur des problèmes " strictement professionnels ". À cette séparation, on peut objecter que, dans un métier de l’humain, la dimension personnelle n’est pas assimilable à une dimension pathologique, même si chacun a sa part de névrose. La dimension personnelle et interpersonnelle relève de la normalité et n’appelle pas de thérapie. Ce n’est pas une raison de la dénier. Elle intervient notamment dans le rapport :

On pourrait énumérer d’autres composantes de l’habitus, le produit à la fois de l’histoire personnelle de l’enseignant, de la culture des groupes dont il est issu - sa famille, sa région, sa classe sociale d’origine - et de ses affiliations d’aujourd’hui. Ces divers " rapports à… " sont des dispositions construites, faites de connaissances, de valeurs, de normes, d’attitudes, de souvenirs, d’intentions, de goûts. Ils orientent, avec une certaine stabilité nos réactions dans les situations de l’existence. L’habitus et la personnalité sous-tendent les dimensions non réfléchies de l’action, mais aussi notre pensée rationnelle, même si la conscience de ce qui le détermine permet au sujet de s’en affranchir, du moins en partie.

L’analyse des pratiques (Altet, 1996 ; Blanchard-Laville et Fablet, 1996), aussi bien que des discours, fait surgir de tels aspects de l’habitus et de la personnalité. Le formateur devrait avoir les compétences et l’identité requises pour ne pas s’en effrayer, ne pas tenter de jouer au thérapeute, ne pas juger, mais autoriser et faciliter une connexion entre ces aspects et les problèmes professionnels.


5. Travailler sur les non dits et les contradictions
du métier et de l’école sans désenchanter le monde

Aucune organisation, aucune pratique ne fonctionne dans une totale transparence des raisons et des conséquences de l’action. " Quand on voit ce qu’on voit et qu’on entend ce qu’on entend, on ne peut s’empêcher de penser ce qu’on pense et de faire ce qu’on fait ", disait à peu près le dessinateur Reiser. Mais l’acteur social ordinaire ne peut pas l’avouer, il ne prend pas le risque de reconnaître ouvertement qu’il n’a pas toujours des objectifs clairs, qu’il change parfois de tactique sans raison, qu’il fait des choses qu’il serait bien incapable de justifier sérieusement, qu’il ne sait pas tout ce qu’il est censé savoir, qu’il ne prépare pas chaque cours aussi soigneusement qu’il le prétend, qu’il reste indifférent à des problèmes qui devraient le concerner, qu’il oublie des informations cruciales, qu’il déroge à certaines règles par goût du confort, qu’il n’applique pas tous ses principes et ferme les yeux sur des conduites qu’il devrait sanctionner. Comment avouer qu’on n’est pas totalement sérieux, honnête, cohérent, lucide, rigoureux. désintéressé et professionnel ?

Tout le monde étant logé à la même enseigne, chacun se doute que les autres ne sont pas aussi irréprochables qu’ils s’en donnent l’air. Toutefois, sauf s’il y a une forte complicité, chacun joue la comédie de la maîtrise dans son milieu professionnel.

En formation, l’enjeu n’est pas de dénoncer les failles, de dévaloriser des acteurs, de noircir le tableau. En même temps, à sacrifier à tous les mythes, on s’interdit d’accéder à une partie importante des gestes professionnels. Par exemple, on ne peut pas parler ouvertement :

Si tout cela reste du domaine des non dits (Perrenoud, 1996 a), comment pourrait-on en faire des objets de formation ? Pour une part, ces composantes peu avouables sont pourtant fonction des représentations et des compétences de l’enseignant plus que d’un manque de sérieux ou de cohérence.


