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Devenir expert en restant sociologue
Coup de chapeau à Walo Hutmacher
Philippe Perrenoud
Faculté de psychologie et des sciences de
léducation
Université de Genève
1999
La passion de décrire
En marge dun colloque sur lexpertise organisé en son honneur, comment ne pas prendre Walo Hutmacher, sinon comme emblème, du moins comme une figure attachante de lexpertise ? Ayant travaillé avec lui de 1979 à 1994 comme directeur adjoint du Service de la recherche sociologique (SRS), jai accepté décrire ces pages en ayant limpression, non de rendre un hommage, mais de donner à voir, à travers quelques aperçus dune trajectoire singulière, une partie de lhistoire des sciences sociales et de la sociologie de léducation.
Jai trop damitié et destime pour Walo Hutmacher pour gommer les contradictions et lambiguïté quil a constamment analysées, mais aussi, à ses heures, incarnées. On ne construit pas des institutions seulement avec de bons sentiments, il faut de la ténacité, le sentiment davoir raison, un certain goût du pouvoir, un sens stratégique au-dessus de la moyenne. Devenir un expert engagé et écouté, tout en restant un sociologue critique, est un exercice de funambule. Cest autour de cet exercice que sarticulent les quelques éléments retenus ici, qui ne prétendent ni à lexhaustivité, ni à la neutralité dune biographie. Chacun des intervenants a, durant le colloque, rappelé que Walo Hutmacher avait de multiples facettes. Je nen ferai pas le tour. Un chercheur écrit et son uvre parle pour lui. Walo Hutmacher a fait beaucoup plus que ce que ses nombreux articles laissent entrevoir. Cest peut-être, tout rituel mis à part, une bonne raison de rappeler quelques bribes de ce quil a construit, en attendant quil écrive ses mémoires. A en juger par son activité débordante de consultant depuis quil a pris sa " retraite ", on peut douter que ce soit sa priorité.
Le marché de lexpertise est en pleine expansion. Devenir expert nexige plus des talents exceptionnels. Dans une société développée, tertiaire, complexe, à lavenir incertain, on ne compte plus les experts-mercenaires, ceux qui ne sont ni des auteurs, ni des chercheurs, ni même des intellectuels, ceux qui mettent leurs méthodes et leurs savoirs au service du plus offrant.
On aurait tort de confondre ces experts anonymes, dont lexpertise est la seule identité, qui font carrière dans lexpertise, avec les chercheurs que leur itinéraire a conduits à simpliquer par intermittence dans les débats de société et la conduite des affaires humaines.
A quoi reconnaît-on les uns et les autres ? Les experts-mercenaires nont pas plus détats dâme que de perspectives politiques. Ils passent sans sourciller de ladministration publique aux organisations internationales ou aux entreprises, ils épousent pour un temps, par méthode, sans convictions les finalités, le système de valeurs, les stratégies de leur commanditaire, ils étudient les dossiers, analysent des données, font des propositions raisonnables, sinclinent devant le réalisme institutionnel et nentrent pas en conflit avec le pouvoir en place.
Les chercheurs engagés et impliqués, comme Walo Hutmacher, sont des intellectuels, des francs-tireurs, qui prennent le risque dêtre éjectés dun cercle ou dun autre, et qui le sont, de temps à autre, pour avoir trop abusé de lesprit critique, avivé ou mis en évidence les contradictions du système, au grand dam de ceux qui veulent faire croire que tout est sous contrôle.
De tels experts sont respectueux de la démocratie, mais pas de la pensée officielle. Ils ne se prennent pas pour des magistrats élus, ni pour des mages légitimes du seul fait de leur savoir. Ils défendent ouvertement des valeurs, une politique, une vision de lécole et du monde, sans les faire passer pour des expressions de la raison scientifique. Leur formation de chercheur les a familiarisés avec la dialectique du savant et du politique. Ils savent que la connaissance objective est un inaccessible idéal, quil faut y tendre de façon obsessionnelle, mais quaucune méthode nen est définitivement garante.
