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De lanalyse de
lexpérience
au travail par situations-problèmes
en formation des enseignants
Philippe Perrenoud
Faculté de psychologie et des sciences de
léducation
Université de Genève
1999
1. La démarche clinique et les limites de lanalyse des situations et des pratiquesII. Travailler à partir de situations-problèmes construites
En formation initiale des enseignants, est-il opportun, en complément des démarches cliniques centrées sur lanalyse de cas et de pratiques, de travailler par situations-problèmes ? Est-ce une façon de développer plus efficacement des compétences et des savoirs professionnels ?
Cette problématique peut sembler surréaliste en un temps où, dans maintes institutions de formation initiale des enseignants, il faut encore se battre pour faire une place à la démarche clinique. Je crois pourtant quil importe dès maintenant de chercher à discerner les limites que rencontreront les analyses de pratiques et les études de cas, pour éviter les désillusions et prévenir les régressions quelles pourraient entraîner. Sil nest pas défendable de former des praticiens réflexifs de façon prescriptive, il nest pas sûr quune " orgie danalyse " leur permette de construire toutes les compétences professionnelles requises. On peut sen remettre aux stages, mais ce serait assez léger.
Mon propos nest aucunement de plaider pour un retour aux formations à dominante prescriptive ou qui se bornent à faire coexister des cours théoriques et des stages pratiques à peine articulés. Il sadresse aux formateurs qui cherchent à prendre appui sur lexpérience des étudiants pour construire des connaissances et des compétences professionnelles. À lintérieur de ce paradigme, il y a place pour un débat sur les dispositifs et les démarches didactiques (voir aussi Maulini, 1998).
Le présent article renouvelle un dilemme assez classique : faut-il partir de cas réels ou faut-il travailler sur des cas construits ? Les premiers, observés ou vécus sur le terrain par les étudiants, rapportés dans des séminaires danalyse de pratiques ou dautres démarches comparables, ont à la fois les avantages et les inconvénients de la complexité. Les cas construits permettent de styliser les situations et de focaliser lapprentissage sur des aspects choisis, quon se situe en didactique dune discipline ou dans le registre transversal.
Dans certains courants, on part plus volontiers du réel dans sa complexité, analysé à travers divers types de traces : vidéo, présence dun observateur, récit oral et méthodes dexplicitation, notes de terrain, écriture clinique et protocoles sous diverses formes. Cette réflexion est alimentée, par exemple, par les travaux dAltet (1994, 1996), Carbonneau et Hétu (1996), Cifali (1996), Faingold (1993, 1996), Imbert (1992, 1994), Mottet (1997), Paquay et Wagner (1996), Perrenoud (1996 a et b), Vermersch (1994).
Il existe en parallèle, surtout dans les pays anglo-saxons ou au Québec, une tradition du case work, quon peut traduire par études de cas (Richert, 1990 ; Valli, 1992 ; Wasserman, 1993 ; Legendre, 1997). Le formateur sautorise alors à apporter des cas vécus par dautres personnes, voire à en construire à partir déléments de réalité, par combinaison ou épuration, aux fins de concentrer lattention sur certains traits plutôt que dautres.
Ces deux courants gagneraient certainement à être clairement distingués, puis confrontés, éventuellement combinés. En pratique, les deux démarches peuvent certainement coexister et senrichir réciproquement. Ici, cependant, je vais plutôt les considérer comme des variantes dune démarche clinique, qui ont en commun lanalyse de lexpérience. Je vais leur " opposer " - conceptuellement - un travail par situations-problèmes. Non pour quil sy substitue, mais pour envisager une complémentarité.
La coupure nest pas absolument nette : entre les moments de pure analyse et un travail orthodoxe par situations-problèmes, il existe des démarches qui marient ou alternent les deux logiques. Les études de cas construits sont peut-être une étape de transition entre lanalyse de pratiques et le travail par situations-problèmes. En première approximation, on pourrait dire que les analyses de pratiques et les études de cas sapparentent au travail sur des problèmes ouverts. (Arsac, Germain et Mante, 1988). Lanalyse dun cas appelle des questionnements, des interprétations, des hypothèses, des suggestions de solutions dont on peut attendre à la fois :
Tout cela nest pas négligeable. Javancerai cependant lidée que cela ne suffit pas, quil faut trouver des démarches non discursives et non prescriptives pour construire des savoirs et des compétences définis.
Cest ce quon peut attendre dun travail par situations-problèmes. Comme son nom lindique, une situation-problème confronte à un problème, une énigme, un défi, une impasse (Bassis, 1996). Mais il faut en outre quelle soit " organisée autour du franchissement dun obstacle " (Astolfi, 1993 ; Astolfi et al., 1997). Un tel obstacle nest pas réductible au simple fait quil faut réfléchir, sinformer et débattre pour résoudre un problème. Lobstacle auquel on se réfère est dordre épistémique, de lordre du manque de concepts et de connaissances théoriques ou procédurales, voire de compétences : dans une situation-problème, on ne peut réussir sans conceptualiser, sans comprendre, sans apprendre quelque chose de neuf.
Toute réflexion sur ces thèmes pose inévitablement la question de la connexion entre recherche et formation, puisque la pédagogie des situations-problèmes sancre dans la recherche en didactique (Martinand, 1986, 1994 ; Astolfi, 1992, 1996 ; Bassis, 1998 ; Arsac, Germain et Mante, 1988) et en pédagogie (Meirieu, 1990) plutôt que dans les pratiques actuelles des enseignants. On touche également à la question du transfert, à des formations professionnelles de haut niveau, de concepts didactiques développés dans le cadre scolaire et centrés sur la construction de savoirs mathématiques et scientifiques.
Il nest pas question de faire du travail par situations-problèmes lalpha et loméga de la formation des enseignants. Aucune formation professionnelle ne peut se limiter à une seule démarche ou un seul type de dispositif. Mon propos est plutôt de préciser en quoi il serait pertinent et fécond de travailler aussi par situations-problèmes et quelle place donner à cette démarche. Je réfléchis ici sur le métier denseignant, mais la problématique est sans doute partiellement transposable à dautres métiers de lhumain : médecine, soins infirmiers, psychologie clinique, travail social.
