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Texte d’une intervention dans le cadre de la Conférence annuelle de l’Association for Teacher Education in Europe (ATEE), Université de Leipzig, 30 août au 5 septembre 1999
 
 

 

Les disciplines de référence
en formation des enseignants

Philippe Perrenoud

Faculté de psychologie et de sciences de l’éducation
Université de Genève
1999

 

Sommaire

1. Intégrer assimilation des savoirs à enseigner et formation à l’enseignement

2. Croiser approches didactiques et approches transversales

3. Identités, structures, programmes et démarches de formation : tout se tient !

Références


A quelles disciplines doit-on se référer en formation des enseignants ? Au minimum, dira-t-on, aux disciplines à enseigner à l’école, au collège ou au lycée. Mais comment ? Et à quelles autres ?

Je développerai une double thèse :

1. Les savoirs à enseigner doivent, dès que possible, être approfondis dans le cadre d’une approche didactique et en référence aux disciplines scolaires, qui ne sont pas la version simplifiée des disciplines universitaires du même nom. Il s’agit donc d’intégrer assimilation des savoirs à enseigner et formation à l’enseignement

2. Les approches didactiques ne représentent qu’une partie des composantes de la formation professionnelle des enseignants. Elles doivent être complétées par des approches transversales, construites autour d’objets professionnels complexes éclairés par plusieurs sciences sociales et humaines.

Les arguments apportés à l’appui de ces deux thèses n’émanent pas d’un didacticien, mais d’un sociologue du curriculum intéressé par la formation des enseignants et la question des savoirs et des didactiques. Les spécialistes des disciplines les trouveront sans doute provocatrices. L’important est d’engager le débat.

 

1. Intégrer assimilation des savoirs à enseigner
et formation à l’enseignement

La plupart des formations d’enseignants sont fondées sur l’idée qu’il faut d’abord maîtriser une ou plusieurs disciplines pour elles-mêmes avant d’apprendre à les enseigner. Dans de nombreux systèmes, en particulier pour les professeurs du second degré, l’orientation vers le métier d’enseignant se fait encore à l’issue d’études disciplinaires complètes, conduites par conséquent sans aucune perspective didactique. La tendance se dessine d’intégrer l’orientation vers l’enseignement, voire tout ou partie de la formation didactique, aux cursus disciplinaires, mais ce mouvement est récent, fragile et très inégalement répandu.

1.1 Le degré zéro de la formation didactique

La formation didactique qui suit les études disciplinaires est parfois plus que légère. Elle est réduite à sa plus simple expression dans l’enseignement supérieur : les professeurs des universités et des hautes écoles n’ont eu, pendant longtemps, aucune formation didactique. La maîtrise de la discipline semblait suffire. Le modèle sous-jacent emprunte en quelque sorte ses bases à Boileau " Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement et les mots pour le dire arrivent aisément ". Implicitement, on sous-entend que les étudiants apprennent en écoutant, comprenant et mémorisant le discours magistral. Même si un séminaire ou des travaux de laboratoire initient à certaines pratiques, discursives ou expérimentales, il n’apparaît pas nécessaire, pour organiser cette " socialisation ", d’avoir plus que du bon sens.

Ce modèle vaut encore, dans de nombreux systèmes éducatifs, pour les filières nobles de l’enseignement postobligatoire (lycées, gymnases) et même pour certaines filières techniques ou professionnelles : la maîtrise d’une technologie ou d’un métier dispense, comme celle d’un savoir savant, de réfléchir sur les processus d’apprentissage et la façon de les susciter.

Tout se passe alors comme s’il suffisait, pour enseigner, d’une maîtrise des contenus, alliée à une certaine intelligence et à une bonne capacité de communiquer. Pour les professeurs qui n’ont d’autre formation que disciplinaire, la " didactique " n’est pas un savoir savant, ni même une méthodologie partagée. C’est au mieux un savoir d’expérience, privé, faiblement valorisé, non évalué, non partagé, sans statut, construit " sur le tas ", par essais et erreurs et dans une absence criante de culture théorique en sciences humaines.

Cette absence de formation professionnelle est de moins en moins admis. On observe une réelle évolution des représentations. Dans l’enseignement supérieur, certaines procédures de sélection des professeurs commencent à prendre en considération les " qualités pédagogiques " des candidats. D’autres universités offrent, voire imposent une formation didactique minimale aux nouveaux professeurs. Au niveau de l’enseignement postobligatoire, les systèmes les plus avancés ne font plus grande différence avec l’enseignement obligatoire et forment tous les enseignants secondaires de la même façon. Toutefois, ce n’est pas encore le cas partout. Au primaire, la part de la formation professionnelle, au-delà de la maîtrise des savoirs à enseigner, est reconnue depuis un siècle.

 

1.2 Le bon sens codifié

Lorsqu’il existe une formation didactique digne de ce nom, au primaire, au secondaire inférieur et parfois au-delà, en quoi consiste-t-elle ?

Au secondaire, elle s’adresse à des étudiants censés maîtriser les connaissances à transmettre, au niveau d’un premier, voire d’un deuxième cycle universitaire. Il leur reste qu’à apprendre comment les enseigner et les évaluer. La plupart des formations se réfèrent encore à une forme d’enseignement très conventionnelle, selon laquelle le professeur donne un cours, propose des exercices et administre régulièrement des épreuves ; dans certains domaines, il organise des expériences ou des travaux pratiques. Les apports didactiques se réfèrent au programme beaucoup plus qu’aux élèves. Ils donnent des indications quant au rythme de progression dans la matière, quant à la façon d’introduire et de parcourir les chapitres successifs (sensibilisation, introduction de notions nouvelles, consolidation, révisions) et de prévoir des exercices et des devoirs à domicile. Ils montrent comment rédiger une épreuve, fabriquer un barème, mettre des notes, rédiger des commentaires ou un carnet. Les formateurs d’enseignants sont souvent des professeurs expérimentés qui érigent leur propre expertise didactique en modèle. En marge de ces apports centrés sur les disciplines d’enseignement, le plan de formation prévoit généralement quelques éléments de psychologie de l’adolescence et de pédagogie générale, avec une attention particulière aux problèmes de " discipline ", entendue ici au sens du maintien de l’ordre : comment obtenir le silence, mettre les élèves au travail, éviter la tricherie et sanctionner les déviances.

