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In Éducateur, n° 14,
18 décembre 1998, pp. 23-29.

 

 

 

Les cycles d’apprentissage :
de nouveaux espaces-temps de formation

Philippe Perrenoud

Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation
Université de Genève
1998

On peut comparer les cycles d’apprentissage à une auberge espagnole (Perrenoud, 1998), parce que l’on y trouve largement ce que l’on y apporte. Qui veut supprimer le redoublement et décloisonner les degrés annuels investira les cycles de cet espoir. Dans certains systèmes, cela représente une avancée majeure. Dans d’autres, on assignera aux cycles de plus fortes ambitions. Ici, au-delà de ces attentes de base, les cycles d’apprentissage sont conçus et défendus comme de nouveaux espaces-temps de formation, censés favoriser :

Le but est que tous les élèves atteignent les objectifs en fin de cursus, dans le même temps, mais au besoin par des chemins différents.

Le présent article propose un premier développement de ces éléments, sous la forme encore sommaire de neuf thèses. Chacune sera brièvement énoncée et commentée. Il importe, dans un premier temps, d’avoir une vue d’ensemble, car un cycle d’apprentissage est un système de travail qu’il faut considérer dans toutes ses composantes. Les thèmes les plus cruciaux seront repris de façon plus complète dans d’autres articles plus ou seront approfondis à propos des réformes en cours en Suisse et ailleurs.

Les thèses qui suivent ne prétendent pas exprimer une définition orthodoxe des cycles. Chacun peut les concevoir à sa manière, l’idée est assez générale pour autoriser diverses interprétations. L’important est de se situer et d’affirmer clairement ce qu’on attend des cycles, sans quoi on pourra difficilement débattre.

 

 1. Un cycle d’apprentissage n’est qu’un moyen de faire mieux apprendre et de lutter contre l’échec scolaire et les inégalités

Instaurer des cycles n’est pas une fin en soi. Ce n’est qu’un moyen de mieux atteindre les objectifs de la formation, en se donnant de nouveaux espaces et temps de travail. Il reste à les structurer efficacement, de façon équitable, concertée et lisible.

La mise en place d’une structure n’a, par elle-même, aucun effet magique. Elle rend possible des pratiques nouvelles. Elle encourage et autorise à construire des dispositifs d’enseignement-apprentissage plus diversifiés et plus audacieux que ceux que chaque enseignant fait fonctionner seul dans sa classe durant une année scolaire. Il reste à concevoir et à mettre en œuvre ces nouveaux dispositifs, qui portent notamment sur le groupement des élèves, la planification didactique sur plusieurs années, la division du travail entre les enseignants, l’évaluation et la régulation des progressions individuelles, l’information des parents et la concertation avec eux.

Le développement de cycles d’apprentissage exige plus d’imagination pédagogique et organisationnelle que la gestion d’un programme annuel, non seulement en raison de la nouveauté de cette forme de travail, mais parce que piloter des progressions diversifiées, durant plusieurs années, gérer divers types de groupements d’élèves et se partager le travail de façon souple complexifie la tâche de chacun. Dans une école structurée en degrés, on remet les compteurs à zéro à la fin de chaque année scolaire et chacun reste seul maître à bord. Aux élèves qui sont loin d’avoir atteint les objectifs, on propose ou on impose du soutien ou un redoublement. Dans un cycle, on ne peut attendre la fin pour dresser des bilans formatifs et prendre des décisions, qui doivent être concertées en équipe.

Nombre d’enseignants expriment la crainte de voir s’accroître les écarts parce que, dans un cycle pluriannuel, une partie des élèves pourraient plus facilement " passer entre les gouttes ". On les retrouverait en fin de cycle, trop tard, souffrant de graves lacunes et d’une image d’eux-mêmes dégradée, faute d’une prise en charge rapide de leurs difficultés. Ces craintes ne sont nullement absurdes. S’il est mal géré, un cycle d’apprentissage peut amener un accroissement des échecs et des inégalités.