6. Partir des pratiques et de l’expérience,
sans s’y enfermer, comparer, expliquer, théoriser

Une formation qui reste prescriptive ou se contente de délivrer des savoirs " objectifs " ne peut transformer les pratiques que de façon aléatoire. Il arrive certes que certaines prescriptions soient prises au sérieux, que certains savoirs éveillent des échos et changent les conduites. Une formation de ce type est une bouteille lancée à la mer, car on ne sait rien des gens auxquels on s’adresse et on ignore tout, par conséquent, de leur façon de raisonner et de ce qui constitue des ouvertures au changement : expériences, questions, angoisses, projets, doutes, rages, regrets, révoltes, curiosités…

Partir des pratiques n’est pas nécessairement conduire un séminaire d’analyse de pratiques, au sens canonique (Altet, 1994 ; Perrenoud, 1996 b et c). C’est tout simplement savoir d’où l’on part, inviter chacun à verbaliser ses représentations et ses façons de faire. On se rapproche du raisonnement de la didactique des sciences lorsqu’elle affirme qu’il faut partir des connaissances préalables de l’apprenant, qu’elles soient fondées ou non, pour construire de nouveaux savoirs. On rejoint aussi les travaux sur le transfert de connaissances, qui tentent d’élucider les conditions dans lesquelles des savoirs peuvent être mobilisés dans de nouveaux contextes.

Partir des pratiques ne va pas sans prendre du temps pour écouter des récits, des justifications, des itinéraires. Cette irruption du " vécu " peut entraîner une fascination, des phénomènes d’identification et de projection, une " sidération narcissique ", car l’autre nous tend toujours un miroir. Le risque d’être sidéré par les récits de pratiques est d’autant plus grand qu’elles ont été tues trop longtemps : la mise en place d’un espace de parole fait sauter un barrage et donne cours, dans un premier temps, à un flot narratif fortement teinté d’émotion. Même en analyse de pratiques, il faut sortir de cette fascination, pour introduire des ruptures avec le sens commun et construire des questionnements et des interprétations qui permettent à chacun d’aller au-delà de sa compréhension première.

Si le formateur doit faire passer un contenu spécifique, il aura plus de raisons encore de ne pas s’enfermer dans le récit des pratiques, d’abréger un échange qui ne déboucherait sur aucune construction nouvelle. L’art est de partir de l’expérience, pour en sortir, de s’éloigner progressivement du " mur des lamentations " ou de la sympathie réciproque pour bâtir des concepts et du savoir à partir des situations et des pratiques rapportées.


7. Aider à construire des compétences,
exercer la mobilisation des savoirs

On parle actuellement volontiers de compétences, dans le champ du travail et de la formation, sans que cette expression ait une signification stable et partagée. Si bien qu’on oppose souvent, bien inutilement, savoirs et compétences. Avec le Boterf (1994, 1997), je dirai que la compétence est une capacité de mobiliser toutes sortes de ressources cognitives, parmi lesquelles des informations et des savoirs. Savoirs personnels, privés ou savoirs publics, partagés. Savoirs savants, savoirs professionnels, savoirs de sens commun. Savoirs issus de l’expérience, savoirs issus d’un échange, d’un partage ou savoirs acquis en formation. Savoirs d’action, à peine formalisés et savoirs théoriques, fondés sur la recherche.

Dans tous les cas, si le sujet n’est pas capable d’investir ces savoirs à bon escient, de les mettre en relation avec des situations, de les transposer, de les enrichir, ils ne lui seront pas d’une grande utilité pour agir. Cette mobilisation doit se faire assez souvent dans l’urgence, car le praticien n’a pas le temps de retourner à un manuel, et dans l’incertitude, faute de données complètes ou entièrement fiables (Perrenoud, 1996 a). Un enseignant dispose rarement d’une " théorie " assez complète et pertinente pour agir " en connaissance de cause ". Pour décider en temps réel, il utilise des fragments de savoir, s’il en a en mémoire ou sous la main, et s’aventure au-delà, de façon improvisée ou réfléchie, selon les cas, en se servant de sa raison et de son intuition.