Au primaire, les enseignants sont polyvalents et leur niveau d’études générales est resté, pendant longtemps, plus proche du baccalauréat que d’une formation universitaire complète. Leur formation dans les Écoles normales donnait donc d’abord une large place à la maîtrise des savoirs à enseigner, surtout dans les domaines où la culture générale acquise au lycée n’honorait pas suffisamment les savoirs scolaires, notamment en grammaire, histoire, géographie, musique, arts plastiques, travaux manuels et éducation physique. Ensuite, au cours des dernières années du cursus, une formation pédagogique et didactique, complétée par des stages, traitait de la façon de faire la classe.

1.3 Une évolution progressive

Ces modèles ont évolué aux cours des dernières décennies, en raison de réformes de structures qui ont presque partout élevé le niveau formel des études et universitarisé davantage les formations à l’enseignement, même au niveau primaire. L’évolution tient aussi aux transformations des représentations de l’acte d’enseigner et d’apprendre et à l’émergence et au développement d’une recherche scientifique en didactique, didactique générale dans certains pays, didactiques des disciplines dans d’autres, notamment l’aire francophone. Rappelons quelques évolutions connues :

Si bien que le métier d’enseignant est devenu à la fois plus exigeant et plus difficile, en particulier au niveau de l’école moyenne (collège, Scuola Media, Gesamt Schule, comprehensive school). Les professeurs du secondaire se mettent donc en quête d’outils et de méthodes, et se montrent, depuis une dizaine d’années, plus ouverts à des formations didactiques. Alors que, pendant longtemps, elles leur paraissaient superflues, voire humiliantes, elles deviennent des réponses à l’angoisse de ne pas savoir garder le contrôle de la classe et atteindre les objectifs.

Les formations didactiques s’étoffent et se modernisent. Elles investissent la formation continue. Elles s’inspirent davantage des travaux des chercheurs en éducation et en didactique des disciplines. Elles prennent en compte des modalités d’enseignement-apprentissage plus variées : démarches de projets, enquêtes et petites recherche, études de cas, jeux de rôles, simulations, mémoires, travail par problèmes et situations-problèmes.

1.4 Un invariant

Tout en soulignant et en saluant ces évolutions, qui se font sous l’empire de la nécessité et sous la pression des formateurs, mais aussi dans la mouvance d’une lente professionnalisation du métier d’enseignant, je m’arrêterai ici à un invariant : la formation didactique reste une couche qui se superpose à la formation disciplinaire, en particulier au second degré.

Cela tient en partie aux structures : dans de nombreux pays, la formation universitaire est assurée par des facultés qui feignent d’ignorer que la plupart de leurs étudiants sont destinés à l’enseignement. On prétend former des chercheurs, en mathématiques, en sciences, en lettres, en histoire ou en géographie, alors que l’avenir probable des étudiants est de devenir professeurs…

Du coup, c’est à l’issue de leurs études universitaires dans une discipline qu’ils " choisissent " de l’enseigner, faute souvent d’autres débouchés. Ils ne sont plus alors disponibles pour de longues années de formation professionnelle pure. Les apports pédagogiques et didactiques sont donc nettement plus légers que la formation disciplinaire sur laquelle ils se greffent. Ils sont parfois dispensés en cours d’emploi, visant à donner quelques outils en complément d’une expérience d’enseignant débutant.

Dans certains pays, on assiste à une forme d’intégration institutionnelle des formations, avec une bifurcation vers l’enseignement avant la fin des études disciplinaires (par exemple au début du second cycle) et une introduction à la didactique des disciplines étudiées en parallèle à leur approfondissement théorique, du coup un peu moins affirmé. Au Québec, par exemple, cela prend la forme d’un partenariat entre les facultés de sciences de l’éducation (ou d’éducation) et les facultés disciplinaires classiques (lettres, sciences, etc.). Dans d’autres pays, ces dernières assument elles-mêmes une initiation didactique.

Au primaire, cela prend d’autres formes, en raison d’une formation pluridisciplinaire nécessairement moins pointue dans chacune des disciplines et d’une prise en compte d’objectifs non disciplinaires : développement, socialisation, compétences transversales notamment.

Dans tous les cas, une constante se dessine : les savoirs à enseigner sont censés être acquis avant qu’on aborde la didactique disciplinaire correspondante. Sont censés, parce qu’en fait, les formateurs en didactique détectent assez souvent des lacunes. Ils observent par exemple :

Ces lacunes s’expliquent à la fois par les faiblesses et les zones d’ombre de la certification des savoirs disciplinaires et par le décalage entre les contenus disciplinaires enseignés au lycée/gymnase ou à l’université et les programmes de l’enseignement obligatoire. Ce décalage n’a rien d’étonnant : les lycées et les facultés ne prétendent pas approfondir les savoirs enseignés à l’école primaire ou au collège. Ils ouvrent au contraire de nouvelles perspectives, supposant les bases acquises. N’ayant pas elles-mêmes à former des professeurs, ces institutions peuvent se permettre d’ignorer le fait qu’une partie importante de leurs étudiants auront plus tard à enseigner au niveau de la scolarité obligatoire.

Lorsque les formateurs en didactique détectent de grosses lacunes dans la maîtrise des savoirs disciplinaires, ils reprennent en général des plaintes rituelles (" Ils ne savent rien ! ") et font un rattrapage superficiel. C’est l’un des problèmes de la division du travail dans le système éducatif : elle repose sur certaines fictions, le refus d’admettre qu’il est rare que les soient " exactement ce qu’elles devraient être ". Dans un système éducatif, les élèves, quel que soit le niveau d’étude considéré, savent rarement tout ce qu’ils sont censés savoir. Les professeurs râlent et bricolent, mais le système ne change pas.

