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In Éducateur, n° 9,
3 septembre 1999, pp. 28-33.

 

 

 

 

 

Gérer en équipe un cycle d’apprentissage
pluriannuel : une folie nécessaire !

Philippe Perrenoud

Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation
Université de Genève
1999

Sommaire

La responsabilité collective, une condition d’efficacité

Des dispositifs plus souples et diversifiés

Plusieurs regards sur les élèves

Des idées plus pointues

Une vision commune des objectifs et du suivi des élèves

Une responsabilité collective à construire

Références


 

L'idée de cycle d'apprentissage pluriannuel n'est pas incompatible avec une prise en charge des élèves par un seul enseignant. J’essaierai toutefois de montrer que confier un plus large ensemble d’élèves à une équipe pédagogique est une meilleure façon de s’approcher du but ultime : faire en sorte que davantage d’élèves atteignent les objectifs de formation.

La cohérence et la continuité de la prise en charge des élèves, durant plusieurs années, sont des facteurs favorables aux apprentissages scolaires. Cette idée est à la base d’une organisation en cycles aussi bien qu’une des raisons de travailler en équipe pédagogique. On pourrait donc, paradoxalement, soutenir que la création de cycles pluriannuels est une alternative au travail en équipe, du simple fait qu’un véritable cycle assure continuité et cohérence durant plusieurs années, même si les élèves sont confiés à un seul enseignant.

Instituer des cycles sans imposer la coopération est une hypothèse séduisante, non seulement parce qu’elle ne heurte pas de front l’individualisme d’une partie des enseignants, mais parce qu’elle permet de rester dans un système connu, qui paraît définir clairement les responsabilités de chacun et faciliter le contrôle des pratiques professionnelles. Pour s’en écarter, il faut avoir de bonnes raisons.

Créer des cycles pluriannuels étend certes la responsabilité individuelle d’un enseignant au suivi des mêmes élèves sur de plus longues périodes. Mais n’est pas réellement une innovation : dans le système des degrés annuels, il n’est pas rare qu’un enseignant accompagne ses élèves durant deux années scolaires consécutives, voire davantage ; on dit qu’il les " suit " ou les " garde ". Les systèmes éducatifs qui fonctionnent par programmes annuels connaissent plusieurs variantes :

Ces deux formules peuvent inspirer le fonctionnement d’un cycle pluriannuel confiant un groupe d’élèves à un seul titulaire :

De tels cycles fonctionnent par exemple dans le canton de Vaud dans le cadre d’EVM (École Vaudoise en Mutation), encore à titre exploratoire. L’attribution d’un groupe à une personne seule n’interdit pas aux professionnels de travailler en équipe, s’ils le souhaitent. Si plusieurs enseignants de la même école mettent leurs ressources en commun, décloisonnent, amorcent des collaborations avec des titulaires des autres groupes, fort bien. Mais vis-à-vis de l’institution, la responsabilité de chacun reste individuelle : il assume seule la progression de ses élèves vers les objectifs de fin de cycle, l’évaluation, l’information des parents, etc. La coopération reste un ajout volontaire au contrat de base des enseignants, on ne peut la leur imposer, ni les évaluer sur ce critère.

Peut-on faire un pas de plus ? Reconnaître que le travail en équipe n’est pas une dimension incontournable du concept de cycle d’apprentissage pluriannuel n’empêche aucun système éducatif de choisir d’en faire une partie intégrante de sa définition institutionnelle hic et nunc.

Il semble que peu d’entre eux fassent ce choix en affrontant les risques correspondants. On peut comprendre que, dans de nombreux systèmes éducatifs, la coopération ne soit pas une priorité affichée : le passage à des étapes pluriannuelles, avec des objectifs de fin de cycle plutôt que de fin d’année, supprime le redoublement et oblige les enseignants à gérer un plus vaste espace-temps de formation (Maison des Trois Espaces, 1993 ; Perrenoud, 1998 b). Cela constitue déjà, pour beaucoup de praticiens, un changement pédagogique majeur. Ne jetons pas la pierre aux systèmes éducatifs qui n’ont pas pu ou voulu y ajouter un défi supplémentaire : faire un pas décisif vers la coopération professionnelle à l’occasion de la mise en place des cycles.

