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Philippe Perrenoud
Faculté de psychologie et des sciences de
léducation
Université de Genève
1999
Le refus de faire partie du problèmeLa recherche deffets à court terme
Les orientations de la formation des enseignants
La conception du changement et des organisations
Un enseignant de quarante ou cinquante ans pourrait croire, de bonne foi, que le système éducatif qui lemploie a " tout fait " pour éliminer léchec scolaire et les inégalités sociales devant léducation : réformes de structures, cycles dorientation, développement de la scolarité préobligatoire, diversification des voies postobligatoires, modernisation des programmes, ouverture sur la vie, formation plus poussée des enseignants, audiovisuel et nouvelles technologies, dialogue plus ouvert avec les familles, respect des droits des élèves, sensibilité aux différences culturelles, soutien pédagogique, travail des enseignants en équipe, projets détablissements, zones déducation prioritaire. A force den entendre parler, on pourrait même ajouter : évaluation formative, pédagogie différenciée, cycles dapprentissage et approche par compétences, en simaginant que ces idées sont déjà mises en uvre
De ce foisonnement de mesures, il est tentant de conclure que, si les échecs scolaires, les abandons en cours détudes et les inégalités subsistent, si " la réalité résiste " (Hutmacher, 1993), cest quil faut se rendre à lévidence : on arrive au bout de nos moyens. Ce sentiment dimpuissance pourrait nous saisir dautant plus facilement que les finances publiques sont dans les chiffres rouges et la croissance économique durablement ralentie, si bien que la fuite en avant vers de nouvelles réformes se heurte à des intérêts plus terre à terre : maintenir lemploi et les conditions de travail, faire fonctionner lécole dans un monde en crise, où lintention dinstruire nest plus acquise. La violence et lincivilité semblent, en cette fin du XXe siècle, préoccuper les systèmes éducatifs davantage que léchec scolaire. Comme sil sagissait dun tout autre problème.
Alors que, dans les années 1950, on assistait à " lémergence de léchec scolaire comme problème social " (Isambert-Jamati, 1985), nous nous trouvons près dun demi-siècle plus tard dans une tout autre configuration idéologique : à la fois moins de résistance au principe dune éducation pour tous et plus de scepticisme sur les chances dy arriver.
On peut comprendre ce sentiment dimpuissance teintée de lassitude. On ne compte plus les lois, les réformes, les programmes de formation, les projets qui se sont réclamés de la lutte contre léchec scolaire. Les militants sont un peu comme ces pacifistes qui ont cru au " plus jamais ça " et qui voient avec désespoir éclater de nouvelles guerres.
Pourtant, à y regarder de près, il ny a aucune raison de désespérer. Les tentatives de lutte contre les inégalités ne sont pas restées sans effet. Le niveau monte, même si cette démocratisation au sens large naffaiblit pas les écarts entre les classes sociales : léchelle a pris lascenseur, mais reste une échelle, selon la formule dHutmacher. Le destin scolaire des filles et des garçons est en voie de se rapprocher, voire la hiérarchie de sinverser. Quant aux taux de scolarisation, ils indiquent que peu de jeunes sortent aujourdhui du système éducatif en fin de scolarité obligatoire. Si tous nont pas un diplôme, presque tous ont eu loccasion délargir leur formation de base. On peut donc être tenté dopposer limage dun verre à moitié plein à celle dun verre à moitié vide. Ne nous cachons pas cependant le fait que les compétences et les savoirs dune partie des jeunes restent largement en deçà des objectifs visés par les systèmes éducatifs, alors même que ces objectifs sont censés correspondre à une dotation de base, à un " SMIG culturel " en deçà duquel on ne peut prétendre maîtriser son existence et participer en connaissance de cause à la vie de la cité.
Si nous restons " loin du compte ", il ne faut pas sen étonner : nos tentatives demeurent dérisoires en regard de la force des mécanismes à neutraliser, nos didactiques et nos politiques de démocratisation restent encore plus proches des gesticulations des médecins de Molière que dune approche rigoureuse des problèmes.
