Source et copyright à la fin du texte

 

In Éducateur, n° 10,
24 septembre 1999, pp. 28-32.

 

 

 

 

 

Mettre en forme la responsabilité
collective d’un cycle d’apprentissage

Philippe Perrenoud

Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation
Université de Genève
1999

Sommaire

L’individualisme a la vie dure

En appeler à l’imagination juridique

Soyez réaliste : demandez l’impossible ! "

Références


Dans un article précédent (Perrenoud, 1999 c), j’ai analysé les avantages que présente l’idée de confier un cycle d’apprentissage à une équipe, sans cacher que cette rupture avec l’individualisme pouvait effrayer. Je poursuivrai ici le raisonnement, on tentant de montrer :

 L’individualisme a la vie dure

A supposer qu’on adhère à l’idée de confier un cycle pluriannuel à une équipe, on pourrait se dire : les praticiens vont bien les découvrir par eux-mêmes et, peu à peu, lorsqu’ils se sentiront prêts, réunir leurs groupes, décloisonner leurs activités et progresser vers une gestion collective.

Le système actuel ne nous donne, hélas, pas beaucoup de motifs de croire à cette évolution spontanée. Non parce que l’individualisme des enseignants serait inamovible. Il est vrai sans doute que s’orientent encore vers ce métier des jeunes qui choisissent de travailler avec des enfants plutôt qu’avec d’autres adultes, mais les obstacles majeurs sont à mon avis ailleurs.

J’en vois trois :

La suspicion du pouvoir

Celui qui propose de fonctionner en équipe est très souvent suspect de vouloir devenir le leader. Ce soupçon n’est pas sans fondement : la quête de coopération est souvent une réponse à une impasse de l’action individuelle. On a besoin des autres pour mener à bien un projet qu’on n’a pas les forces, les compétences ou le droit de réaliser seul. Friedberg souligne :

…le lien irréductible entre pouvoir et (inter) dépendance, c’est-à-dire entre pouvoir et coopération, entre pouvoir et échange, même si cet échange est toujours et en quelque sorte structurellement déséquilibré ; pas de pouvoir sans relation, pas de relation sans échange. C’est là la dimension instrumentale du pouvoir. On ne noue pas des relations de pouvoir gratuitement ou pour l’unique plaisir d’en avoir. On entre dans une relation de pouvoir parce que l’on doit obtenir la coopération d’autres personnes pour la réalisation d’un projet, quel qu’il soit (un but commun, un problème plus ou moins clairement perçu par les autres, etc.). Contrairement à l’intuition première qu’on pourrait en avoir, pouvoir et coopération ne sont pas contradictoires, mais sont la conséquence naturelle l’un de l’autre.

Quiconque a essayé de réaliser un projet collectif, ne serait-ce qu’avec ses amis, s’en est très rapidement rendu compte, même si la plupart du temps il rechignera à identifier les négociations afférentes comme révélatrices de relations de pouvoir, tant le pouvoir a mauvaise presse et fait peur. C’est pourtant bien cette dimension inévitable et irréductible de l’action collective qui est visée ici, faisant du pouvoir non pas un phénomène anormal, pathologique et malsain, mais au contraire la manifestation naturelle et, pour tout dire, normale de la coopération humaine, qui suppose toujours une dépendance mutuelle et déséquilibrée des acteurs (Friedberg, 1993, p. 115-116).

Cela ne veut pas dire que celui qui prend l’initiative de proposer une entreprise coopérative ou la constitution d’une équipe a un goût maladif du pouvoir pour le pouvoir, ni qu’il est incapable de négocier et de tenir compte des idées et besoins des autres. Mais dans un univers professionnel où le culte de l’individualisme reste majoritaire (Gather Thurler, 1994) et le déni du pouvoir une coquetterie de tous (Perrenoud, 1996), il n’est pas facile de prendre le rôle de chef de projet, que ce soit à l’échelle d’une équipe ou d’une école…

De ce point de vue, l’incitation institutionnelle peut aider à franchir un pas décisif, en l’exigeant de tous, au moins dans une mesure raisonnable, elle donnerait au travail d’équipe une " légitimité bureaucratique ". Cela paraîtra sans doute d’autant plus paradoxal que la coopération professionnelle s’inscrit subjectivement dans une forme d’appropriation du travail et de résistance à l’institution. C’est bien l’une des questions clés : l’administration scolaire peut-elle avoir l’intelligence de créer des acteurs collectifs dont certains deviendront des interlocuteurs remuants, qui l’obligeront à des compromis ? Peut-elle, question subsidiaire, ne pas succomber à la tentation de mettre en place des chefs d’équipes, des " petits chefs ", en même temps que des équipes ? J’y reviendrai à propos de la responsabilité collective.

