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Préface à Besençon, P.-A., Pasquini, R. et Petitpierre, C. (dir.) Innovation et vie des établissements scolaires, Genève, Cahiers de la Section des Sciences de l'éducation, n° 93, 2000

 

 

 

 

 

Trois regards sur le changement de l'école

Philippe Perrenoud

Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation
Université de Genève
2000

Il n'est pas banal qu'un Cahier de la section des sciences de l'éducation regroupe l'essentiel de trois mémoires de licence formant un ensemble. J'ai eu le privilège de diriger ces travaux de fin d'études, conduits par des enseignants menant des études à la FPSE parallèlement à leurs activités professionnelles dans des établissements scolaires vaudois. Leurs auteurs me demandent aujourd'hui de rédiger une préface à leur publication collective. Je le fais d'autant plus volontiers qu'outre leur intérêt scientifique, ces textes présentent une actualité et une complémentarité remarquables :

  1. Ils éclairent trois composantes majeures des dynamiques de changement du système éducatif dans le canton de Vaud, en se centrant en particulier sur l'établissement scolaire comme maillon essentiel de la réforme.
  2. Ils sont publiés en partenariat avec le Burofco, organe de formation continue mis en place pour suivre EVM, la réforme en cours de l'école vaudoise. Ce qui souligne que la formation des enseignants aujourd'hui, dès lors qu'on les appelle à devenir des praticiens réflexifs, se nourrit aussi de la recherche en éducation et de visions distanciées des problèmes et des fonctionnements du système éducatif.
  3. Ils manifestent les liens entre les sciences de l'éducation genevoises et les dynamiques de changement d'autres cantons, en même temps qu'une forme d'articulation entre théories et pratiques, entre savoirs savants sur l'innovation et savoirs pratiques d'innovation.

EVM : École vaudoise en mutation ! Ce sigle aux allures modernes peut prêter à sourire si l'on pense à la mutation génétique : brutale, aléatoire et irréversible. Mais si l'on consulte le dictionnaire, on verra qu'une mutation est d'abord une " transformation profonde et durable ".

Le Robert, sans le vouloir, met le doigt sur les défis majeurs du changement en éducation : que faire pour que les transformations soient profondes et durables. Les deux qualités sont liées dans le champ social : aucune transformation profonde ne s'opère en peu de temps. Si l'incitation au changement n'est qu'un feu de paille, le changement sera éphémère et n'affectera pas les représentations et les pratiques les mieux ancrées des acteurs. Il fera illusion le temps d'un discours et d'un faire semblant, puis les habitudes reprendront leurs droits et tout sera comme avant, en dépit de textes novateurs.

Le changement ne sera durable que s'il s'opère au plus profond des pratiques et des représentations des acteurs principaux, les enseignants bien sûr et les cadres scolaires, mais aussi les parents, les élèves, l'opinion. Et aussi les ministres : aucune réforme ne se fait sans eux, mais on peut souvent se demander si les textes qu0ils signent et défendent ont modifié d'un pouce leur représentations de l'apprentissage et de l'école…

Comment s'y prendre pour que le changement soit profond et durable ? Nul ne détient le modèle idéal, mais on a au moins appris ce qu'il ne faut pas faire. Une réforme scolaire est vouée à l'échec :

Tout cela coûte cher ? Sans doute. Mais l'argent, les collectivités publiques le trouvent lorsqu'elles saisissent les enjeux. Nul n'imagine aujourd'hui qu'on avancera sur le génome humain, le SIDA ou les énergies renouvelables avec quelques petits laboratoires dispersés. On y met le prix.

Le drame de l'école, c'est que les gens pensent que c'est simple de faire apprendre les petits enfants, que c'est une question d'autorité, de fermeté, de bon sens. Nous sommes tous membres de cette tribu que Robert Hari, artisan du Cycle d'orientation genevois, appelait les " Nyaka ". Tout le monde admet que pour aller sur la lune il faut réunit des ressources intellectuelles et une organisation hors du commun, changer l'école apparaît l'affaire d'une ou deux réformes bien vigoureuses avec une énergique incitation aux enseignants de faire ce qu'ils ont à faire pour que l'entreprise réussisse.

Pour dépasser ces stratégies simplistes, que je caricature à peine, nous avons besoin de construire et plus encore de partager une vision plus complexe des processus de changement dans les organisations et les systèmes. Pour des raisons moins humanistes et altruistes, une partie des entreprises ont appris et apprennent chaque jour à piloter des changements à vaste échelle, complexes, profonds et durables. On peut regretter que la quête du profit rende plus imaginatif et intelligent que la recherche du bien public.

Les mémoires dont ce cahier reprend l'essentiel, contribuent à nous faire mieux comprendre ce qui se joue dans les processus de changement. Ils s'attaquent, chacun à sa façon, à l'établissement comme nœud stratégique.