Peut-être est-ce bien dimpuissance quil sagit. Mais elle ne doit rien à la " nature des élèves ". Elle tient à linconstance, à lincohérence et à linefficacité programmée de nos politiques de léducation. Ce constat sévère ne vise pas en priorité les ministères. Leurs décisions ne sont que lexpression dune société civile, dun système politique, dun appareil administratif et dun corps enseignant qui ont lart de vivre avec des problèmes en les déplaçant plutôt quen sy attaquant.
Je tenterai danalyser quelques-uns des mécanismes qui sous-tendent notre impuissance :
Il est évidemment confortable de prendre une posture critique. Cest le rôle des chercheurs, mais il leur appartient aussi de contribuer, entre " engagement et distanciation " (Duru-Bellat, 1999) à poser les problèmes et à proposer des solutions. On ne saurait leur reprocher de navoir pas encore dégagé toutes les connaissances nécessaires : le volontarisme ne fait pas de miracles en ce domaine, comme en sen aperçoit aussi en médecine ou en physique, en dépit de moyens sans commune mesure avec ceux quon accorde à la recherche en éducation. Pour le reste, les chercheurs font partie du système et nont pas davantage de vertu
Le refus de faire partie du problème
Léchec des politiques, cest, comme lenfer, toujours les autres. Or, que voit-on ?
La volonté de ne pas savoir
Elle se présente sous une double forme :
Notre ignorance effective porte sur divers aspects majeurs de léchec :
Toutefois, nous en savons nettement plus quil y trente ans, à la fois dans le registre descriptif et dans le registre de lélucidation des causes et des mécanismes. Se sert-on de ce quon sait pour agir ? Dans une mesure insuffisante :
Les savoirs sont certes fragiles, controversés et changeants. Il y a cependant des secteurs où nous en savons assez pour agir. Nous savons par exemple que le redoublement est à la fois coûteux (pour les personnes comme pour les systèmes, financièrement et symboliquement) et quil nest pas efficace (Crahay, 1996). Or, que font les acteurs de ce savoir ? Ils lui préfèrent leur " conviction intime " que le redoublement, cest " tout de même utile ". Le " Tenez, je connais un enfant qui, grâce au redoublement, a pu faire des études longues " fait contrepoids à toutes les statistiques. Second exemple : les expériences de scolarité sans notes montrent que leur suppression na aucun effet négatif à condition de continuer à évaluer sérieusement les progressions et les acquis et à en informer les intéresser. Or, à cette évidence empirique, les acteurs, de lenseignant au ministre, opposent leur expérience personnelle et leur attachement à la notation comme source de motivation. Troisième exemple : les classes censées être capables de suivre avec succès le même programme annuel sont de fait fort hétérogènes, si bien quon garantit, au gré dun enseignement frontal, soit un nivellement par le bas, soit un échec dune partie de la classe. Que fait-on de cette évidence ? A lheure où une pédagogie différenciée paraîtrait une règle de base dans tout système éducatif, certains en sont à envisager quelques heures de soutien, les plus avancés réservent la pédagogie différenciée aux zones déducation prioritaire et aux filières les plus dévalorisées, façon subtile de prouver quelle ne peut pas faire de miracles
Ces constats nexpriment pas lamertume de quelque inventeur déçu de voir le monde ignorer sa potion magique. Le problème de lécart entre ce quon sait et ce quon en fait ne se réduit pas à un malentendu entre les producteurs et les utilisateurs des savoirs. Toutefois, ce malentendu existe et le monde de la recherche est loin dêtre irréprochable. Il se montre très ambivalent à légard des orientations politiques fortes des programmes de recherche. Nombre de chercheurs - au nom bien entendu de lindépendance de la science - préfèrent cultiver leur petit jardin que participer à une entreprise denvergure, en aliénant une partie de leur liberté. Les programmes de recherche orientés vers laction attirent sans doute des projets, mais nest-ce pas tout simplement parce quils promettent des crédits que la recherche fondamentale ne reçoit pas, du moins en sciences humaines ?