Tout tout de suite !

Dans un premier temps, un fonctionnement coopératif est moins efficace : les routines des uns et des autres sont déstabilisées et les équipiers passent du temps à décider ensemble de ce qui allait de soi pour chacun. Les débuts de la coopération s’accompagnent souvent de tensions et exigent de nouveaux apprentissages. Comment dépasser cette phase peu gratifiante ?

Aussi longtemps que le travail en équipe reste un libre choix, le plus simple, en cas de difficultés, est de " se replier sous sa tente ". Statutairement, chacun en a le droit, puisqu’il n’est engagé dans un " contrat de coopération " que vis à vis de ses collègues, sans droit de regard de l’institution.

Lorsque, dans un métier, les professionnels sont " condamnés " à travailler ensemble, lorsque leur seule porte de sortie est de changer de travail, chacun développe plus vite les compétences et les stratégies de régulation qui permettent de coopérer sans souffrir et en y trouvant globalement des avantages. Les enseignants, aujourd’hui, restent libres de " refuser l’obstacle ". C’est pourquoi on ne compte plus les coopérations avortées ou limitées à presque rien, faute d’une incitation assez forte à " prendre le taureau par les cornes ", s’expliquer, développer des règles garantissant des décisions efficaces et équitables, des procédures pour affronter d’éventuels conflits, renouveler l’équipe ou renégocier le projet. Il se peut qu’aucune construction collective ne résiste aux premiers écueils sans une part d’engagement externe, voire de contrainte institutionnelle.

Mieux vaudrait se faire à l’idée que le caractère coopératif du travail résulte rarement du choix spontané du plus grand nombre. Tout " contrat social " se justifie au gré d’un calcul rationnel et entre en conflit avec des peurs et des envies qui dictent le choix inverse. Pour dépasser les ambivalences des acteurs, une politique institutionnelle forte est sans doute une condition décisive. Lorsqu’au moindre désaccord, le repli sur l’individualisme est possible sans aucune conséquence, la tentation de revenir à son " splendide isolement ". D’autant que, dans un métier de l’humain, la technique ou la science sont loin de mettre tout le monde d’accord et qu’on s’oppose assez vite sur des jugements de valeur ou des manières de faire et de dire. De telles confrontations mettent en jeu les niveaux les plus enfouis de la personne.

Il me paraît donc aussi indéfendable d’imposer la coopération de façon autoritaire que de la laisser entièrement au gré des acteurs. L’institution peut et doit, si elle souhaite que les enseignants coopèrent, émettre un message clair dans ce sens, créer les bases juridiques nécessaires, prendre des mesures incitatives, offrir des formations et le cas échéant des médiations ou un accompagnement. L’idéal serait une structure qui impose un minimum de responsabilité collective et encourage à l’étendre, avec une forte reconnaissance institutionnelle de ceux qui vont au delà.

Ne faire ensemble que ce qu’on fait mieux de la sorte

Il est difficile de traiter de la coopération d’une façon purement pragmatique. Toute équipe se sent vite prise dans des mécanismes de solidarité et de loyauté qui conduisent les équipiers à faire ensemble ce qu’ils auraient intérêt à faire séparément. Il n’est pas facile, cependant, d’adopter une ligne pragmatique :

Savoir travailler efficacement en équipe, c’est peut-être d’abord savoir ne pas travailler en équipe lorsque ce n’est pas nécessaire ! Le risque est assez grand qu’on tombe d’un extrême dans l’autre et qu’après avoir prôné l’individualisme on veuille travailler en équipe à tout prix, au point de ne plus oser prendre des décisions ou développer un outil pédagogique sans demander l’avis des collègues, de ne plus se donner le droit de développer une aptitude personnelle qui ne correspond pas nécessairement aux priorités définies et aux options prises par les collègues (Gather Thurler, 1996, p. 158).

Il y a toujours un équipier suspect d’être plus " individualiste " que les autres, ce qui peut le culpabiliser, le pousser à taire certaines réserves pour " suivre le mouvement ". À l’inverse, il n’est pas rare qu’un seul réfractaire à la dynamique collective conduise à une " surenchère collectiviste " et place la barre encore plus haut.