Pourquoi, en formation des enseignants, ne pas faire de nécessité vertu, en intégrant plus vite et plus fortement formation disciplinaire et formation à la didactique correspondante ? Je ne dis pas immédiatement et totalement : on peut difficilement débuter dans une langue étrangère tout en apprenant à l’enseigner. Mais le problème se pose rarement en ces termes, puisque la plupart des professeurs ont abordé leur discipline dès l’école obligatoire, bien avant de commencer leurs études supérieures et de s’orienter vers le métier d’enseignant.

Est-il nécessaire d’étudier la physique ou l’histoire quatre ans à l’université avant de commencer à s’intéresser à leur enseignement à de jeunes élèves ? A cette question, il est difficile de donner une réponse sereine, car les lobbies disciplinaires se mobilisent aussitôt pour dénoncer la baisse du niveau. Ils ont le soutien des étudiants, qui ne veulent pas avoir l’air de " demi-physiciens " ou de " demi-historiens " et trouvent des profits de distinction à admettre le plus tard possible, et à regret, qu’ils deviendront enseignants plutôt que chercheurs ou intellectuels érudits. Introduire la didactique avant la fin des études disciplinaires évoque le spectre d’une formation au rabais ou d’un cursus bâtard.

En dépit de ces résistances, l’idée d’une formation intégrée progresse dans la plupart des pays. Hélas, deux remarques tempèrent ce constat :

Les contrastes restent vifs entre les systèmes qui ne veulent pas entendre parler d’une formation didactique des professeurs et ceux qui cherchent à l’intégrer d’emblée à l’orientation vers les études universitaires. Entre ces extrêmes, de nombreux systèmes d’en tiennent à une formation fractionnée (comme on le dit de la distillation) : d’abord les disciplines, ensuite la formation pédagogique et didactique.

Il importe donc de réfléchir sur les enjeux de l’intégration.

1.5 Les enjeux de l’intégration

Y a-t-il des raisons majeures d’intégrer plus vite et plus fortement formation disciplinaire et formation didactique ? J’en vois quatre :

1. C’est une façon d’ajuster plus étroitement les programmes disciplinaires aux savoirs à enseigner à l’école et au collège.

2. C’est la seule façon de travailler sérieusement la transposition didactique, ses dimensions épistémologiques et praxéologiques.

3. C’est une forte incitation à interroger le sens des savoirs, leur genèse, leur pertinence sociale et les représentations spontanées avec lesquelles ils entrent en conflit, donc de pousser les futurs enseignants à construire un rapport au savoir leur permettant d’accueillir et de comprendre celui des étudiants.

4. C’est une préparation à une approche constructiviste du savoir et de ses modes d’acquisition.

Reprenons-les une à une.

1.5.1 Des savoirs universitaires étayant les savoirs à enseigner

Il n’y a pas de recouvrement automatique entre la mathématique enseignée en faculté et celle qui prévaut à l’école primaire, au collège ou même au lycée. Il en va de même dans toutes les disciplines.

Il est bien entendu souhaitable que les enseignants en sachent plus que leur élèves, qu’ils aient une vision plus complète, approfondie, pointue, dialectique et critique des savoirs qu’ils veulent faire construire aux élèves. Il n’est pas sûr que les programmes universitaires actuels atteignent de tels objectifs au niveau du second cycle, dans une université de masse. On peut au contraire avancer l’hypothèse que pour couvrir tout le champ de la discipline, on avance vite et de façon superficielle dans le texte du savoir.

Si la formation disciplinaire, une fois les fondements acquis, s’axait en priorité sur les savoirs enseignés à l’école obligatoire, elle laisserait certes dans l’ombre des domaines non scolarisés à ce niveau, mais elle pourrait en revanche approfondir davantage les fondements théoriques de certains chapitres centraux dans le cursus primaire ou secondaire, par exemple, en mathématique, la numération et ses bases, les opérations arithmétiques, la géométrie, une partie de l’algèbre. En langue maternelle, on s’arrêterait aux opérations langagières essentielles au détriment sans doute d’une large érudition littéraire.

1.5.2 Une transposition didactique plus lucide et mieux maîtrisée

Les savoirs scolaires effectivement enseignés sont l’aboutissement d’une chaîne de transposition didactique (Verret, 1975, Chevallard, 1985) dont les professeurs n’ont que vaguement conscience :

Une formation intégrée, à la fois didactique et disciplinaire, prendrait la transposition pour objet de formation et armerait les professeurs pour qu’ils comprennent les logiques politiques aussi bien que psychopédagogiques et pratiques qui pèsent sur la sélection, la mise en forme, l’enchaînement des savoirs scolaires et plus globalement sur les transformations que subissent contenus culturels et pratiques sociales pour devenir des objets d’enseignement et d’apprentissage (Martinand, 1986 ; Joshua, 1996 ; Perrenoud, 1998 c).

Ils accéderaient de la sorte à ce que Develay (1992) a nommé la matrice disciplinaire, autrement dit les questions fondatrices et organisatrices du travail scientifique, celles dont découlent toutes les autres, celles qui donnent son sens et son moteur à la recherche, mais aussi celles qui donnent les clés d’accès à une discipline.

1.5.3 Travailler le rapport au savoir

Un approfondissement théorique centré sur les savoirs scolaires permettrait d’élargir la formation à des thèmes essentiels dans la construction du rapport au savoir :

Pourquoi insister sur ces deux apports en quelque sorte " extérieurs " aux savoirs savants proprement dit ? Parce qu’ils permettraient aux professeurs de les contextualiser, donc de les rendre accessibles aux élèves qui ne sont pas prêts à assimiler des savoirs dont ils ne comprennent ni l’origine, ni les usages sociaux.

Actuellement, la formation encyclopédique donnée dans les facultés fait de la réflexion épistémologique sur le savoir et le rapport au savoir le parent pauvre, alors que c’est une ressource majeure pour enseigner.