Ici, comme sous dautres angles, je ne cherche pas un bouc émissaire, ce sont des effets de système, qui ne pourront être maîtrisés que par lensemble des acteurs, au prix dune analyse de leurs modes de faire. Mais avant dêtre une question de mémoire collective et de méthode, la volonté de savoir est une volonté politique. Nous sommes certainement sortis de lobscurantisme et de la dénégation des faits qui ont accueillis, par exemple, le rapport Coleman (1966) ou les travaux de Bourdieu et Passeron (1964, 1970) sur les héritiers et la reproduction. De là à une mobilisation collective pour dresser " létat des savoirs " et en tirer quelques conclusions majeures, il y a un pas que nulle société développée na véritablement franchi. On laisse le souci de définir de magnifiques politiques de léducation aux organisations internationales (OCDE, UNESCO, BIE, Communauté européenne, Conseil de lEurope), qui se meuvent dans un no mans land qui permet daccumuler des recommandations sans avoir les moyens de les mettre en uvre On peut en conclure que même si les stratégies de perpétuation des inégalités et de reproduction de lordre social ne dominent plus la scène politique (Berthelot, 1983), elles demeurent fort actives et conservent assez de force pour neutraliser les constats et surtout les conséquences politiques quon pourrait en tirer. La récente consultation sur les lycées, en France, suggère que létat des rapports de force permet aujourdhui danalyser les fonctionnements et les effets du système éducatif, de proposer des réformes audacieuses, mais pas de transformer lessai. Les Ministères ne comptent plus les livres blancs et autres rapports quils ont commandés et qui sont restés sans suites. Ce qui nous amène au problème suivant.
Le poids des lobbies
Le système éducatif est un édifice plusieurs fois centenaire, qui a mis en place des structures, des filières, des programmes, des examens. Derrière chaque élément de lédifice, à chaque étage, il y a des emplois à préserver, des territoires à défendre, des pouvoirs, des privilèges et des publics à conserver. Ce nest pas original, toutes les organisations souffrent des mêmes blocages. Ils sont, dans le système éducatif, aggravés du fait :
Si bien quà de nombreux égards, le système éducatif sapparente à la société bloquée dont parle Crozier (1971). Aucune force ne parvient à entraîner lensemble dans le changement, mais toutes ont assez de pouvoir pour neutraliser les initiatives des autres.
Les lobbies disciplinaires et statutaires sont particulièrement puissants dans tous les systèmes éducatifs. Il faut un combat de plusieurs années pour modifier la répartition des heures, introduire ou supprimer une discipline, rapprocher des statuts ou mettre fin à certains privilèges. Cest ainsi quen France la puissante société des agrégés défend les privilèges archaïques dune caste, ce qui vaut à ses membres moins dheures denseignement et les dispense, par exemple, davoir à présenter un mémoire dans leur formation en IUFM, la " leçon dagrégation " donnée devant un jury tenant lieu de validation de la compétence pédagogique. Mais dautres lobbies ont un pouvoir impressionnant : les mathématiciens, depuis toujours, qui contrôlent les programmes scolaires à partie de luniversité, ou plus récemment les tenants des technologies nouvelles. Certains syndicats tout-puissants ou certaines associations de parents sont capables de mettre en crise une réforme. LÉglise peut mobiliser lépiscopat et les fidèles dès quun gouvernement sattaque, si peu que ce soit, aux écoles confessionnelles.
Les ministres successifs, lorsquils ne sont pas prisonniers de tel ou tel lobby en vertu de leur origine, ont fort à faire pour dessiner et surtout mettre en uvre une politique cohérente. Sitôt connue, ses aspects les plus novateurs sont déchiquetés ou ridiculisés sils touchent à des intérêts particuliers. Il serait vain dattendre du politique quil débloque un système bloqué, puisquil en fait largement partie. Il arrive quà la faveur dune crise ou dun rapport de force particulier, un magistrat fasse fortement progresser le système, mais de telles conditions sont loin dêtre remplies constamment.
La recherche deffets à court terme
Le système éducatif change lentement. Entre lénoncé dune idée, dune méthode, dun programme, dune réforme et sa mise en uvre à large échelle, il peut se passer plusieurs années, durant lesquelles le changement nexiste à létat accompli que dans les textes et une partie des classes concernées.