Une compétence n’est pas un savoir procédural codifié, qu’il suffirait d’appliquer à la lettre. Elle peut mobiliser des savoirs déclaratifs (qui décrivent le réel), procéduraux (qui prescrivent une marche à suivre) et conditionnels (qui disent à quel moment engager telle action). Toutefois, l’exercice d’une compétence est toujours davantage qu’une simple mise en œuvre de savoirs, elle contient une part de raisonnement, d’anticipation, de jugement, de création, d’approximation, de synthèse, de prise de risque. L’exercice de la compétence met en œuvre notre habitus, et notamment nos schèmes de perception, de pensée et de mobilisation des connaissances et des informations que nous avons mémorisées.

La formation met volontiers l’accent sur la maîtrise des savoirs et laisse au hasard l’apprentissage de leur transfert et de leur mobilisation. Développer sérieusement des compétences prend beaucoup de temps, passe par un autre contrat didactique et une autre évaluation, exige des situations de formation autrement inventives et complexes que les alternances de cours et d’exercices. J’ai montré ailleurs ce que l’école obligatoire devrait assumer si elle voulait véritablement construire des compétences (Perrenoud, 1998 d). Même en formation professionnelle, comme le relève Tardif (1996), les compétences ne sont pas toujours au cœur des plans de formation. On leur refuse ce que Gillet (1987) appelle un " droit de gérance " sur les connaissances disciplinaires. On renvoie volontiers l’intégration des savoirs et l’exercice de leur mobilisation à la pratique, les formateurs n’ayant que le temps de transmettre, de façon condensée et parfois fort peu interactive, les savoirs qu’ils estiment indispensables.

Lorsque, cessant d’être enseignant, on devient formateur d’enseignants, la construction de compétences professionnelles devrait devenir le véritable enjeu. Un formateur d’adultes n’est pas un enseignant qui s’adresse à des adultes. Il renonce à tourner à toute allure les pages du texte du savoir, il crée des situations où l’on apprend " à faire en le faisant, ce qu’on ne sait pas faire " (Meirieu, 1996), à analyser sa pratique et les problèmes professionnels rencontrés.

Un adulte peut apprendre seul, par tâtonnement, réflexion personnelle, lecture. En formation, il ne s’agit pas de le rendre dépendant du formateur, mais d’accélérer son processus d’autoformation, à travers une pratique réflexive encadrée, un étayage théorique et conceptuel, des démarches plus méthodiques. Développer des compétences est au cœur du métier de formateur, qui prend la figure d’un entraîneur davantage que d’un " transmetteur " de savoirs ou de modèles. L’entraîneur observe, attire l’attention, suggère, donne un coup de pouce, illustre parfois un geste difficile. Il est centré sur l’apprenant et son processus de développement et cherche, non à en prendre le contrôle, mais à le stimuler.

Les formateurs d’enseignants sont loin d’être acquis à cette posture, et moins encore capables de l’adopter pratiquement. C’est un des défis majeurs de la formation de formateurs, mais en amont une question identitaire, d’autant plus vive que beaucoup de formateurs d’enseignants étaient ou restent eux-mêmes des enseignants…


8. Combattre les résistances au changement
et à la formation sans les mépriser

Toute formation invite au changement de représentations, voire de pratiques. Elle suscite donc, très normalement, des résistances, d’autant plus fortes qu’on touche au noyau dur de l’identité, des croyances et des compétences des formés.

Ces résistances ne sont pas irrationnelles. Il importe de les reconnaître, de les trouver intelligibles, légitimes, pertinentes, avant de les combattre et pour mieux les dépasser.

