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De la réflexion dans le feu de
laction
à une pratique réflexive
Philippe Perrenoud
Faculté de psychologie et des sciences de
léducation
Université de Genève
1998
La réflexion dans le feu de lactionLa réflexion hors du feu de laction
La réflexion sur le système daction
Une réflexion aussi diverse que les praticiens
On pense comme on respire, si lon entend par là : penser à quelque chose, avoir une activité mentale quelconque. Pour le Robert, penser, cest " appliquer son esprit à un objet concret ou abstrait, actuel ou non ". Où ai-je mis mes clés ? Je vais être en retard ? Il fait froid ! Qui ai-je rencontré hier dans la rue ? Où irons-nous en vacances ? Autant dactes de pensée.
" Réfléchir ", est-ce simplement penser ? Les deux mots paraissent interchangeables dans de nombreux contextes. Si on tient à les différencier, on dira que réfléchir indique une certaine distance. Le Robert définit comme suit ce verbe à double sens, propre et figuré :
II. (1672 ; sens figuré du précédent " par un retour de la pensée sur elle-même " ; se réfléchir sur soi " se recueillir ", XVIe). Faire usage de la réflexion. Penser ; calculer, chercher, cogiter, concentrer (se), délibérer, méditer, observer, recueillir (se), rentrer (en soi-même), replier (se), ruminer, songer.
La métaphore du miroir est très présente dans le concept dabstraction réfléchissante, telle que Piaget (1977) la défini : la pensée se prend elle-même pour objet et construit des structures logiques à partir de ses propres opérations.
Même dans un sens plus commun, réfléchir suppose une certaine extériorité, donc un minimum de distance face aux urgences de laction. Le Robert évoque dans ce sens diverses expressions courantes :
En sciences humaines, la distinction entre penser et réfléchir nest pas évidente, car il ny a pas solution de continuité entre la pensée la plus proche de laction, celle qui la guide, et la réflexion plus distancées. Plutôt que dopposer pensée et réflexion, le courant développé par Schön (1987, 1991, 1994, 1996) distingue plutôt la réflexion dans laction et la réflexion sur laction.
Ces distinctions sont toutefois assez floues. Les travaux de Schön fourmillent dexemples pris dans divers métiers, mais les fonctionnements mentaux sous-jacents sont assez souvent conceptualisés à laide du sens commun. Cest à ses traducteurs québécois (Dolorès Gagnon et Jacques Heynemand), situés au confluent de plusieurs cultures scientifiques et linguistiques, que lon doit la mise en relation de la pratique réflexive avec la notion piagétienne dabstraction réfléchissante, qui justifie la différence entre réfléchir pour agir et réfléchir sur laction.
La notion de pratique réflexive renvoie en effet à deux processus mentaux quon doit distinguer, même et surtout si lon entend établir leurs liens :
Cette distinction est-elle aussi claire et tranchée que Schön le suggère ? De fait, il y a continuité plus que contraste :
Dans sa distinction, Schön brouille en outre les cartes parce quil se réfère à deux dimensions distinctes : le moment et lobjet de la réflexion. Or, les deux idées ne sopposent pas. Réfléchir dans laction, cest aussi réfléchir, serait-ce fugitivement, sur laction en cours et sur lenvironnement de cette action, qui impose des contraintes, crée des occasions et offre des ressources et des points dappui.
