Source et copyright à la fin du texte

 

In Vie Pédagogique (Québec), n° 113, novembre-décembre 1999.
 

 

 

Raisons de savoir

Philippe Perrenoud

Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation
Université de Genève
1999

Sommaire

Les savoirs comme préalables à l'assimilation d'autres savoirs

Les savoirs comme bases de la sélection scolaire

Les savoirs comme sources d'ancrage identitaire et culturel

Les savoirs comme matériaux pour exercer des savoir-faire intellectuels

Les savoirs comme base d'un travail sur le rapport au savoir

Les savoirs comme éléments de culture générale

Les savoirs comme ressources au service de compétences identifiables

Sans rime ni raison

Références


Mais au fait, pourquoi apprendre ? ", se demande Giordan (1999, pp. 75.). Y a-t-il des raisons de savoir et de faire savoir ? La question peut paraître impertinente : tout savoir n’est-il pas un " trésor ", qui se justifie de lui-même ? Un surcroît de sens et d’intelligibilité du monde, donc un pouvoir ? Une " plus-value d’être " (Vellas, 1996) ?

Sans doute. Toutefois, quiconque rédige les programmes de la scolarité obligatoire doit consentir de nombreux deuils, car il est impossible de tout enseigner. Si le savoir humain n’a aucune raison de se fixer des limites, le savoir scolaire en est un sous-ensemble, qui résulte d’une série de choix à la fois politiques et pédagogiques (Chervel, 1998 ; Forquin, 1989 ; Isambert-Jamati, 1990 ; Perrenoud, 1995). Quelles sont alors les raisons d’enseigner à tous certains savoirs plutôt que d’autres ? D’où vient leur dignité ? Comment légitimer leur élection ?

La question est rarement traitée dans son intégralité, parce que les programmes scolaires sont faits de couches superposées, d’ajouts et de remaniements successifs survenus au fil des réformes et des modes. Le débat se centre en général sur les derniers éléments à supprimer, modifier ou ajouter et laissent dans l’ombre la question de la légitimité même des disciplines instituées et de leur principaux chapitres. Si bien qu’il est difficile de saisir une rationalité unique qui présiderait à la délimitation des savoirs enseignés durant la scolarité de base. Souvent, le souci de leur cohérence interne l’emporte sur la clarification de leur finalité externe. On ne peut en effet découper les champs conceptuels n’importe comment ou enseigner certaines notions sans en avoir construit les bases. Si bien qu’une partie des contenus renvoient à d’autres contenus, dans une sorte de circuit fermé.

De plus, la confection des programmes est confiée à des spécialistes des disciplines qui n’ont pas de vue d’ensemble et se liguent plutôt pour élargir ou au moins sauvegarder leur territoire commun. Ils débattent âprement entre eux, mais les compromis qu’ils passent doivent davantage aux enjeux propres du champ disciplinaire et aux exigence des cycles d’études suivants qu’à une interrogation de fond sur la pertinence de savoirs enseignés au-delà de la scolarité.

Si l’on instituait un groupe de travail chargé de réexaminer l’ensemble des programmes, il découvrirait donc nombre d’éléments que nul ne questionne depuis longtemps, qui paraissent évidents, présents " de toute éternité ". Un tel groupe, s’il devait proposer une rationalité cohérente, aurait pour tâche première de se donner des critères, d’expliciter ce que j’appelle ici des raisons de savoir, qui sont aussi des raisons de faire savoir.

Un tel examen aurait son sens à chaque époque, tant les programmes scolaires sont menacés d’hypertrophie, rançon d’une croissance que nul système éducatif ne maîtrise dans son entier. L’examen s’impose aujourd’hui d’autant plus que la plupart des systèmes élaborent des programmes orientés vers le développement de compétences. Disons d’emblée que les compétences ne s’opposent pas aux connaissances (Perrenoud, 1998 b). Ce sont au contraire des ressources (Le Boterf, 1994) irremplaçables pour agir dans une situation complexe. Agir " à bon escient ", c’est d’abord observer, analyser, comprendre, anticiper, décider sur la base d’un modèle aussi adéquat que possible du réel et des diverses stratégies ouvertes. Ce modèle s’ancre dans des savoirs.