Les innovateurs, les formateurs, les entraîneurs, les professeurs ont en partage la fâcheuse tendance à " ne pas comprendre pourquoi on ne les comprend pas ". C’est qu’ils ont souvent la mémoire courte, qu’ils ont oublié les craintes et les obstacles qu’ils ont dû surmonter pour en arriver à leur niveau actuel de maîtrise. Rien n’est aussi désespérant qu’un formateur qui vous dit " Regarde, c’est facile, fais comme moi ! ", alors qu’on n’a pas compris comment il fait et qu’on se sent incapable de l’imiter. Un formateur ne saurait attendre des stagiaires qu’ils fassent, en quelques jours, le chemin qu’il a lui-même parcouru en dix ans…

À cette connaissance de la distance qui reste à franchir par l’apprenant, base de toute didactique, s’ajoutent des facteurs spécifiques en formation d’adultes, C’est ainsi que les adultes n’aiment pas avouer qu’ils ne savent pas, surtout lorsqu’on leur laisse entendre qu’ils devraient savoir. De plus, ils peinent à trouver un juste rapport au formateur. Certains reviennent docilement au métier d’élève, ce qui a conduit Beillerot (1977) à assimiler un stage de formation à une " régression instituée " ; d’autres refusent l’asymétrie inscrite dans la situation et veulent faire jeu égal avec le formateur, sans en avoir les moyens ; il y confusion entre négociation du contrat et des modalités de formation et équivalence des rôles et des compétences.


9. Travailler sur les dynamiques collectives
et les institutions, sans oublier les personnes

Insérés dans un milieu de travail qui contrôle leurs velléités de changement, les enseignants n’arrivent pas ou, plus justement, ne se sentent pas autorisés à " changer tout seuls ". Paradoxalement, plus une formation continue est efficace, plus elle peut mettre ceux qui l’ont suivie en conflit avec leurs collègues. Les connaissances et les compétences acquises, surtout si on tente de les déployer dans sa classe ou son établissement, ne plairont pas à ceux qui ne les ont pas acquises. Les essais novateurs attireront des sarcasmes, voire des représailles.

Les praticiens qui suivent des formations pressentent ces ennuis et, pour les éviter, se ferment aux innovations ou les considèrent comme de simples informations, sans pertinence pour leur pratique personnelle. Ils sauront par exemple ce qu’est une évaluation formative, mais sans envisager le moindre passage à l’acte. De la sorte, ils seront gagnants sur deux tableaux : instruits des nouveautés, mais protégés des griefs des collègues.

Dans certains cas, les modèles didactiques ou pédagogiques découverts en formation sont tout simplement impossibles à faire fonctionner hors d’une équipe ou d’un réseau de coopération. On ne peut, seul, organiser des décloisonnements, conduire des activités au niveau de l’établissement, créer des cycles d’apprentissages, mettre en place des dispositifs d’individualisation ou négocier des règles de vie commune valables pour toute l’école. Le développement des technologies nouvelles, la différenciation de l’enseignement, les démarches de projet, l’éducation à la citoyenneté passent de plus en plus par des actions collectives.

La solution n’est pas hors de portée : il suffit que les actions de formation s’adressent à des groupes, des équipes, des établissements entiers. On parle même aujourd’hui - parfois un peu vite - de " compétences collectives ". Cette préoccupation témoigne au moins d’une sensibilité au thème de l’orchestration des habitus, de la synergie des pratiques et des compétences individuelles. Le thème de " l’organisation apprenante " est en vogue. Au-delà des effets de mode, l’expression pointe sur l’incidence réelle des interdépendances et des effets systémiques sur les formations.

Suffit-il de transporter la formation dans l’établissement et de réunir tous les intéressés pour résoudre ce problème ? Quatre obstacles au moins se dressent sur ce chemin :

1. Il faut arriver à décider tous les membres du corps enseignant d’un établissement à s’engager dans une formation commune. La référence au projet d’établissement peut aider, s’il est vraiment celui de tous. L’insistance du chef d’établissement peut amener les enseignants à s’inscrire, mais alors il se sentent souvent obligés, et viennent sans désir de se former. Un leadership informel peut avoir les mêmes effets : embarquer tout le monde sans que le besoin soit également ressenti, ni les risques également assumés. Même au sein d’une équipe pédagogique restreinte, un projet de formation commune n’est pas simple à faire émerger et à conduire à son terme.