Quant à la chronologie - réfléchir avant, pendant ou après laction -, elle napparaît simple que si lon considère quune action dure quelques instants, après quoi elle est " éteinte ", comme on le dit dune action en justice. Schön lui-même brouille les cartes, dailleurs à juste titre :
Si la situation est définie de la sorte, par son mobile et ses enjeux plus par une unité de temps et de lieu, elle peut se dérouler par intermittences, parfois sur des scènes multiples. Du coup, entre ses temps forts, on peut observer des temps de latence, pendant lesquels lacteur peut réfléchir plus tranquillement à ce qui sest passé ou à la suite. Est-ce alors une réflexion dans laction ou sur laction ? La distinction ne résiste guère à lanalyse. On proposera ici de distinguer plutôt :
Ces distinctions, encore sommaires, permettent dentrevoir trois pistes complémentaires dans la formation des praticiens réflexifs :
Ces trois facettes sont complémentaires : il est rare en effet quun praticien qui réfléchit le moins possible durant laction réfléchisse beaucoup avant dagir ou se pose beaucoup de questions dans laprès-coup. De même, la réflexion sur les structures de laction senracine en général dans une réflexion régulière et pointue sur la plupart des actions singulières, quelles soient en cours, passées ou prévues.
Tentons de montrer la continuité et lenchaînement de ces objets de réflexion et de leurs moments à propos de la pratique pédagogique.
Dans le feu de laction pédagogique, on a peu de temps pour méditer, on réfléchit surtout pour piloter le pas suivant, pour décider de la marche à suivre : interrompre ou non un bavardage, entamer ou non un nouveau chapitre avant la fin de lheure, accepter ou non une excuse, punir ou non un élève indiscipliné, répondre ou non à une question insolente, idiote ou hors du sujet, laisser ou non sortir un élève, etc.
Chacune de ces microdécisions mobilise une activité mentale. Lorsquon est dans la routine, lactivité apparaît " préréfléchie ", à la limite de la conscience. On pense, mais on a pas conscience de penser, il ny a pas de délibération intérieure, pas dhésitation, donc, dira-t-on, pas de réflexion, au sens fort.
Parfois, le doute surgit, on balance entre deux possibilités, entre des impulsions contradictoires, entre un mouvement affectif et la raison qui le tempère ; lorsquon ne sait pas très bien ce quil faut faire, vu les circonstances, le temps qui reste, le climat de la classe, le travail engagé, il peut samorcer une réflexion dans le vif de laction, quand bien même que le flux des événements ne sinterrompt pas et interdit un véritable " arrêt dagir ". Ne pas intervenir est alors aussi une façon dagir, au sens où cette attitude aura dautres conséquences quune intervention, et pèse donc autant sur le cours des choses. Si on ne décide rien, on laisse la situation évoluer et peut-être empirer. La réflexion dans laction est donc rapide, elle guide un processus de décision, sans recours possible à des avis externes, sans possibilité de demander un " temps mort ", comme une équipe de basket-ball a le droit de le faire durant un match.
Ce processus peut aboutir à la décision de ne pas intervenir immédiatement pour se laisser le temps de réfléchir plus tranquillement. Cest ce que Pelletier suggère aux gestionnaires, en invoquant un " savoir dinaction ", quon peut interpréter comme une forme de sagesse incorporée à lhabitus, qui conduit à différer la décision (Pelletier, 1995). Toute indécision nest pas fatale. Certaines situations justifient une réponse différée. On pressent parfois quagir trop vite serait maladroit, quon est sous lempire de lémotion ou quon manque déléments dappréciation pour agir en connaissance de cause. Parfois, on peut dire ouvertement aux élèves : " Je ne sais pas. Je vais réfléchir. Je vous dirai demain ". Dans dautres situations, cela reste une pensée privée. En classe, certains comportements ne deviennent problématiques que parce quils sont répétitifs, par exemple un bavardage chronique, des arrivées tardives régulières, une fuite constante devant la mise au travail, lagression renouvelée dun camarade, une impertinence habituelle. La décision ne porte pas alors sur une situation singulière, mais sur une série de situations semblables, ce qui laisse le temps de se faire une opinion, denvisager diverses stratégies. Une partie importante de la réflexion dans laction permet simplement de décider si lon doit agir immédiatement ou si lon peut se donner le temps dune réflexion plus tranquille.
