Source et copyright à la fin du texte
In Éducation permanente. Revue suisse pour l’éducation des adultes, 2000, n° 1, pp. 29-31.
Extrait de Perrenoud, Ph. (1999)
Renouveler les conceptions de la formation dans les HEP et les HES : un enjeu caché par le débat sur les structures, Université de Genève, Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation.

 

 

 

 

Unifier les compétences visées
sans normaliser les programmes : un défi pour les HEP et les HES santé-social

 

Philippe Perrenoud

Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation
Université de Genève
2000

Les HEP sont confrontées à un risque majeur, dans le cadre du processus de centralisation d’école jusqu’alors indépendantes : normaliser les programmes et les plans de formation plutôt que les objectifs.

La logique d’organisation des plans d’études, en formation professionnelle, reste fortement inspirée du modèle scolaire (ou de sa variante universitaire). Ils font donc la part belle aux contenus, donnant un statut assez vague à tout ce qui correspond à des dispositifs de formation plutôt qu’à des disciplines ou à des champ de savoir.

Les critères d’homologation des écoles et des diplômes se fondent généralement sur des critères relativement faciles à vérifier, par exemple l’exigence de tant d’heures de droit ou de statistique, de tant de semaines de stages, de tant de crédits dans tel ou tel domaine.

Cette tendance peut être accentuée, notamment à l’échelle d’une région, par la volonté d’aller vers un programme standard proposé sur plusieurs sites. Cette unification par des programmes cadres s’inspire beaucoup plus du modèle scolaire que du modèle universitaire. On pourrait s’interroger sur le poids des départements de l’instruction publique dans le développement des HES. Alors que le monde scolaire est encore faiblement expérimenté dans le développement de compétences, ses autorités pourraient imposer leur vision des programmes HES à la faveur de leur avance en matière d’organisation centralisée d’un système d’enseignement…

Alors que le discours institutionnel des HEP et des HES santé-social valorise le praticien réflexif et l’expert dans le domaine de l’éducation scolaire, du travail social et des soins infirmiers, il tarde à appliquer la même logique de professionnalisation aux formateurs. Si les enseignements de statistique, de physique ou de sociologie donnés dans diverses universités présentent de fortes ressemblances, ce n’est pas parce qu’ils suivent un programme prescrit au niveau central, mais parce que l’état de l’art et de la science dictent certains choix " rationnels " convergents. Pourquoi veut-on standardiser les programmes de formation des diverses filières plutôt que de se limiter à fixer des objectifs ? Ce qui laisserait à chaque école et aux collèges de formateurs la tâche de construire un plan d’étude cohérent conduisant à ces objectifs, tout en tenant compte des compétences individuelles et collectives des formateurs rassemblés, de la taille et de la nature du public de l’école, des partenariats construits avec les lieux de pratique et de l’histoire de chaque école.

On peut craindre que toute standardisation des programmes conduise à une régression vers le sens commun, qui considère qu’un programme est une suite de cours et de stages. Or, toutes les formations en alternance valorisant une forte articulation théorie-pratique doivent rompre avec ces catégories simplistes, inventer des dispositifs mixtes, plus complexes, plus fragiles et régulièrement revisités et reconstruits (Perrenoud, 1996, 1998 a). Toute programmation prescrite de loin, par des gestionnaires soucieux de transparence, de mobilité et de mise en ordre bureaucratique, plus que d’efficacité des formations, conduira à conserver des juxtapositions de cours et des stages, voire à faire revenir à ce modèle des écoles qui s’efforcent, depuis plusieurs années, d’en sortir, en travaillant notamment sur des situations professionnelles complexes, des analyses de pratiques, des études de cas, des situations-problèmes (Perrenoud, 1999).

Ne pas normaliser les programmes ne conduit pas à accorder à chaque école et à chaque filière une totale autonomie. On peut instituer des procédures de reconnaissance des programmes qui n’exigent pas leur conformité à un programme-cadre, mais leur cohérence par rapport aux objectifs de formation. De façon moins formelle, il serait souhaitable qu’une réflexion commune se développe, entre écoles, sur les modèles de la formation professionnelle d’adultes. Le travail en commun sur la conception des programmes produit des rapprochements plus " naturels " et mieux assumés que la commune obéissance à des prescriptions venues d’en haut. L’histoire des projets de HEP romandes le montre : chacun a suivi son cheminement, mais les chefs de projets et d’autres formateurs ont travaillé en réseau, si bien qu’on retrouve des inspirations communes sur des points fondamentaux, sans enfermer chacune dans un programme unique.

Enfin et surtout, si l’on tient à harmoniser davantage, le plus urgent est de travailler à des référentiels d’objectifs plutôt que de normaliser les programmes. I1 est légitime d’associer à chaque métier un référentiel de compétences et de dire celles que la formation initiale doit viser en priorité. Ce référentiel n’aura de réelle valeur qu’à trois conditions :

1. Fonder l’énoncé de compétences sur une analyse actualisée de la réalité du travail, donc associer d’emblée des praticiens à l’analyse des tâches et des compétences.