2. Le formateur se trouve en présence d’un milieu de travail structuré, avec ses conflits, ses zones d’ombre, ses non dits, les rognes qui affleurent, les propos qui masquent à peine des revendications adressées à la direction, les rapports de force entre disciplines, bâtiments ou d’autres fractions. Le formateur n’est pas nécessairement préparé à ce travail, il peut être capté, pris en otage, utilisé contre son gré par le système d’action.

3. Former en établissement en ignorant la situation et les pratiques en vigueur serait absurde. Le formateur doit donc accepter d’entrer dans l’intimité des gens qu’il forme, il devient le dépositaire de secrets et agit sur des climats, des dynamiques relationnelles, des enjeux internes, sans en avoir nécessairement le goût et les compétences.

4. La démarche de formation change de nature. Même lorsqu’il s’agit à l’origine de se centrer sur des contenus, elle peut évoluer vers une intervention, un accompagnement de projet, un audit sauvage, parfois une supervision ou une médiation.

J’ai tenté ailleurs d’analyser les changement identitaires qu’induit ce déplacement de la formation vers les établissements, ses risques et les compétences nouvelles qu’il exige des formateurs, au-delà de leur expertise spécialisée (Perrenoud, 1988, 1996 f). On voit d’ailleurs que l’intervention en établissement touche en priorité les approches les moins technologiques et les moins didactiques, celles qui se centrent sur le groupe, la relation, la communication. Sans doute parce que les formateurs concernés ont davantage le goût et les moyens de se trouver projetés dans la vie d’un établissement sans y perdre leur identité, ni se trouver rapidement aux limites de leur expertise.


10. Articuler approches transversales et didactiques,
garder un regard systémique

Le métier d’enseignant est un tout, alors que les formateurs sont spécialisés. Dans l’enseignement secondaire, les professeurs le sont aussi, par discipline, ce qui pourrait nourrir l’illusion qu’on est " entre spécialistes ". En réalité, qu’il s’en doute ou non, un professeur de mathématiques ou d’histoire gère beaucoup plus qu’une discipline et se trouve confronté à des problèmes non disciplinaires qu’un formateur spécialisé pense pouvoir ignorer.

Sauf si l’on travaille dans le dernier collège tranquille de la région, on ne peut se désintéresser des conditions élémentaires du rapport pédagogique, de tout ce qui agit fortement sur les savoirs et le rapport aux savoirs : la dynamique de la classe, le maintien de l’ordre, l’hétérogénéité du public, le climat de l’établissement. Pourtant, les formateurs qui œuvrent dans le cadre d’une discipline peuvent ignorer ces aspects transversaux et systémiques, pour se centrer sur la didactique spécifique.

Il est légitime que les formateurs se spécialisent, c’est la clé d’une expertise pointue. Cette volonté ne devrait pas les conduire à compartimenter la pratique pédagogique au point qu’elle se conforme à leur division du travail et à leurs domaines respectifs d’expertise. Nombre de formateurs s’interdisent systématiquement d’aller au-delà de leur champ de spécialisation. Cette apparente vertu est en réalité une forme de démission, surtout lorsque le formateur sait fort bien qu’aucun autre collègue compétent ne prendra le relais en temps utile. Dans le champ médical, les spécialistes forment un réseau. Lorsque l’un atteint les limites de sa compétence, il adresse ses patients à un spécialiste, qui prend la suite. Il n’existe rien de tel en formation d’enseignants, sauf exception.

On peut comparer la situation à certaines images du film d’Arthur Penn, " Bonnie and Clyde ". Le couple vient de commettre un hold-up dans un État. Il s’enfuit en voiture, traqué par la police de l’État concerné. Aussitôt que les hors-la-loi franchissent la frontière de l’État, la police abandonne la poursuite, car ce n’est plus son territoire. Seul le FBI a le droit de poursuivre les délinquants au-delà des frontières des États américains. Dans la formation, comme dans la poursuite des gangsters, on n’a pas toujours le FBI avec soi. Pourquoi ne pas s’autoriser à passer les frontières ?