La question me paraît assez neuve pour mériter quon lélabore tranquillement avant de stabiliser une réponse. Cet article na dautre ambition que de commencer à la poser explicitement, en invitant dautres formateurs à y réfléchir et à en débattre. Dans le contexte des rapports entre recherche et formation, elle interpelle la recherche en éducation, dans le champ des didactiques, de lingénierie et des théories de la formation professionnelle de praticiens réflexifs.
Puisque lidée de travailler par situations-problèmes sancre dans la perception, encore diffuse, des limites que rencontrent lanalyse des pratiques et les études de cas dans la construction des savoirs professionnels, je vais, dans un premier temps, tenter de mieux repérer ces limites. Dans un second temps, jesquisserai quelques pistes quant au travail par situations-problèmes en formation professionnelle.
1. La démarche
clinique et les limites
de lanalyse des situations et des
pratiques
Les formations professionnelles doivent relever un défi ambitieux : dispenser des connaissances utilisables dans une pratique, donc développer des compétences, au-delà de la maîtrise livresque de savoirs, méthodes et techniques, qui permet de réussir des examens, non de faire face à des situations complexes. De telles formations sont nécessairement sensibles à la problématique de la mobilisation, de la coordination, du transfert, de lactivation pertinente des connaissances théoriques et méthodologiques dans des situations de travail. Elles sont, pour cette raison, conduites à placer les étudiants dans des situations proches des situations réelles de travail.
À cela sajoute lentraînement " purement pratique ", lexercice du jugement, du regard, de lintuition, du know-how, de la prise de risque, de la décision et des gestes professionnels en situation durgence et dincertitude (Perrenoud, 1996 a). Pour cela, il faut être confronté à des vrais problèmes, ou du moins à des problèmes " vraisemblables ", proches de ceux qui se présentent dans la réalité.
Les ingénieurs et les architectes sont formés depuis longtemps à travers des travaux de laboratoire ou des projets. Les futurs médecins suivent plusieurs années de formation clinique. Dans une business school, les étudiants travaillent sur des cas et des simulations. On peut discerner dans ces formations une tendance à avancer le moment de lentrée dans la complexité des situations de travail. Cest très clair dans les facultés de médecine qui adoptent une " formation par problèmes " dès le début des études et renoncent du même coup à deux ou trois ans denseignement purement théorique, les fameuses années " propédeutiques ".
En formation des enseignants, ce sont les stages et les démarches de micro-enseignement qui jouent le même rôle. Or, la maîtrise didactique de ce qui se joue dans les stages est assez faible et le micro-enseignement nest plus guère dactualité dans une démarche clinique.
1.1 Le statut du réel en formation professionnelle
Dans les métiers techniques, on peut sexercer grâce à des dispositifs de simulation, dans les conditions proches du travail réel, sans que lerreur porte à conséquence : les futurs pilotes apprennent à faire face à divers incidents critiques en simulateur, les futurs businessmen peuvent apprendre à gérer des crises boursières, conduire des OPA et prendre des décisions sans risques, en dialoguant avec un logiciel. On peut aussi, dans de nombreux métiers, créer les conditions dune pratique " en double commande ", comme dans les auto-écoles ou en formation de navigateurs : un professionnel aguerri se tient prêt à soutenir laction, voire à en reprendre le contrôle des opérations. Dans de nombreux métiers, sauf dans les cas durgence, les conditions de travail permettent délibération et conseil durant laction, dans certaines limites fixées par les contraintes de la production.
Dans les métiers de lhumain, à commencer par les soins corporels - de la coiffure à la médecine -, les choses sont plus délicates. Il arrive un moment où on ne progresse pas en continuant à coiffer des perruques ou à disséquer des cadavres. Il faut opérer sur des corps dêtres vivants, qui ne tiennent pas à servir de cobayes à des débutants maladroits. Du moins peut-on flanquer chaque apprenti dun mentor qui est consulté avant les décisions importantes et qui " prend la main " si les choses tournent mal.
Dans les métiers qui opèrent davantage sur lesprit que sur le corps, lapprentissage " en double commande " est encore plus difficile. Même dans un stage en responsabilité, le titulaire et le stagiaire ne peuvent, sans compromettre la dynamique de la classe, se concerter constamment et ouvertement, comme le chef de clinique et le médecin stagiaire le font sans embarras au chevet dun patient. À un certain moment, en classe, le stagiaire est seul, même en pratique accompagnée. Nul mentor ne peut le guider à chaque instant, en temps réel, parce que les élèves sont moins coopératifs que les malades et nattendent pas sagement, figés comme des statues de sel, pendant quon discute de leur sort
La démarche clinique est donc, en formation des enseignants, une démarche largement différée, qui ne parvient pas, comme la clinique médicale, à intégrer le temps de la formation au temps de laction, en introduisant une phase de concertation et dexplication durant la consultation elle-même ou immédiatement après. Autre différence de taille : en médecine, les stagiaires sont affectés à un service spécialisé, ce qui limite léventail des pathologies rencontrées. On peut aussi, dans la mesure où chaque patient est pris en charge individuellement, aiguiller les étudiants sur les cas les plus formateurs, jouer sur la variété et la redondance, insister sur la maîtrise rapide de problèmes de routine ou sur lanalyse approfondie de cas complexes.
En formation denseignants, on peut tenter de reconstituer des conditions analogues avec des stages ciblés ou du micro-enseignement. Ce dernier, après des heures glorieuses (Altet et Britten, 1983), semble en perte de vitesse, probablement parce que les institutions de formation nont plus de " classes dapplication " dans leurs murs, avec des enseignants constamment prêts à mettre leurs élèves à la disposition des étudiants et de leurs formateurs. Sans doute aussi parce que ces dispositifs sont historiquement associés à des visions plus prescriptives que réflexives de la formation. Peut-être devrait-on aujourdhui " revisiter " le micro-enseignement à la lumière des paradigmes contemporains. Il offrait au moins une réponse possible à la faible maîtrise quon exerce sur les situations dans lesquelles on plonge les étudiants durant les stages. Les usages de la vidéo vont désormais plutôt dans le sens dune analyse de pratiques appuyées sur des images qui permettent des observations fines des dimensions verbales et non verbales des interactions (Carbonneau et Hétu, 1996 ; Faingold, 1993 ; Mottet, 1997 ; Paquay et Wagner, 1996).