Ils savent aussi quaucune nécessité absolue ne dicte les thèmes de recherche et quon choisit déclairer tel ou tel mécanisme parfois parce quil est intellectuellement fascinant, souvent parce quil est au cur de ce qui préoccupe les êtres humains : légalité, lautonomie, le sens, le pouvoir, la continuité, le changement, la coexistence pacifique, la maîtrise de lavenir. Walo Hutmacher sest rarement intéressé à des domaines sans importance aux yeux des acteurs, que ce soit dans le champ de léducation, du travail social, de la planification ou de la politique de la science. Aucun des travaux quil a conduits ou suscités na appelé cette remarque aigre-douce, que suggèrent certaines recherches : Tiens, il y a des gens payés pour étudier des questions que le commun des mortels ne comprend pas et dont il ne voit pas lutilité. Même ses intérêts pour lhistoire de léducation ont toujours été liés à la passion de comprendre le présent.
Caricature de Raymond Stockly
La passion de décrire
La transparence des phénomènes sociaux a toujours été une des priorités de Walo Hutmacher. Il a compris très tôt que la statistique était trop importante pour quon labandonne aux statisticiens. Ces derniers ont aujourdhui des formations universitaires en sciences sociales, qui les rendent capables de juger des besoins et des enjeux. Cest un phénomène récent, qui résulte en partie de lapport déconomistes, de démographes, de géographes, de politologues, de sociologues, qui ont défendu depuis quelques décennies lidée que derrière les chiffres, il y avait des concepts, des théories, mais aussi des enjeux de connaissance et de société. Walo Hutmacher sest engagé dès les années 60 sur le front de la statistique scolaire et de ses outils informatiques. Sans doute, son goût des données quantitatives, de leur conception et de leur analyse, la-t-il soutenu dans son investissement constant dans ce champ. Linformatique, les bases de données, les systèmes dindicateurs sont de beaux jouets technologiques et conceptuels, il est tentant de se prendre au jeu. Walo Hutmacher na jamais " viré de bord ", dirait Brassens. Il a flirté avec le monde des statisticiens-techniciens et des statisticiens-technocrates, sans sy intégrer, alors quil aurait pu, à maintes reprises, abandonner la recherche pour construire à plein temps des bases de données ou des indicateurs.
Grâce à lui, les chercheurs en éducation genevois vivent sur une mine de données sans équivalent dans les autres cantons suisses et même dans de nombreux pays développés. Paradoxalement, ils se sont intéressés de plus en plus à la recherche qualitative, ne se servant des données accumulées sur le système éducatif que pour échantillonner des populations ou vérifier des ordres de grandeur. Si bien que des trésors sommeillent encore, largement inexploités par la recherche, dans les bases de données genevoises et suisses. Tous les chercheurs qui ont côtoyé Walo Hutmacher ont été impressionnés par sa capacité dinventer des tableaux et de les faire parler. Ils ont parfois hésité à rivaliser avec lui sur ce terrain. Peut-être les données quil a contribué à construire seront-elles dautant mieux utilisées quil nest plus le maître des lieux
La statistique sociale est toujours un peu en retard sur la conceptualisation : on disposait de statistiques détat lorsquon se posait des questions sur les flux, on sinterrogeait sur les carrières au moment où les flux étaient connus et on voulait connecter les cursus aux acquis cognitifs lorsquune statistique des carrières devenait possible En dépit de ce décalage, Walo Hutmacher a toujours su se servir des données pour poser des problèmes émergents et élever le débat politique. Intrigué par les changements, il lest plus encore par les invariants et les constances que dessinent, sans que personne ne le décide, les effets agrégés de décisions individuelles (bien avant que Boudon ne les baptise " effets pervers ").
Walo Hutmacher na jamais été comptable dans lâme. Les chiffres et les tableaux nont pour lui dintérêt que parce quils parlent des gens et de leurs pratiques, même si cela reste abstrait pour la plupart de ceux quun pourcentage rebute. La réalité sociale est en partie statistique et lon ne comprend rien, par exemple, à léchec scolaire et aux inégalités si lon nest pas capable den mesurer lampleur, lévolution et les variations entre systèmes éducatifs.