Le mouvement vers les compétences, tel que je le conçois (Perrenoud, 1998 a), se soucie de la mobilisation des savoirs acquis. Il perdrait donc tout sens s’il n’y avait pas grand-chose à mobiliser. Toutefois, cette perspective n’est pas sans conséquence pour la quantité de savoirs enseignables à l’école : comme on apprend à marcher en marchant, on apprend à mobiliser ses savoirs en les mobilisant, de multiples fois, dans des contextes variés, pour analyser des situations, résoudre des problèmes, prendre des décisions, construire des dispositifs ou des stratégies. Cet apprentissage relève d’un entraînement et d’une pratique réflexive. Certains savoirs méthodologiques ou procéduraux peuvent aider à analyser les situations, chercher de l’information, construire des hypothèses, etc. Ils ne se substituent pas à l’exercice supplémentaire, à ce qui équivaut à la clinique dans la formation des médecins.

On ne peut aller dans ce sens en espérant continuer enseigner tous les savoirs actuellement inscrits dans les programmes de la scolarité de base. Leur simple " transmission ", par les voies les plus conventionnelles (cours suivis d’exercices) accapare actuellement la quasi-totalité du temps dévolu aux études et cela reste insuffisant pour les élèves les plus lents ou les moins proches de la culture scolaire. Là se situe la ligne de tension entre connaissances et compétences : dans le partage du temps.

Le problème n’est pas nouveau. Une didactique constructiviste (De Vecchi et Carmona-Magnaldi, 1996, Jonnaert et Vander Borght, 1999, Groupe français d’éducation nouvelle, 1996) imposerait déjà des allégements draconiens des programmes : pour construire ses savoirs par des " méthodes actives ", au gré de projets, de situations-problèmes, de recherches, d’expériences scientifiques, d’activités de communication proches de pratiques sociales, il faut du temps.

Il en faut encore plus pour apprendre à mobiliser judicieusement les mêmes savoirs :

D’où l’importance de trouver le temps :

On ne peut y parvenir sans réduire fortement l’étendue des savoirs enseignés. D’où l’importance de dégager les savoirs essentiels.

Ce mouvement pourrait conduire à des excès : exclure du curriculum tout savoir scolaire qui ne se présenterait pas comme une ressource essentielle au service d’une compétence identifiable. Or, il existe d’autres raisons de savoir et de faire savoir, dont les auteurs de programmes peuvent et doivent se réclamer. Lesquelles ?

Il n’existe pas d’inventaire établi et incontesté des raisons de savoir J’en propose ici une version provisoire. Les savoirs scolaires peuvent se justifier comme :

Ces raisons ne sont pas mutuellement exclusives. Elle indiquent qu’on peut et qu’on doit enseigner des savoirs à l’école sans qu’ils soient constamment et obligatoirement connectés à des compétences. On devrait en revanche être en mesure de dire pourquoi on les enseigne, sans se retrancher derrière de vagues raisons, la " tradition " ou les pressions des lobbies disciplinaires.

Reprenons une à une ces divers raisons.

 

Les savoirs comme préalables à
l’assimilation d’autres savoirs

Le savoir est une construction en étage. Certains états du savoir ne sont que des étapes, qui n’ont guère de validité en dehors de l’enceinte scolaire, parce qu’on suppose que les élèves poursuivront leurs études et dépasseront cet état en approfondissant, élargissant, nuançant, complexifiant, relativisant ce qu’ils ont appris auparavant. Sans être véritablement faux, certains savoirs scolaires sont des approximations, dans l’attente de fondements plus rigoureux. On ne peut, dans un premier temps, comprendre certaines théories mathématiques, physiques, chimiques ou biologiques que de façon métaphorique, faute par exemple d’avoir atteint le niveau d’abstraction nécessaire pour comprendre les mécanismes sous-jacents. C’est ainsi qu’en biologie, la respiration ne peut être vraiment conceptualisée que si l’on maîtrise des notions assez pointues de biochimie. Certains éléments de la théorie des ensembles ou des nombres sont simplifiés à l’école primaire, voire au début du secondaire, au point d’être méconnaissables d’un point de vue mathématique ; c’est inévitable lorsqu’on s’adresse à des enfants ou des adolescents pour lesquels une approche axiomatisée est impensable.

Certains savoirs sont comme ces voies provisoires tracées sur un chantier, destinées à disparaître lorsque le réseau définitif aura pris forme.

Les savoirs comme bases de la sélection scolaire

L’école doit justifier la sélection qu’elle opère et la laver du soupçon d’arbitraire. Les " tests de connaissances " ont une apparence d’objectivité qui rassure les sceptiques. C’est encore mieux si un ordinateur traite de façon impersonnelle des réponses à des questions à choix multiple puisées dans une banque d’items…

Comme il faut bien enseigner ce qu’on évalue, cela conduit à surcharger certains programmes scolaires de savoirs dont le contenu importe moins que leurs vertus sélectives. Les examens propédeutiques qu’on maintient dans certaines facultés universitaires jouent le rôle de barrières sélectives plutôt que de contrôle de réels préalables pour la suite du cursus.

