|
24 septembre 1999, pp. 28-32. |
Mettre en forme la
responsabilité
collective dun cycle dapprentissage
Philippe Perrenoud
Faculté de psychologie et des
sciences de léducation
Université de Genève
1999
Lindividualisme a la vie dureEn appeler à limagination juridique
Lindividualisme a la vie dure
A supposer quon adhère à lidée de confier un cycle pluriannuel à une équipe, on pourrait se dire : les praticiens vont bien les découvrir par eux-mêmes et, peu à peu, lorsquils se sentiront prêts, réunir leurs groupes, décloisonner leurs activités et progresser vers une gestion collective.
Le système actuel ne nous donne, hélas, pas beaucoup de motifs de croire à cette évolution spontanée. Non parce que lindividualisme des enseignants serait inamovible. Il est vrai sans doute que sorientent encore vers ce métier des jeunes qui choisissent de travailler avec des enfants plutôt quavec dautres adultes, mais les obstacles majeurs sont à mon avis ailleurs.
Jen vois trois :
La suspicion du pouvoir
Celui qui propose de fonctionner en équipe est très souvent suspect de vouloir devenir le leader. Ce soupçon nest pas sans fondement : la quête de coopération est souvent une réponse à une impasse de laction individuelle. On a besoin des autres pour mener à bien un projet quon na pas les forces, les compétences ou le droit de réaliser seul. Friedberg souligne :
le lien irréductible entre pouvoir et (inter) dépendance, cest-à-dire entre pouvoir et coopération, entre pouvoir et échange, même si cet échange est toujours et en quelque sorte structurellement déséquilibré ; pas de pouvoir sans relation, pas de relation sans échange. Cest là la dimension instrumentale du pouvoir. On ne noue pas des relations de pouvoir gratuitement ou pour lunique plaisir den avoir. On entre dans une relation de pouvoir parce que lon doit obtenir la coopération dautres personnes pour la réalisation dun projet, quel quil soit (un but commun, un problème plus ou moins clairement perçu par les autres, etc.). Contrairement à lintuition première quon pourrait en avoir, pouvoir et coopération ne sont pas contradictoires, mais sont la conséquence naturelle lun de lautre.Quiconque a essayé de réaliser un projet collectif, ne serait-ce quavec ses amis, sen est très rapidement rendu compte, même si la plupart du temps il rechignera à identifier les négociations afférentes comme révélatrices de relations de pouvoir, tant le pouvoir a mauvaise presse et fait peur. Cest pourtant bien cette dimension inévitable et irréductible de laction collective qui est visée ici, faisant du pouvoir non pas un phénomène anormal, pathologique et malsain, mais au contraire la manifestation naturelle et, pour tout dire, normale de la coopération humaine, qui suppose toujours une dépendance mutuelle et déséquilibrée des acteurs (Friedberg, 1993, p. 115-116).
Cela ne veut pas dire que celui qui prend linitiative de proposer une entreprise coopérative ou la constitution dune équipe a un goût maladif du pouvoir pour le pouvoir, ni quil est incapable de négocier et de tenir compte des idées et besoins des autres. Mais dans un univers professionnel où le culte de lindividualisme reste majoritaire (Gather Thurler, 1994) et le déni du pouvoir une coquetterie de tous (Perrenoud, 1996), il nest pas facile de prendre le rôle de chef de projet, que ce soit à léchelle dune équipe ou dune école
De ce point de vue, lincitation institutionnelle peut aider à franchir un pas décisif, en lexigeant de tous, au moins dans une mesure raisonnable, elle donnerait au travail déquipe une " légitimité bureaucratique ". Cela paraîtra sans doute dautant plus paradoxal que la coopération professionnelle sinscrit subjectivement dans une forme dappropriation du travail et de résistance à linstitution. Cest bien lune des questions clés : ladministration scolaire peut-elle avoir lintelligence de créer des acteurs collectifs dont certains deviendront des interlocuteurs remuants, qui lobligeront à des compromis ? Peut-elle, question subsidiaire, ne pas succomber à la tentation de mettre en place des chefs déquipes, des " petits chefs ", en même temps que des équipes ? Jy reviendrai à propos de la responsabilité collective.