Quant aux stages, ils posent des problèmes difficiles dorganisation au long du cursus et on ne peut guère cibler que des âges, des disciplines, des filières, des types de publics ou détablissements. À lintérieur dune salle de classe, cest la vie qui crée les problèmes à gérer. La plupart des phénomènes sont présents et interfèrent constamment. Pour observer ou expérimenter un aspect didactique précis - par exemple la dévolution dun problème aux élèves - il faudrait cibler non une classe, mais un moment spécifique, en général imprévisible. On peut tourner lobstacle en demandant au formateur de terrain ou au stagiaire de créer les événements spécifiques sur lesquels on veut recueillir des observations et réfléchir. Même alors, il y des limites : on peut amorcer des séquences didactiques de façon volontariste, mais une fois lancées, elles suivent leur cours et ne produisent pas nécessairement les phénomènes attendus, par exemple un conflit sociocognitif, une erreur de raisonnement ou un détournement de la tâche. Quant aux événements " transversaux ", ils ne procèdent pas en général de décisions. Ils surgissent plutôt à limproviste, comme des problèmes dont lenseignant ferait volontiers léconomie, voire comme des crises ou des urgences qui lobligent à abandonner les projets en cours On ne peut ni susciter, ni prévoir un conflit interculturel, un moment dagitation du groupe-classe ou une indiscipline.
On pourrait évidemment éluder ce problème en considérant quil relève de la formation pratique, du dialogue entre létudiant stagiaire et son conseiller pédagogique. Sans renoncer à la démarche clinique, on la déléguerait entièrement aux stages et au dialogue entre le stagiaire et les formateurs de terrain qui laccueillent. Ce nest pas, en soi, une hypothèse absurde. Toutefois, pour que ce ne soit pas une façon élégante de se débarrasser du problème, il faudrait évidemment que les formateurs de terrain aient un statut, un pouvoir et une formation sans commune mesure avec la réalité actuelle. Ce modèle conduirait, en fait, à une formation des futurs professionnels par les enseignants en place, ce qui rendrait inutile, à la limite, lexistence même dune institution de formation. Dans certains États américains, la School of Education a été supplantée par une formation entièrement intégrée aux établissements scolaires. De tels mouvements tiennent à lévolution des rapports de force entre les institutions de formation et la profession, davantage quà une analyse fine de ce que chacune peut effectivement prendre en charge.
Si lon conserve lidée dun partenariat entre un centre de formation et le terrain, pour une formation en alternance (Perrenoud, 1996 d, 1998 b), il faut considérer que la démarche clinique est au cur de larticulation théorie-pratique. Elle ne peut être entièrement déléguée, soit au terrain, soit au centre. La question se pose donc de savoir comment les formateurs du centre peuvent travailler, avec leurs étudiants, sur une réalité quils nont ni vécue, ni observée en direct .
Tout en souscrivant pleinement aux démarches cliniques danalyse de pratiques et détudes de cas, je vais tenter de montrer quelles font émerger des besoins de formation et appellent des phases de construction de savoirs ou de compétences quelles ne sont pas en mesure de prendre entièrement en charge par elles-mêmes.
Je prendrai pour exemple et point dappui un dispositif en développement en formation initiale des professeurs décole, à Genève. Sans reprendre ici la description de lensemble du dispositif (on en trouvera une vue densemble dans Perrenoud 1996 d ; 1998 a), disons simplement quil sagit dune formation professionnelle de quatre ans qui aboutit à une maîtrise spécifique en sciences de léducation. Pour permettre une alternance soutenue, le plan détudes prévoit lenchaînement dunités de formation dites compactes, dune durée de trois à quatorze semaines, chacune ayant sa thématique et ses objectifs propres, chacune travaillant avec son propre réseau de formateurs de terrain. Durant une unité compacte, les étudiants passant en alternance des semaines à luniversité (12-16 heures de travail dans divers dispositifs) et dautres en classe et en établissement scolaire (même horaire que les formateurs de terrain et les élèves). Parallèlement, dans une autre partie de la grille horaire, courent sur lannée ou un semestre des unités de formation filées, qui prennent diverses formes : cours, séminaires de recherche, séminaires de préparation au mémoire de fin détudes, séminaires cliniques déthique, de développement personnel ou danalyse de pratiques.
Mon exemple est pris dans un séminaire filé danalyse de pratiques, cest-à-dire au pôle extrême où lanalyse na pas dautres finalités que dentraîner à lanalyse et dintégrer des acquis. On verra que même alors se pose la question de lopportunité de construire des savoirs théoriques nouveaux.
1.2 Le savoir en
construction
dans un séminaire danalyse de
pratiques
Ce séminaire est une unité filée dite dintégration. Il a lieu une fois par semaine, durant une heure et demie, en fin de journée, après les heures décole, si bien que les étudiants peuvent y venir quils soient ou non sur le terrain durant la journée. Le propos nest pas damener des contenus didactiques, transversaux ou technologiques nouveaux, à partir dun curriculum défini. Le but est plutôt de favoriser la mobilisation et la mise en relation des savoirs acquis, autour détudes de cas. Le second objectif est de favoriser un entraînement à lanalyse de situations éducatives et de pratiques, donc de développer la posture réflexive et le savoir-analyser (Altet, 1994, 1996). Lévaluation ne porte que sur la démarche et le savoir-analyser.
Le dispositif du GEASE (Groupe dEntraînement à lAnalyse de Situations Éducatives) a été adopté. Cest un dispositif développé à luniversité de Montpellier III en préprofessionnalisation (Fumat, 1996 ; Vincens, 1996). Il a le mérite de la simplicité, car il été conçu de sorte à pouvoir confier lanimation à des moniteurs nayant pas une immense expérience de lanalyse de pratiques. Comme son nom lindique, le dispositif concerne un groupe qui se centre sur des situations éducatives plutôt que sur la pratique dun acteur, avec le souci de mobiliser des cadres conceptuels multiréférentiels, à plusieurs niveaux systémiques.