Je défendrai cependant une double thèse :

J’approfondirai la seconde thèse dans un prochain article. Quant à la première, je vais la développer ici, non sans noter que sa pertinence varie en partie selon le contexte démographique et institutionnel. L’opportunité de confier la responsabilité de cycles pluriannuels à des équipes dépend en effet :

Il convient donc de tenir compte du terrain. Examinons cependant de près les raisons de lier cycles d’apprentissage et travail en équipe. On conclut parfois trop vite au " réalisme " qu’il y aurait à confier des cycles à des individus. Certaines prudences se paient cher à longue échéance, même si elles paraissent raisonnables à court terme.

 La responsabilité collective,
une condition d’efficacité

Il peut sembler paradoxal de plaider, au nom de l’efficacité, pour une coopération professionnelle accrue, alors que nombre d’enseignants défendent leur choix individualiste au nom de la même valeur. Dans une équipe, disent-ils, la moindre décision exige des palabres sans fin, alors qu’il est tellement plus simple de se mettre d’accord avec soi-même, de " passer à l’acte sans couper les cheveux en quatre ", de faire sans avoir besoin de dire, parce qu’on " se comprend soi-même ".

Sceptiques sur les vertus du travail en équipe, ces enseignants n’ont pas entièrement tort : le passage du travail solitaire à la coopération est souvent douloureux et, dans un premier temps, rend effectivement moins efficace (Gather Thurler, 1996 a). Dans une société où chacun sèmerait et récolterait son blé, moudrait sa farine et cuirait son pain, " se mettre ensemble " pour le faire de façon coopérative obligerait à se mettre d’accord sur toutes sortes de matières premières et de recettes, auxquelles chacun tient d’autant plus qu’il en est l’inventeur ou l’héritier dans une lignée familiale. Le problème est fréquemment contourné par l’instauration d’une division du travail, qui dispense d’une forte coopération : l’un cuit le pain pour tout le village, un autre affine le fromage ; du coup, chacun devient producteur d’un bien et consommateur des autres. La division du travail est une organisation sociale qui n’exige l’accord que sur les termes de l’échange ou de la complémentarité. Elle n’oblige pas les gens à collaborer constamment dans leur travail. Leur interdépendance passe largement par les mécanismes du marché. La coopération se limite aux coordinations qui permettent d’assembler ou d’articuler des productions jusqu’alors indépendantes.

Face aux difficultés de la coopération, le monde enseignant peut lui aussi préférer la division du travail à la responsabilité collective. Il y a en effet autant de manières de faire et de voir dans l’enseignement que dans d’autres pratiques sociales, et les acteurs y sont tout aussi attachés. Ainsi, certains enseignants admettent, voire souhaitent que les élèves les tutoient, alors que d’autres tiennent à la déférence du vous : pourquoi serait-il plus facile d’harmoniser ces points de vue que le goût des uns pour le pain blanc et des autres pour le pain complet ?

Au gré de l’urbanisation, qui a concentré suffisamment d’élèves dans chaque bâtiment, l’école a introduit une division verticale du travail, en confiant chaque année de programme à un enseignant différent Ce fonctionnement n’exige pas une forte coopération : on " se passe " des élèves, parfois dans la confiance, la bonne humeur et la transparence, parfois dans le déni de compétences et l’absence de tout contact. Dans tous les cas, bon gré mal gré, les élèves progressent dans le cursus du fait des mécanismes de sélection ou d’orientation en vigueur. Si certains paient le prix d’une faible coopération entre les enseignants qu’ils quittent et ceux qui les prennent en charge à la rentrée suivante, cela n’empêche pas le système de " tourner ".