Si l’institution donnait un statut formel à la coopération, elle la sortirait en partie du registre des bons sentiments et des normes. On pourrait travailler en équipe sans se choisir, sans tout partager, sans aller en vacances ou passer ses loisirs ensemble, sans penser ou agir " comme un seul homme ". Ce serait une simple modalité de fonctionnement professionnel, une pratique banale, dont on acquiert progressivement " le bon usage ".

Aussi longtemps que travailler en équipe est un choix militant, idéologique plus que pratique, les acteurs ont du mal à trouver et à conserver " la bonne distance ". Du coup, les uns alternent entre des phases de renoncement à se faire entendre et des phases d’explosion agressive, les autres entre des phases d’abus de pouvoir inconscient et des phases de précautions maladives. D’un choix militant, la coopération peut devenir un pratique banale. Une politique institutionnelle pourrait à la fois valoriser et dédramatiser le travail d’équipe.

Choix électif, le travail d’équipe s’accompagne d’une forme d’idéalisation de la coopération et des équipiers. Chacun risque donc de tomber de haut lorsqu’il vivra la réalité plus contrastée d’un fonctionnement collectif sur le long terme. Des amis qui passent ensemble d’excellentes soirées peuvent se déchirer s’ils s’embarquent pour plusieurs semaines de vacances communes. Des voisins qui entretiennent des rapports civilisés peuvent devenir des ennemis si la situation les rend fortement interdépendant et les confine dans un espace clos.

Une équipe qui triomphe des maladies infantiles de la coopération n’est pas au bout de ses peines. Elle trouvera un rythme de croisière, mais surviendra un jour ou l’autre un crise, un conflit ou simplement un sentiment de lassitude et d’aliénation.

De tels événements, lorsqu’ils se présentent, peuvent être dépassés. Ils le seront d’autant mieux que les équipiers sont formés à la coopération et bénéficient d’un soutien institutionnel. Les déceptions et les divergences peuvent prendre des proportions dramatiques dans une équipe dont personne n’attend rien, dont nul ne se soucie et qui peut se déchirer dans l’indifférence. Les cadres - chefs d’établissements, inspecteurs - jouent parfois le rôle de médiateurs, mais ce n’est ni clairement leur mandat, ni leur compétence de base.

Dans une organisation où la coopération est la règle, elle est mise en forme, l’organisation, si elle souhaite la soutenir, propose des modèles de fonctionnement, des contrats, des procédures, des intervenants, bref des dispositifs et des ressources qui ne laissent pas à elles-mêmes les équipes en crise. La culture de l’organisation véhicule en outre des représentations moins naïves de la coopération et des outils conceptuels pour penser les problèmes de pouvoir, de territoire, d’autonomie, de loyauté.

 En appeler à l’imagination juridique

Pour que la responsabilité collective d’un cycle ne soit pas une formule creuse, il reste à donner une forme juridique adéquate à la coopération professionnelle. Or, à ce jour, l’école connaît surtout des responsabilités individuelles : celle du praticien isolé, qui n’est comptable que de ses propres actes professionnels, et celle du chef, qui assume les faits et gestes de ses subordonnés. De nombreuses organisations ont résolu le problème en le faisant disparaître, par l’émergence d’un niveau hiérarchique supplémentaire, celui de " chef d’équipe ", qui a charge d’orchestrer et réguler la coopération. Dans l’enseignement, cette solution serait peu fonctionnelle et sans doute inacceptable. On peut donc souhaiter que l’école invente une véritable responsabilité collective.

Équipe et coordination

Le groupe de pilotage de la rénovation, à Genève, a proposé d’instituer des équipes de cycles responsables de leur action en tant que telles :

Les élèves d’un cycle, dans une école, sont confiés à une équipe pédagogique solidairement responsable de leur coexistence harmonieuse, de leur travail et de leur progression vers les objectifs tout au long du cycle, ainsi que de leur évaluation et de l’information régulière des parents. Au sein du cursus, les équipes veillent à la cohérence entre les cycles.

Les enseignants collectivement responsables du cycle regroupent les élèves de la façon qui leur paraît optimale dans la perspective d’une pédagogie différenciée. Ils jouent donc, en plus de l’appartenance de chaque élève à un groupe-classe, sur des groupes de travail diversifiés, monoâges ou multiâges, homogènes ou hétérogènes, définis comme des groupes de besoin, de projet, de niveau, de soutien, etc. Les enseignants se répartissent les tâches en conséquence, de préférence de façon flexible et mobile.