Sa passion de donner à voir des réalités arides, pour faire comprendre ce qui se joue et se prépare, est une des constantes du rapport qua entretenu Walo Hutmacher avec les responsables du système éducatif. Dans les années 60, lépoque héroïque de linformatique, on sortait à peine des tableaux composés à laide dune trieuse de cartes perforées. Les premiers programmes statistiques développés dans les universités étaient dune pauvreté désolante pour qui ne voulait pas se limiter à des analyses de variances ou de régression, mais construire des tableaux. Tout juste arrivait-on à construire un tableau à double entrée, à condition dajouter les rubriques à la main sur des tableaux dans lesquels des astérisques séparaient lignes et colonnes Walo Hutmacher a donc conçu &endash; sans les écrire lui-même, la programmation est une des formes de bricolage quil na pas pratiquées &endash; des logiciels sophistiqués de tabulation, adaptés aux données de la statistique scolaire. On ne fait guère mieux aujourdhui, même si les tableurs nous ont habitués à un grand confort de mise en page. Walo Hutmacher a suscité le développement de tels outils, en a testé les versions successives et sen est servi de façon intensive pour décrire les processus de sélection et dorientation à luvre dans le système scolaire genevois. Il a montré en mille occasions quon pouvait rendre un système scolaire " intelligent " en lui présentant des données accessibles. Sans doute, on trouverait des cadres scolaires qui avoueraient quils " nont jamais rien compris " à lAnnuaire statistique de léducation, que Walo Hutmacher a créé et développé. Il nempêche que, grâce à ces données et aux analyses qui les accompagnaient, les décideurs du système éducatif genevois qui navaient pas peur des chiffres disposent, depuis plus de trente ans, doutils remarquables de planification et de décision.
Walo Hutmacher na jamais cru quon pouvait délivrer des données et se retirer du jeu. Il a passé un nombre incroyable dheures à expliquer les tendances, les différences, à alerter ou à rassurer, de préférence dans le cadre dun groupe de travail, autour dun problème très pratique à résoudre : construire ou non un collège, ouvrir ou non de nouvelles classes, créer ou aménager des filières pour modifier les flux, prévoir le nombre denseignants nouveaux à engager dans cinq ans, etc.
Cette volonté de donner des bases sérieuses au débat sur léducation a conduit Walo Hutmacher à contribuer à la modernisation de la statistique fédérale, puis à sinvestir dans le projet de lOCDE sur les indicateurs de lenseignement. Comme le souligne Norberto Bottani, qui a uvré avec lui dans le cadre du projet INES, Walo Hutmacher a joué un rôle déterminant dans le groupe de consultants scientifiques qui a conçu le système dindicateurs et a accompagné sa mise en uvre. Les Genevois nont pas toujours su mesurer son engagement au plan national et international. Lorsquils lont deviné, ils lont mis plutôt sur son goût &endash; bien réel &endash; des voyages et des organisations internationales, parfois en se sentant un peu abandonnés, sans comprendre que si lévolution des systèmes éducatifs se dessine aujourdhui largement à léchelle des continents et de la planète, ses acteurs sont aussi &endash; et cest bien ainsi &endash; des gens engagés dans leurs systèmes nationaux respectifs, qui pensent plus large et voient plus loin que la collectivité qui les emploie. Walo Hutmacher sest préoccupé de la mondialisation de léconomie et de la culture bien avant que les médias nen fassent leurs choux gras.
La passion de savoir
Son implication dans toutes sortes de projets a offert à Walo Hutmacher des occasions multiples de " migrer " vers dautres fonctions, de management ou dexpertise pure. Qui naurait pas eu, chevillé au corps, le désir de produire et de diffuser des savoirs issus de la recherche, se serait laissé tenter par les Sirènes de la politique, de la haute administration ou des organisations internationales.
