Source et copyright à la fin du texte
In Éducateur, n° 13,
27 novembre 1998, pp. 25-28.

 

 

 

 

Les cycles d’apprentissage :
une auberge espagnole ?

Philippe Perrenoud

Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation
Université de Genève
1998

Un cycle d’étude est une suite de degrés formant un tout, souvent regroupés dans un même établissement scolaire. On songera par exemple à la scolarité enfantine ou au cycle d’orientation. Il y a, à l’intérieur d’un cycle d’étude, une certaine unité de conception des objectifs, des disciplines, des programmes et des moyens d’enseignement. Les enseignantes et les enseignants ont une formation et un statut homogènes, dépendent de la même direction et du même règlement. L’appartenance à un cycle d’étude est pour eux une forme d’identité, parfois de fierté. Pour les élèves et les familles, la progression d’un cycle d’étude au suivant marque les grandes étapes de la scolarité : cycles enfantin et primaire (diversement regroupés ou subdivisés), secondaire I, secondaire II, tertiaire.

Un cycle d’apprentissage, est-ce autre chose qu’une expression à la mode pour désigner un cycle d’étude ? Ce serait beaucoup de bruit pour rien, même s’il n’est pas anodin de mettre l’accent sur l’apprentissage plutôt que sur l’étude ou l’enseignement. Proposons plutôt une définition minimale, qui marque la différence : un cycle d’apprentissage est un cycle d’étude à l’intérieur duquel on ne redouble plus.

Cela mérite-t-il le détour ? Cent fois oui. Toutefois, on pourrait aller plus loin. Et il le faudra, sans doute, car la simple suppression du redoublement ne met pas fin à l’échec scolaire.

La fin du redoublement

Depuis une trentaine d’années, les systèmes éducatifs se sont efforcés de limiter les redoublements, en tout cas à l’école primaire. Ils subsistent, à hauteur de 2 à 5 %, selon les degrés et les régions. Dans cette lutte contre le retard scolaire commencée il y a plus de trente ans (Roller et Haramein, 1961), les cycles d’apprentissage peuvent apparaître comme le pas suivant : interdire le redoublement à l’intérieur d’un cycle d’étude.

Pourquoi ? Parce que le redoublement est d’une efficacité très limitée, comme le montre la recherche dans tous les pays (Allal et Ntamakiliro (1998) ; Allal et Schubauer-Leoni, 1992 ; Crahay, 1996, 1997, 1998 ; Paul, 1996). Tous les enseignants ne veulent pas le croire (Pini, 1991 ; Burdevet, 1998), mais c’est un fait : les élèves qui redoublent sont très rarement remis à niveau par cette opération ; leur retard devient un handicap au moment d’entrer dans le secondaire. Le redoublement affecte l’image de soi d’un élève sans le mettre à égalité avec les élèves plus jeunes avec lesquels il se retrouve. Faire doubler deux ou trois fois n’est pas une solution, c’est aujourd’hui exceptionnel.

Le redoublement prétend recréer une homogénéité suffisante des classes. Or, chaque enseignant sait bien qu’il accueille un groupe hétérogène et que, parmi ceux qui ont été promus de justesse, certains ne maîtrisent pas véritablement les " prérequis ". Pour assurer une très forte homogénéité des classes, peut-être faudrait-il faire redoubler le tiers d’une volée. Ce taux de redoublement serait intolérable. On le ramène donc à 3-5 %. La question est donc de savoir, dans une classe de 20-25 élèves, qui sera la " victime de l’année ". Il y des classes où aucun élève ne redouble, d’autres où on en trouve deux, exceptionnellement plus. Sachant la disparité des niveaux des classes, cela veut dire qu’un élève faible à beaucoup moins de risques de redoubler dans une classe faible que dans une classe forte. Des études belges (Grisay, 1984) montrent que si l’on substituait une épreuve standardisée aux évaluations classe par classe, une partie de ceux qui redoublent seraient promus et inversement. Le redoublement est donc non seulement inutile, mais injuste !

Il est donc parfaitement fondé de le supprimer ou de le limiter au maximum, parce qu’il n’est pas une réponse efficace et équitable aux difficultés d’apprentissage, tout en sachant que sa simple disparition ne suffira pas à éliminer l’échec scolaire (Perrenoud, 1996).

A-t-on besoin pour cela d’introduire des cycles d’apprentissage ? Ce n’est pas sûr. Hutmacher (1993) a montré que lorsque l’enseignant accompagne ses élèves durant deux ans ou davantage, le redoublement disparaît de facto, sans avoir été officiellement interdit et sans devenir plus probable par la suite. On peut en conclure que les enseignants ne font redoubler qu’en fonction des attentes supposées de leurs collègues : ils ne veulent pas qu’on leur reproche d’avoir promu un élève trop faible.