Le dispositif de base distingue cinq phases principales :
Le tout peut prendre une heure et demie. Si cela va beaucoup plus vite, on peut explorer deux situations en une séance. Durant les premières semaines, ce sont les étudiants qui - volontairement - exposent une situation éducative quils ont vécue en personne. Une fois la méthode un peu exercée, on invite des praticiens expérimentés à se livrer au même exercice, interrogés par les étudiants.
Dans la mesure où un tel séminaire na aucun curriculum à " faire passer " (sinon lanalyse elle-même), les situations éducatives retenues peuvent être très diverses, par leur cadre - scolaire ou non - et surtout par les enjeux et les processus à luvre. Le but principal nest pas daccompagner ce qui arrive en parallèle dans les classes. Toutefois, ce nest pas interdit. Certains étudiants exposent donc des situations très récentes.
Comme aucune des situations exposées nest connue à lavance - ni des participants, ni de lanimateur - cest à chaque fois une découverte. Il est donc impossible danticiper et de préparer des fragments de théorie ou des indications bibliographiques pertinentes. De plus, la règle est passer à une nouvelle situation dune semaine à la suivante. Il y a donc perpétuel zapping, chaque semaine amène une problématique nouvelle, sans le moindre souci de progression, de cohérence, daccumulation. Il nest pas interdit de faire référence aux situations analysées auparavant, mais ce nest pas le sens principal de lexercice.
Le séminaire ne vise pas la généralisation : ceux qui exposent une situation sont invités à ne pas choisir des cas exemplaires ou emblématiques dune problématique définie. On insiste au contraire sur limportance de rapporter une situation singulière, qui nest pas retenue pour illustrer un phénomène général, mais parce que sa complexité défie lanalyse ou parce quelle a laissé un arrière-goût dinachevé, de non maîtrise, détonnement, de déception, de culpabilité. En fait, ces critères ne sont pas formulés. On sapplique même à ne pas définir explicitement les situations acceptables, sinon dans leur cadrage : situations singulières, assez récentes pour que des détails soient encore disponibles en mémoire, dans lesquelles le narrateur a été personnellement impliqué, au moins comme observateur. Dun groupe à lautre, au fil des semaines, les narrateurs potentiels se font une idée de ce quest une situation " intéressante ", sans que cela soit jamais codifié. Ils mesurent, au gré de lexpérience, quune situation suscite une analyse plus riche si :
La notion de " situation éducative " est lobjet théorique le plus constant, dans une telle démarche. La complexité est souvent sous-entendue. Elle est un des mots clés du programme de formation des enseignants et elle est en outre induite par la tâche : quel serait lintérêt dune situation ne présentant aucune opacité, aucun mystère, ne suggérant quune lecture possible ?
La notion même de situation nest simple quaussi longtemps quon ne tente pas de la définir. Dès quon conceptualise, on se heurte :
On peut donc passer des heures à clarifier le concept même de situation éducative.
Un second objet constant émerge : lanalyse elle-même, dans le cadre du groupe, mais aussi en amont, dans la mesure où toute situation complexe rapportée a déjà été pensée, dabord sur le vif, pour la gérer, ensuite dans laprès-coup, en général avant quon songe à la raconter, enfin, en vue de sa narration dans un groupe danalyse des pratiques. Les narrateurs sont fermement invités à ne pas livrer leur interprétation des faits en même temps que leur récit, mais on ne peut évidemment les empêcher den suggérer une, à travers leur façon de décrire la scène et leurs propres actions et réactions. Lanalyse de pratiques confirme toutes les thèses constructivistes : les faits sont constitués par le regard de lobservateur, dans une visée pragmatique définie. La visée théorique ou herméneutique nest pas moins pragmatique que les autres, si lon entend par là quelle doit permettre un fonctionnement à la fois intellectuel et social.
Une démarche danalyse devient assez spontanément son propre objet dès quelle est réflexive et suscite une forme de métacognition, voire de métacommunication. On pourrait donc en rester là. Ou se borner à exploiter lanalyse des situations comme illustration dune théorie de la pratique pédagogique et des interactions didactiques en contexte. Le contenu spécifique des situations ne serait alors que prétexte à exercer la posture réflexive et lanalyse ou à se convaincre de la complexité, de la fragilité et du caractère systémique de laction professionnelle.
Un tel détachement ne va nullement de soi pour les étudiants, qui ne sont pas prêts à passer immédiatement " de lautre côté du miroir ". Ils ont envie de comprendre pourquoi telle situation sest présentée et a évolué. Ils veulent surtout avoir une réponse à la question de savoir " ce quil aurait fallu faire pour maîtriser les événements et les processus en jeu ". Indépendamment de cette demande, parfois insistante, lanimateur est lui aussi ambivalent. Dabord parce quil sagit dun séminaire dintégration, légitimement fondé à jeter des ponts entre approches transversales, didactiques et technologiques de laction pédagogique. Ensuite parce que, même si ce nétait pas le propos, lanimateur estime légitime, à certains moments, dapporter des fragments dun savoir général à propos dun cas singulier.
Prenons quelques exemples, sous forme dun tableau. Dans la colonne de gauche, la situation est rapportée, de manière volontairement stylisée. Dans la colonne de droite, on trouve, lapidairement indiqués, une ou deux problématiques qui mériteraient dêtre théorisées plus largement, parce quelles se retrouvent, sous dautres apparences, dans de nombreuses autres situations.
Chacune des situations rapportées était plus riche que ce qui en est retenu et aurait pu ouvrir sur dautres interprétations. Jai volontairement choisi de mettre en évidence des processus transversaux ou didactiques assez classiques. Une situation est singulière par la configuration des paramètres et des processus en jeu, mais on y trouve toujours des composantes banales. Ce qui ne veut pas dire quelles nont pas dimportance : elles sont au contraire au cur de la construction de compétences professionnelles. Alors que les situations rapportées ne se reproduiront jamais à lidentique, les mécanismes à luvre se manifestent très souvent.