1.5.4 Fonder une approche constructiviste des savoirs

Cette approche épistémologique, historique et critique des savoirs a un autre vertu ; elle permet de les considérer comme des construits sociaux, ce qui aiderait les professeurs à " comprendre pourquoi les élèves ne comprennent pas ", à quels obstacles cognitifs ils se heurtent, les mêmes que ceux qu’ont rencontrés les chercheurs au fil des derniers siècles. L’histoire des sciences est en effet l’histoire de ces obstacles, qu’il s’agisse de la circulation sanguine ou des mutations génétiques en biologie, de l’atome, de la lumière ou de la gravité en physique, en encore des nombres négatifs ou de la notion de limite en mathématiques, pour ne prendre que quelques exemples. Dans le champ des sciences humaines, les théories sont d’un moins haut niveau d’abstraction et de formalisation, mais les obstacles à l’éducation scolaire sont tout aussi nombreux, en raison des enjeux idéologiques, des difficultés de la décentration, du poids des représentations naïves (par exemple de la monnaie, de la démocratie ou des différences ethniques).

Travailler sur les erreurs, les obstacles, les chemins de traverse, tout ce qui ralentit et bloque les apprentissages, demande une familiarité avec la genèse des savoirs savants et ses errements. La parfaite connaissance des savoirs validés et homologués ne suffit pas.

Ce constructuivisme s’étend bien entendu aux processus d’apprentissage eux-mêmes. Seule une forte intégration des savoirs et des didactiques correspondantes a une chance de convaincre les futurs professeurs qu’un savoir ne se transmet pas, mais se construit à partir de situations d’apprentissage conçues à cette fin (Jonnaert et Vander Borght, 1999).

1.6 Appauvrissement, enfermement ou expertise ?

On dira sans doute que centrer de la sorte la formation disciplinaire sur les savoirs à enseigner à l’école, au collège ou au lycée peut affaiblir le niveau scientifique des professeurs. Je n’en crois rien. Le niveau ne tient pas à la couverture encyclopédique d’une discipline, mais à la maîtrise de sa complexité, de ses ambiguïtés, de ses racines, de ses usages. Il ne s’agit pas de vulgariser la science pour que les enseignants en sachent à peine plus que les élèves. Il ne s’agit pas d’une formation au rabais, mais d’une véritable formation professionnelle à un métier qui n’est pas de produire des savoirs, mais de les enseigner.

Pour considérer que ce n’est ni un appauvrissement, ni un enfermement, mais une expertise différente et tout aussi digne d’estime, il faut évidemment cesser de croire que l’université ne forme que des chercheurs. Lorsqu’elle forme des médecins, des juristes, des ingénieurs, elle axe leur bagage théorique sur les domaines les plus pertinents en regard de leur pratique professionnelle future. Cet " appauvrissement " est compensé par le développement de compétences d’ingénierie, avec les savoirs méthodologiques, technologiques et sociaux qu’elles mobilisent.

Personne n’aurait l’idée de former les médecins comme des biochimistes qui, après quatre ans d’études théoriques, auraient une initiation clinique courte et quelques stages et se trouveraient seuls face à des patients. Nul ne songerait à former des ingénieurs comme des chercheurs en physique, pour n’introduire l’ingénierie qu’en fin de parcours à travers quelques travaux pratiques. Comme le remarquait Mario Laforest, les médecins ne se considèrent pas comme des biochimistes qui soignent des gens, ni les ingénieurs comme des physiciens qui construisent des ponts. Les professeurs se présentent comme des historiens, des géographes, des biologistes ou des physiciens " qui enseignent " : leur essence est disciplinaire, la pratique enseignante n’est qu’un accident de parcours.

Si l’enseignement devenait une identité première, la formation à l’enseignement pourrait opérer une sélection des savoirs et privilégier un rapport au savoir en se référant à une pratique qui mobilise ces savoirs à sa façon, dans une transposition, des interactions, un contrat didactiques spécifiques. En intégrant davantage formation disciplinaire et formation didactique, on cesserait de considérer la formation des professeurs comme un mal nécessaire, elle deviendrait un curriculum spécialisé pour construire une expertise spécifique.

Il faudra pour cela cesser de ne tenir aucun compte du fait que la plupart des étudiants, dans les disciplines les plus " académiques ", deviendront des professeurs. Et cesser aussi de penser que le savoir est plus pur et plus digne d’estime s’il est connecté à une pratique de recherche qu’à d’autres pratiques professionnelles sociales. Cesser aussi de se cacher derrière une objection qui n’est décisive qu’en apparence : une formation intégrée serait " contraire à la mobilité professionnelle ". Sur le papier, c’est vrai de toute spécialisation, mais en contrepartie, on gagne en expertise. De plus, cette mobilité est assez fictive : combien de professeurs ayant une formation disciplinaire " pure et complète " émigrent-ils vers la recherche après quelques années d’enseignement ? Je prendrais volontiers le pari que des professeurs sérieusement formés à enseigner durant leur formation disciplinaire seront plus créatifs et mobiles que les étudiants actuels qui arrêtent leurs études avant le 3e cycle et se préparent ensuite à l’enseignement. L’approche didactique interroge en effet " l’état des savoirs " et pose des questions épistémologiques et théoriques fondamentales qui préparent à la recherche davantage que le bachotage des étudiants de second cycle.

 

2. Croiser approches didactiques et
approches transversales

La seconde thèse principale défendue ici est qu’une formation exclusivement didactique ne saurait suffire à préparer des professionnels de l’enseignement, même si elle faisait une place à la didactique générale.

Dans un premier temps, je mettrai en doute différentes formules : didactique générale, pédagogie, formation générale, culture de base en sciences humaines. J’examinerai ensuite des approches dites transversales des processus d’enseignement et d’apprentissage et du métier d’enseignant comme du métier d’élève.

2.1 La formation didactique ne saurait suffire

A partir de cette thèse, différentes perspectives sont en concurrence. Aucune ne me semble satisfaisante

2.1.1 La didactique générale comme vade-mecum

Dans l’aire francophone et latine, l’émergence de didactiques des disciplines orientées vers la recherche a conduit à contester l’existence même d’une didactique générale ; prendre au sérieux la part du savoir dans le " triangle didactique ", c’est s’obliger à considérer ses contenus spécifiques, discipline par discipline, et même domaine par domaine au sein de la même discipline ; on voit certes émerger maintenant d’une part une anthropologie du didactique, d’autre part une didactique comparée ; mais la première est une invention discutable, alors que la seconde ne prétend pas généraliser ; elle se borne, comme son nom l’indique, à chercher des parentés aussi bien qu’à analyser des différences.