Tout tout de suite !
Dans un premier temps, un fonctionnement coopératif est moins efficace : les routines des uns et des autres sont déstabilisées et les équipiers passent du temps à décider ensemble de ce qui allait de soi pour chacun. Les débuts de la coopération saccompagnent souvent de tensions et exigent de nouveaux apprentissages. Comment dépasser cette phase peu gratifiante ?
Aussi longtemps que le travail en équipe reste un libre choix, le plus simple, en cas de difficultés, est de " se replier sous sa tente ". Statutairement, chacun en a le droit, puisquil nest engagé dans un " contrat de coopération " que vis à vis de ses collègues, sans droit de regard de linstitution.
Lorsque, dans un métier, les professionnels sont " condamnés " à travailler ensemble, lorsque leur seule porte de sortie est de changer de travail, chacun développe plus vite les compétences et les stratégies de régulation qui permettent de coopérer sans souffrir et en y trouvant globalement des avantages. Les enseignants, aujourdhui, restent libres de " refuser lobstacle ". Cest pourquoi on ne compte plus les coopérations avortées ou limitées à presque rien, faute dune incitation assez forte à " prendre le taureau par les cornes ", sexpliquer, développer des règles garantissant des décisions efficaces et équitables, des procédures pour affronter déventuels conflits, renouveler léquipe ou renégocier le projet. Il se peut quaucune construction collective ne résiste aux premiers écueils sans une part dengagement externe, voire de contrainte institutionnelle.
Mieux vaudrait se faire à lidée que le caractère coopératif du travail résulte rarement du choix spontané du plus grand nombre. Tout " contrat social " se justifie au gré dun calcul rationnel et entre en conflit avec des peurs et des envies qui dictent le choix inverse. Pour dépasser les ambivalences des acteurs, une politique institutionnelle forte est sans doute une condition décisive. Lorsquau moindre désaccord, le repli sur lindividualisme est possible sans aucune conséquence, la tentation de revenir à son " splendide isolement ". Dautant que, dans un métier de lhumain, la technique ou la science sont loin de mettre tout le monde daccord et quon soppose assez vite sur des jugements de valeur ou des manières de faire et de dire. De telles confrontations mettent en jeu les niveaux les plus enfouis de la personne.
Il me paraît donc aussi indéfendable dimposer la coopération de façon autoritaire que de la laisser entièrement au gré des acteurs. Linstitution peut et doit, si elle souhaite que les enseignants coopèrent, émettre un message clair dans ce sens, créer les bases juridiques nécessaires, prendre des mesures incitatives, offrir des formations et le cas échéant des médiations ou un accompagnement. Lidéal serait une structure qui impose un minimum de responsabilité collective et encourage à létendre, avec une forte reconnaissance institutionnelle de ceux qui vont au delà.
Ne faire ensemble que ce quon fait mieux de la sorte
Il est difficile de traiter de la coopération dune façon purement pragmatique. Toute équipe se sent vite prise dans des mécanismes de solidarité et de loyauté qui conduisent les équipiers à faire ensemble ce quils auraient intérêt à faire séparément. Il nest pas facile, cependant, dadopter une ligne pragmatique :
Savoir travailler efficacement en équipe, cest peut-être dabord savoir ne pas travailler en équipe lorsque ce nest pas nécessaire ! Le risque est assez grand quon tombe dun extrême dans lautre et quaprès avoir prôné lindividualisme on veuille travailler en équipe à tout prix, au point de ne plus oser prendre des décisions ou développer un outil pédagogique sans demander lavis des collègues, de ne plus se donner le droit de développer une aptitude personnelle qui ne correspond pas nécessairement aux priorités définies et aux options prises par les collègues (Gather Thurler, 1996, p. 158).
Il y a toujours un équipier suspect dêtre plus " individualiste " que les autres, ce qui peut le culpabiliser, le pousser à taire certaines réserves pour " suivre le mouvement ". À linverse, il nest pas rare quun seul réfractaire à la dynamique collective conduise à une " surenchère collectiviste " et place la barre encore plus haut.
