Source et copyright à la fin du texte
in Hexel, D. (dir.) Voyage dans un espace multidimensionnnel. Textes réunis en l’honneur de Daniel Bain, Genève, Service de la recherche en éducation, 1999, Cahier n° 6, pp. 53-69.

 

 

Les systèmes éducatifs face
aux inégalités et à l’échec scolaire :
une impuissance teintée de lassitude

Philippe Perrenoud

Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation
Université de Genève
1999

Sommaire

Le refus de faire partie du problème

La volonté de ne pas savoir

Le poids des lobbies

La recherche d’effets à court terme

Les orientations de la formation des enseignants

La conception du changement et des organisations

Les failles du pilotage des réformes

Réformer la pensée ?

Références

 


Un enseignant de quarante ou cinquante ans pourrait croire, de bonne foi, que le système éducatif qui l’emploie a " tout fait " pour éliminer l’échec scolaire et les inégalités sociales devant l’éducation : réformes de structures, cycles d’orientation, développement de la scolarité préobligatoire, diversification des voies postobligatoires, modernisation des programmes, ouverture sur la vie, formation plus poussée des enseignants, audiovisuel et nouvelles technologies, dialogue plus ouvert avec les familles, respect des droits des élèves, sensibilité aux différences culturelles, soutien pédagogique, travail des enseignants en équipe, projets d’établissements, zones d’éducation prioritaire. A force d’en entendre parler, on pourrait même ajouter : évaluation formative, pédagogie différenciée, cycles d’apprentissage et approche par compétences, en s’imaginant que ces idées sont déjà mises en œuvre…

De ce foisonnement de mesures, il est tentant de conclure que, si les échecs scolaires, les abandons en cours d’études et les inégalités subsistent, si " la réalité résiste " (Hutmacher, 1993), c’est qu’il faut se rendre à l’évidence : on arrive au bout de nos moyens. Ce sentiment d’impuissance pourrait nous saisir d’autant plus facilement que les finances publiques sont dans les chiffres rouges et la croissance économique durablement ralentie, si bien que la fuite en avant vers de nouvelles réformes se heurte à des intérêts plus terre à terre : maintenir l’emploi et les conditions de travail, faire fonctionner l’école dans un monde en crise, où l’intention d’instruire n’est plus acquise. La violence et l’incivilité semblent, en cette fin du XXe siècle, préoccuper les systèmes éducatifs davantage que l’échec scolaire. Comme s’il s’agissait d’un tout autre problème.

Alors que, dans les années 1950, on assistait à " l’émergence de l’échec scolaire comme problème social " (Isambert-Jamati, 1985), nous nous trouvons près d’un demi-siècle plus tard dans une tout autre configuration idéologique : à la fois moins de résistance au principe d’une éducation pour tous et plus de scepticisme sur les chances d’y arriver.

On peut comprendre ce sentiment d’impuissance teintée de lassitude. On ne compte plus les lois, les réformes, les programmes de formation, les projets qui se sont réclamés de la lutte contre l’échec scolaire. Les militants sont un peu comme ces pacifistes qui ont cru au " plus jamais ça " et qui voient avec désespoir éclater de nouvelles guerres.

Pourtant, à y regarder de près, il n’y a aucune raison de désespérer. Les tentatives de lutte contre les inégalités ne sont pas restées sans effet. Le niveau monte, même si cette démocratisation au sens large n’affaiblit pas les écarts entre les classes sociales : l’échelle a pris l’ascenseur, mais reste une échelle, selon la formule d’Hutmacher. Le destin scolaire des filles et des garçons est en voie de se rapprocher, voire la hiérarchie de s’inverser. Quant aux taux de scolarisation, ils indiquent que peu de jeunes sortent aujourd’hui du système éducatif en fin de scolarité obligatoire. Si tous n’ont pas un diplôme, presque tous ont eu l’occasion d’élargir leur formation de base. On peut donc être tenté d’opposer l’image d’un verre à moitié plein à celle d’un verre à moitié vide. Ne nous cachons pas cependant le fait que les compétences et les savoirs d’une partie des jeunes restent largement en deçà des objectifs visés par les systèmes éducatifs, alors même que ces objectifs sont censés correspondre à une dotation de base, à un " SMIG culturel " en deçà duquel on ne peut prétendre maîtriser son existence et participer en connaissance de cause à la vie de la cité.