Cette fidélité au développement des sciences sociales (la sociologie, mais aussi la démographie, léconomie, lhistoire de léducation) est paradoxale : diriger un service de recherche qui, en 1997, au moment où Walo Hutmacher a passé le flambeau à Norberto Bottani, comptait trente collaborateurs, en majorité des chercheurs, cest se trouver occupé à tout, sauf à faire de la recherche soi-même. Cest une position inconfortable, surtout si on la acceptée pour faire de la recherche. Walo Hutmacher a créé le Service de la recherche sociologique en 1966, en autonomisant une section de sociologie quil avait constituée quelques années auparavant au sein du Service de la recherche pédagogique, avec la bénédiction de Samuel Roller, qui en était alors le directeur, avant de partir à Neuchâtel, en 1970, fonder avec Jean Cardinet lInstitut romand de recherches et de documentation pédagogiques. A lépoque, le SRS était une petite unité. Elle allait grandir rapidement et compter trois sections : informatique, statistique et recherche. Assez rapidement, dans lemploi du temps du jeune directeur, la gestion de lensemble lemportait sur lactivité personnelle de recherche. Mais à aucun moment, il ne lâchait le travail méthodologique et théorique, même sil déléguait le travail sur le terrain, qui prenait à lépoque la forme classique denquêtes standardisées, pour sélargir progressivement à des démarches plus qualitatives dobservation participante ou de recherche-action.
Cette présence, de lécriture du projet à la publication des résultats, en passant par lanalyse des données et les négociations avec les mandants, nallait pas sans susciter des conflits, on sen doute. Les chercheurs ne vivaient pas toujours sereinement le fait davoir un interlocuteur aussi actif et exigeant dans leur champ même de compétence, interférant avec leurs choix de méthode ou décriture. Ils se sont dit parfois, comme moi sans doute, que Walo Hutmacher était plus heureux dans le " faire " que dans le " faire faire ", quil avait trop de plaisir à mettre la main à la pâte pour déléguer sans regret ce quil aurait pu accomplir lui-même.
Tout en rêvant parfois dun directeur qui ignorerait tout du métier et leur ficherait royalement la paix, les sociologues du SRS ont toujours reconnu la détermination et lhabileté de Walo Hutmacher à faire reconnaître la légitimité de la recherche en sciences sociales, en particulier dans ladministration scolaire. A Genève, la partie était loin dêtre gagnée et en Suisse, elle reste incertaine. Alors que dautres centres de recherches cantonaux adoptaient un profil bas et se contentaient dêtre pourvoyeurs de données et bureaux détudes au service de ladministration, Walo Hutmacher plaidait demblée pour un rôle critique, une position indépendante, une collaboration avec tous les acteurs et une présence de la recherche sur un double marché : le marché intérieur, politico-administratif et le marché scientifique classique, avec des recherches subventionnées par le Fonds national et des partenariats avec les universités (Hutmacher et Perrenoud, 1974).
Cette orientation a été soutenue demblée par André Chavanne, qui a été durant vingt-quatre ans chef socialiste du Département de linstruction publique à Genève, puis par ses successeurs, Dominique Föllmi, démocrate-chrétien et Martine Brunschwig-Graf, libérale. Cet appui politique multicolore a été relayé sans faille &endash; en dépit de quelques moments de fortes tensions &endash; par les secrétaires généraux du même département, dont dépendait le Service de la recherche sociologique, René Jotterand, puis Marie-Laure François. Le soutien et la confiance de ces magistrats et hauts fonctionnaires, ajoutés à lalliance entre la recherche sociologique et la statistique scolaire et ses outils informatiques ont joué un rôle important dans léquilibre des rapports entre le service de la recherche sociologique et ladministration scolaire.