L’équipe rend compte de l’usage de son autonomie d’organisation, elle est donc capable d’expliquer et de justifier son système de travail et ses modes de différenciation auprès des instances mises en place à cet effet. Elle informe les parents du fonctionnement des cycles, des buts et des objectifs visés (GPR, 1999, p. 20).

Le même rapport note qu’une équipe de cycle " devient, à plusieurs égards, la pierre angulaire de l’édifice ", notamment parce qu’elle " assume le suivi et l’évaluation des élèves, sur quatre ans, par rapport aux objectifs-noyaux " et " conçoit et met en place des dispositifs et une organisation du travail en fonction desquels se fait le partage des tâches ". Le rapport propose " que les aspects humains et juridiques de la responsabilité collective soient codifiés ".

En renonçant à nommer un chef d’équipe, qui parlerait au nom de son unité et déciderait au besoin sans avoir consulté aucun de ses subordonnés, on prend évidemment un risque, d’un point de vue juridique et bureaucratique. Les réflexions sur l’autorité négociée (Perrin, 1991) et le leadership coopératif (Gather Thurler, 1999) devraient rendre ce modèle crédible et permettre de maîtriser ce risque. On ne manque pas de précédents : dans les universités, les doyens de facultés, les présidents de sections, les responsables de départements sont élus par des collèges ; ils tiennent leur autorité déléguée de cette élection plutôt que d’une nomination venue d’en haut ; ce mode de faire fonctionne dans la vie associative, sans aboutir à une paralysie de la décision ou à une dilution des responsabilités. L’évidence du modèle hiérarchique mérite d’être questionnée, d’autant qu’il apparaît plus efficace pour empêcher des initiatives que pour mobiliser positivement…

Si elle renonce à nommer d’en haut un " chef d’équipe ", l’institution est cependant en droit d’exiger d’une équipe qu’elle désigne, en son sein, un coordinateur ou animateur chargé de la représenter, primus inter pares sans autorité formelle et qui ne s’installerait pas à vie dans ce rôle. À défaut, l’équipe serait, pour un temps, mise sous tutelle administrative, comme cela arrive à certaines communes ou à certaines facultés, lorsqu’elles se révèlent durablement incapables de se gérer elles-mêmes.

La définition formelle d’un rôle de coordinateur d’équipe paraît un moyen terme raisonnable entre la création d’un nouvel échelon hiérarchique et l’absence de tout porte-parole désigné, représentant l’équipe à l’extérieur, aussi bien que de tout garant du fonctionnement collectif. Le groupe de pilotage se demande si les équipes de cycles ont-elles besoin d’un tel coordinateur, si elles ne peuvent se coordonner elles-mêmes, sans confier un rôle spécifique à l’un des membres de l’équipe. Il arrive à la conclusion que la désignation d’une coordinatrice ou d’un coordinateur de cycle présente plusieurs avantages :

  • elle donne au système scolaire un interlocuteur identifié, porte-parole de l’équipe ;
  • une personne a la charge, pour une ou quelques années, d’aider l’équipe à prendre des décisions et à les mettre en œuvre ;
  • le responsable ou coordinateur de l’établissement (voir ci-dessous) peut s’appuyer sur les coordinateurs de cycles pour piloter l’ensemble.
  • Le coordinateur d’un cycle n’exerce pas de pouvoir hiérarchique. Sa responsabilité est d’aider l’équipe à fonctionner et à assumer sa responsabilité collective. Si la responsabilité collective est bien partagée, chacun contribue au travail de coordination. Dans les phases un peu plus difficiles de la vie de l’équipe, inévitables (fatigue, tensions, renouvellement), le coordinateur prend en charge la cohérence un peu plus que les autres. Il a notamment pour rôle de réunir l’équipe, de proposer un ordre du jour, d’animer éventuellement les réunions, de faire en sorte que les décisions nécessaires soient prises et d’en assurer au besoin le suivi. Chaque équipe de cycle élit parmi ses membres un coordinateur. Son mandat est de deux ans, renouvelable une seule fois, pour que le rôle soit tournant. L’équipe répartit les tâches et les délégations à sa façon (GPR a, 1999, p. 20-21)
  • Un fragile équilibre

    Exercer une responsabilité commune, réfléchir, décider et agir ensemble ne veut pas dire renoncer à toute autonomie, ni à toute singularité individuelle. Une équipe de cycle doit donc chercher, trouver et maintenir un fragile équilibre entre cohésion de l’ensemble et liberté de chacun, entre efficacité du dispositif et prise en compte des personnes, de leurs compétences, de leurs façons de voir.