Si nous restons " loin du compte ", il ne faut pas s’en étonner : nos tentatives demeurent dérisoires en regard de la force des mécanismes à neutraliser, nos didactiques et nos politiques de démocratisation restent encore plus proches des gesticulations des médecins de Molière que d’une approche rigoureuse des problèmes.

Peut-être est-ce bien d’impuissance qu’il s’agit. Mais elle ne doit rien à la " nature des élèves ". Elle tient à l’inconstance, à l’incohérence et à l’inefficacité programmée de nos politiques de l’éducation. Ce constat sévère ne vise pas en priorité les ministères. Leurs décisions ne sont que l’expression d’une société civile, d’un système politique, d’un appareil administratif et d’un corps enseignant qui ont l’art de vivre avec des problèmes en les déplaçant plutôt qu’en s’y attaquant.

Je tenterai d’analyser quelques-uns des mécanismes qui sous-tendent notre impuissance :

Il est évidemment confortable de prendre une posture critique. C’est le rôle des chercheurs, mais il leur appartient aussi de contribuer, entre " engagement et distanciation " (Duru-Bellat, 1999) à poser les problèmes et à proposer des solutions. On ne saurait leur reprocher de n’avoir pas encore dégagé toutes les connaissances nécessaires : le volontarisme ne fait pas de miracles en ce domaine, comme en s’en aperçoit aussi en médecine ou en physique, en dépit de moyens sans commune mesure avec ceux qu’on accorde à la recherche en éducation. Pour le reste, les chercheurs font partie du système et n’ont pas davantage de vertu…

 

 

Le refus de faire partie du problème

L’échec des politiques, c’est, comme l’enfer, toujours les autres. Or, que voit-on ?

 

La volonté de ne pas savoir

Elle se présente sous une double forme :

Notre ignorance effective porte sur divers aspects majeurs de l’échec :

Toutefois, nous en savons nettement plus qu’il y trente ans, à la fois dans le registre descriptif et dans le registre de l’élucidation des causes et des mécanismes. Se sert-on de ce qu’on sait pour agir ? Dans une mesure insuffisante :

Les savoirs sont certes fragiles, controversés et changeants. Il y a cependant des secteurs où nous en savons assez pour agir. Nous savons par exemple que le redoublement est à la fois coûteux (pour les personnes comme pour les systèmes, financièrement et symboliquement) et qu’il n’est pas efficace (Crahay, 1996). Or, que font les acteurs de ce savoir ? Ils lui préfèrent leur " conviction intime " que le redoublement, c’est " tout de même utile ". Le " Tenez, je connais un enfant qui, grâce au redoublement, a pu faire des études longues " fait contrepoids à toutes les statistiques. Second exemple : les expériences de scolarité sans notes montrent que leur suppression n’a aucun effet négatif à condition de continuer à évaluer sérieusement les progressions et les acquis et à en informer les intéresser. Or, à cette évidence empirique, les acteurs, de l’enseignant au ministre, opposent leur expérience personnelle et leur attachement à la notation comme source de motivation. Troisième exemple : les classes censées être capables de suivre avec succès le même programme annuel sont de fait fort hétérogènes, si bien qu’on garantit, au gré d’un enseignement frontal, soit un nivellement par le bas, soit un échec d’une partie de la classe. Que fait-on de cette évidence ? A l’heure où une pédagogie différenciée paraîtrait une règle de base dans tout système éducatif, certains en sont à envisager quelques heures de soutien, les plus avancés réservent la pédagogie différenciée aux zones d’éducation prioritaire et aux filières les plus dévalorisées, façon subtile de prouver qu’elle ne peut pas faire de miracles…