A supposer que les structures, les fonctionnements et les pratiques aient vraiment changé à large échelle - ce qui est très rare - il reste à produire des effets sur les élèves. Or, il faut leur laisser le temps de traverser les nouveaux programmes, au moins un cycle détude, parfois lensemble du cursus. Cest donc souvent dix ans plus tard quon a des chances de voir des effets significatifs dun changement, par exemple de lintroduction dune approche communicative de la langue, des " mathématiques modernes ", de cycles dapprentissage ou dune pédagogie différenciée.
Qui, dans notre société, peut et veut attendre dix ans pour évaluer les politiques publiques ? Cette impatience ne caractérise pas lécole seulement, mais elle est dans ce domaine encore plus grave : on condamne des idées nouvelles - jugées décevantes ! - sans avoir eu loccasion dobserver leurs effets, ni même, assez souvent, leur réalisation dans le terrain. Les décideurs se comportent comme des médecins qui essayeraient toutes sortes de médicaments sans attendre leffet des précédents.
La raison la plus évidente de cette " fuite en avant ", cest bien sûr un système politique qui fonctionne à coup de promesses électorales, deffets dannonce et de bilans spectaculaires. Comment attendre dix ans sil faut faire la preuve tous les quatre ans quon a introduit des changement décisifs, " réformé le collège ", " pris le virage des nouvelles technologies ", " réconcilié lécole avec les langues ", etc.
On aurait tort, cependant, de mettre la précipitation sur le compte de quelques ministres désireux de réussir " leur réforme " avant de poursuivre leur carrière. Lensemble du système cultive leffervescence. En dehors des rituels articles et émissions sur " la rentrée des classes ", les médias ne sintéressent quaux polémiques sur lécole, qui se nouent à propos de crises et des réformes qui prétendent y apporter des réponses. Les parents nont pas dix ans devant eux, leurs enfants grandissent et si leurs associations travaillent aussi pour les générations suivantes, elles auraient du mal à ne pas exiger des changements rapides. Quant aux syndicats denseignants, moins pressés, ils ne sengagent pas pour autant sur des politiques à long terme. Ils oscillent plutôt entre deux tactiques : exiger la satisfaction immédiate de certaines revendications relatives aux conditions de travail et temporiser pour tout ce qui touche aux changements de fond : programmes, évaluation, pratiques pédagogiques.
La " culture de lévaluation " qui nous envahit ne contribue pas à calmer le jeu : mandater des experts externes na de sens que sur une courte période : ils demandent que le système explicite ses objectifs, ils construisent des indicateurs de réussite, recueillent des données, rédigent un rapport et vont sous dautres cieux répéter la même opération (Perrenoud, 1998). Quant aux experts et services dévaluation internes, ils plaident souvent pour des calendriers plus longs, mais qui les entend ?
Le problème est en partie de lordre des représentations sociales : la plupart des acteurs ne conçoivent pas les médiations lentes et incertaines par lesquelles une décision est prise, comprise, mise en uvre et porte des effets sur des générations délèves traversant le système. Il nest pas rare, deux ans après une réforme de lécole primaire, dentendre dire quelle " ne donne rien " puisque la réussite au baccalauréat na pas augmenté ! La faible culture sociologique, démographique et statistique des acteurs ne contribue pas à les détacher dune forme de pensée magique qui conduit à refuser de donner du temps au temps.
On peut comprendre ce mécanisme sans pouvoir le maîtriser. On se trouve dans une impasse institutionnelle : la faible durée de vie des gouvernements et souvent de la haute administration font que, dix ans plus tard, aucune instance na la mémoire des intentions initiales et ne se sent véritablement comptable de leur réalisation. Qui, en 1999, se souvient des décisions prises en 1989 et tente de vérifier leur mise en uvre ? En France, par exemple, depuis 1989, plusieurs majorités de gauche et de droite se sont succédés, plusieurs ministres ont uvré. Par une heureuse coïncidence, le ministre de léducation de 1989 est devenu, dix ans plus tard, premier ministre, alors que son conseiller dalors est devenu ministre de léducation. Lionel Jospin et Claude Allègre ont donc tous les atouts pour assurer une certaine continuité. Même dans ce cas, ils sont emportés par le souci douvrir de nouveaux chantiers - lycée, puis collège - et de suivre de nouvelles priorités, par exemple autour de la violence.