C’est pourquoi ne peuvent s’engager dans un fonctionnement en cycles que des enseignants capables de travailler ensemble pour planifier sur plusieurs années, anticiper et identifier les problèmes, se répartir les tâches, introduire des régulations nécessaires. C’est l’équivalent ce que chacun fait dans sa classe, mais la responsabilité d’un espace-temps plus vaste exige de nouvelles compétences. Elles se construiront en partie au gré de l’expérience, mais il importe de favoriser ce processus par des actions de formation ciblées sur la gestion de cycles aussi bien que par des modalités de travail favorables à une pratique réflexive, notamment à travers les projets d’établissements et un fonctionnement en équipe.

Les cycles tiendront ou non leurs promesses en fonction de ce que les acteurs en feront. Ce qui souligne que leur mise en place n’est pas l’enjeu majeur. L’essentiel se jouera sur les compétences et les forces investies pour les faire fonctionner de façon optimale.

  
2. Un cycle d’apprentissage ne peut fonctionner que sur la base d’objectifs de fin de cycle, qui constituent le contrat pour les enseignants, les élèves et les parents

On ne peut rendre l’enseignement plus efficace que si l’on sait exactement quels apprentissages on vise. Longtemps, les programmes ont dit ce qu’il fallait enseigner, en laissant entendre, implicitement, que les élèves devaient savoir ce que le maître avait enseigné. Pour sortir de cet implicite, qui couvre une grande variété d’interprétations, les nouveaux plans d’études décrivent les maîtrises à construire. La tâche n’est pas simple, notamment dans un programme en " spirale " : le temps est révolu des notions qu’on abordait à tel âge pour ne plus y revenir, considérant qu’elles étaient acquises. Aujourd’hui, la plupart des objectifs valent pour tout le cursus, même s’il s’agit de connaissances. Quant aux compétences, sur lesquelles on met toujours plus l’accent, comment les " saucissonner " ou les dissocier les unes des autres ? Que dire d’une école où l’on apprendrait à écouter de 6 à 8 ans et à s’exprimer de 8 à 10 ans ?

Il est de plus en plus difficile et arbitraire de définir des étapes annuelles. C’est ainsi que les nouveaux programmes romands de mathématique s’ordonnent à un seul objectif : savoir résoudre des problèmes. On imagine bien l’impossibilité de distinguer huit paliers annuels dans la construction d’une telle compétence. On peut au mieux sérier les notions mobilisables. De même, apprendre à communiquer, raisonner, observer, coopérer ne peut se découper en tranches annuelles.

Les cycles de longue durée simplifient en partie le problème, car ils autorisent à découper le cursus en quelques grands paliers. Ils poussent en contrepartie à faire une référence plus constante aux objectifs de fin de cycle ou à certains balises intermédiaires, car ce sont les seules boussoles dont on dispose pour piloter des progressions individualisées.

Idéalement, l’équipe responsable d’un cycle pluriannuel devrait avoir les objectifs finaux en tête et proposer constamment des situations d’apprentissage propres à faire progresser chaque élève vers les maîtrises visées. Dans les cycles longs (trois ou quatre ans), il paraît cependant utile de disposer de repères intermédiaires, à condition qu’ils n’induisent pas des obligations de résultats et ne fondent aucune décision institutionnelle en cours de cycle ! Le contrat des enseignants consiste à amener le maximum d’enfant à la maîtrise des objectifs de fin de cycle. À eux de planifier les progressions de sorte à tenir compte du temps qu’il faut pour enseigner et faire apprendre. Le système peut proposer des outils, mais devrait ne pas se mêler des bilans intermédiaires, de la même façon qu’il n’intervient plus actuellement en cours d’année scolaire, sauf en cas de dysfonctionnement notoire.

Offrir des points de repère reste une opération délicate. Si les didacticiens des mathématiques faisaient d’un problème l’emblème de ce que doit savoir résoudre un enfant de 8 ans, ils pourraient craindre que, par souci de bien faire, une partie des enseignants, encouragés par les parents, instaurent une forme de drill en entraînant les élèves à résoudre des variantes de ce problème type. Un tel bachotage irait à l’encontre de la construction d’une compétence, qui suppose une adaptation à des situations variées, dont la configuration ne dicte pas immédiatement les opérations à effectuer.