Que ce soit pour estimer lurgence dune décision ou pour la prendre immédiatement si elle ne peut être différée, il importe que les praticiens développent une capacité réflexive mobilisable " dans lurgence et lincertitude " (Perrenoud, 1996 a) :
Même quand laction présente est brève, il arrive que les acteurs puissent sentraîner à penser à ce quils font. Entre des échanges qui ne durent que des fractions de secondes, un bon joueur de tennis apprendra à saccorder un temps de réflexion pour planifier le prochain coup. Il tergiversera un instant et son jeu nen sera que meilleur sil a bien évalué le temps de réflexion dont il dispose et sil sait intégrer sa réflexion dans le déroulement normal de laction. [ ] En fait, notre conception de lart de la pratique devrait accorder une place centrale aux façons par lesquelles les praticiens apprennent à créer les occasions de réfléchir en cours daction (Schön, 1996, p. 332).
Sans mésestimer la part de limprovisation réglée, expression de lhabitus comme système de schèmes (Bourdieu, 1980 ; Perrenoud, 1994 a) qui nous dispense de réfléchir lorsque ce nest ni nécessaire ni possible, il y a tout à gagner à développer en formation la capacité de réfléchir très vite, en maîtrisant le stress, en allant à lessentiel, en faisant confiance à des configurations globales dindices plutôt quà lanalyse fine de chacun, en engageant des décisions sur la base dun mélange de logique et dintuition. Carbonneau et Hétu (1996, p. 86) proposent une comparaison intéressante avec la conduite automobile, la vision du novice sapparentant à la vision nocturne, alors que celle de lexpert évoque la vision diurne : " le champ appréhendé présente une grande ouverture. On a limpression davoir des yeux tout autour de la tête et le moindre mouvement à survenir dans ce champ est aussitôt détecté et une parade aussitôt programmée, à tout hasard ". Alors que, pour le novice, " le champ de vision est limité à léclairage que lon projette et le moindre faisceau de lumière reçu risque déblouir ".
Durand (1996), dans une approche de lenseignement en milieu scolaire inspirée de lergonomie cognitive, confirme la forte intrication de la perception et de la pensée dans les situations dintense activité. Plutôt que dêtre itérative et analytique, la pensée procède par Gestalt, comme la perception, saisissant dun seul coup un ensemble déléments qui font sens et " dessinent " une décision qui fait partie du tableau plutôt que den découler. Les travaux de Varela (1989) sur lenaction insistent sur les limites de la séparation classique - dans la philosophie occidentale - entre le sujet et le monde. Dans certains états durgence ou de routine, la pensée paraît immergée dans laction, sans quil y ait pour autant dissolution des opérations mentales dans de purs automatismes comportementaux.
Alors que la logique naturelle et la pensée détachée du vif de laction sont relativement bien étudiées par la psychologie cognitive, les modèles de fonctionnement de la pensée et de la connaissance dans laction paraissent encore assez flous et fragiles. Ils suggèrent cependant que ce quon nomme parfois intuition, flair, coup dil sont des opérations qui nont rien de magique et qui résultent dun apprentissage. Pourquoi laisser ce dernier au hasard ? Il ne peut résulter que dun entraînement intensif, en situation daction authentique ou simulée. Il reste, dans le champ de laction pédagogique, à trouver des modalités adéquates. Limmersion dans une classe ne suffit pas, parce quelle confronte à une immense diversité de configurations, sans que la redondance soit suffisante pour " accélérer lexpérience ".
Un entraînement plus intensif et maîtrisé permettrait daccroître la régulation cognitive, en temps réel, de laction pédagogique engagée, mais favoriserait aussi une réflexion plus distancée, dans laprès-coup. Il est en effet assez difficile de réfléchir à une action intégralement automatisée, qui présente une forte opacité pour le sujet lui-même. Amorcée dans le vif de laction, à loccasion dune régulation délibérée, la prise de conscience pourrait se poursuivre à un moment plus propice, lorsque les élèves sont occupés à autre chose ou rentrent chez eux, laissant au professeur le loisir de se repasser plus calmement le film des événements.