Dans l’enseignement secondaire, s’ajoute une division horizontale : la séparation du programme en disciplines, attribuées à des spécialistes, chacun investissant une partie de la grille horaire. Cette coexistence n’exige aucune coopération suivie : il suffit de quelques régulations en cours d’année, assurées par le professeur principal plus que par une équipe, et d’une ou deux réunions en fin d’année scolaire pour décider du sort des élèves. Ici encore, si ce découpage est un facteur d’échec, il n’empêche pas le système de fonctionner.

La création d’une équipe de cycle va donc contre une tradition où chacun est " maître de ses élèves " (au moins pour une partie de la grille horaire) et " fait ce qu’il a à faire ", sans avoir à le négocier avec ses collègues. C’est pourquoi la responsabilité collective d’un cycle, si elle est affirmée sans être traduite en dispositifs précis, pourrait n’être qu’une fiction, recouvrant une division du travail aussi rigide qu’informelle, chacun retrouvant rapidement, de facto sinon de jure, une responsabilité individuelle.

A l’école primaire, la tentation existe de " se partager les disciplines ", sans doute avec une moindre spécialisation qu’au second degré : aux uns les langues et la musique, aux autres la mathématique et les sciences, aux troisièmes les disciplines artisanales et l’éducation physique, par exemple. Une telle hypothèse n’est pas absurde : il est certain qu’en ne couvrant plus toutes les disciplines, un enseignant peut approfondir sa maîtrise de quelques-unes et développer des didactiques plus pointues, donc plus efficaces. La création de cycles d’apprentissage pour redonner une certaine actualité à ce projet, partiellement réalisé ici ou là.

Sans exclure radicalement cette solution, on peut lui proposer au moins trois garde-fous :

Ces trois conditions exigent à elles seules une coopération sans commune mesure avec ce qu’on observe dans le secondaire, où elles ne sont pas remplies, avec les effets que l’on sait.

L’autre tentation est de réintroduire subrepticement une division verticale du travail, l’équipe " autorisant " chacun de ses membres à ne prendre en charge les élèves que durant une année. C’est ce que permet la loi d'orientation de 1989 en France, qui maintient les anciens degrés - cours préparatoire, cours élémentaire 1 et 2, cours moyens 1 et 2, etc. - et autorise donc les enseignants à continuer à ne prendre les élèves en charge qu’un an, en étant vaguement solidaires de ce qui se passe en amont et en aval dans le même cycle.

Si l’on renonce à la fois à se précipiter sur une division du travail par disciplines, qui " secondariserait " prématurément l’enseignement primaire, et à reconstituer des degrés annuels informels, qui vident de son sens l’idée même de cycle d’apprentissage, on s’achemine inévitablement vers des formes de coopération plus fortes, qui n’excluent pas une certaine division du travail et une part de spécialisation, mais selon des modèles nouveaux, moins entiers et plus fluides.

Il reste à démontrer qu’une telle coopération est un gage d’efficacité plus grande. Les travaux sur les écoles efficaces démontrent que les écoles les plus performantes font de l’apprentissage des élèves un défi collectif. Cela n’implique pas encore un travail d’équipe.

Quels en seraient les avantages ? Je ne retiendrai ici que quatre raisons étroitement liées aux cycles d’apprentissage. Une forte coopération professionnelle peut être vue comme :

Reprenons ces quatre éléments.