Il appartient au système éducatif de donner des points de repère moins enfermant, par exemple en associant aux objectifs-noyaux (Direction de l’enseignement primaire, 1998) un corpus substantiel de problèmes, de tâches ou de situations du niveau visé, moyen terme entre des repères si abstraits qu’ils ne servent à rien (comme " savoir comprendre un texte narratif simple ") et des repères si précis qu’ils enferment le travail dans une tâche modèle.

 
3. Il importe de développer dans les cycles pluriannuels plusieurs dispositifs ambitieux de pédagogie différenciée et d’observation formative

Supprimer le redoublement évite des effets d’étiquetage, la perte d’une année sans grande compensation, la coupure avec les camarades. Toutefois, faire progresser les élèves en grande difficulté sans prendre d’autres mesures ne crée pas de miracle, sauf lorsque se lève un blocage temporaire, lié par exemple à une relation malheureuse ou à une phase difficile de la vie. Dans tous les autres cas, les écarts s’aggraveront si l’on ne fait rien. Travailler en cycles n’a pas d’effet propre, cela rend seulement possible une action éducative cohérente sur la longue durée.

On ne saurait donc séparer les cycles de deux notions voisines, mais distinctes : la pédagogie différenciée et l’individualisation des parcours de formation. La seconde est en quelque sorte une conséquence logique de la première.

Différencier, c’est proposer à chaque élève, aussi souvent que possible, une situation d’apprentissage et des tâches optimales pour lui, en le mobilisant dans sa zone de proche développement (Perrenoud, 1996). Facile à dire ! Cela demande des outils d’observation formative pour intervenir dans les situations d’apprentissage aussi bien que pour faire à bon escient passer un élève d’une situation à une autre, plus adéquate, plus porteuse de sens et de régulation, plus féconde pour lui. Encore faut-il concevoir, animer et encadrer ces situations, ce qui demande des compétences didactiques assez pointues. Or, aujourd’hui, même lorsqu’un enseignant a du temps pour prendre en charge tranquillement un seul élève &endash; comme c’est en partie le cas au soutien pédagogique &endash; de telles compétences ne sont pas toujours au rendez-vous.

Travailler en équipe met des forces et des compétences en synergie, sans qu’il faille, ici encore, en attendre des prodiges. En tant que tel, le travail en équipe n’accroît pas les forces d’encadrement des élèves. Il permet de les répartir différemment, au gré d’une division et d’une organisation plus souple du travail. Dans une équipe, plusieurs personnes peuvent travailler ensemble avec un groupe plus important, en fonctionnant comme personnes-ressources jouant des rôles différenciés. Ou alors, l’une peut travailler pour une matinée avec peu d’élèves, dans un groupe de besoin, alors qu’une autre animera une démarche d’atelier ou de projet exigeant une présence moins forte ou d’un autre type.

Différencier, c’est alors jongler avec les groupes de divers types : de besoin, de niveau, de projet, les uns multiâge, les autres monoâge, les uns aussi homogènes que possible, les autres volontairement hétérogènes (Meirieu, 1989). C’est recourir aussi aux moyens qui favorisent l’autonomie des élèves, du Lexidata aux nouvelles technologies.

L’idée d’individualisation des parcours de formation suscite souvent des malentendus. Ce n’est qu’une résultante de la différenciation : une situation optimale pour un élève ne l’est pas pour tous. Si chacun suit son propre cheminement, allant d’une situation optimale pour lui à une autre, son parcours sera individualisé de facto. Cela ne veut pas dire que l’enseignement est individualisé : la plupart du temps, le travail se fera en groupe, mais chaque élève passera de groupe en groupe et de situation d’apprentissage en situation d’apprentissage selon une trajectoire qui lui est propre.

Cette individualisation des parcours de formation vide de sens la comparaison permanente entre élèves. On ne peut évaluer chacun qu’en référence à son point de départ, au chemin parcouru et à la distance qui le sépare des objectifs. Du coup, mettre une note n’a plus aucun intérêt ! Seuls sont utiles des bilans formatifs, qui aident à réorienter les activités et les progressions de chacun.