Là, le professeur nest pas en train dinteragir avec ses élèves, leurs parents ou des collègues. Il réfléchit à ce qui sest passé, à ce quil a fait ou essayé de faire, à ce que son action a donné. Il réfléchit aussi pour savoir comment continuer, reprendre, affronter un problème, répondre à une demande. La réflexion hors du feu de laction est souvent à la fois rétrospective et prospective, elle relie le passé et lavenir, en particulier lorsquon se trouve engagé dans une activité qui sétale sur plusieurs jours, voire plusieurs semaines, par exemple une démarche de projet.
La réflexion est à dominante rétrospective, lorsquelle survient à lissue dune activité ou dune interaction, ou dans un moment daccalmie. Sa fonction principale est alors daider à dresser un bilan, de comprendre ce qui a marché ou pas marché, de préparer à la prochaine fois. En creux, il y toujours une éventuelle prochaine fois. Elle est certaine lorsquon réfléchit durant une interruption, en quelque sorte entre deux " rounds " du même combat. La réflexion après laction peut - mais ce nest pas automatique - capitalise de lexpérience, voire la transformer en savoirs susceptibles dêtre réinvestis dans dautres circonstances.
La réflexion est à dominante prospective, lorsquelle survient au moment de la planification dune activité nouvelle ou de lanticipation dun événement, voire dun problème inédit (par exemple accueillir un enfant migrant en cours dannée). Même alors, il est rare quon ne se fonde pas sur des expériences personnelles plus ou moins transposables.
La réflexion en dehors du feu de laction nest pas toujours tranquille, dans le métier denseignant. Elle est parfois bousculée, prise en étau entre deux temps forts, par exemple lorsquelle vole quelques minutes à la gestion de classe, pendant que les élèves travaillent individuellement ou durant la récréation. Elle peut se développer entre deux cours, durant la pause de midi ou à la fin dune journée décole. Elle porte alors souvent sur un problème à résoudre assez vite, par exemple décider sil faut dispenser de léducation physique un élève qui en a peur ou étayer un soupçon à propos du travail remis par un élève. La réflexion sur ce qui sest passé ou va se passer en classe occupe, de façon plus ou moins planifiée, une partie du temps libre des enseignants, dans les embouteillages ou sous la douche, mais aussi à loccasion de conversations avec des collègues ou des proches.
La pression " physique " des élèves alors est moins forte, mais un enseignant a finalement peu de temps par rapport à toutes les réflexions possibles sur les actions passées, en cours ou à venir. Il peut donc y avoir, hors de classe, le même sentiment durgence, une forme de zapping entre divers problèmes, la frustration de ne pas pouvoir aller au bout de chaque hypothèse, en lisant, en discutant, en se formant
Par ailleurs, la réflexion sur laction se renouvelle constamment au fil de lactualité. Rien nest aussi éphémère que les interactions et les incidents critiques dans une classe. Chaque jour, de nouveaux éléments occupent le devant de la scène. La réflexion sur laction est donc constamment brisée peu de temps après avoir été amorcée, au gré du flux des événements.
Mais, dira-t-on, ny a-t-il pas des situations et des actions qui se répètent, se proposant à la réflexion comme objets durables, sinon permanents ? Certes, mais alors on passe dans un autre registre, celui de la réflexion sur les structures de laction, sur nos schèmes et les systèmes daction collective.
Action : lexpression est ambiguë. Parfois, elle désigne une action précise, parfois, elle se réfère à laction humaine en général. Pour lever cette ambiguïté, mieux vaudrait parler de réflexion sur le système daction chaque fois quon séloigne dune action singulière pour réfléchir sur les structures de notre action et le système daction dans lequel nous sommes pris.