La place me manque ici pour retracer lévolution des problématiques et des méthodes de recherche en sociologie de léducation. On se reportera à dautres sources (Busino, 1982 ; Perrenoud, 1992). Je soulignerai seulement la dimension stratégique et tactique du développement de la recherche. Stratégique, car il sagissait, bien avant de quêter des fonds ou des autorisations, de rendre légitime, comme pratique professionnelle de recherche, une sociologie que les événements de mai 1968 avaient habitué à voir comme une critique dévastatrice de lordre établi, impression que les ouvrages de Bourdieu et Passeron (1970) ou Baudelot et Establet (1971) navaient pas démentie. La sociologie " sentait le soufre " et lengagement idéologique des sociologues travaillant au SRS, notamment en faveur de légalité des classes sociales et des sexes devant lécole, ne permettait pas de blanchir la sociologie de léducation du soupçon dêtre militante. Présence et compétence ont équilibré ce handicap, à la faveur, il faut le souligner, dune culture citadine et tertiaire autorisant le débat didées. Walo Hutmacher, quittant lArgovie via une maturité à Fribourg, pour faire ses études universitaires à Genève, avait peut-être pressenti que cétait à lépoque le seul endroit en Suisse où la recherche sociologique ne serait pas confinée dans lAlma Mater
Présence : si la recherche en éducation dans ladministration publique a conquis une certaine indépendance à Genève, cest parce que Samuel Roller puis Raymond Hutin au SRP, Daniel Bain, puis Gilbert Métraux, puis Fiorella Gabriel, au CRPP, Walo Hutmacher au SRS, puis au SRED, comme leurs proches collaborateurs, ont toujours considéré que leur travail était non seulement de conduire des travaux utiles et den présenter les résultats aux acteurs du système éducatif, mais dêtre présents dans tous les débats majeurs, de la réécriture de la loi sur linstruction publique ou des programmes romands à la planification budgétaire, en passant par toutes sortes de dossiers délicats : horaires scolaires, relations familles-écoles, rénovations de lenseignement du français, etc.
Il y avait à cela quelques raisons :
Walo Hutmacher a incarné cette présence, en impliquant tour à tour ses collaborateurs. Cela a stabilisé un dispositif de recherche sans pareil en Suisse et qui, globalement, a bien affronté la crise économique et &endash; pour linstant &endash; celle des finances publiques.
Compétence : à quoi servirait-il dêtre présent si lon napporte rien de neuf et de différent ? Walo Hutmacher a toujours revendiqué la posture spécifique de la recherche, affirmé quelle ne devait être prisonnière daucune obédience, quelle ne travaillait pas pour conforter ou mettre à mal les thèses dune direction ou dune association, ni pour cautionner une politique, mais pour donner à voir la réalité et participer à son analyse. De plus, les sociologues interviennent parfois trop longuement et utilisent des mots inutilement compliqués pour dire des choses simples. Walo na pas échappé entièrement à ce travers, non par souci dhermétisme, mais pour ne pas renoncer au relativisme, au constructivisme, à la pensée complexe et dialectique quexige lanalyse des systèmes sociaux. De telles " prétentions " ne sont supportables que si lon dit " assez souvent " des choses pertinentes
La passion denseigner
Peut-être est-ce la moins connue des passions professionnelles de Walo Hutmacher, un secret entre lui et ses étudiants du cours donné, sans discontinuer, depuis 1973, au premier cycle des études en sciences de léducation. Son titre : " Education et société ". Au départ, cétait un intitulé diplomatique, pour ne pas dire " sociologie de léducation ", discipline que Roger Girod enseignait encore au Département de sociologie de la Faculté des sciences économiques et sociales. Ancien assistant de Roger Girod, ami des sociologues qui lui ont succédé, Walo Hutmacher a néanmoins été vécu aussi, assez vite, comme un concurrent sur la place genevoise, puisquil a construit le seul service de recherche sociologique extra-universitaire qui puisse faire de lombre aux travaux académiques
Finalement, sous ce titre, " Education et société ", sest développé un enseignement plus large quune classique introduction à la sociologie de léducation, plongeant ses racines dans lhistoire et lanthropologie, se nourrissant certes de Pierre Bourdieu, Alain Touraine ou Edgar Morin, mais aussi de Norbert Elias, Max Weber, Philippe Ariès ou Michel Foucault.