En formation, si on donne la parole aux enseignants, de nombreux problèmes professionnels surgissent. Trop souvent, le formateur ne retient que ceux qui sont de sa stricte compétence et renonce à traiter les autres. Au mieux, il reconnaît qu’ils existent, qu’ils sont importants, et il souhaite aux enseignants de trouver, pour les traiter, un interlocuteur compétent…

Y a-t-il des solutions ? Aucune qui soit miraculeuse. On peut néanmoins ouvrir trois pistes :

À ces approches devrait s’ajouter un travail épistémologique, qui concerne l’ensemble des sciences de l’éducation : si l’on admet que les approches didactiques, comme les approches transversales (évaluation, gestion de classe, différenciation, interculturel, violence, par exemple), sont des regards croisés sur la même réalité, complexe et systémique, on peut espérer un affaiblissement progressif des cloisonnements et des ignorances mutuelles, Les " transversaux " qui travaillent sur la régulation des processus d’apprentissage, sur le rapport au savoir, sur les situations-problèmes, sur les démarches de projet sont souvent très proches des didactiques, à cette différence qu’ils ne s’enferment dans aucune discipline et tentent de dégager des mécanismes communs. À l’inverse, les didacticiens qui intègrent la culture, le sens des savoirs, le rapport au pouvoir, les relations intersubjectives, les pratiques sociales ou la problématique du transfert dans leur champ d’analyse, se trouvent souvent à l’articulation du transversal et du disciplinaire. Si, loin d’être des territoires séparés, les objets de savoir sont des regards construits sur les mêmes réalités, il serait étrange qu’on puisse les maintenir complètement distincts lorsque l’imbrication des phénomènes appelle leur mobilisation conjointe…


De l’urgence de développer des formations de formateurs et des dispositifs d’échanges sur les pratiques de formation

Les formateurs d’enseignants se forment, se perfectionnent dans leur champ de spécialisation. Se forment-ils au métier de formateur ? Certains semblent penser qu’il suffit, pour savoir former des adultes, d’être un praticien expérimenté, doublé d’un théoricien pointu de certains aspects didactiques ou transversaux de l’enseignement.

Sans doute est-ce vrai pour ce qui concerne les contenus de la formation. Mais les dix défis analysés ne touchent pas au contenu. Tous portent sur les dispositifs de formation et les pratiques qu’on y fait fonctionner. Aucun ne peut être relevé en restant confiné dans un champ d’expertise spécialisé. Tous sont communs aux divers formateurs d’enseignants, quelle que soit leur orientation.

Ils renvoient, en fin de compte, à des compétences à construire. Toutefois, notre intention n’était pas ici de construire un référentiel des compétences requises d’un formateur d’enseignants. Il n’a donc nullement été question des compétences banales, qui ne correspondent pas véritablement à des défis, mais dont l’absence compromet l’action de formation. Ainsi, il importe par exemple de savoir :

Une formation de formateur devrait commencer par là avant de s’intéresser aux dix défis analysés ici, qui vont au-delà de ces compétences de base.

Ces défis pointent sur des difficultés dont nul formateur expérimenté n’a vraiment fait le tour. Cela n’exclut pas de proposer sur ces thèmes des formations de formateurs. Il me semble plus urgent d’en faire des objets de débat et d’échange entre formateurs sur leurs pratiques. Je doute en effet qu’on trouve des experts assez pointus pour proposer des réponses infaillibles à tous ces défis. En revanche, la mise en commun régulière des expériences des formateurs en exercice pourrait aider chacun à dépasser ses limites personnelles, à s’aventurer au-delà de sa zone d’expertise, à essayer des dispositifs de formation inédits ou tout simplement à prendre conscience de sa façon de faire, pour la faire évoluer.