    Cela confère à une telle équipe un pouvoir et des responsabilités de gestion assez importantes, dont l’institution doit rendre l’exercice vivable, notamment (Perrenoud, 1998 c) :

    Une responsabilité collective n’a de sens que si tous les acteurs (l’administration, l’inspection, les parents, les autorités locales) traitent l’équipe comme une " personne morale ", à charge pour elle de répartir les tâches, d’assumer les dispositifs mis en place et de déléguer un porte-parole légitime dans divers contacts extérieurs.

    Mettre en place des cycles d’apprentissage sans modifier en parallèle le contrat de travail et l’organisation administrative ne pourrait qu’aboutir, à la moindre divergence, à un repli vers le " chacun pour soi ". Une équipe doit pouvoir prendre des décisions qui s’imposent à tous ses membres. À charge pour elle de les prendre à l’issue d’un débat équitable, chacun tentant de comprendre les arguments des autres et d’œuvrer à un consensus. Si, à l’issue du débat, il n’y a pas unanimité, il doit y avoir vote et décision, sans que les membres minoritaires puissent, soit bloquer indéfiniment la décision, soit " reprendre leurs billes ".

    Il faut donc que le système constitue l’équipe de cycle, en droit, comme un collège capable de prendre des décisions et de les mettre en œuvre. On est loin de l’équipe pédagogique sans statut ni obligations, dont chacun peut se retirer unilatéralement, sans aucune conséquence, dès qu’il est mis en minorité.

    L’idée d’une responsabilité collective va contre nos habitudes mentales. Sur le papier, il est facile de démontrer qu’elle est " impraticable ", en montant en épingle des situations difficiles. C’est d’autant plus facile qu’on fait comme si, actuellement, la responsabilité individuelle et le contrôle des pratiques fonctionnaient de façon satisfaisante dans l’école. Si l’on s’éloigne de cette fiction, on s’aperçoit qu’il est nécessaire et possible d’inventer des règles conciliant coopération et nécessité de rendre des comptes. A condition qu’on ne leur demande pas d’être plus parfaites que les procédures actuelles !

    La responsabilité collective ne ferait pas disparaître la responsabilité personnelle. Mais cette dernière deviendrait en quelque sorte une ligne de repli, n’entrant en fonction que lorsque l’équipe est paralysée et le temps de rétablir un fonctionnement collectif. Autrement dit, chacun rendrait d’abord des comptes à son équipe et ne serait ni évalué ni sanctionné individuellement aussi longtemps que l’équipe fait son travail et n’est pas dessaisie de son mandat.

    Si l’on observe l’évolution du droit contemporains, on constate que les juristes, s’il existe une volonté politique, parviennent à mettre en forme des droits, des obligations et des fonctionnements qu’on pensait impossible : des partenariats, des co-responsabilité, des dispositifs alternatifs ou supplétifs, des statuts avec des doubles légitimité, etc.. La coopération n’avancera qu’au prix d’une certaine imagination organisationnelle et d’une ingénierie juridique originale. Ces problèmes trouveront des solutions si on demande à des experts de les cherche activement. Aujourd’hui, connaît-on un ministère de l’éducation qui ait mandaté ses juristes dans ce sens ?

     " Soyez réaliste : demandez l’impossible ! "

    Ce slogan a plus de trente ans, puisqu’il était scandé en mai 1968 par les étudiants qui rêvaient de changer la vie. Reste-t-il d’actualité ? Il suggère en tout cas que dans certains domaines, la politique des petits pas n’est pas crédible, qu’il faut payer le prix d’une rupture si l’on veut que les pratiques changent.

    Sans imposer la coopération, l’institution pourrait lui donner un statut privilégié et, en contrepartie, mener la vie dure à l’individualisme. C’est évidemment une stratégie plus risquée que les incitations molles, c’est-à-dire purement verbales. Aujourd’hui, un enseignant qui travaille porte fermée n’est en rien pénalisé. Au contraire, ceux qui choisissent de travailler en équipe courent certains risques : tant que tout va bien, on les laisse tranquilles, mais il suffit d’une plainte, d’un conflit, d’une crise pour qu’on se retourne contre les " déviants ".