 Des dispositifs plus souples et diversifiés

Quand on travaille " seul avec ses élèves ", que l’on ait deux, trois ou quatre ans " devant soi " ne change pas du tout au tout la nature des dispositifs que l’on peut mettre en place. Comme dans une classe suivant un programme annuel, l’enseignant ne dispose que d’un seul espace, dans lequel il travaille avec vingt ou vingt-cinq élèves. Il est seul avec eux et ne peut tenir à bout de bras, ni faire coexister facilement diverses modalités de travail : groupes de niveaux, de soutien, de besoins, de projets, bref tout l’arsenal des " pédagogies de groupes " (Meirieu, 1989, 1990). Certes, dans le cadre de la même structure, certains enseignants font preuve d’une ingéniosité digne de Freinet et jonglent avec des groupes, des coins, des espaces, des ateliers, des " plans de travail " et des activités multiples, alors que d’autres en restent à un enseignement presque frontal. Cependant, à compétences et implications égales, on peut à plusieurs, se répartir plus " intelligemment " les temps, les espaces et les tâches, sans exiger de chacun qu’il fasse quotidiennement des miracles.

C’est ainsi qu’une équipe de cycle composée de quatre enseignants, co-responsables de 80 à 100 élèves, appartenant à quatre classes d’âge, pourra sans trop de mal prévoir des moments de travail en groupes monoâge, d’autres en groupes multiâge, et faire coexister des groupes stables (équivalents du groupe-classe actuel) et des groupes plus éphémères, réunis pour un temps autour de besoins ou de projets spécifiques. Rien ne s’opposera à ce que, par moments, un des enseignants travaille avec dix élèves en grande difficulté, pratiquant alors une forme de soutien intégré, alors que les trois autres animent des activités d’un autre type avec tous les autres enfants.

Il n’y a aucune raison d’associer l’efficacité à un seul modèle de fonctionnement. L’important est d’accorder à chaque équipe l’autonomie, la confiance et le soutien nécessaires pour qu’elle développe sa propre organisation, en tenant compte des modèles qui circulent et des expériences des autres équipes, mais en s’adaptant également au quartier, aux élèves et à leurs familles, aux effectifs et aux espaces disponibles aussi bien qu’aux compétences et aux souhaits des équipiers. Il est fécond de raisonner en termes de ressources. Que les équipiers se disent " Nous sommes quatre, nous avons 100 élèves à faire progresser de façon optimale vers les objectifs de fin de cycle, comment nous organisons-nous pour être le plus efficace possible ? ".

Une organisation en modules est une réponse cohérente (Wandfluh et Perrenoud, 1999, Perrenoud, 1997 a), mais elle suppose à la fois une structuration rigoureuse du curriculum et une coopération sans faille au sein de l’équipe. Toute les équipes n’y sont pas prêtes. On peut d’ailleurs aller dans ce sens tranquillement, pour une partie du programme. Il existe bien d’autres façons de s’organiser, partiellement recensées dans le cadre de la rénovation de l’enseignement primaire à Genève (GPR, 1999 a, b et c). Ce qui ne veut pas dire qu’on dispose déjà de modèles éprouvés de gestion collective de cycles d’apprentissage pluriannuels, qui seraient livrables " clés en main " et entre lesquels il suffirait de faire son choix. Ces modèles restent largement à construire, à diversifier, à affiner et à documenter.

Sans entrer ici dans le détail, notons simplement qu’une équipe permet d’envisager des organisations plus riches, flexibles et complexes que celles que peut concevoir et faire fonctionner une personne isolée, entre les quatre murs de sa classe.

 Plusieurs regards sur les élèves

L’indifférence aux différences est l’une des causes majeures de l’échec scolaire. Toutefois, même lorsque les enseignants décident de s’intéresser à chaque élève, le miracle ne se produit pas ipso facto. Les enseignants qui différencient régulièrement leur enseignement restent démunis devant certains enfants. Ils ne savent que faire, non faute d’y avoir réfléchi ou par manque de temps, mais parce qu’après diverses tentatives, rien ne bouge. Une forme de lassitude, de découragement, de fatalisme peut alors s’installer. On attend la fin de l’année ou du cycle en versant dans les " soins palliatifs ", sans illusion sur l’issue finale.