Dans d’autres aires culturelles, notamment germanophones, scandinaves ou anglo-saxonnes, les didactiques des disciplines restent des " méthodologies " orientées vers l’action et on accorde une certain prééminence à la didactique générale.

Je n’entrerai pas ici dans ce débat. Notons simplement qu’une didactique générale ne peut être qu’une amalgame de savoirs empruntés à plusieurs sciences sociales et humaines. Ce peut être un effort de synthèse, pas un champ de recherche. On le verra mieux en inventoriant les approches transversales : elles sont plurielles, chacune a un objet spécifique et relativement pointu. Chacune se situe au carrefour de plusieurs sciences humaines, mais nulle ne prétend rendre compte à elle seule de toutes les dimensions des processus d’enseignement-apprentissage en un seul discours cohérent. On perçoit, par contraste, que la didactique générale a un objet trop large pour être en mesure de produire, sur toutes ses facettes des savoirs de première main.

2.1.2 La pédagogie comme supplément d’âme

On tente aussi volontiers d’équilibrer la didactique, située du côté des savoirs et des processus cognitifs, par une " pédagogie humaniste ", sensible à la relation, à l’affectivité et aux valeurs.

Or, la pédagogie n’est pas " soluble dans les sciences de l’éducation ", pour reprendre une formule de Meirieu (1995). Ce n’est pas une science, mais un discours à la fois intégrateur et praxéologique, celui qui sous-tend la pratique. Certes, dans ses variantes littéraires, philosophiques, voire scientifiques, le discours pédagogique paraît l’affaire de " penseurs " de l’éducation davantage que de praticiens. Mais ils ne font que mettre en forme, rendre cohérent et articuler aux sciences de l’homme et à la philosophie un discours engagé et sensible sur l’éducation, ses finalités, son éthique.

Pour qui adhère à cette conception de la pédagogie, une conclusion se dessine : elle a sa place dans une formation d’enseignants, on peut la considérer comme une discipline intellectuelle, mais elle n’est pas d’abord une sorte de synthèse vulgarisée des sciences de l’éducation à l’intention des praticiens. Elle est une forme de pensée globale dirigée vers l’action et intégrant des théories, l’expérience, les valeurs et la dimension intersubjective et éthique du rapport pédagogique.

La pédagogie ne s’oppose pas à la didactique. Elle équilibre les savoirs issus de la recherche, qu’ils soient didactiques ou transversaux.

2.1.3 La " formation générale " comme alibi

Créer une " formation générale " est une autre façon de ne pas laisser toute la place aux didactiques des disciplines. C’est la voie française. La création des IUFM, qui aurait pu pousser à un fécond rapprochement entre didactiques des disciplines et sciences de l’éducation, a plutôt aggravé leur séparation. Dans les IUFM, la didactique des disciplines a moins d’importance que les disciplines elles-mêmes, mais elle se taille la part du lion dans la formation professionnelle proprement dite. Les sciences de l’éducation, telles qu’elles sont implantées dans les universités, interviennent peu dans la formation des enseignants, alors qu’à l’intérieur des IUFM, elles se limitent souvent à des enseignements de psychopédagogie (domaine réservé des anciens professeurs de philosophie des Écoles normales). Globalement, les sciences sociales sont peu développées dans les IUFM, elles sont au mieux fondues dans des " formations communes " destinées aux futurs professeurs d’école, de collège et de lycée. ces zones communes se sont réduites comme peau de chagrin au fil des années.

Il vaut mieux offrir une formation générale que de s’en tenir aux formations disciplinaires et didactiques, mais ce n’est qu’un mince contrepoids. Les (futurs) enseignants qui se posent des questions ou rencontrent des obstacles ne relevant pas d’une didactique disciplinaire, à quels formateurs peuvent-ils s’adresser ? Un " généraliste " peut être le bon interlocuteur si la question porte sur les finalités, les valeurs ou la façon de vivre avec des contradictions. Mais si elle porte sur des aspects spécifiques de la gestion de classe, des sanctions, de la pédagogie différenciée, des technologies de la formation, du travail en équipe ou de l’évaluation, ce n’est pas d’une réponse de généraliste dont le praticien a besoin, c’est d’une réponse pointue, fondée sur la recherche aussi bien que des savoirs professionnels. Faut-il être sévère en début d’année scolaire ? Comment savoir quand il vaut mieux fermer les yeux sur une déviance plutôt que de s’interrompre, au risque de désorganiser le cours ? Comment entrer en relation avec des parents hostiles ? Comment s’y prendre pour accueillir un élève ne parlant pas la langue scolaire ? Quelle tolérance avoir à l’égard de la tricherie ? du mensonge ? des arrivées tardives ? Comment mettre en place une évaluation formative sans être noyé par les instruments et le temps requis ? Comment calmer une violence émergente ou une grande agitation ? Que faire si la classe se divise en clans, chahute un remplaçant régulier ou se ligue contre un élève ? Comment dépasser un vif conflit au sein d’une équipe pédagogique ? Quant faut-il garder un secret professionnel, quant faut-il le trahir pour des raisons supérieures ?

Ces questions n’ont pas de réponse à l’intérieur des didactiques des disciplines. Mais elles ne sont pas " purement philosophiques ", même si elles renvoient souvent à un jugement de valeur ou à un dilemme éthique. Elles n’appellent pas des commentaires généraux, mais des explications ou des conseils spécifiques, fondés sur des savoirs issus de la recherche ou de l’expertise professionnelle accumulée collectivement. Autrement dit, elles relèvent pour une part des sciences de l’éducation, ici dans leurs composantes les moins centrées sur des disciplines et leurs didactiques respectives. Une formation générale n’est pas à la hauteur de la complexité et de la diversité des objets à traiter.