Dans l’espace et le temps d’une classe, on peut faire des pas dans ce sens, au prix d’une ingéniosité et d’une énergie considérables. Un cycle d’apprentissage permettra d’aller plus loin, de ne pas se heurter immédiatement aux murs.

 
4. La durée de passage dans un cycle doit être standard, pour forcer à différencier sur d’autres dimensions que le temps et à ne pas favoriser un redoublement déguisé

Lorsqu’on pense cycle d’apprentissage pluriannuels, la première idée qui vient à l’esprit est de " garder " un an de plus les élèves " qui ont de la peine ". Cette louable intention pourrait conduire de la peste au choléra. Les enfants qui redoublent ou connaissent de grandes difficultés dans le système actuel arriveront en fin de cycle sans atteindre les objectifs, si aucune mesure de différenciation n’est prise en amont. On serait donc alors tenté de ne pas les faire passer au cycle suivant, réintroduisant un redoublement déguisé (Allal, 1995).

Si l’on s’accordait ce droit à la fin de chaque cycle, le retard scolaire augmenterait spectaculairement. Les mêmes causes produisant les mêmes effets, un élève lent serait constamment en retard et donc " gardé " un an de plus en fin de cycle. Il aurait toutes les chances de parcourir deux cycles de quatre ans en dix ans ou quatre cycles de deux ans en douze ans… Toute organisation en cycles ne peut que limiter cette possibilité, au moins autant qu’on l’a fait pour les redoublements multiples. On décrétera par exemple qu’un élève ne peut " bénéficier " plus d’une fois dans sa carrière d’un passage allongé dans un cycle. Que faire alors à la fin des autres ?

En dépit de l’intuition commune, l’allongement du séjour dans un cycle n’est pas un bon moyen de lutter contre les inégalités. Ce devrait rester une solution exceptionnelle, justifiée par exemple en cas d’absence prolongée ou de troubles du développement. Le canton de Vaud, qui a introduit des cycles d’apprentissage dans le cadre d’EVM, entend par exemple limiter à 1 % la proportion des élèves restant un an de plus dans un cycle de deux ans. De façon symétrique, un cycle d’apprentissage n’a pas pour but de permettre aux élèves rapides de gagner plusieurs années en mettant les bouchées doubles. Sans renoncer à des dérogations justifiées par des circonstances particulières, il est plus cohérent de ne pas compter sur le temps de scolarisation comme ressource de différenciation. (Groupe de pilotage de la rénovation, 1998).

Les cycles offrent, paradoxalement, une occasion de rompre une bonne fois avec l’idée que, pour différencier, il suffit de " laisser du temps au temps ". Le chat de Philippe Gelück résume bien le problème : " Si je roule à mon rythme, je ne roule pas ! "

Différencier, ce n’est pas " respecter " le rythme de chacun, c’est lui proposer constamment des situations à sa mesure, pour qu’il avance aussi vite que possible, entre attentisme et acharnement pédagogique. Meirieu le dit à sa façon :

Il y aurait un danger à vivre la différenciation comme une manière de casser, de briser toute dynamique collective, ou d’individualiser comme une manière de " respecter " les différences et d’y enfermer les personnes. Moi je ne " respecte pas " les différences, je le dis avec beaucoup de simplicité, les différences j’en tiens compte… ce qui est tout à fait autre chose. C’est-à-dire que, si quelqu'un ne sait pas accéder à la pensée abstraite par exemple, je ne vais pas camper sur une position qui consiste à dire " Je respecte sa différence, il ne sait pas accéder à la pensée abstraite, donc je ne lui fournis que du concret ". Je tiens compte des différences, c’est-à-dire que je prends en compte le niveau où il est, mais je vais l’aider à progresser (Meirieu, 1995).