Une équipe pédagogique ne protège pas contre ce risque si elle ne traite pas collectivement des difficultés d’apprentissage. Une équipe qui laisse à chacun de ses membres la responsabilité de " ses " élèves n’a évidemment aucune chance d’aider quiconque à sortir d’une impasse pédagogique. On se trouve alors dans le cas d’une équipe qui gère des espaces, des temps, des dispositifs, une division du travail, mais abandonne à chaque enseignant le suivi des progressions et le souci de comprendre et de surmonter les difficultés d’apprentissage.

Si l’équipe traite ces problèmes collectivement, elle se donne une chance de mieux comprendre les échecs et leurs causes et de trouver des stratégies de prise en charge qu’une personne seule ne pourrait concevoir, non par manque de bonne volonté, mais parce qu’elle est enfermée dans sa propre vision du monde et impliquée dans son histoire relationnelle et didactique avec certains élèves. Sans que chacun connaisse et suive également tous les élèves inscrits dans le cycle, l’équipe s’organise pour discuter des cas difficiles et construire collectivement des stratégies, qui seront ensuite mises en œuvre par tel ou tel équipier.

Dans maintes professions aux prises avec des problèmes complexes, il apparaît normal qu’un praticien dans l’embarras fasse appel à des collègues, voire des experts plus pointus. Ce n'est pas un signe d’incompétence, au contraire, juste la prise en compte de la résistance du réel à la pensée et à l’action individuelles. Nul n’ignore qu’à plusieurs, on a davantage de chances de mieux poser et résoudre un problème difficile, à condition bien entendu de ne pas entrer dans une concurrence ou des mécanismes défensifs qui empêchent de penser et d’agir ensemble…

Une équipe de cycle peut fonctionner comme une ressource à condition que les équipiers n’essaient pas de résoudre ensemble tous les problèmes, petits et grands, en se tenant pas la main. Il importe au contraire de déléguer à chacun la résolution des problèmes de son ressort, pour ne prendre en charge en équipe que ceux qui exigent une mobilisation collective.

Dans un métier de l’humain, la pluralité des regards permet notamment d’affronter des situations dans lesquelles l’enseignant " fait partie du problème ", soit parce qu’il a construit une relation tendue avec un élève, soit parce qu’il ne trouve pas, dans sa propre culture ou son histoire de vie, des clés pour engager le dialogue, faire confiance, mobiliser. Tel enseignant sera mis hors de lui par le ton sarcastique ou le désordre d’un élève, un autre sera allergique à la négligence corporelle ou la vulgarité, alors qu’un troisième ne supportera pas le mensonge ou la façon constante dont un élève se pose en victime. Dans une équipe, il y a de fortes chances pour que tous n’aient pas la " tache aveugle " au même endroit. Ce qui permet aux enseignants les mieux placés ou les moins défensifs de dédramatiser, voire de prendre en charge certains élèves devant lesquels leurs collègues " se sentent bloqués " (Vieke, 1987).

La pluralité des regards intervient parfois en amont, au moment où le problème se pose, avant qu’on cherche des solutions. Il arrive souvent qu’une élaboration collective du problème le dédramatise, voire le fasse disparaître, parce qu’une équipe construit la réalité autrement que chacun de ses membres individuellement et se sent en général moins démunie et moins angoissée.

 Des idées plus pointues

Dans une classe primaire, il faudrait un mois de réflexion tranquille pour préparer " sérieusement " une semaine de travail avec les élèves. C’est le luxe que peuvent s’offrir certains didacticiens, qui peaufinent " en laboratoire " des séquences didactiques presque parfaites. Dans une classe, l’enseignant a juste le temps de parer au plus pressé, si bien qu’une partie des tâches sont pensées trop rapidement, empruntées sans distance critique à des manuels ou reprises sans réexamen d’année en année. Il en va de même des procédures d’évaluation et des modes de gestion de classe. On peut reconduire un conseil de classe, un plan de travail ou des modalités d’évaluation formative sans trop se poser de questions.