Ces constats n’expriment pas l’amertume de quelque inventeur déçu de voir le monde ignorer sa potion magique. Le problème de l’écart entre ce qu’on sait et ce qu’on en fait ne se réduit pas à un malentendu entre les producteurs et les utilisateurs des savoirs. Toutefois, ce malentendu existe et le monde de la recherche est loin d’être irréprochable. Il se montre très ambivalent à l’égard des orientations politiques fortes des programmes de recherche. Nombre de chercheurs - au nom bien entendu de l’indépendance de la science - préfèrent cultiver leur petit jardin que participer à une entreprise d’envergure, en aliénant une partie de leur liberté. Les programmes de recherche orientés vers l’action attirent sans doute des projets, mais n’est-ce pas tout simplement parce qu’ils promettent des crédits que la recherche fondamentale ne reçoit pas, du moins en sciences humaines ?

Ici, comme sous d’autres angles, je ne cherche pas un bouc émissaire, ce sont des effets de système, qui ne pourront être maîtrisés que par l’ensemble des acteurs, au prix d’une analyse de leurs modes de faire. Mais avant d’être une question de mémoire collective et de méthode, la volonté de savoir est une volonté politique. Nous sommes certainement sortis de l’obscurantisme et de la dénégation des faits qui ont accueillis, par exemple, le rapport Coleman (1966) ou les travaux de Bourdieu et Passeron (1964, 1970) sur les héritiers et la reproduction. De là à une mobilisation collective pour dresser " l’état des savoirs " et en tirer quelques conclusions majeures, il y a un pas que nulle société développée n’a véritablement franchi. On laisse le souci de définir de magnifiques politiques de l’éducation aux organisations internationales (OCDE, UNESCO, BIE, Communauté européenne, Conseil de l’Europe), qui se meuvent dans un no man’s land qui permet d’accumuler des recommandations sans avoir les moyens de les mettre en œuvre… On peut en conclure que même si les stratégies de perpétuation des inégalités et de reproduction de l’ordre social ne dominent plus la scène politique (Berthelot, 1983), elles demeurent fort actives et conservent assez de force pour neutraliser les constats et surtout les conséquences politiques qu’on pourrait en tirer. La récente consultation sur les lycées, en France, suggère que l’état des rapports de force permet aujourd’hui d’analyser les fonctionnements et les effets du système éducatif, de proposer des réformes audacieuses, mais pas de transformer l’essai. Les Ministères ne comptent plus les livres blancs et autres rapports qu’ils ont commandés et qui sont restés sans suites. Ce qui nous amène au problème suivant.

 

Le poids des lobbies

Le système éducatif est un édifice plusieurs fois centenaire, qui a mis en place des structures, des filières, des programmes, des examens. Derrière chaque élément de l’édifice, à chaque étage, il y a des emplois à préserver, des territoires à défendre, des pouvoirs, des privilèges et des publics à conserver. Ce n’est pas original, toutes les organisations souffrent des mêmes blocages. Ils sont, dans le système éducatif, aggravés du fait :

Si bien qu’à de nombreux égards, le système éducatif s’apparente à la société bloquée dont parle Crozier (1971). Aucune force ne parvient à entraîner l’ensemble dans le changement, mais toutes ont assez de pouvoir pour neutraliser les initiatives des autres.

Les lobbies disciplinaires et statutaires sont particulièrement puissants dans tous les systèmes éducatifs. Il faut un combat de plusieurs années pour modifier la répartition des heures, introduire ou supprimer une discipline, rapprocher des statuts ou mettre fin à certains privilèges. C’est ainsi qu’en France la puissante société des agrégés défend les privilèges archaïques d’une caste, ce qui vaut à ses membres moins d’heures d’enseignement et les dispense, par exemple, d’avoir à présenter un mémoire dans leur formation en IUFM, la " leçon d’agrégation " donnée devant un jury tenant lieu de validation de la compétence pédagogique. Mais d’autres lobbies ont un pouvoir impressionnant : les mathématiciens, depuis toujours, qui contrôlent les programmes scolaires à partie de l’université, ou plus récemment les tenants des technologies nouvelles. Certains syndicats tout-puissants ou certaines associations de parents sont capables de mettre en crise une réforme. L’Église peut mobiliser l’épiscopat et les fidèles dès qu’un gouvernement s’attaque, si peu que ce soit, aux écoles confessionnelles.