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A. Dans une crèche, les puéricultrices ont fait des photos des enfants et ont proposé aux parents de commander des copies. On a chargé une stagiaire de prendre les inscriptions, de faire exécuter les copies et de les remettre aux parents. Or, bien au-delà des délais impartis, une mère se présente et insiste pour obtenir des photos, alors que tout le travail de copie a déjà été fait. La stagiaire refuse. La mère se fâche, la conversation senvenime. La mère finit par sadresser à la directrice de la crèche, qui lui donne raison, tout en sen excusant auprès de la stagiaire davoir à annuler sa décision. |
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B. Dans une école de quartier populaire, un enseignant invite ses élèves de 12 ans à faire un " dessin libre ". Toutes les filles dessinent un dauphin (en sinspirant dune série télévisée), tous les garçons reproduisent une carte à jouer, figurant dans un jeu qui fait fureur à ce moment dans le préaux décoles. Lenseignant réagit très vivement à ces conduites peu créatives. Leur conformisme le choque, il ne le comprend pas ou le refuse. |
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C. Un enseignant expérimenté, mais habitué aux jeunes élèves, tient la classe dun collègue deux après-midi par semaine. Les élèves ont 11-13 ans. Il se trouve alors démuni, son autorité ne fonctionne plus. Il rapporte en particulier un affrontement avec un élève qui soutient son regard, ne sincline pas et ne souscrit pas à la règle du respect de la parole dautrui, alors que cest une valeur forte dans cette équipe pédagogique, tout au long du cursus. |
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D. Une enseignante primaire met en place, durant une partie dune matinée, trois activités parallèles, une de lecture, une de science, une de mathématique. Ces deux dernières tournent court : dans lun des groupes, linstrument de mesure se casse, des figurines à classer se dispersent dans un autre groupe. Lenseignante, ne parvenant pas à rétablir les conditions prévues, revient à une activité collective. |
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Lanalyse de pratiques touche ici à ses limites. Elle ne se prête pas, en effet, à une exploration méthodique des processus en jeu. Ils ne sont quentrevus, repérés, au mieux explicités et dégagés du contexte, mais le séminaire nest pas le lieu dune théorisation plus poussée, encore moins dun réinvestissement dans des situations similaires. Le contrat didactique qui régit un séminaire danalyse de pratiques favorise en effet la dynamique de léchange, la diversité des situations (avec sa part de zapping), la rupture avec une logique denseignement. Approfondir un mécanisme exigerait, en quelque sorte, un " arrêt sur image ", qui casserait le dispositif et redonnerait au discours magistral un poids qui nest pas de mise dans un tel séminaire. Les étudiants, individuellement et collectivement, ont des moyens non négligeables dinterprétation des situations. Ils peuvent mobiliser des connaissances en sciences humaines, un sens commun affûté par divers stages et un début de culture professionnelle. Ils ne peuvent développer par eux-mêmes, sur le vif, le temps dune analyse de cas, des savoirs dont ils ignorent parfois presque tout, parce quils relèvent de composantes des didactiques des disciplines, de la psychologie ou de la sociologie quils nont pas (encore) travaillées.
Si le formateur qui anime un séminaire danalyse de pratiques sautorisait à amener des apports théoriques substantiels à propos de situations singulières, il devrait en outre faire preuve de qualités assez rares :
À supposer que cela corresponde à lidentité, au projet et aux compétences des formateurs, serait-ce une bonne idée daller systématiquement dans ce sens ? Jen doute. Non seulement parce que cela constituerait une forme de perversion de lanalyse de situations et de pratiques, mais aussi parce que rien ne garantirait des effets de formation à partir dun " commentaire théorique improvisé ".
Certes, en modifiant le dispositif, en se donnant davantage de temps, en sautorisant à revenir une semaine plus tard sur la situation, à partir de lectures ou de mises en forme écrite, on pourrait impliquer activement les étudiants dans la théorisation, ne pas en donner le monopole au formateur. Mais est-ce à travers une discours interprétatif, à partir dune situation non choisie et non anticipée, quon construit le plus sûrement des concepts et des connaissances ?
En partant du réel, on travaille sur des situations qui nont pas été construites à des fins précises, qui sont nombreuses, riches, diverses, engluées dans un contexte qui les surdétermine, rapportées par des étudiants dont les regards sont divers et qui sont souvent plus préoccupés de savoir que faire que danalyser. De plus, en formation initiale, certaines situations évoquées ne suscitent guère lintérêt des autres étudiants, parce quelle néveillent aucun écho dans leur propre expérience, trop courte. Alors quen formation continue, tout le monde imagine que les incidents rapportés auraient pu lui arriver et évoque facilement des cas semblables, en formation initiale, il arrive quune situation réelle soit aussi abstraite quun exercice scolaire.
Pour connecter à la situation tous les savoirs pertinents accumulés par les sciences sociales et humaines, il faudrait ici aussi du temps et des compétences dimprovisation hors du commun. Même si cela nentrait pas en contradiction avec le dispositif prévu, la division du travail, les autres démarches à poursuivre en parallèle, on peut douter de lefficacité dun discours théorique qui amènerait les étudiants à perdre de vue la situation de départ. Rien ne garantirait alors que cet ancrage initial dans une situation assure davantage defficacité et de transfert de connaissances quun enseignement théorique ouvertement décontextualisé.
Mieux vaudrait se demander comment articuler les moments et les lieux où lon pointe des problèmes et les moments et les lieux où lon sapproprie les savoirs correspondants.
1.3Vers une alliance
Lidentification des limites de la démarche clinique namène pas à lui tourner le dos. Elle reste irremplaçable pour enraciner le savoir dans lexpérience et la pratique, dans un réel non seulement théorisé, mais éprouvé. En formation, on ne saurait se priver de la diversité, du désordre, de la complexité de laltérité, qui sont autant de chocs salutaires.
Je minterroge plutôt sur lopportunité de compléter la démarche clinique par des approches moins ancrées dans lexpérience vécue, mais en contrepartie plus ciblées sur des objectifs dapprentissage. Avec Mireille Snoeckx, je pense que sil y des objets, des mécanismes, des phénomènes incontournables, ils finiront tôt ou tard par surgir si lon prend le temps dobserver de nombreuses situations et danalyser sans cesse pratiques et problèmes professionnels. À cet optimisme, que je partage, on peut cependant apporter deux nuances :
Le plus sûr, dans ce cas, serait détablir un programme serré, avec des passages obligés et denseigner ouvertement des savoirs et des façons de faire que le formateur estime incontournables. Lennui, cest quil romprait alors avec la démarche constructiviste, pour revenir à une formation théorique ou méthodologique clairement prescriptive.