Il nest évidemment pas question de rêver de la continuité que manifestent certaines sociétés totalitaires. Le problème est plutôt de savoir si lon peut, dans les démocraties, mettre en place des instances moins obsédées par le court terme, des instances indépendantes et légitimes qui, sans se substituer aux gouvernements et aux parlements, leur rappellent les engagements pris et les changements décidés il y a des années. Une instance comme le Conseil supérieur de lEducation paraît jouer ce rôle au Québec. Inutile de dire que si lon donne à de telles instances les moyens de construire une mémoire et dobserver les changements, elles peuvent à certains moments contrecarrer des politiques ministérielles ou des compromis au sein dune coalition.
Les orientations de la formation des enseignants
On nen a pas fini, en éducation, avec les changements de structures et de programmes, mais on sait désormais quil ne faut pas en attendre de miracles dans la lutte contre léchec scolaire. La lutte contre léchec scolaire passe par des " changements du 3e type " (Perrenoud, 1990), qui touchent aux représentations et aux pratiques des enseignants au-delà de ce qui peut être infléchi par les structures et les programmes, dans la sphère qui relève de lautonomie professionnelle et ne peut faire lobjet de prescriptions. Cest largement le cas dans le domaine de la pédagogie différenciée, du rapport au savoir, de lévaluation formative, des méthodes actives, de la relation pédagogique, des visions de lenseignement et de lapprentissage. Bref, presque tout ce qui pourrait jouer un rôle déterminant dans la lutte contre léchec scolaire fait partie des changements de 3e type.
Or, puisque ces changements de 3e type ne se décrètent pas, mais ne se produisent quen vertu dune libre conviction, la question stratégique est de savoir comment convaincre les enseignants de changer volontairement. La formation, continue et initiale, est à lévidence lun des leviers majeurs, même sil en faut dautres. La formation est un levier à un double titre :
Or, aujourdhui, quobserve-t-on ? La plupart des réformes se heurtent à un déficit de formation, à la fois spécifique et général :
Jai soutenu ailleurs lidée dune " introuvable synchronisation entre réformes scolaires et rénovations de la formation des enseignants " (Perrenoud, 1999 d). La temporalité des réformes scolaires ne paraît pas conciliable avec une forte anticipation de leur contenu. Lorsquune réforme surgit, on peut au mieux informer les enseignants en formation initiale. Si lon adapte le curriculum, il est fort possible que cette réforme-là soit passée de mode lorsque les nouveaux enseignants arriveront au terme de leurs études
Il serait en revanche possible :
Dans ces deux domaines, on peut agir tout de suite, car il ne sagit pas de mettre la formation à la traîne de la dernière réforme en date, mais danticiper. Lécole est aux prises avec des contradictions et des problèmes récurrents, qui changent en partie de visage, mais présentent une forte permanence. Il " suffit " de les identifier pour en tenir compte dans les curricula de formation initiale et les actions de formation continue. Dans le domaine de léchec scolaire, la liste des incontournables est assez facile à dresser, même si on peut en débattre à linfini. Si la volonté politique existe, on peut incorporer aux référentiels de compétences tout ce qui permettra aux professeurs de participer, au niveau de létablissement et de la salle de classe comme à celui du système, à la lutte contre léchec scolaire (Perrenoud, 1999 a).
La conception du changement et des organisations
Il se peut que les systèmes éducatifs vivent encore dans la nostalgie des changements du 1er et du 2e type. Une âme bien trempée de technocrate et de bureaucrate peut en effet regretter lheureux temps où quelques textes bien conçus modifiaient les structures et les programmes sans trop se soucier de convaincre les acteurs. Au vrai, ces derniers ne demandent pas être convaincus aussi longtemps quils ont limpression que les changements nexigeront guère dinfléchissement de leur propre pratique, quils pourront en quelque sorte " passer entre les gouttes " selon le principe : " Le système change, mais moi, je ne change pas ". Les changements de structures sont à cet égard privilégiés : les enseignants intéressés investissent les nouvelles structures et les autres " se replient " sur les filières et structures existantes. La modernisation des programmes est un peu plus délicate, mais il est rare quelle exige davantage quune forme daggiornamento des savoirs à enseigner. Aussi longtemps quun nouveau programme incite à enseigner autrement, mais ny contraint pas, le conflit reste modéré, car ceux qui ny adhèrent pas adoptent les paroles sans la musique. Les rénovations de lenseignement du français, par exemple, ont fait accepter de nouvelles conceptions de la grammaire, de la morphosyntaxe et du lexique relativement facilement, alors que le développement de compétences langagières à partir de situations de communication et décrits sociaux semble navoir véritablement convaincu que les enseignants déjà convertis aux pédagogies actives et aux démarches de projet.