2.1.4 Une culture de base en sciences humaines ?

Les systèmes qui reconnaissent la légitimité de ces questions et d’une formation à l’enseignement qui les anticipe ou y répond peuvent considérer qu’on résout le problème en donnant aux futurs enseignants une culture de base en sciences humaines : psychologie de l’enfant et de l’adolescent, psychologie cognitive, mais aussi psychanalyse, sociologie, anthropologie de l’éducation.

Il y a cependant une distance considérable à franchir entre une initiation théorique et la compréhension de phénomènes dont la banalité n’a d’égale que la complexité.

Souvent, les enseignements de psychologie ou de sociologie de l’éducation sont confiés à des spécialistes de ces disciplines qui n’ont pas l’expérience de l’enseignement au niveau école, collège ou lycée et optent pour des contenus assez éloignés de la vie quotidienne en classe et des métiers d’enseignant et d’élève.

On peut sans doute imaginer des formateurs plus au fait des réalités pédagogiques, travaillant par études de cas ou analyse de pratiques (Paquay et al., 1996 ; Perrenoud, 1999). Même alors, on se heurtera aux limites des disciplines. Un élève qui refuse d’apprendre à lire, est-ce un problème qui relève de la psychologie, de la psychanalyse, de la sociologie, de la didactique ?

Il paraît plus fécond de découper dans le réel scolaire des objets complexes, mais identifiables, qu’on peut travailler de façon à la fois théorique et pratique, à partir de plusieurs sciences humaines.

2.1.5 Ne pas s’en tenir aux savoirs experts

On pourrait être tenté de définir de tels objets, puis de s’en remettre, pour chacun, aux savoirs d’expérience des maîtres de stages et de quelques formateurs-experts issus du terrain, qui parleront à partir de leur expérience de gestion de classe, d’aménagement de l’espace, de maintien de l’ordre, de conseils de classe ou de pédagogie différenciée.

Cette approche n’est pas sans intérêt, mais si elle écartait les sciences humaines, elle priverait la formation des enseignants d’une liaison féconde avec la recherche et la théorie. Les didactiques des disciplines, constituées au départ comme savoirs experts, d’ordre méthodologique, sont devenues des champs de recherche et de théorisation, à partir desquels on peut, mais ce n’est pas automatique, revenir à une part d’instrumentation et de prescription. Les approches transversales suivent en partie le même chemin. Prélevant des objets complexes dans le monde social, qui sont en partie des objets d’expertise professionnelle, elles leur donnent un statut théorique pour mieux réinvestir les savoirs construits dans la formation des praticiens. Mieux vaudrait que ce soit en complémentarité plutôt qu’en concurrence et en déni mutuel avec les savoirs experts propres à la profession.

2.2 Des approches transversales pluridisciplinaires

Les didactiques des disciplines sont des carrefours où diverses sciences humaines et sociales - histoire, épistémologie, psychologie, psychologie sociale, sociologie - contribuent à rendre compte d’un " objet complexe " : une discipline d’enseignement, son émergence, ses transformations, sa place dans le système, ses enjeux institutionnels ou théoriques et par dessus tout les fonctionnements didactiques qui lui sont spécifiques.

Par définition, les didactiques disciplinaires courent le risque d’une certaine cécité à l’égard de tout no man’land, de tout ce qui, dans l’école, ne relève d’aucune discipline. De plus, étant en partie prisonnières des découpages institutionnels, elles sont en mauvaise posture pour les expliquer et les problématiser. Seules l’histoire et la sociologie des disciplines scolaires peuvent rendre compte de l’émergence et des fonctions de ces découpages.

Enfin, les disciplines ne sont pas des mondes entièrement isolés et hétérogènes. C’est la raison des approches transversales. Elles n’étudient pas une autre réalité, elles adoptent un autre point de vue et procèdent à d’autres découpages.

2.2.1 Mécanismes communs et aspects systémiques

On parle d’approches transversales parce que leurs objets " traversent " les disciplines scolaires, soit parce qu’il est présent dans toutes (par exemple l’évaluation) soit parce qu’il surplombe, transcende, englobe les disciplines (par exemple la gestion de classe)

Il n’y a aucune raison de penser discipline par discipline certains processus ou phénomènes qui se retrouvent dans toutes, comme l’évaluation, la différenciation, les différences culturelles, le désir d’apprendre, le rapport aux savoirs :

L’existence d’approches transversales ne dispense pas de traiter brièvement de ces processus dans chaque didactique disciplinaire, pour aborder des aspects spécifiques à un champ de savoir.

Il y a des phénomènes qui n’appartiennent à aucune discipline : les relations avec la famille, la gestion de classe, l’intégration ou l’exclusion d’enfants différents, l’articulation de la classe à un projet d’établissement, le métier d’élève, le métier d’enseignant, la coexistence de plusieurs cultures, les relations intersubjectives, les dynamiques de groupes, les discriminations, les phénomènes de pouvoir, de déviance, de discrimination, de ségrégation ou de communication dans la classe, etc.

Ces phénomènes affectent les disciplines, à des degrés divers et selon des modalités, distinctes ; les différences culturelles se manifestent autrement en langue et en éducation physique, mais on ne peut rendre ces phénomènes intelligibles à partir d’une seule discipline scolaire.

2.2.2 Vers une complémentarité

Il y a place pour les deux approches en formation à l’enseignement. On peut par exemple considérer que le rapport au savoir doit être étudié à la fois :

Les modes de découpage du réel sont différents : les didactiques des disciplines ne construisent pas leur objet de façon autonome, elles en reconnaissent l’existence dans le champ scolaire. Les disciplines scolaires sont très stables et paraissent grosso modo semblables d’un pays à un autre. Elles correspondent en partie à la division des savoirs disciplinaires au sein de l’université et dans la recherche, même si l’école pratique certains regroupements - sciences humaines, sciences de la terre, environnement - de disciplines qui n’ont pas cours au niveau universitaire, même si les contenus et les rapports au savoir diffèrent. Cette stabilité masque le fait que les didactiques sont " à la traîne " des émergences, des schismes, des fusions, des alliances qui s’opèrent dans ce champ. À la limite, toute discipline nouvelle - comme l’informatique - appelle l’émergence de sa propre didactique.