L’exigence de connaissances encyclopédiques permet en outre de sélectionner élèves ou étudiants sur des critères cachés, par exemple la capacité de mémorisation, la force de travail, la persévérance ou encore une forme de docilité prédisposant à étudier tout ce qui est enseigné et exigé, et rien d’autre…

Mieux vaudrait refuser en bloc d’inscrire dans les programmes des savoirs qui servent avant tout à légitimer la sélection ou à masquer d’autres critères. Si des mesures aussi radicales sont impossibles, qu’on s’efforce au moins de choisir à des fins sélectives des savoirs pertinents aussi pour d’autres raisons.

 

Les savoirs comme sources
d’ancrage identitaire et culturel

Il y a des choses qu’il faut savoir parce que l’identité collective passe par une connaissance commune de l’histoire, de la géographie, des institutions, des lois et des coutumes, des langues et de l’économie d’une nation ou d’une région. Depuis le XIXe siècle, l’école a partie liée avec la construction des États démocratiques. Or, l’éducation à la citoyenneté n’appelle pas uniquement l’adhésion à des principes démocratiques (droit de vote, indépendance de la justice) et à des valeurs telles que le respect des droits de la personne, la liberté d’expression ou la solidarité. Ces valeurs se fondent sur des concepts et la connaissance de leurs fondements philosophiques aussi bien que de leur mise en œuvre au cours des siècles ou des décennies.

L’ancrage identitaire passe aussi par une mémoire collective portant sur la genèse et les moments forts de l’histoire collective ; révolutions, guerres, lutte pour l’indépendance, crises, inventions scientifiques, conflits sociaux, réformes majeures du régime politique. A cela s’ajoute la familiarisation, dès l’école, avec une langue, une culture, une littérature, une philosophie, une musique, une peinture, une géographie, une cuisine, voire une religion " nationales " ou " régionales ". Sans oublier la connaissance de symboles (drapeaux, fêtes, héros), de contes, de chansons, de monuments, de sites, de paysages, de sports, de pratiques artisanales, de coutumes, de costumes, de produits propres à la région ou à la nation.

Ces composantes identitaires s’accroissent lorsque l’école appartient à une confession ou une ethnie spécifiques, car elle transmet alors ce qui la singularise, une foi, une langue, une histoire propres.

Le débat sur ces contenus est rarement serein, dans la mesure où toute proposition d’allégement heurte des valeurs et apparaît une agression contre la culture même et donc l’identité de la société ou d’un groupe particulier. Pourtant, depuis un siècle, sous la pression de savoirs savants en expansion et à la faveur de nouvelles représentations de la connaissance, on assiste à un rétrécissement des fonctions identitaires. Il n’apparaît plus nécessaire de connaître la liste de tous les départements et de leurs chefs-lieux pour être un bon Français. Il se peut cependant que la construction de communautés continentales, la montée de l’intégrisme, l’aggravation de la fracture sociale, les conflits interethniques et l’accroissement de la violence alimentent un retour en force des savoirs scolaires comme ancrages identitaires. Tout mouvement du balancier vers un excès d’individualisme et une dissolution du lien social appelle un renforcement des fonctions de socialisation de l’école, donc aussi des savoirs identitaires, à commencer par la loi…

La fonction identitaire de certains savoirs scolaires apparaît donc légitime. La question est plutôt de ne pas en saturer les programmes et de ne pas espérer, par une accumulation de savoirs civiques, échapper à une analyse pointue des conditions de la citoyenneté…

Les savoirs comme matériaux
pour exercer des savoir-faire intellectuels

Certains disciplines ont été justifiées, du moins par intermittence (Isambert-Jamati, 1971) comme une " gymnastique de l’esprit " : les langues anciennes, la mathématique, plus récemment l’informatique. En effet, on ne voit guère comment on pourrait " apprendre à apprendre " et acquérir des savoir-faire intellectuels (prendre des notes, rechercher de l’information, résumer, analyser, synthétiser, argumenter, adapter, traduire, évaluer, décider, anticiper) sans s’entraîner sur des contenus. L’école prétend souvent " faire d’une pierre deux coups " : exercer les savoir-faire intellectuels à propos de savoirs eux-mêmes indispensables.