À un premier niveau, la réflexion sur notre système daction questionne les fondements rationnels de laction : les informations disponibles, leur traitement, les savoirs et les méthodes sur lesquels on sest appuyé. Le debriefing pratiqué dans certains métiers - par exemple le pilotage ou laction militaire - tente de reconstituer les raisonnements tenus durant laction et didentifier leurs points faibles et leurs biais : connaissances dépassées, insuffisantes ou indisponibles en mémoire de travail, informations incomplètes ou orientées, inférences hâtives ou approximatives, opérations trop lentes ou hésitantes, mauvais cadrage du problème, repérage insuffisant des ressources et des aides disponibles.
Tôt ou tard, on mettra à jour des opérations mentales de routine, qui ont été effectuées sans être guidées pas à pas par la partie la plus vigilante de notre cerveau. Plus il y a déléments à traiter, plus le temps manque, plus on pense dans le stress, plus il est inévitable de faire fonctionner des routines sans penser ni pouvoir remettre en question leur bien-fondé, vérifier leurs conclusions, questionner leurs cécités. Même en partant dune relecture de la part consciente et rationnelle de laction, on en revient à mettre en évidence la part de linconscient pratique dans notre action, qui concerne non seulement nos gestes, mais nos opérations intellectuelles, ce qui na au demeurant rien détonnant, puisque ce sont des actions progressivement intériorisées, qui sappliquent à des représentations et des symboles plutôt quà des objets.
Quils soient " concrets " ou " abstraits ", nous ninventons pas nos actes tous les jours. Les situations et les tâches se ressemblent, donc nos actions et opérations singulières sont des variations sur une trame assez stable. On peut appeler cette trame stable " structure de laction " ou schème daction, au sens piagétien :
Les actions, en effet, ne se succèdent pas au hasard, mais se répètent et sappliquent de façon semblable aux situations comparables. Plus précisément, elles se reproduisent telles quelles si, aux mêmes intérêts, correspondent des situations analogues, mais se différencient ou se combinent de façon nouvelle si les besoins ou les situations changent. Nous appellerons schèmes dactions ce qui, dans une action, est ainsi transposable, généralisable ou différenciable dune situation à la suivante, autrement dit ce quil y a de commun aux diverses répétitions ou applications de la même action (Piaget, 1973, p. 23).
Ou encore :
Appelons " schème " lorganisation invariante de la conduite pour une classe de situations donnée. Cest dans les schèmes quil faut rechercher les connaissances-en-acte du sujet, cest-à-dire les éléments cognitifs qui permettent à laction du sujet dêtre opératoire (Vergnaud, 1990, p. 136).
Un schème guide laction (concrète ou mentale), mais ninterdit pas la variation, linnovation, la différenciation à partir de la trame mémorisée. Dans la conception de Piaget, laction adaptée est un équilibre entre une assimilation aux schèmes existants et une accommodation de ces schèmes à la situation.
Même lorsque nous avons le temps dune délibération intérieure, notre action manifeste des structures stables, non parce que nous avons agi de façon irréfléchie, mais parce que notre décision a suivi des chemins identiques face à des problèmes analogues. Nous avons une façon stable daffronter le conflit, la pression, le mensonge, lignorance, lagressivité, lincertitude, le désordre. Les opérations mentales sont des actions intériorisées, qui sont, elles aussi, sous-tendues par des schèmes.
Avec Bourdieu, on peut appeler habitus lensemble des schèmes dont dispose une personne à un moment de sa vie. Lhabitus se définit comme un :
Petit lot de schèmes permettant dengendrer une infinité de pratiques adaptées à des situations toujours renouvelées, sans jamais se constituer en principes explicites (Bourdieu, 1972, p. 209).
Ou encore un :
Système de dispositions durables et transposables qui, intégrant toutes les expériences passées, fonctionne à chaque moment comme une matrice de perceptions, dappréciations et dactions, et rend possible laccomplissement de tâches infiniment différenciées, grâce aux transferts analogiques de schèmes permettant de résoudre les problèmes de même forme (ibid., pp. 178-179).