2. Devenir un outil commun de la profession et des institutions de formation, donc être élaboré en commun et négocié de sorte que chaque partie s’y reconnaisse.

3. Se soucier d’emblée de la transposition didactique de ces objectifs et impliquer par conséquent les formateurs.

Un référentiel de compétences, et l’inventaire des ressources (capacités, savoirs, postures, éthique) auxquelles elles font appel, ne dictent pas un programme unique, mais ils garantissent qu’un programme qui les respecte formera des professionnels dont le niveau et le profil seront acceptables. N’est-ce pas le seul enjeu ?

La standardisation des programmes peut sembler un raccourci pour arriver au même résultat en faisant l’économie de l’analyse du travail et des compétences. Mais cette stratégie se paie très cher, car elle encourage à camper sur des visions archaïques des programmes. I1 serait paradoxal, alors que l’école tente de substituer des objectifs de fin de cycle à des programmes notionnels annuels, que les formations professionnelles se rapprochent du modèle scolaire d’hier…

Ne prenant qu’un exemple : une logique d’harmonisation des programmes conduit presque toujours à concentrer sur la ou les premières années des savoirs théoriques de base. I1 est alors très facile d’aligner des énoncés : introduction au droit civil, à la physiologie ou à la didactique, etc. Dans une formation par problèmes, telle qu’elle se développe dans les facultés de médecine, on rompt avec cette logique des savoirs propédeutiques. Les étudiants sont confrontés à des problèmes, à des énigmes, à des cas et ils vont chercher les connaissances nécessaires pour surmonter les obstacles et prendre des décisions adéquates. I1 est dès lors plus difficile de programmer les savoirs, car on rejoint ce vœu de Dewey lorsqu’il affirmait " Toute leçon est une réponse ".

En dépit des développements de l’éducation des adultes et des didactiques professionnelles, on peut dire que les HES techniques, les HES santé-social (dans une moindre mesure) et même les HEP seront peuplées de formateurs qui maîtrisent un champ disciplinaire ou un métier davantage que les dispositifs et les méthodes de formation d’adultes. L’harmonisation des programmes ne peut que renforcer l’idée que l’expertise dans un domaine autorise à elle seule à enseigner et former. Une réflexion commune sur les compétences visées, les savoirs de référence et les dispositifs adéquats de formation ne peut que constituer, au contraire, une invitation à la construction d’une culture commune des formateurs aussi bien qu’une incitation, pour chacun, à élargir ses compétences personnelles en didactique et sciences de 1’éducation.

J’ai soutenu ailleurs (Perrenoud, 1998 b) que la qualité d’une formation se joue d’abord dans sa conception. Et donc, aussi, dans le renouvellement de la vision des rapports entre objectifs et parcours de formation, entre programmation des cursus et régulation des progressions individuelles. I1 serait regrettable que les HES, prises dans le tourbillon des structures et des statuts, en oublient de se demander comment on forme au mieux des professionnels aujourd’hui (Paquay et al., 1998) et comment on tient compte de la réalité mouvante du travail dans la transposition didactique (Perrenoud, 1998 c). Les jeux et enjeux autour des structures tendent à faire perdre de vue qu’elles n’importent que dans la mesure où elles peuvent contrecarrer ou au contraire soutenir des dispositifs et des actions efficaces de formation.

 

Références

Paquay, L., Altet, M., Charlier, E. et Perrenoud, Ph. (dir.) (1998) Former des enseignants professionnels. Quelles stratégies ? Quelles compétences ?, Bruxelles, de Boeck, 2e éd.

Perrenoud, Ph. (1996) Former les maîtres du premier degré à l’Université : le pari genevois, in Lapierre, G. (dir.) Qui forme les enseignants en France aujourd’hui ?, Grenoble, Université Pierre Mendès France, Actes des Assises de 1’A.R.C.U.F.E.F, pp. 75-100.

Perrenoud, Ph. (1998 a) De l’alternance à l’articulation entre théories et pratiques dans la formation des enseignants, in Tardif, M., Lessard, C. et Gauthier, C. (dir.). Formation des maîtres et contextes sociaux. Perspectives internationales, Paris, PUF, pp. 153-199.

Perrenoud, Ph. (1998 b) La qualité d’une formation se joue d’abord dans sa conception. Contribution à la réflexion sur les programmes, Pédagogie collégiale (Québec), Vol. 11, n° 3, mai, vol.11, n° 4, pp. 16-22.

Perrenoud, Ph. (1998 c) La transposition didactique à partir de pratiques : des savoirs aux compétences, inRevue des sciences de l’éducation (Montréal),Vol. XXIV, n° 3, pp. 487-514.

Perrenoud, Ph. (1999) De l’analyse de l’expérience au travail par situations-problèmes en formation des enseignants, in Triquet, E, et Fabre-Col, C. (dir.) Recherche (s) et formation des enseignants, Grenoble, IUFM, pp. 89-10.

 

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