Les ministres successifs, lorsqu’ils ne sont pas prisonniers de tel ou tel lobby en vertu de leur origine, ont fort à faire pour dessiner et surtout mettre en œuvre une politique cohérente. Sitôt connue, ses aspects les plus novateurs sont déchiquetés ou ridiculisés s’ils touchent à des intérêts particuliers. Il serait vain d’attendre du politique qu’il débloque un système bloqué, puisqu’il en fait largement partie. Il arrive qu’à la faveur d’une crise ou d’un rapport de force particulier, un magistrat fasse fortement progresser le système, mais de telles conditions sont loin d’être remplies constamment.

 

La recherche d’effets à court terme

Le système éducatif change lentement. Entre l’énoncé d’une idée, d’une méthode, d’un programme, d’une réforme et sa mise en œuvre à large échelle, il peut se passer plusieurs années, durant lesquelles le changement n’existe à l’état accompli que dans les textes et une partie des classes concernées.

A supposer que les structures, les fonctionnements et les pratiques aient vraiment changé à large échelle - ce qui est très rare - il reste à produire des effets sur les élèves. Or, il faut leur laisser le temps de traverser les nouveaux programmes, au moins un cycle d’étude, parfois l’ensemble du cursus. C’est donc souvent dix ans plus tard qu’on a des chances de voir des effets significatifs d’un changement, par exemple de l’introduction d’une approche communicative de la langue, des " mathématiques modernes ", de cycles d’apprentissage ou d’une pédagogie différenciée.

Qui, dans notre société, peut et veut attendre dix ans pour évaluer les politiques publiques ? Cette impatience ne caractérise pas l’école seulement, mais elle est dans ce domaine encore plus grave : on condamne des idées nouvelles - jugées décevantes ! - sans avoir eu l’occasion d’observer leurs effets, ni même, assez souvent, leur réalisation dans le terrain. Les décideurs se comportent comme des médecins qui essayeraient toutes sortes de médicaments sans attendre l’effet des précédents.

La raison la plus évidente de cette " fuite en avant ", c’est bien sûr un système politique qui fonctionne à coup de promesses électorales, d’effets d’annonce et de bilans spectaculaires. Comment attendre dix ans s’il faut faire la preuve tous les quatre ans qu’on a introduit des changement décisifs, " réformé le collège ", " pris le virage des nouvelles technologies ", " réconcilié l’école avec les langues ", etc.

On aurait tort, cependant, de mettre la précipitation sur le compte de quelques ministres désireux de réussir " leur réforme " avant de poursuivre leur carrière. L’ensemble du système cultive l’effervescence. En dehors des rituels articles et émissions sur " la rentrée des classes ", les médias ne s’intéressent qu’aux polémiques sur l’école, qui se nouent à propos de crises et des réformes qui prétendent y apporter des réponses. Les parents n’ont pas dix ans devant eux, leurs enfants grandissent et si leurs associations travaillent aussi pour les générations suivantes, elles auraient du mal à ne pas exiger des changements rapides. Quant aux syndicats d’enseignants, moins pressés, ils ne s’engagent pas pour autant sur des politiques à long terme. Ils oscillent plutôt entre deux tactiques : exiger la satisfaction immédiate de certaines revendications relatives aux conditions de travail et temporiser pour tout ce qui touche aux changements de fond : programmes, évaluation, pratiques pédagogiques.

La " culture de l’évaluation " qui nous envahit ne contribue pas à calmer le jeu : mandater des experts externes n’a de sens que sur une courte période : ils demandent que le système explicite ses objectifs, ils construisent des indicateurs de réussite, recueillent des données, rédigent un rapport et vont sous d’autres cieux répéter la même opération (Perrenoud, 1998). Quant aux experts et services d’évaluation internes, ils plaident souvent pour des calendriers plus longs, mais qui les entend ?