Il est probable que tous les élèves ne parviendront pas à maîtriser les objectifs d’un cycle au bout du temps standard. Mieux vaut alors les faire passer au cycle suivant, en continuant à travailler intensivement avec eux, plutôt que de rêver de réintroduire une différenciation des temps de scolarisation. Cet interdit n’aura pas d’effet magique, mais il obligera à remettre les dispositifs de différenciation sur le métier jusqu’à ce qu’on trouve le moyen de faire apprendre chacun au même rythme, du moins dans les domaines de compétences et de connaissances les plus cruciaux.

 
5. Un espace-temps de formation de plusieurs années ne peut atteindre ses buts que si les démarches et situations d’apprentissage sont repensées dans ce cadre

Un cycle permet de concevoir et de piloter les progressions sur plusieurs années. Il ne va pas de soi, en revanche, qu’il faille ipso facto enseigner et faire apprendre autrement. Le fonctionnement en cycles ne l’impose pas en tant que tel. Complexes, sa mise en place et sa gestion peuvent absorber l’énergie des enseignants et les détourner un certain temps d’une réflexion didactique pointue.

Seule la volonté de lutter contre l’échec et de différencier peut y ramener. Si l’on refuse fermement d’allonger le temps de scolarisation des élèves les moins favorisés, la seule alternative est de rendre la pédagogie plus efficace pour eux, donc de repenser, d’optimiser, de densifier, de mieux réguler les situations et les démarches d’apprentissage qu’on leur propose.

L’évolution est amorcée, sous l’impulsion de la recherche en didactiques des disciplines et des travaux sur l’apprentissage, la métacognition, l’erreur, le rapport au savoir. On dispose de pistes, autour des activités de recherche, des problèmes ouverts, du travail par situations-problèmes, des démarches de projet, de l’apprentissage coopératif. Les enseignants les mieux formés dans ce sens continuent à donner des leçons et des exercices lorsque c’est efficace, tout en ajoutant de nouvelles cordes à leur arc.

Sommes-nous à la veille d’un grand bond en avant ? Il vaut mieux penser que l’amélioration des méthodes d’enseignement-apprentissage se fera au gré d’un progrès continu plutôt que par une soudaine découverte. Les cycles ne donnent pas la réponse, ils rendent seulement la question plus aiguë et incitent à y travailler de façon plus intensive et concertée. Il reste à soutenir cette évolution par des actions de formation et des projets d’établissement cohérents, qui maintiennent un équilibre entre les compétences de gestion des situations et séquences didactiques et les compétences plus transversales de gestion des dispositifs et des cycles…

 
6. A l’intérieur d’un cycle, les enseignants s’organisent librement et diversement. Le système leur propose des outils à titre indicatif : balises intermédiaires, modèles d’organisation du travail et de groupement des élèves, outils de différenciation et d’évaluation

Les systèmes éducatifs ont mis près d’un siècle à faire confiance aux enseignants en ce qui concerne la conduite de la classe, la planification didactique, les modes de groupement des élèves et les démarches de travail. Cette confiance n’est pas totale, puisque certaines administrations scolaires normalisent encore les moyens d’enseignement et exercent une forte pression en faveur de méthodes dites officielles. Les enseignants jouissent cependant d’une liberté croissante et assument les responsabilités correspondantes dans le cadre d’une année scolaire. Ils ont appris l’usage de cette liberté, elle ne leur fait plus peur. Ils ne voudraient en aucun cas revenir à l’époque où on leur prescrivait un programme mensuel, ni même au plan d’études trimestriel. Ils s’organisent, ils puisent dans leur expérience, leur formation ou les moyens d’enseignement les outils d’une planification annuelle raisonnable. On peut leur demander des comptes sur leur façon de gérer le temps qui passe, mais on ne peut plus les contrôler sur les formes verbales ou les opérations qu’ils seraient censés avoir travaillées avec leurs élèves au mois de novembre…

Les cycles représentent une extension de l’espace-temps dont un enseignant est responsable ou dont il partage la responsabilité avec une équipe. Pour en tirer tous les bénéfices potentiels, il faut larguer des amarres et trouver de nouvelles marques. Par horreur du vide et sous l’empire de l’angoisse de l’inconnu, cette évolution pourrait encourager une régression à un contrôle plus autoritaire, qui aurait des effets désastreux. Il importe au contraire de transposer et d’étendre à l’échelle d’un cycle l’autonomie accordée aux enseignants dans l’espace de la classe, à la fois :