Les approches transversales sont moins dépendantes de la construction sociale du réel au sein du système éducatif, même si plusieurs champs transversaux correspondent à des catégories reconnues et utilisées par les acteurs (évaluation, différenciation, gestion de classe, intégration, relations familles écoles) ou susceptibles de l’être (métier d’élève, interculturel). Cette indépendance se paie d’une plus grande dispersion des forces, d’une plus grande instabilité des objets de recherche et des réseaux de communication, d’identités moins fortes. Alors que les spécialistes des disciplines se construisent facilement une identité de didacticiens, quelle que soit leur formation d’origine, les chercheurs engagés dans les approches transversales se reconnaissent pour une part d’abord comme sociologues, historiens, psychanalystes ou anthropologues, ou encore comme " chercheurs en éducation " à vocation " généraliste ". Alors que les didacticiens se spécialisent dans une discipline, et sont extrêmement prudents quant aux emprunts et aux passages d’un champ disciplinaire à un autre, les chercheurs " transversaux " s’intéressent souvent à plusieurs objets complexes, parallèlement ou successivement.

2.2.3 Des découpages transversaux variables

Les " objets transversaux ", plus instables et moins universels que les disciplines d’enseignement, suscitent facilement la controverse sur les découpages qui leur donnent naissance. On peut par exemple constituer l’évaluation en objet autonome ou la lier plutôt à d’autres phénomènes ; certains la marieront avec la sélection et à l’orientation ; d’autres avec le contrôle des conduites ; d’autres encore avec la différenciation, le contrat pédagogique ou les dispositifs didactiques.

Cette diversité de découpages n’est pas grave si les principaux mécanismes sont étudiés d’une manière ou d’une autre. Il n’est pas nécessaire qu’on aboutisse à une liste unique et canonique d’objets transversaux reconnus partout. Le caractère local des découpages les rend plus fragiles, moins légitimes, moins évidents, mais aussi plus conformes à l’état des forces, à la division du travail de recherche et aux réalités de chaque système éducatif et de ses réformes.

On peut donc tout à fait concevoir que chaque institut de formation des maîtres construise sa propre vision du transversal. L’important est qu’il en ait une, qu’elle soit stabilisée pendant quelques années pour qu’on puisse la traduire en unités et dispositifs spécifiques de formation, aussi pointus et pertinents que les unités et dispositifs de didactiques de disciplines.

La liste qui suit n’est ni exhaustive, ni la seule possible. Elle donne une idée des possibilités :

2.3 Un état des lieux fort déséquilibré

Les approches transversales sont encore à l’état virtuel, sauf dans quelques systèmes de formation des enseignants. Au cœur des plans de formation, on trouve la didactique générale ou les didactiques des disciplines. Autour, on trouve des espèces de satellites, dont le nom est lui-même plus que flou parce que " formation commune " ou " formation générale " ne signifie rien de bien précis et indique surtout qu’on sort des didactiques des disciplines.

L’enjeu actuel est donc de faire exister conceptuellement les dimensions transversales du métier et des processus d’enseignement et d’apprentissage. Pour aller dans ce sens, il faut consentir un travail de conceptualisation et d’explicitation d’objets transversaux, mais il faut aussi mener un combat contre des empires didactiques et disciplinaires qui n’entendent pas se laisser faire et tentent d’étouffer dans l’œuf toute tentative de rééquilibrage. Il faut qu’il y ait un travail théorique et épistémologique solide pour que les approches transversales aient une chance de devenir aussi légitimes que les didactiques des disciplines.

C’est ainsi qu’une unité de formation sur le sens du travail scolaire et le rapport des élèves au savoir doit être au moins aussi solide, instrumentée, argumentée et pratique que n’importe quelle didactique disciplinaire. Il reste à faire ce travail sur l’ensemble des entrées transversales.

L’on aboutira alors à la coexistence - qu’on peut espérer pacifique et dialogique - d’entrées didactiques et d’entrées transversales, sans oublier que c’est l’intersection qui est intéressante, parce que la réalité n’est saisissable que dans les intersections. Dans une situation de classe, il y a presque toujours du didactique et du transversal. Même dans une leçon centrée sur une notion, ou un concept, ou un algorithme il y a du transversal, il y a du relationnel, il y a du contrat, il y a du pouvoir. Et même dans le phénomène le plus relationnel, on reste à l’école, il y des savoirs et de l’excellence en jeu. Ce qui ne veut pas dire qu’à chaque intersection il faille prévoir un module de formation…

Il n’y a pas totale symétrie entre approches transversales et approches didactiques, ni d’ailleurs accord complet sur la nature épistémologique des sciences de l’éducation ou sur la conception des formations. Les divergences théoriques et épistémologiques entre didacticiens et transversaux sont-elles plus fortes qu’au sein de chacune de ces familles ? Ce n’est pas sûr. Mais il y des logiques d’action collective qui fédèrent des blocs hétérogènes.

2.4 L’exemple genevois

Le programme genevois de formation des professeurs d’école propose un réel équilibre entre approches didactiques et approches transversales, dans une formation professionnelle dans le cadre des sciences de l’éducation (maîtrise, niveau bac + 4).

Sept unités de formation transversales ont été retenues. Elles sont regroupées en deux grand modules, occupant chacun un semestre :

Le module 1 Relations et situations éducatives complexes, diversité des acteurs. est formé de quatre unités de formation compactes se partageant un bloc de onze semaines :

Le module Processus et difficultés d’apprentissage, régulation et différenciation est formé de trois unités de formation compactes se partageant un bloc de neuf semaines :

Certains phénomènes sont abordés à la fois en didactique des disciplines et de façon transversale. Toutes ces approches sont interdisciplinaires, qu’elles soient didactiques ou transversales. À Genève, les didactiques des disciplines sont intégrées aux sciences de l’éducation. Une partie des enseignants-chercheurs sont à la fois didacticiens et transversaux, par exemple dans le domaine de la lecture et de l’entrée dans l’écrit.