Son enseignement a permis à Walo Hutmacher de théoriser oralement, dans léphémère de la parole magistrale. Alors quil écrivait volontiers, durant la nuit, un rapport de quinze pages sur lévolution démographique ou laggravation de linégalité sociale devant le redoublement, alors quil pouvait en un week-end jeter les bases dune statistique originale, lécriture plus théorique lui a toujours été moins clémente. Peu déditeurs dun ouvrage collectif ont pu, de temps en temps, lui extorquer un chapitre théorique, dailleurs au prix dune infinie patience. Quant à écrire un livre il aurait fallu quil se prenne pour un auteur, ce que ses origines sociales lui interdisaient sans doute. Peut-être devient-on sociologue de léducation parce quon subit insidieusement linégalité sociale devant lécriture autant quon la refuse rationnellement.
Lenseignement universitaire a été et reste pour Walo Hutmacher le registre privilégié de la liberté théorique. Comme si loral justifiait une liberté dexpression que lécrit interdit. Comme si la théorie devait rester improvisée, surgir sans être annoncée, pour conserver linsoutenable légèreté de la pensée qui se construit au fil de la parole, sans laisser de traces. Il nest pas sûr que les étudiants découvrant linvention de la fourchette en Europe aient toujours saisi le rapport avec les différences culturelles dans les écoles daujourdhui, ni compris quils assistaient à une construction originale plutôt quà une synthèse dacquis bien connus. Il reste que des générations détudiants ont été initiées à une pensée sociologique sans concession, souvent abstraite, que certains ont rejetée alors que dautres écoutaient avec ivresse, sidérés, comprenant enfin quelques-uns des mécanismes de socialisation dont ils étaient les produits
Cette passion dexpliquer les mécanismes sociaux se manifeste aussi dans dautres cadres, dans des groupes de travail, au bistrot, au détour dune conversation professionnelle ou amicale. Le propos se transforme parfois en un cours ex cathedra, que nul nose interrompre
La passion de construire
Sans doute est-ce la plus perceptible de ses passions, pour qui rencontre Walo Hutmacher pour la première fois. Alors quun groupe de travail quelconque tourne autour du pot, il est déjà en train déchafauder une stratégie et un dispositif, de les proposer, demporter ladhésion.
Le Service de la recherche sociologique est évidemment luvre principale. Giovanni Busino a su, dès 1982, prendre la mesure du travail de bâtisseur de la sociologie accompli par Walo Hutmacher, avec lequel il a partagé dans les années 70 la responsabilité dune recherche pionnière sur la déviance juvénile :
" Lorsquon écrira lhistoire de la sociologie en Suisse romande, on sapercevra que le SRS a certainement joué un rôle capital dans le développement de la recherche sociale et dans son institutionnalisation. Mettant à la disposition des chercheurs des alvéoles de réflexion, des infrastructures matérielles importantes, une banque de données unique en Suisse romande, il a surtout forgé les conditions pour la création dune véritable culture sociologique en Suisse.Ce nest pas le moindre mérite de W. Hutmacher, le directeur du SRS, que davoir réussi, avec une obstination de marin, et avec une sagacité froide et sans illusions, avec son talent de grand administrateur de recherches, là où dautres ont échoué lamentablement. Il a favorisé la naissance dun type de sociologue ni fermé sur lextérieur, ni intellectuel organique à la façon de Gramci, mais un chercheur sachant correctement répondre aux objectifs sociaux de son métier, maintenant pleinement les exigences intellectuelles propres à sa vocation, faisant de la recherche sociologique non pas pour la société, mais dans les réalités du monde actuel agité par les conflits.
Dans un pays où la sociologie na jamais eu bonne presse et où les jeunes sociologues ayant quitté les universités sont redoutés autant que les maladies vénériennes, le travail dorganisation accompli par W. Hutmacher me paraît très important et mérite notre reconnaissance " (Busino, 1982, pp. 285-86.).
Ce nest pas la seule entreprise un peu folle. Les sociologues qui entouraient Walo Hutmacher ont eu à maintes reprises limpression quil allait être happé par les appareils quil contribuait à créer et, au début, à animer. Appareils statistiques, mais aussi sociétés scientifiques et appareils politico-scientifiques (Société suisse de sociologie, sociétés suisses des sciences humaines, Société pour la recherche en éducation ou la formation professionnelle, Fonds national, Conseil suisse de la science, programmes nationaux à léchelle suisse, CERI, groupe de lOCDE sur les indicateurs, INRP, Association des sociologues de langue française, régions européennes, et jen oublie, à léchelle internationale).