De même qu’un enseignant seul dans sa classe peut innover chaque année, pour mieux atteindre les objectifs, les enseignants responsables d’un cycle doivent pouvoir faire évoluer son organisation sur la base d’une analyse de l’écart entre les espoirs et les résultats. Le système éducatif doit absolument prendre le risque de ne pas imposer des modèles de fonctionnement qui ne laisseraient aucune autonomie aux établissements et aux enseignants. Cela ne l’empêche pas, bien au contraire, de faire des propositions. Les enseignants ne tiennent pas à réinventer la roue, ils veulent pouvoir choisir. Les autorités scolaires et les experts sont invités à rompre avec le fantasme d’une normalisation des pratiques, pour mettre à disposition des idées et des outils.

En contrepartie, il est logique que se mettent en place de nouvelles façons de rendre compte de son action professionnelle, tant individuellement qu’en équipe. Les praticiens et les établissements devraient, sans se mettre sur la défensive, pouvoir expliciter et justifier leurs choix et les relier aux objectifs de la formation.

 
7. Il est souhaitable qu’un cycle d’apprentissage soit confié à une équipe pédagogique stable, qui en soit collectivement responsable durant plusieurs années

En France, il subsiste assez souvent une division verticale du travail : à l’intérieur du même cycle, en fin d’année, les élèves changent de classe et sont pris en charge par un autre enseignant. On ne s’écarte alors pas beaucoup de la structuration en degrés (petites et grandes sections de maternelle, cours préparatoire, cours élémentaire 1 et 2, cours moyen 1 et 2), auxquels les enseignants français font toujours référence près de dix ans après l’introduction des cycles d’apprentissage dans les textes officiels…

Dans un tel cas, il paraît normal que chacun des intervenants successifs s’attende, comme d’habitude, à accueillir des élèves " préparés à suivre son enseignement ". Il n’est pas interdit de rêver d’un système où les élèves seraient pris en charge par un autre enseignant ou une autre équipe sans qu’aucune condition préalable ne soit posée : on saisirait les élèves là où ils sont et on poursuivrait le travail en direction des objectifs de fin de cycle et de fin de cursus. Mais alors, pourquoi changer d’enseignant chaque année ? La seule justification de cette habitude tient à une stricte division verticale du travail.

Même si l’institution renonçait à fixer des exigences de fin d’année, du type des actuelles " conditions de promotion ", certains enseignants les réintroduiraient subrepticement. Il paraît donc souhaitable qu’un cycle confie à la même personne ou à la même équipe la responsabilité de l’ensemble du trajet, sous peine de réinventer les degrés. Leur lente érosion (Rouiller, 1998) ne peut être que ralentie par le maintien d’une succession de prises en charge autonomes.

Il reste alors deux formules au moins : confier les élèves à un seul enseignant durant toute leur traversée du cycle ou constituer une équipe, au minimum un duo. Dans le canton de Vaud (cycles de deux ans mis en place dans le cadre d’EVM), l’enseignant peut continuer à travailler seul, il garde simplement ses élèves durant toute la durée du cycle. Ce modèle permet déjà des progressions plus souples et diversifiées. Il peut fonctionner soit sur le mode du charter (chaque enseignant reçoit un groupe-classe d’un certain âge en début de cycle et l’accompagne tout du long), soit sur le mode du " renouvellement par tranches ", plusieurs classes d’âge coexistant dans sa classe (ce qui la rapprocherait des classes à degrés multiples de ce point de vue).

Pourquoi ne pas s’en tenir là ? Parce que, réduit à ses propres moyens, un enseignant n’utilise qu’une partie des atouts qu’apportent les cycles. Il reste confiné dans les quatre murs de sa classe et gère en parallèle toutes les activités. Une prise en charge collective des élèves d’un cycle autorise des dispositifs plus riches et diversifiés. Par exemple une équipe de quatre enseignantes ou enseignants prenant en charge environ 80-90 élèves représentant quatre classes d’age peut bâtir, pour une partie du programme, une architecture modulaire ou un fonctionnement par groupes de projets ou de besoin, ce qui est presque impossible seul dans une classe.