Si linstitution donnait un statut formel à la coopération, elle la sortirait en partie du registre des bons sentiments et des normes. On pourrait travailler en équipe sans se choisir, sans tout partager, sans aller en vacances ou passer ses loisirs ensemble, sans penser ou agir " comme un seul homme ". Ce serait une simple modalité de fonctionnement professionnel, une pratique banale, dont on acquiert progressivement " le bon usage ".
Aussi longtemps que travailler en équipe est un choix militant, idéologique plus que pratique, les acteurs ont du mal à trouver et à conserver " la bonne distance ". Du coup, les uns alternent entre des phases de renoncement à se faire entendre et des phases dexplosion agressive, les autres entre des phases dabus de pouvoir inconscient et des phases de précautions maladives. Dun choix militant, la coopération peut devenir un pratique banale. Une politique institutionnelle pourrait à la fois valoriser et dédramatiser le travail déquipe.
Choix électif, le travail déquipe saccompagne dune forme didéalisation de la coopération et des équipiers. Chacun risque donc de tomber de haut lorsquil vivra la réalité plus contrastée dun fonctionnement collectif sur le long terme. Des amis qui passent ensemble dexcellentes soirées peuvent se déchirer sils sembarquent pour plusieurs semaines de vacances communes. Des voisins qui entretiennent des rapports civilisés peuvent devenir des ennemis si la situation les rend fortement interdépendant et les confine dans un espace clos.
Une équipe qui triomphe des maladies infantiles de la coopération nest pas au bout de ses peines. Elle trouvera un rythme de croisière, mais surviendra un jour ou lautre un crise, un conflit ou simplement un sentiment de lassitude et daliénation.
De tels événements, lorsquils se présentent, peuvent être dépassés. Ils le seront dautant mieux que les équipiers sont formés à la coopération et bénéficient dun soutien institutionnel. Les déceptions et les divergences peuvent prendre des proportions dramatiques dans une équipe dont personne nattend rien, dont nul ne se soucie et qui peut se déchirer dans lindifférence. Les cadres - chefs détablissements, inspecteurs - jouent parfois le rôle de médiateurs, mais ce nest ni clairement leur mandat, ni leur compétence de base.
Dans une organisation où la coopération est la règle, elle est mise en forme, lorganisation, si elle souhaite la soutenir, propose des modèles de fonctionnement, des contrats, des procédures, des intervenants, bref des dispositifs et des ressources qui ne laissent pas à elles-mêmes les équipes en crise. La culture de lorganisation véhicule en outre des représentations moins naïves de la coopération et des outils conceptuels pour penser les problèmes de pouvoir, de territoire, dautonomie, de loyauté.
En appeler à limagination juridique
Pour que la responsabilité collective dun cycle ne soit pas une formule creuse, il reste à donner une forme juridique adéquate à la coopération professionnelle. Or, à ce jour, lécole connaît surtout des responsabilités individuelles : celle du praticien isolé, qui nest comptable que de ses propres actes professionnels, et celle du chef, qui assume les faits et gestes de ses subordonnés. De nombreuses organisations ont résolu le problème en le faisant disparaître, par lémergence dun niveau hiérarchique supplémentaire, celui de " chef déquipe ", qui a charge dorchestrer et réguler la coopération. Dans lenseignement, cette solution serait peu fonctionnelle et sans doute inacceptable. On peut donc souhaiter que lécole invente une véritable responsabilité collective.
Équipe et coordination
Le groupe de pilotage de la rénovation, à Genève, a proposé dinstituer des équipes de cycles responsables de leur action en tant que telles :
Les élèves dun cycle, dans une école, sont confiés à une équipe pédagogique solidairement responsable de leur coexistence harmonieuse, de leur travail et de leur progression vers les objectifs tout au long du cycle, ainsi que de leur évaluation et de linformation régulière des parents. Au sein du cursus, les équipes veillent à la cohérence entre les cycles.Les enseignants collectivement responsables du cycle regroupent les élèves de la façon qui leur paraît optimale dans la perspective dune pédagogie différenciée. Ils jouent donc, en plus de lappartenance de chaque élève à un groupe-classe, sur des groupes de travail diversifiés, monoâges ou multiâges, homogènes ou hétérogènes, définis comme des groupes de besoin, de projet, de niveau, de soutien, etc. Les enseignants se répartissent les tâches en conséquence, de préférence de façon flexible et mobile.