Une équipe pédagogique favorise une forme plus pointue de questionnement, en nouant le dialogue autour du sens des activités, de leurs objectifs, des consignes et des modes d’animation. Il n’est ni nécessaire, ni possible, de disséquer en équipe tout ce qu’on fait en classe. Mais c’est un lieu où tel ou tel peut, périodiquement, reposer des questions de fond : est-ce bien ainsi qu’il faut faire apprendre des mots ? introduire la soustraction ? exercer le calcul mental ? travailler l’orthographe ? organiser l’espace ? sanctionner l’indiscipline ou l’absence de travail ? constituer les groupes ? organiser le conseil de classe ?

Dans un métier qui ménage autant d’incertitudes sur la façon de faire apprendre, il est démoralisant de remettre constamment sur le métier tous les objectifs, toutes les méthodes, tous les moyens d’enseignement. Bien entendu, un enseignant isolé peut réfléchir par lui-même ou en s’impliquant dans un réseau de formation ou un mouvement pédagogique. Mais il lui faut puiser en soi l’énergie et le courage que d’autres trouvent en équipe.

Une équipe peut à la fois autoriser une centration raisonnable sur des problèmes difficiles et la faire déboucher sur un progrès sensible. L’équipe fonctionne d’abord comme mécanisme de facilitation, à la fois pour entrer en matière - il y a toujours quelqu’un pour proposer un problème - et pour aller au fond des choses. La vie mentale des enseignants les plus actifs pourrait ressembler à une liste sans fin de problèmes complexes et irrésolus à reprendre. D’innombrables processus de réflexion sont amorcés, la plupart tournent court, car la vie continue et d’autres urgences sollicitent le praticien. Une équipe qui fonctionne bien se donne un calendrier et une discipline de travail, et se laisse donc moins facilement emporter par les urgences de l’action immédiate, une fois passée la tentation initiale de l’activisme collectif (Gather Thurler, 1996 b). L’équipe constitue en quelque sorte un cadre protégé des tourmentes de la vie quotidienne, où l’on peut travailler un problème de fond avec un certain acharnement, à condition de ne pas se laisser manger par la gestion.

L’équipe, si elle est d’abord un " écosystème " permettant à chacun de mieux réfléchir et d’agir plus sûrement, peut évoluer vers un véritable " système d’action collective ", base de cette intelligence collective dont parle Lévy (1997). On ne peut viser immédiatement et constamment cette orchestration des pensées et des habitus, mais elle constitue la ligne de mire d’une " équipe de cycle ".

 Une vision commune des objectifs et du suivi des élèves

Pour gérer des progressions sur plusieurs années, il est indispensable de se mettre d’accord sur les objectifs de fin de cycle, au-delà des textes officiels. Si chacun se replie sur une étape, il reconstruira les mécanismes connus de la division verticale du travail : attendre de l’enseignant situé en amont dans le cursus qu’il ait " préparé correctement le terrain " et faire de même pour répondre aux attentes de l’enseignant situé en aval…

Pour devenir de véritables guides des progressions pluriannuelles, les objectifs de fin de cycle doivent être ceux de tous, chacun se sentant solidaire du projet de permettre à tous les élèves de les atteindre. Cette solidarité exige une confrontation préalable, car les textes restent abstraits, chacun les comprend à sa façon. Ce n’est qu’en travaillant les programmes, en les traduisant en activité d’apprentissage et d’évaluation qu’une équipe se construit une vision commune des finalités, non plus dans un registre philosophique, où l’on peut rapidement se mettre d’accord, mais de façon très concrète, pour aboutir au même jugement lorsqu’on est confronté aux mêmes élèves en train d’apprendre et qu’il s’agit de comprendre leurs difficultés, d’évaluer les acquis, de repérer leurs cheminements, pour mieux assurer leur suivi et les orienter vers les situations les plus pertinentes.