Il est sûr que tous les enseignants ne sont pas prêts et formés à travailler en équipe de cette manière. Le leur imposer serait pire que tout. Il faut donc, du moins durant une assez longue période de transition, renoncer à normaliser les cycles sous l’angle du travail d’équipe. On peut aller vers une forte co-responsabilité collective des élèves sans couper chacun d’un groupe-classe qu’il maîtrise, ni multiplier les groupes et les trajets entre groupes. Même dans un système modulaire ou de gestion intégrée (Perrenoud, 1997), une partie du temps continuerait à se passer dans un groupe-classe stable tout au long de l’année.

 
8. Les enseignants doivent recevoir une formation, un soutien institutionnel et un accompagnement adéquats pour construire de nouvelles compétences

On ne peut entièrement former les enseignants à fonctionner en cycles " sur le papier ", pas plus qu’on n’apprend à nager dans un livre. Certes, il serait imprudent de se lancer à l’aveuglette :

Une partie des problèmes surgiront au gré de l’expérience et appelleront alors la construction des compétences correspondantes. Il importe donc :

Ces trois formes d’appui sont complémentaires et relèvent de groupes distincts : des formateurs, des représentants de l’autorité scolaire (inspecteurs ou chefs d’établissement) et des intervenants-conseils sans statut hiérarchique.

 
9. La quête d’un fonctionnement efficace en cycles est une longue marche, à considérer comme un processus négocié d’innovation, qui s’étale sur plusieurs années

Les cycles d’apprentissage ne sont pas des réalités attestées. Il existe et il a existé des écoles sans degrés (Allal, 1995), très difficiles à comparer entre elles et avec les degrés. Les cycles d’apprentissage ont été introduits en France par la loi d’orientation de 1989, mais ils commencent à peine à être mis en œuvre, en raison des alternances politiques et de la résistance des acteurs. La Belgique s’y lance en même temps que la Suisse romande.

Il n’est donc pas possible, aujourd’hui, de livrer " clés en main " un modèle de cycles qui aurait fait ses preuves. A moins d’attendre une quinzaine d’années, en observant ce qui se passe chez nos proches voisins, il n’y a pas d’échappatoire : il ne reste qu’à innover, qu’à inventer, de façon contrôlée, en identifiant les obstacles, en s’écartant progressivement des routines familières, pour ne faire courir aucun risque aux élèves.

L’introduction de cycles d’apprentissage n’est pas une mesure isolée, elle s’inscrit dans une approche globale, un processus de " mutation " du système éducatif. Ce processus devrait s’étendre bien au-delà de la phase initiale, durer de cinq à dix ans, si l’on veut apprendre de l’expérience.

 Le jeu et la chandelle

Les thèses qui viennent d’être rapidement énoncées et justifiées mériteraient une argumentation plus serrée. Il a paru nécessaire de les présenter ensemble, car un cycle d’apprentissage est un système, donc chaque composante renvoie aux autres.

Au-delà des malentendus, qui peuvent être levés, il reste sans doute une question de fond : faut-il assigner aux cycles d’apprentissage d’aussi fortes ambitions ? Ne peut-on se contenter d’instaurer des cycles de deux ans qui ressembleraient à des degrés un peu " dilatés ", un peu comme on abat une cloison entre deux pièces adjacentes sans reconstruire toute la maison ?

Des cycles moins ambitieux effrayeront moins les parents et les enseignants. L’école pourrait " se moderniser " sans bouleversement. Toutefois, ce n’est pas une fin en soi. Il importe surtout de la rendre plus efficace pour les élèves qui, aujourd’hui, n’en sortent pas avec toutes les connaissances et compétences nécessaires. Les enfants et les adolescents qui apprennent et réussissent dans presque n’importe quel système pédagogique ne justifient pas un tel remue-ménage. Les réformes doivent simplement ne pas leur nuire. Ce sont les autres élèves, les 20 % en grande difficulté, mais aussi les " 40 % du milieu de la classe " (Lévine, 1996), qui justifient le changement. Si les cycles ne s’attaquent pas à l’échec scolaire, on peut se demander si le jeu en vaut la chandelle.