Léquipe rend compte de lusage de son autonomie dorganisation, elle est donc capable dexpliquer et de justifier son système de travail et ses modes de différenciation auprès des instances mises en place à cet effet. Elle informe les parents du fonctionnement des cycles, des buts et des objectifs visés (GPR, 1999, p. 20).
Le même rapport note quune équipe de cycle " devient, à plusieurs égards, la pierre angulaire de lédifice ", notamment parce quelle " assume le suivi et lévaluation des élèves, sur quatre ans, par rapport aux objectifs-noyaux " et " conçoit et met en place des dispositifs et une organisation du travail en fonction desquels se fait le partage des tâches ". Le rapport propose " que les aspects humains et juridiques de la responsabilité collective soient codifiés ".
En renonçant à nommer un chef déquipe, qui parlerait au nom de son unité et déciderait au besoin sans avoir consulté aucun de ses subordonnés, on prend évidemment un risque, dun point de vue juridique et bureaucratique. Les réflexions sur lautorité négociée (Perrin, 1991) et le leadership coopératif (Gather Thurler, 1999) devraient rendre ce modèle crédible et permettre de maîtriser ce risque. On ne manque pas de précédents : dans les universités, les doyens de facultés, les présidents de sections, les responsables de départements sont élus par des collèges ; ils tiennent leur autorité déléguée de cette élection plutôt que dune nomination venue den haut ; ce mode de faire fonctionne dans la vie associative, sans aboutir à une paralysie de la décision ou à une dilution des responsabilités. Lévidence du modèle hiérarchique mérite dêtre questionnée, dautant quil apparaît plus efficace pour empêcher des initiatives que pour mobiliser positivement
Si elle renonce à nommer den haut un " chef déquipe ", linstitution est cependant en droit dexiger dune équipe quelle désigne, en son sein, un coordinateur ou animateur chargé de la représenter, primus inter pares sans autorité formelle et qui ne sinstallerait pas à vie dans ce rôle. À défaut, léquipe serait, pour un temps, mise sous tutelle administrative, comme cela arrive à certaines communes ou à certaines facultés, lorsquelles se révèlent durablement incapables de se gérer elles-mêmes.
La définition formelle dun rôle de coordinateur déquipe paraît un moyen terme raisonnable entre la création dun nouvel échelon hiérarchique et labsence de tout porte-parole désigné, représentant léquipe à lextérieur, aussi bien que de tout garant du fonctionnement collectif. Le groupe de pilotage se demande si les équipes de cycles ont-elles besoin dun tel coordinateur, si elles ne peuvent se coordonner elles-mêmes, sans confier un rôle spécifique à lun des membres de léquipe. Il arrive à la conclusion que la désignation dune coordinatrice ou dun coordinateur de cycle présente plusieurs avantages :
Un fragile équilibre
Exercer une responsabilité commune, réfléchir, décider et agir ensemble ne veut pas dire renoncer à toute autonomie, ni à toute singularité individuelle. Une équipe de cycle doit donc chercher, trouver et maintenir un fragile équilibre entre cohésion de lensemble et liberté de chacun, entre efficacité du dispositif et prise en compte des personnes, de leurs compétences, de leurs façons de voir.
Cela confère à une telle équipe un pouvoir et des responsabilités de gestion assez importantes, dont linstitution doit rendre lexercice vivable, notamment (Perrenoud, 1998 c) :
Une responsabilité collective na de sens que si tous les acteurs (ladministration, linspection, les parents, les autorités locales) traitent léquipe comme une " personne morale ", à charge pour elle de répartir les tâches, dassumer les dispositifs mis en place et de déléguer un porte-parole légitime dans divers contacts extérieurs.
Mettre en place des cycles dapprentissage sans modifier en parallèle le contrat de travail et lorganisation administrative ne pourrait quaboutir, à la moindre divergence, à un repli vers le " chacun pour soi ". Une équipe doit pouvoir prendre des décisions qui simposent à tous ses membres. À charge pour elle de les prendre à lissue dun débat équitable, chacun tentant de comprendre les arguments des autres et duvrer à un consensus. Si, à lissue du débat, il ny a pas unanimité, il doit y avoir vote et décision, sans que les membres minoritaires puissent, soit bloquer indéfiniment la décision, soit " reprendre leurs billes ".