Le problème est en partie de l’ordre des représentations sociales : la plupart des acteurs ne conçoivent pas les médiations lentes et incertaines par lesquelles une décision est prise, comprise, mise en œuvre et porte des effets sur des générations d’élèves traversant le système. Il n’est pas rare, deux ans après une réforme de l’école primaire, d’entendre dire qu’elle " ne donne rien " puisque la réussite au baccalauréat n’a pas augmenté ! La faible culture sociologique, démographique et statistique des acteurs ne contribue pas à les détacher d’une forme de pensée magique qui conduit à refuser de donner du temps au temps.

On peut comprendre ce mécanisme sans pouvoir le maîtriser. On se trouve dans une impasse institutionnelle : la faible durée de vie des gouvernements et souvent de la haute administration font que, dix ans plus tard, aucune instance n’a la mémoire des intentions initiales et ne se sent véritablement comptable de leur réalisation. Qui, en 1999, se souvient des décisions prises en 1989 et tente de vérifier leur mise en œuvre ? En France, par exemple, depuis 1989, plusieurs majorités de gauche et de droite se sont succédés, plusieurs ministres ont œuvré. Par une heureuse coïncidence, le ministre de l’éducation de 1989 est devenu, dix ans plus tard, premier ministre, alors que son conseiller d’alors est devenu ministre de l’éducation. Lionel Jospin et Claude Allègre ont donc tous les atouts pour assurer une certaine continuité. Même dans ce cas, ils sont emportés par le souci d’ouvrir de nouveaux chantiers - lycée, puis collège - et de suivre de nouvelles priorités, par exemple autour de la violence.

Il n’est évidemment pas question de rêver de la continuité que manifestent certaines sociétés totalitaires. Le problème est plutôt de savoir si l’on peut, dans les démocraties, mettre en place des instances moins obsédées par le court terme, des instances indépendantes et légitimes qui, sans se substituer aux gouvernements et aux parlements, leur rappellent les engagements pris et les changements décidés il y a des années. Une instance comme le Conseil supérieur de l’Education paraît jouer ce rôle au Québec. Inutile de dire que si l’on donne à de telles instances les moyens de construire une mémoire et d’observer les changements, elles peuvent à certains moments contrecarrer des politiques ministérielles ou des compromis au sein d’une coalition.

Les orientations de la formation des enseignants

On n’en a pas fini, en éducation, avec les changements de structures et de programmes, mais on sait désormais qu’il ne faut pas en attendre de miracles dans la lutte contre l’échec scolaire. La lutte contre l’échec scolaire passe par des " changements du 3e type " (Perrenoud, 1990), qui touchent aux représentations et aux pratiques des enseignants au-delà de ce qui peut être infléchi par les structures et les programmes, dans la sphère qui relève de l’autonomie professionnelle et ne peut faire l’objet de prescriptions. C’est largement le cas dans le domaine de la pédagogie différenciée, du rapport au savoir, de l’évaluation formative, des méthodes actives, de la relation pédagogique, des visions de l’enseignement et de l’apprentissage. Bref, presque tout ce qui pourrait jouer un rôle déterminant dans la lutte contre l’échec scolaire fait partie des changements de 3e type.

Or, puisque ces changements de 3e type ne se décrètent pas, mais ne se produisent qu’en vertu d’une libre conviction, la question stratégique est de savoir comment convaincre les enseignants de changer volontairement. La formation, continue et initiale, est à l’évidence l’un des leviers majeurs, même s’il en faut d’autres. La formation est un levier à un double titre :

Or, aujourd’hui, qu’observe-t-on ? La plupart des réformes se heurtent à un déficit de formation, à la fois spécifique et général :

J’ai soutenu ailleurs l’idée d’une " introuvable synchronisation entre réformes scolaires et rénovations de la formation des enseignants " (Perrenoud, 1999 d). La temporalité des réformes scolaires ne paraît pas conciliable avec une forte anticipation de leur contenu. Lorsqu’une réforme surgit, on peut au mieux informer les enseignants en formation initiale. Si l’on adapte le curriculum, il est fort possible que cette réforme-là soit passée de mode lorsque les nouveaux enseignants arriveront au terme de leurs études…