    Une rupture nette dans la définition du travail enseignant comme travail coopératif durcirait à coup sûr les oppositions au sein du système et pourrait bloquer l’évolution même vers des cycles. En même temps, si elle manque ce coche, l’institution ne retrouvera peut-être jamais une aussi bonne raison d’exiger un minimum de coopération et de responsabilité collective : ni le travail interdisciplinaire, ni l’évaluation, ni les relations avec les parents, ni les projets d’établissements n’appellent aussi instamment le travail d’équipe. S’il a une justification forte, c’est bien la gestion conjointe de cycles d’apprentissage pluriannuels, en particulier lorsqu’ils s’inscrivent dans la lutte contre l’échec scolaire et le mouvement des écoles efficaces.

    Au moment où de nombreux systèmes éducatifs s’orientent vers de tels cycles, il serait regrettable qu’ils n’examinent pas la question sous cet angle ou renoncent très vite, par gain de paix, à un affrontement avec une partie du corps enseignant. En réalité, les adversaires de la coopération sont aussi, très souvent, attachés à une école qui met des notes, donne des devoirs et des punitions, ne négocie pas avec les élèves, fait peu de place aux parents et ne se dirige ni vers la pédagogie différenciée, ni vers les méthodes actives, ni même vers des objectifs larges. Le refus de coopérer a partie liée avec le conservatisme pédagogique. Il est illusoire de croire qu’en ne s’attaquant pas aux relations professionnelles, l’innovation obtiendra le soutien des enseignants individualistes à l’innovation. A trop dissocier les cycles du travail d’équipe, on risque de perdre sur les deux tableaux !

     

    Références

    Friedberg, E. (1993) Le pouvoir et la règle, Paris, Seuil.

    Gather Thurler, M. (1994) Relations professionnelles et culture des établissements scolaires : au-delà du culte de l’individualisme ?, Revue française de pédagogie, octobre-novembre, n° 109, pp. 19-39.

    Gather Thurler, M. (1996) Innovation et coopération entre enseignants : liens et limites, in Bonami, M. et Garant, M. (dir.), Systèmes scolaires et pilotage de l’innovation. Émergence et implantation du changement, Bruxelles, de Boeck, pp. 145-168.

    Gather Thurler, M. (1997) Coopérer efficacement : difficile mais possible, Éducateur, n° 12, 17 octobre, pp. 17-22.

    Gather Thurler, M. (1999) L’établissement scolaire, un lieu où construire le sens du changement, Paris, ESF, à paraître.

    GPR (1999) Vers une réforme de l’enseignement primaire genevois. Propositions pour la phase d’extension de la rénovation entreprise en 1994, Genève, Département de l’instruction publique, enseignement primaire.

    Perrenoud, Ph. (1996) Pouvoir et travail en équipe, in CHUV Travailler ensemble, soigner ensemble. Actes du symposium, Lausanne, CHUV, Direction des soins infirmiers, pp. 19-39.

    Perrenoud, Ph. (1998 a) Les cycles d’apprentissage : une auberge espagnole ?, Éducateur, n° 13, 27 novembre, pp. 25-28.

    Perrenoud, Ph. (1998 b) Les cycles d’apprentissage, de nouveaux espaces-temps de formation, Éducateur, n° 14, 18 décembre, pp. 23-29.

    Perrenoud, Ph. (1998 c) Cycles d’apprentissage et gestion des établissements scolaires : la régulation des interdépendances entre enseignants, Genève, Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation.

    Perrenoud, Ph. (1999 a) De la gestion individuelle d’une classe à la gestion collective d’un cycle d’apprentissage pluriannuel. Une nouvelle corde à l’arc des enseignants, Université de Genève, Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation.

    Perrenoud, Ph. (1999 b) Trois conditions pour apprendre en cycles, Éducateur, n° 1, 5 février, pp. 26-31.

    Perrenoud, Ph. (1999 b) Plaidoyer pour des cycles d’apprentissage de plus de deux ans, Éducateur, n° 7, 28 mai, pp. 28-33.

    Perrenoud, Ph. (1999) Gérer en équipe un cycle d’apprentissage pluriannuel : une folie nécessaire !, Éducateur, n° 9, 3 septembre, pp. 28-33.

    Perrin, J. (1991) Un autre pouvoir pour continuer à enseigner : vers une autorité négociée ?, in AFIDES, La Direction d’établissements scolaires et la Jeunesse actuelle, Actes du Colloque de Villefontaine, AFIDES-France.

    Terssac, G. de et Friedberg, E. (dir.) (1995) Conception et coopération, Toulouse, Octarès, 1995.

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