Depuis près d’un siècle, de grands pédagogues proposent une " école sur mesure " (Claparède, 1973). Pourquoi sont-ils si peu entendus ? Pourquoi l’organisation de la scolarité est-elle si difficile à transformer ? Sans doute parce que d’autres enjeux prennent parfois le pas sur la poursuite des objectifs de formation. Les responsables administratifs veulent pouvoir demander et rendre des comptes et craignent la complexité, la diversité et le changement, souvent perçus comme facteurs de désordre Les enseignants ont, comme tout le monde, besoin d’une certains stabilité et ne sont pas prêts à abandonner des coutumes et des dispositifs pédagogiques qui, à leur avis, ont fait leurs preuves. Les élèves et les parents n’aiment guère le changement. L’organisation actuelle de la scolarité est familière à tous, chacun connaît ses défauts, alors que construire des cycles paraît une aventure. Tous les acteurs de l’école ne sont pas prêts à remettre leur système de travail sur le métier. D’où la tentation des petits pas et l’apparition de cycles qui ressemblent " comme deux gouttes d’eau " à des degrés élargis.

Est-ce la seule façon de s’y prendre ? Dans les entreprises, la restructuration est permanente, en fonction de l’évolution des technologies, des savoirs, des produits, des marchés, des alliances, des occasions. On peut regretter que cette flexibilité soit justifiée par la recherche du profit et laisse tant de travailleurs sur le carreau. Cela justifie-t-il que l’école, service public, ait tant de mal à mettre en question sa propre organisation, de façon tranquille et négociée, dès lors qu’elle empêche une partie des élèves d’atteindre les objectifs ?

 

Références

Allal, L. (1995) Un détour peut-il être un raccourci ? Quelques conclusions-clés des recherches américaines sur les écoles " sans degrés ", Genève, Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation.

Claparède, E. (1973) L’éducation fonctionnelle, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé.

Direction de l’enseignement primaire (1998) Les objectifs-noyaux : des repères pour mieux maîtriser la progression des élèves, des objectifs de fin de 6 P, Genève, Département de l’instruction publique.

Groupe de pilotage de la rénovation (1998) Vers des cycles d’apprentissage dans l’enseignement primaire genevois, Genève, Département de l’instruction publique.

Lévine, J. (1996) La problématique des 40 % du milieu de la classe, in Bentolila, A. (dir.) L’école : diversités et cohérence, Paris, Nathan, pp. 51-69.

Meirieu, Ph. (1989) Itinéraires des pédagogies de groupe. Apprendre en groupe ? I, Lyon, Chronique sociale, 3e éd.

Meirieu, Ph. (1989) Outils pour apprendre en groupe. Apprendre en groupe ? II, Lyon, Chronique sociale, 3e éd.

Meirieu, Ph. (1990) L’école, mode d’emploi. Des " méthodes active " à la pédagogie différenciée, Paris, Ed. ESF, 5e éd.

Meirieu, Ph. (1995) Différencier, c’est possible et ça peut rapporter gros, in Vers le changement… espoirs et craintes. Actes du premier Forum sur la rénovation de l’enseignement primaire, Genève, Département de l’instruction publique, pp. 11-41.

Perrenoud, Ph. (1996) La pédagogie à l’école des différences. Fragments d’une sociologie de l’échec, Paris, ESF, 2e éd.

Perrenoud, Ph. (1997) Pédagogie différenciée : des intentions à l’action, Paris, ESF.

Perrenoud, Ph. (1998) Les cycles d’apprentissage : une auberge espagnole ?, Educateur, n° 13, 27 novembre, pp. 25-28.

Rouiller, J. (1998) De la lente érosion des degrés à l’émergence des cycles d’apprentissage, Educateur, n° 11, octobre, p. 24-26.

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