Sans exclure totalement cette éventualité, jaimerais explorer ici une voie plus incertaine, mais plus cohérente : passer de lanalyse des situations de classe et des pratiques à un travail par situations-problèmes. Allier les deux approches plutôt que les jouer lune contre lautre. Tirer de chacune ce quelle peut apporter de mieux. Bref, savoir ce quon fait, en conjuguant la démarche constructiviste - qui nest pas une fin en soi - et un souci defficacité et de pertinence de la formation professionnelle.
Cette alliance est peut-être, à terme, la seule façon de ne pas revenir à des formations prescriptives, au gré du classique " retour de balancier ", qui menace tous les paradigmes
II. Travailler à partir de situations-problèmes construites
Peut-on construire des situations pour pousser les étudiants à affronter des obstacles spécifiques et à construire des compétences et des savoirs professionnels définis ?
On peut évidemment sinspirer du travail par situations-problèmes chaque fois que lon veut faire construire des savoirs de façon organisée, au gré dun curriculum planifié, dun " texte du savoir " à parcourir avec les étudiants. Cela convient à un enseignement théorique, mais aussi méthodologique, dans la mesure où lappropriation de savoirs procéduraux rencontre aussi des obstacles conceptuels et exige une compréhension des processus en jeu. Dans tous les cas, on sattaque à des mécanismes opaques, qui résistent à une intelligibilité immédiate. Lengagement des apprenants dans une situation-problème peut aider à les élucider.
Une formation théorique en sciences humaines et sociales pourrait - si elle sen donnait les moyens, parmi lesquels une pédagogie plus différenciée - repérer des obstacles cognitifs à travailler par situations-problèmes, par exemple :
La compréhension de ces concepts et théories exige un certain niveau dabstraction, même si le sens commun est dune plus grande aide quen sciences physiques. Lappropriation active de tels " savoirs savants " relevant des sciences humaines et sociales pourrait sinspirer de ce qui se fait au niveau de la scolarité de base, les enseignants proposant des situations-problèmes susceptibles damener les étudiants à heurter et à surmonter les obstacles cognitifs que rencontre lappropriation de ces concepts et théories. Lautonomie des apprenants faciliterait considérablement lorganisation concrète du travail. Lobstacle tient surtout aux traditions pédagogiques magistrales, aux taux dencadrement (cours à grand nombre) et aux emplois du temps universitaires, qui ne donnent pas en général la possibilité de construire des savoirs de façon active, sauf peut-être dans le cadre de séminaires ou de travaux pratiques qui prennent hélas, eux aussi, des formes convenues.
Une telle démarche serait pertinente en formation purement théorique, dans nimporte quel domaine, hors de toute visée professionnelle, mais elle se justifierait plus encore lorsque lappropriation active et durable des concepts et des savoirs théoriques participe de la construction de compétences à agir efficacement en situation de travail. On peut tout à fait légitimement travailler par situations-problèmes dans le cadre dun programme notionnel construit.
Sans ignorer cette piste, je me situe ici dans la continuité de la démarche clinique, autrement dit dans un cadre où les savoirs et les compétences se construisent à partir de cas, et non du déroulement planifié dun texte du savoir déjà écrit. Si ces cas ne sont pas aussi imprévisibles quen analyse de pratiques, sils sont aménagés, voire amenés par le formateur, il y a certes une forme de planification, mais pas à la manière dun cours, plutôt en se centrant sur des mécanismes à travailler de façon spécifique.
On entre alors dans une logique de transfert de connaissances et de formation de compétences plus que de transmission pure et simple de savoirs théoriques ou méthodologiques décontextualisés. Ce qui suppose, implicitement, une prise de distance à légard dun modèle de formation dans lequel tous les savoirs seraient acquis en amont, de façon méthodique, leur mobilisation et leur transfert étant travaillés en aval, en situation complexe. Sans tourner le dos à des enseignements théoriques décontextualisés, il paraît en effet plus prometteur de construire une partie des savoirs nécessaires à partir des situations. En médecine, la " formation par problèmes " a suivi ce chemin.
2.1 Savoirs, transfert, formation de compétences
Une compétence est une capacité de mobiliser diverses ressources cognitives pour agir efficacement en situation complexe (Le Boterf, 1994, 1994 ; Perrenoud, 1996 a, 1997 b). Cette mobilisation nest pas " magique ". Les opérations de transfert, de transposition analogique, dextrapolation, dadaptation, dapproximation doivent également se construire, même et surtout si lon ne parvient pas à les codifier comme des procédures, si elles restent sous-tendues par des schèmes dont le sujet na que faiblement conscience. Cette construction se heurte, elle aussi, à des obstacles épistémiques.
Les compétences mobilisent des savoirs dont lassimilation rencontre des obstacles, tant au niveau de leur appréhension que de leur mise en uvre. On sait quun étudiant en médecine qui aurait compris et retenu toutes les théories ne ferait pas pour autant un bon clinicien. Il y a des obstacles cognitifs à la compréhension des savoirs et dautres à sa mobilisation. Sil faut, comme le proposent Develay (1998), Frenay (1996), Mendelsohn (1996), Raynal et Rieunier (1998), Rey (1996), Tardif (1996), Tardif et Meirieu (1996), travailler et apprendre le transfert de connaissances, cest bien parce quil se heurte à des obstacles cognitifs, qui tiennent notamment à lidentification de la structure des problèmes et des analogies entre situations et aux opérations de décontextualisation et recontextualisation des savoirs acquis.
Le défaut de mobilisation met aussi en évidence, assez souvent, des manques, des incohérences ou une maîtrise approximative des ressources mobilisées, notamment les savoirs constitués, quils soient issus de la recherche, de la culture professionnelle ou de lexpérience personnelle. Dans une démarche clinique, on travaillera donc simultanément lappropriation des savoirs et leur mise en uvre dans laction. Le travail par situations-problèmes appartient alors au registre de la formation de compétences aussi bien que de lassimilation active de savoirs théoriques ou professionnels. La construction de compétences nest pas alors un simple exercice dintégration, elle développe également la maîtrise des savoirs à mobiliser.