Les autorités scolaires ont expérimenté les limites du modèle top down, mais le modèle bottom up nest pas une alternative crédible, du moins pas pour faire évoluer à un certain rythme et en maintenant une certaine homogénéité lensemble du système éducatif. On parie aujourdhui sur des modèles middle out qui tentent de concilier des impulsions venues den haut (un plan-cadre, avec des axes non négociables et lexigence de rendre compte) et des initiatives locales. Dans ce contexte, lautonomie des établissements prend tout son sens. Encore faut-il dépasser ses ambiguïtés (Perrenoud, 1999 b) et penser létablissement comme un lieu privilégié de rencontre entre les politiques de léducation et les pratiques des acteurs. Ce qui exige une vision neuve et audacieuse des établissements, de leur leadership, de leur fonctionnement (autorité négociée, démarches de projet, formation commune, partenariats locaux) et de leurs façon de rendre compte (Gather Thurler, 1998 a et b ; 1999 b).
Aujourdhui, dans les pays latins, les administrations scolaires vivent encore sur des conceptions bureaucratiques du changement, craignant constamment de perdre le contrôle des opérations et verrouillant en conséquence le système. A linverse, dans les cultures anglo-saxonnes, lautonomie locale et le service et la communauté priment sur la mise en uvre de politiques nationales. Bref, les systèmes éducatifs sont à la recherche dune conception de lorganisation faisant la part de la différence, de la négociation, du conflit et du désordre (Alter, 1990) sans pour autant sombrer dans lanarchie et les rationalités inégalitaires (Grisay, 1988).
Aussi longtemps que les visions de lorganisation scolaire oscilleront entre lautoritarisme centralisateur des pouvoirs organisateurs et la volonté des enseignants de faire ce quils veulent sans rendre de comptes, il est probable que toute réforme, aussi prometteuse soit-elle sur le fond, sera vouée à léchec, parce que les jeux des acteurs la réduiront dun côté à quelques prescriptions de plus, de lautre à quelques ruses nouvelles pour échapper au changement.
Les failles du pilotage des réformes
Lun des aspects des stratégies de changement passe par une réponse claire aux questions suivantes : qui veut le changement, qui le pilote, qui lévalue ?
Dans une démocratie, la réponse " juridiquement correcte " à cette question est bien entendu : les autorités légitimes, quon entende par là des pouvoirs organisateurs locaux, comme en Belgique, des Églises, des collectivités locales ou lÉtat régional ou national. Or, la légitimité des décideurs entre en conflit avec la nécessité dassocier à la politique dinnovation des acteurs qui ne sont pas formellement représentés dans les instances de décision, notamment les usagers (parents, grands élèves) et les enseignants, mais aussi les cadres scolaires et parfois les autorités locales et divers partenaires du système éducatif. Il importe donc de construire des systèmes complexes dorientation du changement.
Dans une entreprise, ces questions devraient se poser encore moins que dans une collectivité publique : ne revient-il pas à la direction le rôle de vouloir, piloter et évaluer le changement ? Or, les entreprises innovantes, celles qui se veulent des " organisations apprenantes ", mettent en place des structures de participation, des dispositifs de consultation, des " démarches qualité " ou des audits, pour tenter de concilier la légitimité du pouvoir, lexpertise et la coopération des forces vives de lorganisation.