En pratique, on peut douter que ce soit toujours une préoccupation prioritaire dans la construction des programmes et au moment de la transposition didactique en classe. Les professeurs qui visent le développement de savoir-faire ne se concentrent pas toujours sur la valeur intrinsèque des contenus abordés. Ainsi, pour travailler l’argumentation ou l’observation, on peut être tenté de privilégier des thèmes qui s’y prêtent bien, sans attacher une importance particulière aux savoirs sous-jacents et à leur place dans les programmes. On pourrait avancer l’hypothèse que la plupart des débats organisés en classe portent sur des sujets étrangers aux programmes notionnels ; quant aux expériences de laboratoires en biologie, chimie ou physique, les contraintes de leur faisabilité dans l’enceinte scolaire (temps, place, matériaux disponibles, coûts, risques, encadrement, rapport évaluable) prennent fréquemment le pas sur leur articulation aux savoirs théoriques.

Il importerait que contenus théoriques et savoir-faire intellectuels soient plus méthodiquement pensés ensemble, dans chaque discipline et dans un espace pluridisciplinaire. On rejoindrait d’ailleurs alors le travail sur le sens aussi bien que l’exercice de la mobilisation.

Les savoirs comme base
d’un travail sur le rapport au savoir

A l’école, on travaille (ou on pourrait travailler) certains savoirs non pour qu’ils soient mémorisés comme tels dans leur détail, mais parce qu’ils permettent de construire un rapport au savoir qui, lui, sera plus durable. On ne devrait pas, par exemple, travailler les unités de mesure sans s’arrêter à leur genèse historique ni comprendre leurs dimensions politiques. On le voit en ce moment en Europe avec l’apparition de l’euro : une monnaie est essentiellement politique, elle définit une zone dans laquelle on utilise la même unité, ce qui dispense d’opérations complexes de change et élargit les marchés. Ce qui est évident pour une unité monétaire l’est un peu moins pour les unités de longueur, de poids, de volume ou d’énergie. Pourtant, l’instauration d’un système d’unités a toujours besoin d’une décision et d’une autorité qui s’en porte garante ; elle a toujours des enjeux politiques et économiques ; elle délimite toujours des zones, donc des frontières. Comprendre l’arbitraire théorique et la nécessité historique de nombreuses conventions, dont les systèmes d’unités de mesure, est une connaissance qui va au-delà des conventions elles-mêmes. Sans doute oubliera-t-on plus ou moins vite qui a institué le système métrique, pourquoi l’Angleterre compte en pouces ou en gallons et quel régime français a institué le bureau des poids et mesures. On conservera l’intuition que ces unités sont des construits humains, qu’elles n’existent pas " dans la nature " et qu’elles exigent un accord, parce qu’elles n’ont de sens que reconnues au sein d’un réseau d’échanges. Le rapport au savoir en sera durablement transformé. Il en va de même pour le code orthographique.

Prenons d’autres exemples :

De tels savoirs, destinés non à être conservés comme tels dans leur détail, mais à faire émerger un nouveau rapport au savoir, sont actuellement les parents pauvres dans l’enseignement. Ils ne figurent pas au programme et n’ont guère de raison d’être évalués comme tels. Ils relèvent plutôt d’une démarche didactique. Les travaux sur le rapport entre échec scolaire et rapport au savoir (Charlot, Bautier et Rochex, 1992) suggèrent cependant que tous les élèves ne disposent pas d’emblée des clés nécessaires pour donner du sens aux savoirs scolaires et qu’il importerait de travailler cette dimension avant d’accumuler les contenus.

 

Les savoirs comme éléments de culture générale

C’est la justification la plus vague, qui vient à la rescousse lorsqu’on ne sait pas justifier autrement la présence d’un savoir dans un programme. Toute connaissance enrichit potentiellement notre regard sur le monde et, toutes choses égales d’ailleurs, on ne voit pas pourquoi on s’en priverait. Cette perspective positive n’explique pas encore pourquoi on intègre telle ou telle connaissance à un programme scolaire, ce qui en fait un passage obligé pour tout ou partie des élèves. Ils ne sont plus alors en situation de choisir leur culture, elle a été pensée en dehors d’eux et leur est imposée. Que ce soit " pour leur bien " pour " leur ouvrir les yeux ", pour " enrichir leur esprit ", pour les aider à " mieux se situer " ou à " construire du sens ", nul concepteur de programme ne devrait être dispensé de justifier ce qu’il choisit d’inclure dans la " culture générale " enseignée à l’école.