Il faut donc que le système constitue léquipe de cycle, en droit, comme un collège capable de prendre des décisions et de les mettre en uvre. On est loin de léquipe pédagogique sans statut ni obligations, dont chacun peut se retirer unilatéralement, sans aucune conséquence, dès quil est mis en minorité.
Lidée dune responsabilité collective va contre nos habitudes mentales. Sur le papier, il est facile de démontrer quelle est " impraticable ", en montant en épingle des situations difficiles. Cest dautant plus facile quon fait comme si, actuellement, la responsabilité individuelle et le contrôle des pratiques fonctionnaient de façon satisfaisante dans lécole. Si lon séloigne de cette fiction, on saperçoit quil est nécessaire et possible dinventer des règles conciliant coopération et nécessité de rendre des comptes. A condition quon ne leur demande pas dêtre plus parfaites que les procédures actuelles !
La responsabilité collective ne ferait pas disparaître la responsabilité personnelle. Mais cette dernière deviendrait en quelque sorte une ligne de repli, nentrant en fonction que lorsque léquipe est paralysée et le temps de rétablir un fonctionnement collectif. Autrement dit, chacun rendrait dabord des comptes à son équipe et ne serait ni évalué ni sanctionné individuellement aussi longtemps que léquipe fait son travail et nest pas dessaisie de son mandat.
Si lon observe lévolution du droit contemporains, on constate que les juristes, sil existe une volonté politique, parviennent à mettre en forme des droits, des obligations et des fonctionnements quon pensait impossible : des partenariats, des co-responsabilité, des dispositifs alternatifs ou supplétifs, des statuts avec des doubles légitimité, etc.. La coopération navancera quau prix dune certaine imagination organisationnelle et dune ingénierie juridique originale. Ces problèmes trouveront des solutions si on demande à des experts de les cherche activement. Aujourdhui, connaît-on un ministère de léducation qui ait mandaté ses juristes dans ce sens ?
" Soyez réaliste : demandez limpossible ! "
Ce slogan a plus de trente ans, puisquil était scandé en mai 1968 par les étudiants qui rêvaient de changer la vie. Reste-t-il dactualité ? Il suggère en tout cas que dans certains domaines, la politique des petits pas nest pas crédible, quil faut payer le prix dune rupture si lon veut que les pratiques changent.
Sans imposer la coopération, linstitution pourrait lui donner un statut privilégié et, en contrepartie, mener la vie dure à lindividualisme. Cest évidemment une stratégie plus risquée que les incitations molles, cest-à-dire purement verbales. Aujourdhui, un enseignant qui travaille porte fermée nest en rien pénalisé. Au contraire, ceux qui choisissent de travailler en équipe courent certains risques : tant que tout va bien, on les laisse tranquilles, mais il suffit dune plainte, dun conflit, dune crise pour quon se retourne contre les " déviants ".
Une rupture nette dans la définition du travail enseignant comme travail coopératif durcirait à coup sûr les oppositions au sein du système et pourrait bloquer lévolution même vers des cycles. En même temps, si elle manque ce coche, linstitution ne retrouvera peut-être jamais une aussi bonne raison dexiger un minimum de coopération et de responsabilité collective : ni le travail interdisciplinaire, ni lévaluation, ni les relations avec les parents, ni les projets détablissements nappellent aussi instamment le travail déquipe. Sil a une justification forte, cest bien la gestion conjointe de cycles dapprentissage pluriannuels, en particulier lorsquils sinscrivent dans la lutte contre léchec scolaire et le mouvement des écoles efficaces.