Il serait en revanche possible :

Dans ces deux domaines, on peut agir tout de suite, car il ne s’agit pas de mettre la formation à la traîne de la dernière réforme en date, mais d’anticiper. L’école est aux prises avec des contradictions et des problèmes récurrents, qui changent en partie de visage, mais présentent une forte permanence. Il " suffit " de les identifier pour en tenir compte dans les curricula de formation initiale et les actions de formation continue. Dans le domaine de l’échec scolaire, la liste des incontournables est assez facile à dresser, même si on peut en débattre à l’infini. Si la volonté politique existe, on peut incorporer aux référentiels de compétences tout ce qui permettra aux professeurs de participer, au niveau de l’établissement et de la salle de classe comme à celui du système, à la lutte contre l’échec scolaire (Perrenoud, 1999 a).

La conception du changement et des organisations

Il se peut que les systèmes éducatifs vivent encore dans la nostalgie des changements du 1er et du 2e type. Une âme bien trempée de technocrate et de bureaucrate peut en effet regretter l’heureux temps où quelques textes bien conçus modifiaient les structures et les programmes sans trop se soucier de convaincre les acteurs. Au vrai, ces derniers ne demandent pas être convaincus aussi longtemps qu’ils ont l’impression que les changements n’exigeront guère d’infléchissement de leur propre pratique, qu’ils pourront en quelque sorte " passer entre les gouttes " selon le principe : " Le système change, mais moi, je ne change pas ". Les changements de structures sont à cet égard privilégiés : les enseignants intéressés investissent les nouvelles structures et les autres " se replient " sur les filières et structures existantes. La modernisation des programmes est un peu plus délicate, mais il est rare qu’elle exige davantage qu’une forme d’aggiornamento des savoirs à enseigner. Aussi longtemps qu’un nouveau programme incite à enseigner autrement, mais n’y contraint pas, le conflit reste modéré, car ceux qui n’y adhèrent pas adoptent les paroles sans la musique. Les rénovations de l’enseignement du français, par exemple, ont fait accepter de nouvelles conceptions de la grammaire, de la morphosyntaxe et du lexique relativement facilement, alors que le développement de compétences langagières à partir de situations de communication et d’écrits sociaux semble n’avoir véritablement convaincu que les enseignants déjà convertis aux pédagogies actives et aux démarches de projet.

Les autorités scolaires ont expérimenté les limites du modèle top down, mais le modèle bottom up n’est pas une alternative crédible, du moins pas pour faire évoluer à un certain rythme et en maintenant une certaine homogénéité l’ensemble du système éducatif. On parie aujourd’hui sur des modèles middle out qui tentent de concilier des impulsions venues d’en haut (un plan-cadre, avec des axes non négociables et l’exigence de rendre compte) et des initiatives locales. Dans ce contexte, l’autonomie des établissements prend tout son sens. Encore faut-il dépasser ses ambiguïtés (Perrenoud, 1999 b) et penser l’établissement comme un lieu privilégié de rencontre entre les politiques de l’éducation et les pratiques des acteurs. Ce qui exige une vision neuve et audacieuse des établissements, de leur leadership, de leur fonctionnement (autorité négociée, démarches de projet, formation commune, partenariats locaux) et de leurs façon de rendre compte (Gather Thurler, 1998 a et b ; 1999 b).

Aujourd’hui, dans les pays latins, les administrations scolaires vivent encore sur des conceptions bureaucratiques du changement, craignant constamment de perdre le contrôle des opérations et verrouillant en conséquence le système. A l’inverse, dans les cultures anglo-saxonnes, l’autonomie locale et le service et la communauté priment sur la mise en œuvre de politiques nationales. Bref, les systèmes éducatifs sont à la recherche d’une conception de l’organisation faisant la part de la différence, de la négociation, du conflit et du désordre (Alter, 1990) sans pour autant sombrer dans l’anarchie et les rationalités inégalitaires (Grisay, 1988).