On sait que la musique, la littérature, les arts graphiques enseignés dans les écoles restent très largement solidaires de la conception de la culture de classes dirigeantes des pays développés. On assiste certes à des tentatives d’ouverture à la pluralité des langues et des cultures, aussi bien à l’intérieur d’une société qu’à l’échelle de la planète, même si elles sont encore fort timides. Le système éducatif n’a plus aujourd’hui une conception claire de la culture générale à transmettre. Sans doute parce que nous sommes écartelés entre une conception élitiste de la culture et une conception anthropologique. La culture avec un grand C correspond à ce que la classe dominante considère comme LA culture, celle de l’élite, qui fait la part belle aux " humanités ", aux sciences et aux arts, une petite place aux techniques et presque aucune aux savoirs de la vie quotidienne. L’ennui est que cette culture exclut tous ceux qui ne trouvent pas à l’école le prolongement de leur univers familial. Sa gratuité est un signe d’appartenance pour les uns, une inaccessible étoile pour les autres. Et ceux qui n’accèdent pas à cette culture d’élite sont réputés " incultes ".

Pour les anthropologues, la culture est au contraire l’ensemble des représentations, savoirs, valeurs et symboles qui permettent aux êtres humains de penser le réel, de construire du sens, de participer, de se situer dans l’univers et les uns par rapport aux autres. Bref, rien n’est moins gratuit. Et chaque être humain participe d’une ou de plusieurs cultures, quelle que soit sa condition. Il n’y a aucune raison alors d’opposer culture et compétences, certaines compétences font appel à des savoirs culturels étendus, qu’ils soient savants ou de sens commun.

Cette vision anthropologique fait éclater l’unité supposée de la culture générale. Chaque groupe social ou ethnique peut revendiquer la sienne. Se pose alors un nouveau problème, épineux : le respect des différences doit-il conduire à confiner chacun dans sa culture d’origine ? Entre la certitude que chacun doit, pour être digne de la condition humaine, connaître et aimer Mozart ou Molière, et la certitude inverse que le rap ou le roman-photo sont tout aussi dignes d’intérêt, l’école doit se déterminer. Aujourd’hui, elle est plutôt le théâtre d’un conflit de conceptions et d’une diversité de pratiques plutôt que d’une ligne cohérente.

Les réflexions sur l’entrée dans la culture (Bernardin, 1997, Bruner, 1996) ouvrent des pistes nouvelles, mais suggèrent aussi que la culture générale comme " raison de savoir " n’est qu’une formule provisoire. Il se peut que la poursuite de l’analyse conduise à renoncer à ce concept flou pour parler d’identité, de rapport au savoir ou de compétences…

 

Les savoirs comme ressources
au service de compétences identifiables

J’insiste sur le caractère identifiable, car tout savoir peut prétendre, potentiellement, au statut de ressource. Dans son atelier, un bricoleur accumule des matériaux dont il n’a pas immédiatement l’usage, en se disant qu’il finira bien par leur trouver une destination. On ne peut raisonner de la sorte pour les programmes scolaires. Si l’on justifie une connaissance en tant que ressource au service de compétences, il faut pouvoir dire lesquelles. Le pluriel souligne qu’un champ de connaissances est en général mobilisable par plusieurs compétences.

Il n’est pas facile de connecter une compétences à des ressources. D’abord parce que les ressources que mobilise une compétence sont diverses. Ce sont :

Même en se limitant aux savoirs, rien ne permet d’identifier du premier coup d’œil ceux qu’une compétence met en jeu, qu’elle soit ou non disciplinaire. Certes, on perçoit rapidement certains savoirs centraux, mais d’autres sont plus implicites et font partie d’une sorte de background global. Le rapport des connaissances à l’action est multiple. Leur degré de précision et de formalisation varie : il suffit parfois de connaissances floues et approximatives, alors que d’autres, pour être opératoires, doivent être très précises.

Il importe d’approfondir ces questions pour développer un regard critique sur les liens connaissances-compétences. Qu’un savoir soit " vaguement " connecté à une compétence ne suffit pas, il faut encore attester de sa mobilisation par au moins une partie des praticiens experts. Le débat sur la grammaire nourrit à cet égard des polémiques sans fin (Chervel, 1977)…

 

  Sans rime ni raison

De cet examen rapide des raisons de savoir, je conclurai, d’une part qu’il n’y a aucune raison d’exercer un terrorisme des compétences sur les programmes, mais qu’en contrepartie, nul ne peut aujourd’hui refuser de dire pourquoi tel savoir figure dans tel programme.