Au moment où de nombreux systèmes éducatifs sorientent vers de tels cycles, il serait regrettable quils nexaminent pas la question sous cet angle ou renoncent très vite, par gain de paix, à un affrontement avec une partie du corps enseignant. En réalité, les adversaires de la coopération sont aussi, très souvent, attachés à une école qui met des notes, donne des devoirs et des punitions, ne négocie pas avec les élèves, fait peu de place aux parents et ne se dirige ni vers la pédagogie différenciée, ni vers les méthodes actives, ni même vers des objectifs larges. Le refus de coopérer a partie liée avec le conservatisme pédagogique. Il est illusoire de croire quen ne sattaquant pas aux relations professionnelles, linnovation obtiendra le soutien des enseignants individualistes à linnovation. A trop dissocier les cycles du travail déquipe, on risque de perdre sur les deux tableaux !
Références
Friedberg, E. (1993) Le pouvoir et la règle, Paris, Seuil.
Gather Thurler, M. (1994) Relations professionnelles et culture des établissements scolaires : au-delà du culte de lindividualisme ?, Revue française de pédagogie, octobre-novembre, n° 109, pp. 19-39.
Gather Thurler, M. (1996) Innovation et coopération entre enseignants : liens et limites, in Bonami, M. et Garant, M. (dir.), Systèmes scolaires et pilotage de linnovation. Émergence et implantation du changement, Bruxelles, de Boeck, pp. 145-168.
Gather Thurler, M. (1997) Coopérer efficacement : difficile mais possible, Éducateur, n° 12, 17 octobre, pp. 17-22.
Gather Thurler, M. (1999) Létablissement scolaire, un lieu où construire le sens du changement, Paris, ESF, à paraître.
GPR (1999) Vers une réforme de lenseignement primaire genevois. Propositions pour la phase dextension de la rénovation entreprise en 1994, Genève, Département de linstruction publique, enseignement primaire.
Perrenoud, Ph. (1996) Pouvoir et travail en équipe, in CHUV Travailler ensemble, soigner ensemble. Actes du symposium, Lausanne, CHUV, Direction des soins infirmiers, pp. 19-39.
Perrenoud, Ph. (1998 a) Les cycles dapprentissage : une auberge espagnole ?, Éducateur, n° 13, 27 novembre, pp. 25-28.
Perrenoud, Ph. (1998 b) Les cycles dapprentissage, de nouveaux espaces-temps de formation, Éducateur, n° 14, 18 décembre, pp. 23-29.
Perrenoud, Ph. (1998 c) Cycles dapprentissage et gestion des établissements scolaires : la régulation des interdépendances entre enseignants, Genève, Faculté de psychologie et des sciences de léducation.
Perrenoud, Ph. (1999 a) De la gestion individuelle dune classe à la gestion collective dun cycle dapprentissage pluriannuel. Une nouvelle corde à larc des enseignants, Université de Genève, Faculté de psychologie et des sciences de léducation.
Perrenoud, Ph. (1999 b) Trois conditions pour apprendre en cycles, Éducateur, n° 1, 5 février, pp. 26-31.
Perrenoud, Ph. (1999 b) Plaidoyer pour des cycles dapprentissage de plus de deux ans, Éducateur, n° 7, 28 mai, pp. 28-33.
Perrenoud, Ph. (1999) Gérer en équipe un cycle dapprentissage pluriannuel : une folie nécessaire !, Éducateur, n° 9, 3 septembre, pp. 28-33.
Perrin, J. (1991) Un autre pouvoir pour continuer à enseigner : vers une autorité négociée ?, in AFIDES, La Direction détablissements scolaires et la Jeunesse actuelle, Actes du Colloque de Villefontaine, AFIDES-France.
Terssac, G. de et Friedberg, E. (dir.) (1995) Conception et coopération, Toulouse, Octarès, 1995.
http://www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/perrenoud/php_main/php_1999/1999_19.html
Téléchargement d'une version Word au format RTF :
http://www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/perrenoud/php_main/php_1999/1999_19.rtf
© Philippe Perrenoud, Université de Genève.
Aucune reprise de ce document sur un site WEB ou dans une publication imprimée ne peut se faire sans laccord écrit de l'auteur et dun éventuel éditeur. Toute reprise doit mentionner la source originale et conserver lintégralité du texte, notamment les références bibliographiques.
http://www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/perrenoud/php_main/textes.html Page d'accueil de Philippe Perrenoud : http://www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/perrenoud/ Laboratoire de recherche Innovation-Formation-Éducation - LIFE : |