Ne serait-ce pas la solution la plus simple ? Hélas, nul enseignant ne peut suivre ses élèves durant toute leur scolarité. L’existence d’équipes pédagogiques cohérentes permet d’obtenir la même continuité dans la prise en charge, mais le fonctionnement en équipe n’est pas encore très répandu.

La généralisation de " classes à degrés multiples " pourrait, si elle est faite dans cette intention, aller dans le même sens. Courantes dans les campagnes, elles ont presque disparu avec les concentrations de population. On pourrait s’amuser du retournement par lequel des classes qui symbolisaient il y a peu le passé de l’école préfigureraient désormais son avenir ! Mais ce n’est pas une solution.

Pour supprimer le redoublement, est-il nécessaire d’instituer de cycles d’apprentissage ? Non. Certains pays nordiques l’on fait sans autre forme de procès et ne s’en portent pas plus mal. Dans notre culture (Crahay, 1998), peut-être cette structure est-elle une condition nécessaire pour franchir ce pas :

Il n’est donc pas absurde de créer des cycles d’apprentissage, même s’il n’ont, dans l’immédiat, d’autre but que de supprimer le redoublement. Même si on va dans ce sens, que ce ne soit pas la tête dans le sable : il existe d’autres raisons de créer des cycles d’apprentissage, plus ambitieuses.

La fin des degrés annuels

La scolarité est un escalier dont les marches sont annuelles. Il n’en a pas toujours été ainsi, mais c’est devenu la norme au XXe siècle, si bien que nous avons du mal à imaginer une autre organisation. Dans leur version la plus audacieuse, les cycles d’apprentissage mettent en question cette structuration du cursus en années de programme.

Ils ne tournent pas le dos à l’idée qu’il faut définir des marches. À l’échelle d’une école alternative, on peut organiser la scolarité, sinon repères, du moins sans étapes fixes. Dans l’enseignement public, elles s’imposent, par souci de transparence, d’équité, de mobilité. Les cycles dessinent de plus hautes marches, qu’un élève franchit en deux, voire trois ou quatre ans.

Cela paraît a priori moins " naturel " qu’un découpage annuel, scandé par les vacances d’été. Mais pourquoi, alors, ne pas tenir compte des autres périodes de vacances ? Un programme trimestriel jusqu’à Noël, un autre jusqu’aux vacances de Pâques et un troisième jusqu’à l’été, cela ne vous rappelle rien ? Il fut un temps où l’école était organisée en trimestres. Pourquoi pas un programme par mois ? L’école a connu aussi ce système, sans aller toutefois jusqu’à faire redoubler des mois ou des trimestres…

Le découpage qu’on adopte dépend de l’image qu’on a de la construction des savoirs. Lorsqu’on concevait l’école comme un empilement de notions, fonctionner par programmes annuels, trimestriels, voire mensuels ne gênait pas. Il était même sécurisant de savoir quel verbe il fallait travailler en novembre ou en mars. On faisait une chose après l’autre, on tournait dans le bon ordre et au bon rythme les pages du texte du savoir après chaque épreuve de contrôle.

Les étapes mensuelles et même trimestrielles ont disparu avec les nouveaux programmes des années 1970-1980, qui insistaient déjà sur des objectifs de fin d’année et laissaient aux enseignants la responsabilité de planifier leur progression à l’intérieur de cet espace-temps. Aujourd’hui, c’est entré dans les mœurs, les parents s’étonnent de moins en moins qu’on n’étudie pas la même notion la même semaine dans des classes parallèles. On leur a maintes fois répondu que l’important était que les choses soient faite avant la fin de l’année, que l’ordre et le moment n’étaient plus synchronisés. Les jeunes enseignants ne se doutent même pas qu’il y a trente ans, on aurait pu leur imposer le détail d’une progression mois par mois. Il n’en reste plus de trace dans les textes romands. Ce qui paraissait inconcevable est devenu évident.

En proposant des marches pluriannuelles, les cycles d’apprentissage placent de nouveau face à un système dont on se demande, lorsqu’on n’en pas l’expérience, comment diable il pourrait fonctionner. Mettra-t-on trente ans à le trouver banal ?

Même si l’on admet que le découpage du cursus est relativement arbitraire et peut être modifié pourquoi en changerait-on ? Y a-t-il un raison valable de définir aujourd’hui des marches pluriannuelles ?

L’important est de trouver l’espace-temps de formation qui permette la planification et la gestion les plus intelligentes possibles des apprentissages. Pourquoi serait-il plus intelligent de définir des marches pluriannuelles ?