Nous ne sommes pas conscients de tous nos actes, mais surtout, nous ne sommes pas toujours conscients du fait que nos actes suivent des structures stables, nos schèmes. Que nous nen ayons pas une claire conscience est souvent " fonctionnel ". Ils nous permettent dagir rapidement, en pilotage presque automatique, ce qui est plus économique aussi longtemps quaucun obstacle inhabituel ne surgit. Piaget parle dun " inconscient pratique ". Certains de nos schèmes se sont constitués dans limplicite, au gré de lexpérience. Dautres, issus daction initialement réfléchies, sont devenus des routines dont nous navons plus conscience.
Nous savons tous que notre action est partiellement lexpression de ce que nous sommes, de ce quon lappelle personnalité ou caractère dans le langage courant, plutôt quhabitus. Il nous arrive de réfléchir sur nos schèmes daction, même si nous nutilisons pas cette expression savante. Pour désigner couramment les aspects de notre habitus dont nous pressentons lexistence, nous parlons dhabitudes, dattitudes, de manies, de réflexes, de " complexes ", dobsessions, de dispositions, de tendances, de routines, de traits de caractère. Même si nous ne sommes pas capables den décrire exactement la nature, la genèse, le mode de conservation, nous en observons la permanence et les effets plus ou moins heureux.
Il nous arrive davoir envie de changer dhabitus, parce quil nous " embarque " régulièrement dans des actions dont nous ne sommes pas satisfaits, par exemple une tendance à tout contrôler, à ne pas faire confiance ou à intervenir dans la moindre dispute entre élèves ; ou une inclinaison à minimiser les risques, à se moquer des peurs des élèves ou à rendre leurs parents responsables de leur conduite (par exemple arrivées tardives, devoirs non faites, indisciplines ou désordre).
Cette réflexion sur nos schèmes daction senracine dans la prise de conscience du caractère répétitif de certaines réactions, de certaines séquences, donc sur lexistence de scénarios qui se reproduisent dans des situations semblables, parce que " nous sommes ce que nous sommes ". Cette permanence est une source didentité, mais aussi dinsatisfaction, lorsque nous nous trouvons trop méfiants, impulsifs, timides, anxieux, naïfs, lents, velléitaires, irritables, etc.
La réflexion sur nos schèmes daction sancre en général dans des cas concrets, mais cherche à les dépasser, pour interroger les dispositions stables qui expliquent quon en est arrivé là, par exemple une escalade sans fin dans les affrontements avec un élève quon vit comme rebelle ou paresseux. La réflexion sur une ou plusieurs actions singulières, mais de même structure, débouche donc, de façon plus ou moins velléitaire, sur une prise de conscience de notre façon stable et parfois rigide dêtre, de penser, dagir. Lenjeu nest pas seulement dêtre prêt à agir autrement la prochaine fois, mais de devenir - à certains égards - quelquun dautre. On voit que de la réflexion dans le vif de laction, la plus centrée sur la réussite à court terme, on passe, par paliers successifs, à une réflexion sur soi, son histoire de vie, sa formation, son identité personnelle ou professionnelle, ses projets.
On saisit aussi que cette réflexion devient de plus en plus difficile, en raison à la fois de lopacité dune partie de notre habitus et de nos ambivalences face à la prise de conscience. Le développement des méthodes dexplicitation (Vermersch, 1994) indique en contrepoint les limites de la réflexion sauvage.
La réflexion sur notre action et nos schèmes daction nous renvoie aussi à notre insertion dans des systèmes sociaux et à nos relations avec les autres, car nous interagissons plus que nous agissons. Nous sommes pris dans des systèmes daction collective : dans un groupe classe, chacun apporte au départ son habitus, puis lenrichit, lappauvrit ou le différencie pour fonctionner avec les autres, de façon relativement stable, parfois harmonieuse, parfois conflictuelle. Bourdieu introduit lidée dune orchestration des habitus. Elle explique pourquoi il est difficile de changer tout seul et justifie les approches systémiques de la thérapie et du changement.