Je ne puis décrire toutes ces entreprises, favorisées par sa connaissance des trois langues nationales, sa maîtrise de langlais et son goût de la communication entre cultures. Elles sont dailleurs restées en partie des aventures personnelles. Je ferai une exception pour la Société suisse de sociologie, que Walo Hutmacher, président de 1971 à 1982, a fait passer, avec la complicité de Jean-Pierre Fragnière, de létat daimable confrérie de notables à celui dassociation professionnelle dotée dune revue, dune collection douvrages sociologiques chez Peter Lang, dune stratégie de développement des sciences sociales et du potentiel de recherche. Notre pays reste &endash; relativement à nos voisins &endash; sous-développé dans le domaine des sciences sociales. Sil lest un peu moins quau début des années 70, cest notamment grâce à Walo Hutmacher, inlassable avocat du développement dune recherche fondamentale aussi bien quappliquée. La création des programmes nationaux de recherche introduisait dailleurs une catégorie intermédiaire, que Walo Hutmacher a investi en proposant, en rédigeant, puis en présidant, le Programme national de recherche 33 (PNR 33) sur lefficience des systèmes de formation. Il a également contribué au développement de la recherche sur la formation professionnelle, parent pauvre, sil en est, des sciences de léducation en Suisse, en nouant un rôle moteur dans le Programme national de recherche 10 (PNR 10), Education et vie active, puis en créant avec quelques autres la Société suisse pour la recherche sur la formation professionnelle (SRFP).
Je ferai une autre exception pour la rénovation de lenseignement primaire genevois, que Walo Hutmacher a doublement contribué à amorcer :
Cette double influence témoigne, de façon emblématique, dune articulation forte entre la recherche critique et lexpertise constructive.
Architecte, bâtisseur, entrepreneur : ces métaphores simposent. Elles désignent lart et le désir de construire. Qui pourrait croire quils nont aucunement partie liée avec le goût du pouvoir ? Walo Hutmacher na été un interlocuteur commode ni pour ses collaborateurs, ni pour ceux qui, dans dautres institutions, sopposaient à ses projets ou ne lui accordaient pas assez vite des autorisations ou des crédits. A-t-il été, reste-t-il un " homme de pouvoir " ? Oui, si le pouvoir est un moyen de réaliser des projets, de mobiliser des gens, dobtenir les coopérations nécessaires. Non, si le goût du pouvoir est nourri du plaisir décraser lautre, de lhumilier, dannihiler sa liberté. Cela ne veut pas dire que nul na souffert : la passion de construire peut favoriser des formes de tyrannie On le pardonne aux grands chefs dorchestre, aux architectes un peu visionnaires, pourquoi pas aux sociologues qui construisent leur discipline en lancrant dans lhistoire et en la projetant dans lavenir ?
Le goût des politiques et des institutions sallie à un vif engagement en faveur du libre débat, du développement de la démocratie, de lautonomie des établissements et des praticiens. Walo Hutmacher est de ceux qui ont contribué, notamment en collaboration avec les leaders syndicaux genevois et romands, à la professionnalisation du métier denseignant et à lessor des projets détablissements. Pour ne pas tomber dans langélisme, disons tout de même que certains chercheurs ont considéré la " walocratie " comme une forme sophistiquée de monarchie constitutionnelle, lautonomie nétant concédée quà ceux qui sen montraient dignes, par une argumentation serrée et grâce à un travail incessant
La passion de vivre
Guy Jobert (1998) vient décrire, pour son habilitation, un très bel ouvrage qui sera bientôt publié. Il sintitule De la compétence à vivre. Cette formule pourrait, sil fallait nen retenir quune, caractériser assez bien Walo Hutmacher. Cette compétence suppose le projet de changer le monde, qui nest sans doute pas exempt dinquiétudes métaphysiques. Mais la compétence à vivre, cest plus que lengagement, cest lart et la manière, lénergie, lutopie, la persévérance, la capacité de survivre aux échecs, de repartir, tout en continuant à aimer les gens et à dialoguer avec eux. La compétence à vivre na que faire de lâge légal de la retraite. La preuve, cest que Walo Hutmacher na jamais été aussi occupé que depuis quil na, en principe, plus rien à prouver A-t-il davantage de temps pour faire du bateau ? Je nen suis pas sûr.