Parce que la conception des apprentissages continue à évoluer, en mettant de plus en plus l’accent sur la construction de champs conceptuels et de compétences qui ne peuvent qu’être des objectifs à long terme. Un découpage mensuel ou trimestriel convenait sans doute à des programmes très notionnels : une série de mots, de faits, de règles, de dates, de verbes à retenir. Si les systèmes éducatifs ont élargi le mandat au trimestre, puis à l’année, c’est parce que les objectifs ont peu à peu privilégié des apprentissages plus fondamentaux et en même temps parce que les enseignants ont acquis les compétences nécessaires pour gérer de façon autonome des échéances plus éloignées.

Ce mouvement n’est pas achevé. L’introduction de cycles ne fait que poursuivre dans cette voie, se fondant sur le constat que les objectifs que poursuit l’école d’aujourd’hui s’accommodent de moins en moins d’échéances annuelles, sachant qu’une année scolaire compte moins de 40 semaines de classe, dont quelques-unes ne sont pas propices à l’étude, alors que peu d’apprentissages fondamentaux peuvent être planifiés sur moins de deux ans, aussi bien en mathématique qu’en français ou dans d’autres disciplines.

Nous verrons dans un prochain article que cette conception plus large des cycles d’apprentissage nous amène à réfléchir sur de nouveau espaces-temps de formation, leurs objectifs, leur gestion, les dispositifs de pédagogie différenciée et l’évaluation formative qu’ils permettent et exigent, le travail des enseignants en équipes.

Une auberge espagnole ?

Les cycles d’apprentissage offrent, comme une auberge espagnole, ce qu’on y apporte. Est-ce nécessairement un inconvénient ? On pourrait au contraire suggérer que l’hésitation entre la conception minimaliste - suppression du redoublement - et la conception plus audacieuse - effacement des degrés annuels - est un moment privilégié, où tous les problèmes de l’école sont posés.

Selon une définition ambitieuse, un cycle d’apprentissage pourrait servir de cadre intégrateur et de point d’appui à une évolution du métier d’enseignant, des programmes, de l’évaluation et de la lutte contre les inégalités. En mesurant les enjeux, on évaluera plus justement un double risque : celui de diviser l’école par excès d’ambition, celui de la démobiliser par excès de prudence…

 

Références

Allal, L. et Ntamakiliro, L. (1998) Echec précoce et maîtrise de l’écrit, in Barré-de-Miniac, Ch. et Lété, B. (dir.) L’illettrisme : de la prévention chez l’enfant à la prise en charge chez l’adulte, Bruxelles, De Boeck, pp. 83-101.

Allal, L. et Schubauer-Leoni, M,-L. (1992) Progression scolaire des élèves : le redoublement dans le contexte genevois, Recherche en éducation : Théories et Pratiques, n° 11-12, pp. 41-52.

Burdevet, É. (1998) Comment les enseignants prennent-ils une décision de redoublement, Educateur, n° 5, 10 avril, pp. 17-18.

Crahay, M. (1996) Peut-on lutter contre l’échec scolaire ?, Bruxelles, De Boeck.

Crahay, M. (1997) Une école de qualité pour tous !, Bruxelles, Labor (collection Quartier libre).

Crahay, M. (1998) L’échec, un problème de culture pédagogique, Educateur, n° 5, 10 avril, pp. 8-10.

Grisay, A. (1984) Les mirages de l’évaluation scolaire. Rendement en français, notes et échecs à l’école primaire, Revue de la Direction générale de l’organisation des études (Bruxelles), n° 5, pp. 29-42 et n° 6, pp. 9-23.

Hutmacher, W. (1993) Quand la réalité résiste à la lutte contre l’échec scolaire, Genève, Service de la recherche sociologique, Cahier n° 36.

Paul, J.-J. (1996) Le redoublement : pour ou contre ?, Paris, ESF.

Perrenoud, Ph. (1996) Lorsque le sage montre la lune… l’imbécile regarde le doigt. De la critique du redoublement à la lutte contre l’échec scolaire, Éduquer & Former, Théories et Pratiques, (Bruxelles), juin, n° 5-6, pp. 3-30.

Pini, G. (1991) Effets et méfaits du discours pédagogique : échec scolaire et redoublement vus pas les enseignants, Education et Recherche, n° 3, pp. 255-272

Roller, S. et Haramein, A. (1961) Enquête sur les retards scolaires. Résultats concernant le 6e degré de la scolarité obligatoire, Genève, Département de l’instruction publique.

Educateur (1998) Redoubler, un fatalité ? Dossier coordonné par Laurent Vité, Educateur, n° 5, 10 avril, pp. 7-18.

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