Par son rôle, son savoir, sa responsabilité de gestion de classe, le type de contrat et de relation quil privilégie, lenseignant a plus de pouvoir que les élèves sur le système daction collective, mais il nen est pas le seul maître. Par ailleurs, son habitus est aussi le produit de ce quil a vécu et vit hors de classe, dans des groupes où il entre aussi en synergie avec dautres acteurs. La réflexion sur laction introduit alors à une réflexion sur la relation, sur notre façon de créer ou dentretenir des liens avec lautre (Cifali, 1994), mais aussi sur les dynamiques des groupes et des organisations.
À cette diversité des objets et niveaux de réflexion sajoute celle des styles cognitifs et des situations concrètes. Nous ne fonctionnons pas tous de la même manière. Pour savoir comment un praticien réfléchit dans le vif de laction, sur laction, sur ses savoirs et ses schèmes daction, ou encore sur les systèmes daction collective dans lesquels il est impliqué, il faut lobserver et linterroger.
Les moteurs de la réflexion sont multiples :
La réflexion se situe entre un pôle pragmatique - moyen pour agir - et un pôle identitaire - source de sens, façon dêtre au monde.
Les incidents déclencheurs sont tout aussi divers. Il est difficile de dire in abstracto pourquoi on réfléchit sans se référer à un contexte. On saisira donc dautant mieux le fonctionnement réflexif dun praticien quon le conduit à raconter des épisodes réflexifs. Il évoquera alors en général ce qui a déclenché un épisode. Un incident peut nêtre toutefois que " la goutte deau qui fait déborder le vase ". Il provoque un effet de seuil, amène à se dire par exemple " On ne peut plus continuer comme cela ".
Parmi les incidents ou événements déclencheurs, on trouvera par exemple les suivants :
Chaque enseignant nest pas sensible aux mêmes événements ou incidents. Hors dun contexte défini, nimporte qui dirait sans doute que tel ou tel de ces incidents pourrait le faire réfléchir. En réalité, durant une année scolaire, des filtres personnels peuvent jouer, de telle sorte par exemple que les moments de déprime ne font presque jamais réfléchir tel enseignant (il attend que cela passe), alors que la perspective de remplir les bulletins dévaluation le plonge chaque fois dans des abîmes de perplexité.
" Penser la bouche pleine " est le titre dun beau livre de Judith Schlanger (1983) sur lépistémologie. Quand et où réfléchit-on ? Les lieux, les temps, les climats de la réflexion varient, eux aussi. La réflexion sancre dans une réalité quotidienne parfois terre-à-terre ou burlesque. Le penseur de Rodin prend une pose convenue que tous les praticiens qui réfléchissent nadoptent pas. Même lorsquils réfléchissent dans le vif de laction, en classe, ils ont des styles très divers : les uns réfléchissent à haute voix ou parlent pour ne rien dire, ce qui leur donne le temps de se faire une idée ; dautres se retirent un instant de linteraction, en assignant une tâche aux élèves ; certains ferment les yeux, dautres écrivent ou dessinent, sassoient ou marchent
Pour réfléchir sur laction, les schèmes ou les systèmes daction, le choix de postures est plus vaste : chez soi, en se levant, avant de dormir, en conversant avec ses proches, en marge dune lecture, en préparant son enseignement, en corrigeant des copies, en prenant le thé, en faisant sa gymnastique Ou en voiture ou en bus, au supermarché, à la plage. Comme ça vient ou de façon méthodique, dans des endroits appropriés ou dans nimporte quel cadre, dans la solitude ou dans linteraction.
Il arrive évidemment à chacun de réfléchir spontanément sur sa pratique, mais si cette mise en question nest ni méthodique, ni régulière, elle ne mène pas nécessairement à des prises de conscience et à des changements. Tout enseignant débutant réfléchit pour assurer sa survie, puis, en vitesse de croisière, pour naviguer un peu au-dessus de la ligne de flottaison, enfin, parfois, pour réaliser des ambitions fortes. Cette réflexion spontanée nen fait pas un praticien réflexif au sens de Schön (1983, 1987, 1991) ou St-Arnaud (1992).