Au-delà des objectifs, l’accord de l’équipe s’étend aux priorités, souvent absentes des textes officiels (qui postulent que tout est possible pour tous) et à la part de détermination collective dans la lutte contre l’échec. Une équipe sait, comme ses membres, qu’il est extrêmement difficile d’amener chaque élève à atteindre pleinement tous les objectifs de fin de cycle. Mais, au contraire des personnes, elle glisse moins facilement, moins silencieusement vers le fatalisme ou le " réalisme ", car l’adhésion au principe d’éducabilité et l’ambition de faire réussir chacun est l’enjeu d’un contrat intersubjectif, moins fragile et labile que les promesses qu’on se fait à soi-même…

 Une responsabilité collective à construire

Il est tentant de s’imaginer que la coopération surviendra " par dessus le marché ", progressivement et spontanément, sans que l’institution n’ait à prendre le risque d’une tension avec une partie de la profession. Et donc d’avancer vers les cycles sans ouvrir en même temps la question de la coopération et de la responsabilité collective.

Je crois au contraire qu’il faut saisir la mise en place des cycles comme une occasion privilégiée de mettre en forme une conception humainement vivable et juridiquement défendable de la responsabilité collective. Il reste à lui donner forme. Ce sera l’objet du prochain article.

 Références

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Gather Thurler, M. (1996 b) De l’activisme à la méthode, Genève, Direction de l’enseignement primaire.

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Maison des Trois Espaces (1993) Apprendre ensemble, apprendre en cycles, Paris, ESF.

Meirieu, Ph. (1989) Itinéraires des pédagogies de groupe. Apprendre en groupe ? I, Lyon, Chronique sociale, 3e éd.

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Meirieu, Ph. (1990) L’école, mode d’emploi. Des " méthodes active " à la pédagogie différenciée, Paris, ESF, 5e éd.

Perrenoud, Ph. (1993) Travailler en équipe pédagogique : résistances et enjeux, Genève, Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation (repris dans Perrenoud, Ph. Enseigner : agir dans l’urgence, décider dans l’incertitude. Savoirs et compétences dans un métier complexe, Paris, ESF, 1996, chapitre 5, pp. 109-127).

Perrenoud, Ph. (1994) Travailler en équipe pédagogique, c’est partager sa part de folie, Cahiers pédagogiques, n° 325, Juin, pp. 68-71.

Perrenoud, Ph. (1996) Pouvoir et travail en équipe, in CHUV Travailler ensemble, soigner ensemble. Actes du symposium, Lausanne, CHUV, Direction des soins infirmiers, pp. 19-39.

Perrenoud, Ph. (1997 a) Pédagogie différenciée : des intentions à l’action, Paris, ESF.

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Perrenoud, Ph. (1997 c) Travailler en équipe. Voyage autour des compétences 5, Éducateur, n° 15, 19 décembre, pp. 26-33.

Perrenoud, Ph. (1998 a) Les cycles d’apprentissage : une auberge espagnole ?, Éducateur, n° 13, 27 novembre, pp. 25-28.

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Perrenoud, Ph. (1998 c) Cycles d’apprentissage et gestion des établissements scolaires : la régulation des interdépendances entre enseignants, Genève, Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation.

Perrenoud, Ph. (1999 a) De la gestion individuelle d’une classe à la gestion collective d’un cycle d’apprentissage pluriannuel. Une nouvelle corde à l’arc des enseignants, Université de Genève, Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation.

Perrenoud, Ph. (1999 b) Trois conditions pour apprendre en cycles, Éducateur, n° 1, 5 février, pp. 26-31.

Perrenoud, Ph. (1999 b) Plaidoyer pour des cycles d’apprentissage de plus de deux ans, Éducateur, n° 7, 28 mai, pp. 28-33.

Vieke, A. (dir.) (1987) Travailler ensemble. Collaboration en équipe pédagogique, Genève, Département de l’instruction publique - Groupe RAPSODIE.

Wandfluh, F. et Perrenoud, Ph. (1999) Travailler en modules à l’école primaire : essais et premier bilan, Éducateur, n° 6, 7 mai, pp. 28-35.

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