Ce qui vaut pour les enseignants vaut pour les formateurs. Sauf à accepter d’être des cordonniers très mal chaussés, pourquoi ne prendraient-ils pas en main leur propre formation ? Si l’auto-organisation de la formation est un indice de professionnalisation d’un métier, et si les formateurs prétendent favoriser la professionnalisation du métier d’enseignant, il ne serait pas inutile qu’ils ouvrent la voie… Le mouvement est, ici ou là, bien amorcé. On peut souhaiter qu’il s’amplifie.

Le tableau suivant répond à une question récurrente, qui survient lorsqu’on dit à des formateurs d’enseignants qu’ils fonctionnent encore comme des enseignants et qu’ils auraient intérêt à devenir des formateurs à part entière. " Y a-t-il une différence ? ", disent ceux qui sont prêts à entrer en matière. Ils ne la voient pas et cela fait partie du problème.

Différences entre un enseignant et un formateur

Enseignant
Formateur
Partir d’un programme
Partir des besoins, des pratiques et des problèmes rencontrés
Cadres et démarches imposés
Cadres et démarches négociés
Contenu standardisé
Contenu individualisé
Focalisation sur les savoirs à transmettre et leur organisation en un texte cohérent
Focalisation sur les processus d’apprentissage et leur régulation
Évaluation sommative
Évaluation formative
Personnes mises entre parenthèses
Personnes au centre
Apprentissage = assimilation de connaissances
Apprentissage = transformations de la personne
Priorité aux connaissances
Priorité aux compétences
Planification forte
Navigation à vue
Groupe = obstacle
Groupe = ressource
Fiction d’homogénéité au départ
Bilan de compétences au départ
S’adresse à un élève
S’adresse à un sujet " se formant "
Travail à flux poussés selon un programme
Travail à flux tendus en fonction du temps qui reste pour atteindre l’objectif
Posture de savant partageant son savoir
Posture d’entraîneur prêtant main forte à une autoformation

Je renvoie au livre d’Agnès Braun (1989) pour une analyse plus approfondie des différences. Bien entendu, un tel tableau n’est qu’un outil de repérage idéal typique. Il existe des enseignants qui, sur de nombreux points, travaillent comme des formateurs. On rencontre aussi des formateurs d’adultes qui fonctionnent toujours comme des enseignants. Les êtres en chair et en os ne se rangent qu’exceptionnellement dans des cases. Il ne s’agit donc pas d’opposer deux populations, mais de proposer une grille qui aide chacun à se situer et à clarifier son projet.

À terme, quels que soient leurs publics, on peut souhaiter que tous ceux qui prétendent éduquer, instruire et former maîtrisent tous ces registres. Lutter contre l’exclusion, l’échec scolaire, la violence, développer la citoyenneté, l’autonomie, un rapport critique au savoir : tout cela exige des professeurs d’école, de collège, de lycée, qu’ils deviennent des formateurs. Lorsque cette mutation sera accomplie, les formateurs d’adultes issus du corps enseignant seront des formateurs d’enfants ou d’adolescents. Ils n’auront aucun mal à transposer à des collègues ce qu’ils ont fait fonctionner dans leur classe. En attendant, il n’est pas inutile de distinguer des postures et d’inviter les formateurs d’enseignants à se déplacer vers la colonne de droite du tableau, en considérant que ce déplacement ne va pas de soi, qu’il ne s’opère qu’à partir d’une prise de conscience, qu’il passe par un changement identitaire, un autre projet, de nouvelles compétences et représentations.

Les enseignants qui deviennent formateurs feront ce chemin d’autant plus volontiers qu’ils se parlent, travaillent ensemble et réinventent collectivement la formation à partir des limites de leurs pratiques personnelles, plutôt que de courir après un modèle. Moyne (1998) rend compte d’un itinéraire de formateurs constitués en groupe d’analyse de pratique. Ce travail réflexif, individuel ou collectif, ne dispense pas de toute lecture dans le domaine de la formation des adultes, en entreprise ou dans d’autres secteurs de la fonction publique… Mais l’essentiel ne relève pas de la méthode.


Références

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