Aussi longtemps que les visions de l’organisation scolaire oscilleront entre l’autoritarisme centralisateur des pouvoirs organisateurs et la volonté des enseignants de faire ce qu’ils veulent sans rendre de comptes, il est probable que toute réforme, aussi prometteuse soit-elle sur le fond, sera vouée à l’échec, parce que les jeux des acteurs la réduiront d’un côté à quelques prescriptions de plus, de l’autre à quelques ruses nouvelles pour échapper au changement. 

Les failles du pilotage des réformes

L’un des aspects des stratégies de changement passe par une réponse claire aux questions suivantes : qui veut le changement, qui le pilote, qui l’évalue ?

Dans une démocratie, la réponse " juridiquement correcte " à cette question est bien entendu : les autorités légitimes, qu’on entende par là des pouvoirs organisateurs locaux, comme en Belgique, des Églises, des collectivités locales ou l’État régional ou national. Or, la légitimité des décideurs entre en conflit avec la nécessité d’associer à la politique d’innovation des acteurs qui ne sont pas formellement représentés dans les instances de décision, notamment les usagers (parents, grands élèves) et les enseignants, mais aussi les cadres scolaires et parfois les autorités locales et divers partenaires du système éducatif. Il importe donc de construire des systèmes complexes d’orientation du changement.

Dans une entreprise, ces questions devraient se poser encore moins que dans une collectivité publique : ne revient-il pas à la direction le rôle de vouloir, piloter et évaluer le changement ? Or, les entreprises innovantes, celles qui se veulent des " organisations apprenantes ", mettent en place des structures de participation, des dispositifs de consultation, des " démarches qualité " ou des audits, pour tenter de concilier la légitimité du pouvoir, l’expertise et la coopération des forces vives de l’organisation.

Les administrations scolaires sont en retard sur cette évolution et l’on peut regretter qu’elles retiennent du secteur privé les contrats de prestation, fer de lance du New Public Management, plutôt que les stratégies d’innovation participative. Alter (1990) montre notamment que dans les organisations innovantes, loin de vouloir tout contrôler, la direction adopte la posture d’un médiateur et d’un arbitre entre les fractions les plus conservatrices et les plus progressistes du système.

J’ai plaidé ailleurs (Perrenoud, 1999 c ; voir aussi Gather Thurler, 1999 a) pour que le pilotage des réformes et plus globalement des politiques de l’éducation soit confié à des instances regroupant les acteurs sociaux concernés ou leurs représentants, en laissant aux directions administratives à la fois un pouvoir d’initiative et un droit de veto, mais sans leur donner le total leadership des opérations. Actuellement, la tendance est à négocier davantage que par le passé dans la phase de genèse des réformes, mais d’en confier la mise en œuvre aux administrations scolaires, en leur laissant le soin de mobiliser des forces d’accompagnement et de formation. Or, la phase de conception n’est pas, dans une réforme, la plus problématique si elle survient dans une phase où le consensus s’établit au moins sur l’idée qu’un changement est indispensable. C’est le coût de ce changement qui divise les acteurs, lorsque la réforme bute sur des obstacles et qu’il faut prendre des options difficiles que la négociation devient vitale. Certes, si la réforme a été conçue en vase clos, il serait vain d’attendre des acteurs sociaux qu’ils se solidarisent de décisions qu’on leur a imposées. Mais si on les dépossède de la concertation une fois les textes établis, en confiant " l’application des textes " à la seule administration, leur coopération fera défaut au moment de la mise en œuvre et videra la réforme d’une partie de son sens.

Les systèmes éducatifs n’ont pas encore trouvé des systèmes de pilotage négocié alliant cohérence et débat, légitimité formelle et assise sociologique. 

Réformer la pensée ?

Repenser la réforme, réformer la pensée ". C’est à cette vaste entreprise que nous convie Edgar Morin. La formule indique bien qu’il s’agit d’un cercle vicieux : notre éducation nous empêche de penser les problèmes de manière systémique et donc de transformer le système éducatif.

Hexel et Bain, dans un congrès intitulé " L’institution scolaire est-elle capable d’apprendre ? " affirment : " L’école n’apprend pas, elle sait ". C’est bien une partie du problème. L’école n’est pas une organisation apprenante, elle change sous l’empire de la contrainte et de la crise.