Un " enseignant réflexif " ne cesse pas de réfléchir dès quil arrive à se débrouiller, à être moins angoissé, à survivre dans sa classe. Il continue pour progresser dans son métier, même en labsence de difficultés ou de crise. Il le fait avec des outils conceptuels et des méthodes, à la lumière de divers savoirs et, autant que possible, dans le cadre dune interaction avec dautres professionnels. Cette réflexion construit de nouvelles connaissances, tôt ou tard réinvesties dans laction. Un praticien réflexif ne se contente pas de ce quil a appris en formation initiale, ni de ce quil a découvert dans ses premières années de pratique. Il réexamine constamment ses objectifs, ses démarches, ses évidences, ses savoirs. Il entre dans une boucle sans fin de perfectionnement, parce quil théorise lui-même sa pratique, seul ou de préférence au sein dune équipe pédagogique. Il se pose des questions, tente de comprendre ses échecs, se projette dans lavenir ; il prévoit de faire autrement la prochaine fois, ou lannée suivante, il se donne des objectifs plus clairs, il explicite ses attentes et ses démarches. La pratique réflexive est un travail, qui, pour devenir régulier, exige une posture et une identité particulières.
Cette posture réflexive et lhabitus correspondant ne se construisent pas spontanément chez chacun. Si lon souhaite en faire le cur du métier denseignant pour quil devienne une profession à part entière, il appartient notamment à la formation, initiale et continue, de développer la posture réflexive et de donner les savoirs et les savoir-faire correspondants.
Il y a, dans de nombreux pays, une évolution dans ce sens, mais elle est loin dêtre suffisamment avancée, faute parfois de la vouloir avec détermination et en faisant les deuils nécessaires, faute aussi de savoir exactement comment sy prendre.
Il y a des deuils à consentir demblée : pour que les étudiants apprennent à devenir des praticiens réflexifs, il faut renoncer à surcharger le curriculum de formation initiale de savoirs disciplinaires et méthodologiques, laisser du temps et de lespace à une démarche clinique, à la résolution de problèmes, à lapprentissage pratique de la réflexion professionnelle, dans une articulation entre des temps dintervention sur le terrain et des temps danalyse. Plutôt que de nantir le futur enseignant de toutes les réponses possibles, une formation orientée vers la pratique réflexive multiplie les occasions pour les étudiants stagiaires de se forger des schèmes généraux de réflexion et de décision.
Cest une des raisons pour lesquelles, en formation initiale, lon ne forme, au mieux, que de bons débutants, dont les compétences ne cesseront de sétendre et de se diversifier au cours des années, non seulement parce quils suivent des formations continues, mais parce quils ont une capacité dautorégulation et dapprentissage, à partir de leur propre expérience aussi bien que du dialogue avec dautres professionnels. Pour cela, il importe que la formation développe les capacités dautosocioconstruction de lhabitus, des savoir-faire, des représentations, des savoirs professionnels. Cest un rapport à sa pratique et à soi, une posture dauto-observation, dautoanalyse, de mise en question, dexpérimentation. Cest un rapport réflexif à ce quon fait.
Les questions se posent un peu différemment en formation continue, mais cette dernière pourrait, elle aussi, être clairement orientée vers une pratique réflexive plutôt que vers une mise à jour des savoirs disciplinaires, didactiques ou technologiques.
Dans tous les cas, la pratique réflexive sapprend au gré dun entraînement intensif, ce qui renvoie non à un petit module dinitiation à la réflexivité, mais à des formations tout entières tournées vers lanalyse de pratiques et la démarche clinique de formation (Altet, 1994, 1995, 1998 ; Imbert, 1992 ; Cifali, 1994, 1996 ; Perrenoud, 1994 a, 1998 a).
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