2.2 Les limites de lanalyse des situations vécues
Lorsque létudiant-stagiaire agit, dans une classe, le formateur qui lobserve (formateur de terrain ou autre visiteur) peut identifier, au moins intuitivement, ce qui fait obstacle à la réussite de laction et le transformer en objectif de formation, dans une relation duale, parfois avec la possibilité de faire un nouvel essai. La vidéo rend possible un retour sur laction (Carbonneau et Hétu, 1996 : Faingold, 1993, 1996 ; Mottet, 1997 ; Paquay et Wagner, 1996), comme lécriture (Cifali, 1996, Imbert, 1992, 1994). On peut alors identifier des obstacles à laction, les verbaliser, les analyser, les anticiper pour une prochaine fois. On peut, dans le meilleur des cas, repérer des obstacles à la compréhension et les travailler.
On ne construit pas encore, de ce fait, une situation-problème. Pour le faire, il faut mettre les étudiants au travail face à une énigme, une impasse, un défi à leur mesure dans des conditions en quelque sorte " protégées " de la complexité, des urgences et des enjeux de laction réelle. Peut-on, hors du contexte de la classe, créer des situations-problèmes qui sen inspirent, mais permettant didentifier et de travailler des objectifs-obstacles spécifiques ?
Il ne sagirait plus, alors, de parler de situations qui se sont produites ou pourraient se produire en classe, mais de faire vivre une situation qui confronte les étudiants à des obstacles cognitifs dans la construction de savoirs. Est-ce possible ?
On peut entrevoir deux types de situations :
2.3 Situations de simulation et jeux de rôles
En formation, il est parfaitement possible de simuler le fonctionnement dune équipe pédagogique, dun entretien avec des parents ou un supérieur hiérarchique, dun conseil de classe ou dune " leçon interactive ". Une partie des étudiants sont alors des comparses, des complices du formateur, qui les invite à jouer le rôle des partenaires de lenseignant (parents. élèves, inspecteur ou collègues). Comme dans une expérience de psychologie sociale bien conduite, les complices sont guidés pour faire surgir à coup sûr les problèmes sur lesquels on souhaite travailler. On sort donc du jeu de rôles classique, où chacun improvise, pour aller vers une forme de mise en scène. Notons en passant que ce travail de préparation pourrait, en lui-même, être extrêmement formateur. On pourrait imaginer des dispositifs où lon répartirait les étudiants en deux groupes, lun réunissant ceux qui vont jouer le rôle de lenseignant, lautre réunissant - avec un formateur - ceux qui vont jouer le rôle de ses partenaires. Ces derniers, pour jouer leur rôle, devraient partager une représentation de lobstacle sur lequel on veut travailler. Ainsi, on pourrait préparer les étudiants jouant le rôle des élèves à :
Si lon simule une rencontre avec un couple de parents délèves, ces derniers pourraient :
Ce ne sont que des exemples, amenés sans véritable analyse des compétences en jeu, ni repérage fin des obstacles. En sarrêtant sur chacune, on verrait que toutes ces situations exigent certaines compétences générales (dobservation, danalyse, de communication), mais quelles offrent aussi des singularités, qui présentent autant dobstacles spécifiques, aussi bien dans lassimilation de savoirs (sociologiques, psychologiques) que dans leur mobilisation à bon escient, en situation. Ainsi, gérer langoisse de lautre ne mobilise ni les mêmes savoirs, ni les mêmes émotions que gérer son manque de confiance ou ses tentatives de séduction.
On pourrait reconstituer de la sorte, in vitro, sans enjeux véritables, une partie de ce qui se passe in vivo, dans une école, avec de vrais partenaires. Le groupe pourrait alors observer celui qui joue le rôle de lenseignant aux prises avec des problèmes assez proches de ceux quil rencontrera dans une pratique professionnelle.
On voit que de telles démarches posent des problèmes complexes de temps, dorganisation, de dynamique de groupe, de gestion des différences, déthique. Les dispositifs de formation à mettre en place ne sont pas simples. Avant de tenter lexpérience, un travail approfondi danalyse et dexploration simposerait, à partir dun certain nombre dexemples et dessais, pour vérifier quon peut :
Il reste à savoir, ici comme dans le cas des simulations réalistes, si on peut mobiliser un groupe sur un obstacle rencontré par une personne dans la construction de ses savoirs et compétences. Il faut quelle accepte de le " collectiviser ". Cest ainsi quAstolfi et al. (1997) proposent que le travail de la situation-problème fonctionne " sur le mode du débat scientifique à lintérieur de la classe, stimulant les conflits socio-cognitifs potentiels ". Chacun comprend ce que cela veut dire dans le champ des savoirs savants. Dans celui des savoirs professionnels, la pratique sociale de référence nest pas le débat scientifique, entendu comme celui de chercheurs qui discutent dune hypothèse. Cest plutôt le débat quengagent des experts (ingénieurs, thérapeutes, gestionnaires, informaticiens, etc.) qui cherchent ensemble à résoudre un problème, sans disposer de toutes les informations, de toutes les certitudes théoriques, de toutes les procédures qui garantiraient un résultat optimal. Ils doivent donc prendre des risques. Chacun y va de son analyse de la situation et de sa stratégie. Comme dans le débat scientifique, chacun argumente, mais cest autour dune décision à prendre, qui nest pas entièrement dictée par la raison et létat des savoirs.
Le paradigme dont on peut sinspirer pour construire des savoirs professionnels sur le mode des situations-problèmes est plutôt celui du débat entre praticiens réflexifs (Schön, 1994, 1996) qui confrontent leurs lectures dune situation et les perspectives daction quils entrevoient. De ce point de vue, il y a continuité avec lanalyse de situations éducatives complexes ou de problèmes professionnels.
Linteraction au sein dun groupe nest pas une fin en soi. On dispose par exemple de logiciels de simulation qui développent, chez de futurs décideurs, la résistance au stress, la maîtrise des émotions ou le tri parmi des informations fragmentaires, changeantes et contradictoires. Pourquoi ne pas réfléchir à des outils analogues dans le champ des situations denseignement ? Il nest pas impossible que les outils informatiques, notamment dans le domaine de la " réalité virtuelle ", se développent plus vite que la capacité des formateurs denseignants à les utiliser
2.4 Structures dinteraction plus générales
Une pratique professionnelle confronte à des dilemmes, des situations dincertitude, des ambivalences, des résistances qui prennent des allures très concrètes, mais quun travail de conceptualisation pourrait réduire à des structures assez universelles de laction et des interactions.