Les administrations scolaires sont en retard sur cette évolution et lon peut regretter quelles retiennent du secteur privé les contrats de prestation, fer de lance du New Public Management, plutôt que les stratégies dinnovation participative. Alter (1990) montre notamment que dans les organisations innovantes, loin de vouloir tout contrôler, la direction adopte la posture dun médiateur et dun arbitre entre les fractions les plus conservatrices et les plus progressistes du système.
Jai plaidé ailleurs (Perrenoud, 1999 c ; voir aussi Gather Thurler, 1999 a) pour que le pilotage des réformes et plus globalement des politiques de léducation soit confié à des instances regroupant les acteurs sociaux concernés ou leurs représentants, en laissant aux directions administratives à la fois un pouvoir dinitiative et un droit de veto, mais sans leur donner le total leadership des opérations. Actuellement, la tendance est à négocier davantage que par le passé dans la phase de genèse des réformes, mais den confier la mise en uvre aux administrations scolaires, en leur laissant le soin de mobiliser des forces daccompagnement et de formation. Or, la phase de conception nest pas, dans une réforme, la plus problématique si elle survient dans une phase où le consensus sétablit au moins sur lidée quun changement est indispensable. Cest le coût de ce changement qui divise les acteurs, lorsque la réforme bute sur des obstacles et quil faut prendre des options difficiles que la négociation devient vitale. Certes, si la réforme a été conçue en vase clos, il serait vain dattendre des acteurs sociaux quils se solidarisent de décisions quon leur a imposées. Mais si on les dépossède de la concertation une fois les textes établis, en confiant " lapplication des textes " à la seule administration, leur coopération fera défaut au moment de la mise en uvre et videra la réforme dune partie de son sens.
Les systèmes éducatifs nont pas encore trouvé des systèmes de pilotage négocié alliant cohérence et débat, légitimité formelle et assise sociologique.
Réformer la pensée ?
" Repenser la réforme, réformer la pensée ". Cest à cette vaste entreprise que nous convie Edgar Morin. La formule indique bien quil sagit dun cercle vicieux : notre éducation nous empêche de penser les problèmes de manière systémique et donc de transformer le système éducatif.
Hexel et Bain, dans un congrès intitulé " Linstitution scolaire est-elle capable dapprendre ? " affirment : " Lécole napprend pas, elle sait ". Cest bien une partie du problème. Lécole nest pas une organisation apprenante, elle change sous lempire de la contrainte et de la crise.
On peut proposer un changement de culture, par exemple à travers les six thèses suivantes défendues dans le même congrès (Gather Thurler et Perrenoud, 1991).
1. La valeur de la diversité : lécole apprend lorsquelle reconnaît que la force dun système vivant procède de sa diversité plus que de son uniformité, lorsquelle permet et encourage la mise en commun et la valorisation des expériences locales.
2. Le droit à lerreur : lécole apprend lorsquelle adopte des procédures de résolution de problèmes, quelle accepte le caractère provisoire et inachevé des programmes, des didactiques, des structures, quelle abandonne lesprit de système et le mythe de la réforme définitive, quelle substitue le tâtonnement concerté aux directives et recettes venues den haut.
3. Une épistémologie réaliste et critique : lécole apprend lorsquelle accepte les limites de la connaissance de lenfant et de lapprentissage, reconnaît les impasses et les impuissances de toute action pédagogique, refuse la pensée magique, se dégage des mécanismes défensifs et des effets de façade.
4. Le souci de la méthode : lécole apprend lorsquelle sen donne le droit et les moyens, lorsquelle sorganise pour formuler les problèmes, inventorier les hypothèses, ne pas tourner en rond, identifier les variables changeables.
5. Une certaine objectivation : lécole apprend lorsquelle accepte de se prendre et dêtre prise comme un objet danalyse et de théorisation, lorsque les structures et les pratiques, les représentations et les attitudes peuvent être décrites, expliquées plutôt que jugées.
6. Une ouverture vers lextérieur : lécole apprend lorsquelle accepte de regarder au-delà de ses murs, de chercher des hypothèses, des paradigmes, des stratégies dans dautres organisations et dautres champs sociaux, de sexposer telle quelle est au regard extérieur.
Il reste à savoir comment faire évoluer la culture de lorganisation et la culture politique dans ce sens
Références
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© Philippe Perrenoud, Université de Genève.
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