Chaque " objet " est confié à deux ou trois enseignants-chercheurs, qui construisent une unité de formation intégrant des temps de terrain. Ces unités sont en général intégrées à des modules, qui en regroupent de trois à six ou sept. Chaque module dispose de 9 à 14 semaines, dont un tiers au moins se passent sur le terrain. Les étudiants travaillent à plein temps dans les classes lorsqu’ils sont sur le terrain et une quinzaine d’heure sur les thèmes du module lorsqu’ils sont en faculté L’équipe du module constitue son propre réseau de formateurs de terrain, dont il sollicite la coopération sur les thèmes et les objectifs spécifiques des unités de formation ainsi réunies (Perrenoud, 1996 b, 1998 a).

 

3. Identités, structures, programmes
et démarches de formation : tout se tient !

Le processus de professionnalisation du métier d’enseignant se jouera sur plus d’un tableau. Celui des savoirs et du rapport au savoir des enseignants n’est pas le moindre, peut-être est-ce même le plus décisif (Perrenoud, 1996 a).

Il ne manque pas aujourd’hui de travaux empiriques sur les savoirs des enseignants. On se reporter pour une synthèse aux travaux québécois (Gauthier, Mellouki et Tardif, 1993 ; Gauthier, 1997). Ils confirment les observations des pratiques de classe. Tous ces travaux montrent que les savoirs disciplinaires ne sont qu’une composante des savoirs des enseignants, qu’une partie des ressources que mobilisent ses compétences professionnelles (Perrenoud, 1996 a).

Hélas, cette partie reste largement prise pour le tout ou du moins pour l’emblème du métier, elle reste au cœur de l’identité professionnelle des enseignants universitaires et secondaires.

Pour évoluer vers des formations intégrées et un équilibre entre approches didactiques et approches transversales dans la formation à l’enseignement, il faut certainement s’attaquer à l’identité et à la culture des enseignants. Mais cela n’aura guère d’effets si on ne transforme pas en même temps les structures, les programmes et les démarches de formation.

Ces trois chantiers, ouverts partout, mais qui progressent à des rythmes très inégaux, ne peuvent qu’alimenter à leur tour une transformation graduelle de l’identité des enseignants.

 

Références

Bourdieu, P. et Passeron, J.-C. (1964) Les héritiers. Les étudiants et la culture, Paris, Ed. de Minuit.

Chevallard, Y. (1985) La transposition didactique. Du savoir savant au savoir enseigné, Grenoble, La Pensée Sauvage (2e éd. 1991).

Develay, M. (1992) De l’apprentissage à l’enseignement, Paris, ESF.

Develay, M. (dir.) (1995) (éd) Savoirs scolaires et didactiques des disciplines, Paris, ESF.

Gauthier, C. (dir.) (1997) Pour une théorie de la pédagogie. Recherches contemporaines sur le savoir des enseignants, Bruxelles, De Boeck.

Gauthier, C., Mellouki, M. et Tardif, M. (dir.) (1993) Le savoir des enseignants. Que savent-ils ?, Montréal, Éditions Logiques.

Jonnaert, Ph. et Vander Borght, C.(1999) Créer des conditions d’apprentissage. Un cadre de référence constructiviste pour une formation didactique des enseignants , Bruxelles, De Boeck.

Joshua, S. (1996) Le concept de transposition didactique n’est-il propre qu’au mathématiques ?, in Raisky, C. et Caillot, M. (dir.) Au-delà des didactiques, le didactique. Débats autour de concepts fédérateurs, Bruxelles, De Boeck, pp. 61-73.

Martinand, J.-L. (1986) Connaître et transformer la matière, Berne, Lang.

Meirieu, Ph. (1995) La pédagogie est-elle soluble dans les sciences de l’éducation ?, Cahiers pédagogiques, n° 334, mai, pp. 31-33.

Perrenoud, Ph. (1996 a) Enseigner : agir dans l’urgence, décider dans l’incertitude. Savoirs et compétences dans un métier complexe, Paris, ESF.

Perrenoud, Ph. (1996 b) Former les maîtres du premier degré à l’Université : le pari genevois, in Lapierre, G. (dir.) Qui forme les enseignants en France aujourd’hui ?, Grenoble, Université Pierre Mendès France, Actes des Assises de l’A.R.C.U.F.E.F, pp. 75-100.

Perrenoud, Ph. (1998 a) De l’alternance à l’articulation entre théories et pratiques dans la formation des enseignants, in Tardif, M., Lessard, C. et Gauthier, C. (dir.). Formation des maîtres et contextes sociaux. Perspectives internationales, Paris, PUF, pp. 153-199.

Perrenoud, Ph. (1998 b) Le rôle des formateurs de terrain, in Bouvier, A. et Obin, J.-P. (dir.) La formation des enseignants sur le terrain, Paris, Hachette, pp. 219-241.

Perrenoud, Ph.(1998 c) La transposition didactique à partir de pratiques : des savoirs aux compétences, in Revue des sciences de l’éducation (Montréal),Vol. XXIV, n° 3, pp. 487-514.

Perrenoud, Ph. (1999) De l’analyse de l’expérience au travail par situations-problèmes en formation des enseignants, in Triquet, E, et Fabre-Col, C. (dir.) Recherche (s) et formation des enseignants, Grenoble, IUFM, pp. 89-105.

Tardif, M. (1993 a) Savoirs et expérience chez les enseignants de métier, in Hensler, F. (dir.) La recherche en formation des maîtres. Détour ou passage obligé sur la voie de la professionnalisation ?, Sherbrooke (Canada), Éditions du CRP, pp. 53-86.

Tardif, M. (1993 b) Éléments pour une théorie de la pratique éducative : Actions et savoirs en éducation, in Gauthier, C., Mellouki, M. & Tardif, M. (dir.) Le savoir des enseignants. Que savent-ils ?, Montréal, Éditions Logiques, pp. 23-47.

Verret, M. (1965) Le temps des études, Paris, Honoré Champion, 2 vol.

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