Les problèmes de justice, de planification, dimprovisation, de décision, de coopération, dexercice du pouvoir, de conflit, de négociation, de ségrégation, de conflits culturels sont en effet étrangement semblables, si on les dépouille de leurs enjeux spécifiques, pour sintéresser aux contradictions du réel et des personnes et à la façon dont un acteur compétent les gère.
On peut imaginer, par exemple, de travailler sur la décentration comme alliance dune connaissance anthropologique et psychologique des différences de cultures et de visions du réel et dune capacité pratique dimaginer le point de vue de lautre, de voir la réalité par ses yeux, en fonction de ses valeurs et de ses projets, pour mieux la comprendre, mieux en tenir compte, parfois mieux laccepter.
Autre exemple : on peut travailler sur les pressions au conformisme, sur le rapport à lautorité et aux normes, en adaptant les expériences de psychologie sociale qui mettent à nu les fonctionnements spontanés des êtres humains.
On ne recherche pas, dans ce cas, un réalisme par rapport à la classe, mais par rapport à des situations daction et dinteraction plus générales. Ce qui nécessite un débat préalable sur les mécanismes psychosociaux qui fonctionnent dans la classe et la relation pédagogique sans en être spécifiques, simplement parce que cest un théâtre comme un autre, offert aux actions, aux relations et aux émotions humaines.
Dans le champ des didactiques des disciplines, il paraît également possible et fécond dimpliquer les étudiants dans des situations denseignement-apprentissage qui obligent à travailler sur la dévolution, le contrat, la transposition ou dautres mécanismes fondamentaux.
2.5 Clarifier les objectifs de formation
On ne peut travailler par situations-problèmes sans consentir un important investissement théorique préalable pour identifier les nuds de la pratique, les obstacles récurrents dans la construction des compétences et des savoirs professionnels visés.
Il est nécessaire détablir un référentiel de compétences pour une formation professionnelle. Aussi bien fait soit-il, il ne dicte pas à chaque unité de formation sa contribution spécifique. Cette dernière est souvent définie de façon thématique, voire disciplinaire, en fonction de lidentité et des appartenances des formateurs.
On se heurte ici à un problème de fond dans la construction dun plan de formation : toutes les compétences visées ne peuvent être travaillées de la même façon et avec la même force dans chaque composante du programme, mais on ne peut les " répartir " clairement entre les unités de formation. Dès lors, la division du travail et lidentification de chaque unité se font plutôt sur la base des savoirs de référence, avec le risque, sur lequel insiste Tardif (1996) dune centration sur les ressources à mobiliser, notamment des savoirs et des méthodes, plutôt que sur leur intégration, leur mise en synergie, leur mobilisation en situation.
Travailler par situations-problèmes devrait inciter les formateurs à identifier ce que jappelle les " nuds de la pratique ", ce quon peut aussi nommer " objectifs-noyaux ". Cela suppose une clôture thématique, quelle soit autour dune discipline denseignement (en didactique) ou de processus extérieurs aux disciplines ou présents dans toutes (pour les approches plus transversales de la pratique enseignante). Cette clôture aurait plusieurs fonctions :
En formation initiale des enseignants, le travail par situations-problèmes nexige pas, dans mon esprit, louverture de nouvelles unités de formation, qui lui seraient exclusivement dédiées. Il sagit plutôt dune diversification interne des unités existantes. Lidentification pointue des nuds ou des noyaux ne guiderait pas seulement le travail par situations-problèmes, qui lexige, mais pourrait aider à mieux cadrer les analyses de pratiques et études de cas, affaiblissant du même coup le contraste entre les diverses démarches de formation.
III. Larticulation entre recherche et formation
Dans le champ de la construction de savoirs professionnels, lidée de travailler par situations-problèmes paraît à la fois prometteuse et difficile à mettre en uvre. Elle est prometteuse parce quelle vise le développement des savoirs dans des situations ouvertes et complexes, qui se rapprochent des situations de travail. Mais elle est difficile à mettre en uvre, parce quelle suppose une analyse pointue des savoirs et des compétences à développer et une grande " inventivité didactique dans le travail par situations-problèmes.
Si ce travail incertain mérite dêtre entrepris, cest en raison de la difficulté de conjuguer le réalisme dune situation, la possibilité den débattre de façon contradictoire, durant laction ou juste après et la construction de savoirs et de compétences au-delà de lanalyse. Comment former par une pratique réflexive sans lui faire perdre son ancrage dans laction ? Comment analyser des situations sans sy enfermer, en prenant appui sur elles pour construire des savoirs et des compétences ? Telles sont les limites de la démarche clinique quon peut pressentir. À terme, on peut donc envisager, en formation des enseignants, dallier lanalyse de lexpérience et le travail par situations-problèmes. Il ny a entre ces démarches aucune contradiction, ni aucune hiérarchie, seulement des différences dans les dispositifs et les effets de formation.
Sur ce problème, la recherche, quelle touche à la didactique des disciplines, aux approches plus transversales ou à léducation des adultes, ne dispose daucune réponse consolidée, quil suffirait de faire connaître aux formateurs. En revanche, le problème posé ici pourrait stimuler des recherches en didactique des formations professionnelles, à la faveur de partenariats entre chercheurs et formateurs.
Le propre dune démarche clinique aussi bien que dun travail par situations-problèmes est dencourager à la métacommunication et à la métacognition. En effet, ces démarches ne peuvent fonctionner que si leurs finalités et leurs modalités sont comprises des étudiants, à la fois pour quils y adhèrent, en saisissent lesprit, jouent leur rôle, perçoivent les enjeux éthiques et en tirent le meilleur parti pour leur formation.
On peut faire de cette nécessité vertu puisque de telles démarches obligent à expliciter, mettre en discussion, justifier, négocier ce que lon fait, pourquoi ne pas aller dans le sens dune recherche-action, impliquant les étudiants dans lanalyse des dispositifs et interactions didactiques, des processus dapprentissage, des rapports au savoir et des identités en jeu ? Ce serait une source de régulation immédiate, mais aussi une contribution à la recherche, par lapport de données, de questions et dhypothèses.
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