On peut proposer un changement de culture, par exemple à travers les six thèses suivantes défendues dans le même congrès (Gather Thurler et Perrenoud, 1991). 

1. La valeur de la diversité : l’école apprend lorsqu’elle reconnaît que la force d’un système vivant procède de sa diversité plus que de son uniformité, lorsqu’elle permet et encourage la mise en commun et la valorisation des expériences locales.

2. Le droit à l’erreur : l’école apprend lorsqu’elle adopte des procédures de résolution de problèmes, qu’elle accepte le caractère provisoire et inachevé des programmes, des didactiques, des structures, qu’elle abandonne l’esprit de système et le mythe de la réforme définitive, qu’elle substitue le tâtonnement concerté aux directives et recettes venues d’en haut.

3. Une épistémologie réaliste et critique : l’école apprend lorsqu’elle accepte les limites de la connaissance de l’enfant et de l’apprentissage, reconnaît les impasses et les impuissances de toute action pédagogique, refuse la pensée magique, se dégage des mécanismes défensifs et des effets de façade.

4. Le souci de la méthode : l’école apprend lorsqu’elle s’en donne le droit et les moyens, lorsqu’elle s’organise pour formuler les problèmes, inventorier les hypothèses, ne pas tourner en rond, identifier les variables changeables.

5. Une certaine objectivation : l’école apprend lorsqu’elle accepte de se prendre et d’être prise comme un objet d’analyse et de théorisation, lorsque les structures et les pratiques, les représentations et les attitudes peuvent être décrites, expliquées plutôt que jugées.

6. Une ouverture vers l’extérieur : l’école apprend lorsqu’elle accepte de regarder au-delà de ses murs, de chercher des hypothèses, des paradigmes, des stratégies dans d’autres organisations et d’autres champs sociaux, de s’exposer telle qu’elle est au regard extérieur.

Il reste à savoir comment faire évoluer la culture de l’organisation et la culture politique dans ce sens…

 

Références

Alter, N. (1990) La gestion du désordre en entreprise, Paris, L’Harmattan.

Bain, Daniel. (1991) L’école est-elle capable d’apprendre ?,, in Société Suisse de Recherche en Éducation (SSRE), L’institution scolaire est-elle capable d’apprendre ?, Lucerne, Zentralschweizerischer Beratungsdienst für Schulfragen, pp. 29-36.

Ballion, R. (1982) Les consommateurs d’école, Paris, Stock.

Berthelot, J.-M. (1983) Le piège scolaire, Paris, PUF.

Bourdieu, P. (dir.) (1993) La misère du monde, Paris, Seuil.

Bourdieu, P. et Passeron, J.-C. (1964) Les héritiers. Les étudiants et la culture, Paris, Ed. de Minuit.

Bourdieu, P. et Passeron, J.-C. (1970) La reproduction. Éléments pour une théorie du système d’enseignement, Paris, Ed. de Minuit.

Coleman, J. Et Al. (1966) Equality of Educational Opportunity, Washington, Office of Education, U.S. Department of Health, Education and Welfare.

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Crozier, M. (1971) La société bloquée, Paris, Ed. du Seuil.

Crozier, M. (1996) La crise de l’intelligence, Paris, InterEditions.

Crozier, M. et Friedberg, E. (1977) L’acteur et le système. Les contraintes de l’action collective, Paris, Seuil.

Gather Thurler, M. (1998 a) Savoirs d’action, savoirs d’innovation des chefs d’établissement, in Pelletier, G. (dir) Former les dirigeants de l’éducation. L’apprentissage par l’action, Bruxelles, Bruxelles, De Boeck, pp. 91-129.

Gather Thurler, M. (1998 b) Rénovation de l’enseignement primaire à Genève : vers un autre modèle de changement. Premières expériences et perspectives, in Cros, F. (dir.) Dynamiques du changement en éducation et en formation. Considérations plurielles sur l’innovation, Paris, INRP, pp. 229-257.

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