Quels sont les sources de cette énergie ? Des biographes plus sourcilleux, un peu historiens, un peu psy, les découvriront peut-être. Un des moteurs et lune des limites de litinéraire de Walo Hutmacher est sans doute sa mobilité sociale ascendante, racine de ses audaces conquérantes aussi bien que de ses angoisses dauteur, que lon peut deviner, mais que lintéressé est seul à même de dévoiler, entre psychanalyse, sociologie, histoire de vie et roman familial.
Sans le goût de vivre, lhumour et la sérénité de Ruth Hutmacher, Walo Hutmacher serait-il ce quil est ? Quon ne sy trompe pas, quon abandonne limage dune femme au foyer tout entière dévouée au repos du sociologue et à léducation de leurs deux filles. Rappelons alors que Ruth Hutmacher, longtemps secrétaire générale de lASTURAL, est lune des figures contemporaines de la Genève du travail social, ce qui explique sans doute les nombreuses incursions de Walo Hutmacher dans ce monde parallèle à léducation et les liens quil ne cesse de tisser entre formation, déviance, famille, marginalité, prise en charge, ordre social, politiques et institutions.
Ceux qui ont la passion de vivre épuisent ceux auxquels elle fait défaut. Walo Hutmacher est trop remuant pour navoir que des amis. Aurait-il fait tout ce quil a fait sans amitiés, alliances fortes et complicités durables, connues ou informelles ? Il serait juste de citer ici les noms de tous ceux qui ont souqué dans les mêmes galères, parfois sous ses ordres, parfois à ses côtés. Comme je ne les connais pas tous et que joublierais une partie de ceux que jai croisés, je me borne à les évoquer. Ils raconteraient sans doute un autre personnage, mettraient dautres facettes en lumière, auraient appris dautres choses à son contact. Mais tous conviendraient quils ont côtoyé quelquun de bien vivant, à la fois enraciné dans son siècle et la tête dans les nuages !
Références bibliographiques
Baudelot, C. et Establet, R. (1971) Lécole capitaliste en France, Paris, Maspéro.
Bourdieu, P. et Passeron, J.-C. (1970) La reproduction. Eléments pour une théorie du système denseignement, Paris, Ed. de Minuit.
Busino, G. (1982) Réflexions rhapsodiques et asymptotiques en marge des transformations/évolutions de la sociologie de léducation en Suisse romande de 1960 à 1982, Revue européenne des sciences sociales, n° 63, pp. 251-302.
Hutmacher, W. (1990) Lécole dans tous ses états. Des politiques de systèmes aux stratégies détablissement, Genève, Service de la recherche sociologique.
Hutmacher, W. (1993) Quand la réalité résiste à la lutte contre léchec scolaire, Genève, Service de la recherche sociologique, Cahier n° 36.
Hutmacher, W. et Perrenoud, Ph. (1974) De la recherche en éducation à la pratique scolaire, Études pédagogiques, pp. 38-54.
Jobert, G. (1998) La compétence à vivre. Contribution à une anthropologie de la reconnaissance au travail, Tours, Université François Ralelais, Mémoire pour lhabilitation à diriger des recherches.
Perrenoud, Ph. (1992) Aspects de la sociologie de léducation en Suisse romande, in Plaisance, É. (éd) Permanence et renouvellement en sociologie de léducation. Perspectives de recherche 1950-1990, Paris, LHarmattan et INRP, pp. 123-141.
Tanguy, L. (1995) Le sociologue et lexpert. Une analyse de cas, Sociologie du travail, n° 3, pp. 457-477.
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