L’enjeu est évidemment de ne pas surcharger les programmes à un moment où l’on a besoin de temps pour exercer leur mobilisation et la construction de compétences. Plus globalement, il est temps d’interrompre la fuite en avant, de faire des deuils et de recentrer les programmes sur ce que Develay (1992) appelle les matrices disciplinaires et de passer au crible l’ensemble des contenus. L’approche par compétences est une occasion de procéder à ce changement de paradigme.

On entend déjà les lobbies disciplinaires crier au loup, dénoncer la baisse du niveau et la fin de la culture. Ils auront gain de cause aussi longtemps qu’une partie des professeurs ne s’identifieront pas à la cohérence de la formation scolaire, à l’équilibre de l’apprenant et à sa capacité de se servir de ce qu’il a appris plutôt qu’à leur propre champ de savoir ou, ce qui est pire encore, aux quelques " tranches de savoir " qu’ils ont mandat d’insérer dans ce grille-pain nommé élève (Gauthier, 1993).

  Références 

Bernardin, J. (1997) Comment les enfants entrent dans la culture écrite, Paris, Retz.

Bruner, J. (1996) L’éducation, entrée dans la culture, Paris, Retz.

Chervel, A. (1977) …et il fallut apprendre à écrire à tous les petits français. Histoire de la grammaire scolaire, Paris, Payot.

Chervel, A. (1998) La culture scolaire. Une approche historique, Paris, Belin.

De Vecchi, G. et Carmona-Magnaldi, N. (1996) Faire construire des savoirs, Paris, Hachette

Develay, M. (1992) De l’apprentissage à l’enseignement, Paris, ESF.

Gauthier, C. (1993) Tranches de savoir. L’insoutenable légèreté de la pédagogie, Montréal, Éditions Logiques.

Giordan, A. (1998) Apprendre !, Paris, Belin.

Groupe français d’éducation nouvelle (1996) Construire ses savoirs, Construire sa citoyenneté. De l’école à la cité, Lyon, Chronique sociale

Jonnaert, Ph. et Vander Borght, C.(1999) Créer des conditions d’apprentissage. Un cadre de référence constructiviste pour une formation didactique des enseignants , Bruxelles, De Boeck.

Forquin, J.-C. (1989) École et culture, Bruxelles, De Boeck.

Isambert-Jamati, V. (1970) Crises de la société, crises de l’enseignement, Paris, PUF.

Isambert-Jamati, V. (1990) Les savoirs scolaires, Paris, Éditions universitaires.

Le Boterf, G. (1994) De la compétence. Essai sur un attracteur étrange, Paris, Les Éditions d’organisation.

Mendelsohn, P. (1996) Le concept de transfert, in Meirieu, Ph., Develay, M., Durand, C. et Mariani, Y. (dir.) Le concept de transfert de connaissance en formation initiale et continue, Lyon, CRDP, pp. 11-20.

Perrenoud, Ph. (1995 a) La fabrication de l’excellence scolaire : du curriculum aux pratiques d’évaluation, Genève, Droz, 2e édition augmentée.

Perrenoud, Ph. (1995 b) Enseigner des savoirs ou développer des compétences : l’école entre deux paradigmes, in Bentolila, A. (dir.) Savoirs et savoir-faire, Paris, Nathan, pp. 73-88.

Perrenoud, Ph. (1996) Enseigner : agir dans l’urgence, décider dans l’incertitude. Savoirs et compétences dans un métier complexe, Paris, ESF.

Perrenoud, Ph. (1998 a) Construire des compétences dès l’école, Paris, ESF, 2e éd.

Perrenoud, Ph. (1998 b) Construire des compétences, est-ce tourner le dos aux savoirs ?, Résonances. Mensuel de l’École valaisanne, n° 3, Dossier " Savoirs et compétences ", novembre, pp. 3-7.

Perrenoud, Ph. (1999) L’école saisie par les compétences, Université de Genève, Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation.

Tardif, J. et Meirieu, Ph. (1996) Stratégie pour favoriser le transfert des connaissances, Vie pédagogique, n° 98, mars-avril, pp. 7.

Vellas, E. (1996) Donner du sens aux savoirs à l’école : pas si simple !, in Groupe français d’éducation nouvelle, Construire ses savoirs, Construire sa citoyenneté. De l’école à la cité, Lyon, Chronique sociale, pp. 12-26.

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