Pourquoi importe-t-il que les établissements forment des projets ? Parce qu'ils constituent une communauté éducative au sein de laquelle l'abstraction de la réforme rencontre des gens, les enseignants, les élèves et, un peu à la lisière, mais déterminants, les parents. Si l'établissement n'est qu'un lieu-dit, une structure administrative, il ne sera qu'une boîte à lettres, l'instance qui glissera dans le casier des enseignants les circulaires définissant la réforme, à moins que les enseignants ne la découvre dans la presse. Pour que l'établissement soit un acteur de la réforme, il faut qu'il puisse se l'approprier, la mettre en phase avec la culture locale, les préoccupations du moment, les expériences et la formation des professionnels. Il importe donc que les textes ministériels laissent une marge d'autonomie aux établissements. Non pas une autonomie de contrebande, celle qui naît de l'opacité des pratiques et de la difficulté de tout contrôler. Non, une autonomie de plein droit, jugée normale et féconde.

Mais aucune réforme ne peut constituer les établissements en acteurs du changement juste au moment où les textes sont publiés et les ramener à de simples rouages administratifs quelques années plus tard. L'établissement doit donc avoir un projet et habiter son autonomie en permanence. Est-ce à dire qu'il peut s'affranchir des réformes décidées au centre ? Non, mais elles ne peuvent suspendre brutalement ce qui se joue dans l'établissement, mais au contraire en tenir compte. Ce sont d'ailleurs les projets des établissements les plus dynamiques qui préparent les réformes à large échelle. Ce n'est pas une raison de mettre au pas des établissements moins engagés ou investis dans d'autres causes. Le travail de Cyril Petitpierre décrit un projet né avant EVM, qui émanait de la base et répondait à une préoccupation locale, mais dans laquelle nombre d'autres établissements peuvent se reconnaître : la question de la division terminale, des élèves qui n'aiment guère l'école, n'y ont guère réussi et y échapperont bientôt. Le sort de ces élèves devrait être au cœur de toute réflexion sur l'enseignement secondaire obligatoire. Une réforme qui les ignore ou n'a rien de neuf à leur proposer ne présente qu'un intérêt limité.

Il n'y a pas de projet d'établissement sans leadership. La vocation profonde des chefs d'établissements est-elle de devenir des leaders pédagogiques ? Sont-ils les mieux placés pour animer un projet d'établissement ? Comment perçoivent-ils leur rôle, leurs responsabilités, leur marge d'influence dans le contexte d'une réforme globale du système éducatif ?. Autant de chefs d'établissements, autant de réponses, comme le montre la recherche de Raphaël Pasquini. Sans doute parce que, soucieux de voir les établissements administrés, les systèmes éducatifs sont à peine en train de découvrir que cela ne suffit plus, qu'il n'y a ni autonomie, ni projet d'établissement, ni action collective sous l'égide d'un gestionnaire, aussi consciencieux et zélé soit-il. Que faire lorsqu'une partie des chefs d'établissement, croyant se distancer de l'enseignement en quittant leur classe, se retrouvent au cœur du débat pédagogique ? Et comment prendre un rôle de leader lorsque les enseignants ne le concèdent pas volontiers à quiconque occupe une position d'autorité formelle ? La question du pouvoir dans l'établissement scolaire est désormais posée. Tous les systèmes se mettent en quête d'un profil introuvable, conciliant la sécurité du mandat donné d'en haut et la légitimité du leader émanant de la base…

Le rôle d'animateur de formation en établissement (AFE), étudié par Pierre-Alain Besançon, est il une réponse à la question du leadership ? Cette institution propre au canton de Vaud, répondait au départ au souci de déplacer la formation vers les établissements et d'y disposer dans chacun d'un interlocuteur et d'un relais du Burofco, mis en place avec EVM. Mais comment jouer ce rôle sans prendre un certain pouvoir ? Et comment ne pas se confronter alors au chef d'établissement ? Alliance ? Concurrence ? Conflit ouvert ou feutré ? Tous les cas de figures sont possibles, on s'en rend compte à partir de cette étude de cas. Si les chefs d'établissements avaient, de longue date, pris le rôle d'animateurs pédagogiques, sans doute en auraient-ils délégués certaines composantes à des professeurs. Leur ambivalence leur a valu d'être flanqués d'un animateur qui, tout en restant sous leur autorité, à un rôle propre. Intéressante réponse à la question du leadership partagé…

Ces trois recherches n'épuisent pas la problématique d'EVM, notamment parce qu'elles n'évoquent qu'indirectement les pratiques en classe, les attitudes des enseignants et des parents ou encore le pilotage du système. À elles trois, elles donnent en revanche une bonne vue d'ensemble des problèmes de la réforme du système éducatif telle qu'elle se joue au niveau des établissements scolaires.

Trois regards sur l'école vaudoise ? Sans doute. Contextualisés, rebelles à une généralisation précise, on peut se limiter à en faire une lecture cantonale. Pourtant, les trois auteurs pointent sur des processus et des problèmes présents dans tous les systèmes éducatifs, sous des apparences diverses. C'est donc trois regards sur les changements de l'école en général qu'on trouvera réunis ici, trois regards à l'origine indépendants, mais qui se sont confrontés et enrichis mutuellement, au point que ce cahier contient à la fois des chapitres communs et d'autres assumés par l'un ou l'autre des auteurs dans le champ particulier de sa recherche.

Merci à Jean-Michel Baudouin, infatigable éditeur des Cahiers de la section des sciences de l'éducation, d'avoir permis cette rencontre.

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