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Gérer le temps qui reste :
l’organisation du travail scolaire
entre persécution et attentisme

 

Philippe Perrenoud

Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation
Université de Genève
2000

 Sommaire

Entre attentisme et persécution

Savoir optimiser les processus d’apprentissage

Donner plus de temps aux élèves lents ?

L’emploi optimal du temps scolaire et l’organisation du travail

Pour conclure : la gestion du temps entre efficacité et autonomie

Références


 

Organiser un cursus d’études, planifier le travail scolaire et l’organiser au quotidien, c’est adopter un rapport plus ou moins tendu au temps qui reste. Cette tension, entre persécution et attentisme, est l’objet de cet article.

A quel niveau se joue-t-elle ? Le système éducatif semble imposer une organisation temporelle aux enseignants et aux élèves : programmes structurés en années ou en cycles, structuration de l’année et de la semaine d’école, grille horaire attribuant des temps protégés aux disciplines. On pourrait en conclure que la structuration institutionnelle du temps scolaire contraint ou préfigure l’organisation du travail. En réalité, les choses sont plus complexes, pour au moins deux raisons :

• la structuration institutionnelle du temps scolaire, comme le programme qui lui correspond, laissent de larges marges d’interprétation ; dans cette mesure, l’organisation fine du temps dépend des modes d’organisation du travail adoptés par les enseignants, individuellement ou collectivement, dans leur sphère d’autonomie professionnelle ;

• à longue échéance, la structuration institutionnelle du temps scolaire se calque sur les pratiques des enseignants et le mode dominant d’organisation du travail dans les classes ; si la structuration du temps mettait de nombreux enseignants en difficulté, elle serait aménagée pour tenir compte des contraintes du travail quotidien.

Je me propose donc ici d’analyser le temps scolaire à partir des pratiques et des problèmes d’organisation du travail. J’adopterai en outre un angle de vue particulier : les pédagogies différenciées et les cycles d’apprentissage pluriannuels, innovations défendues dans de nombreux pays développés, appellent une autre organisation du travail scolaire, donc du temps, ce qui avive d’anciens dilemmes ou en crée de nouveaux.


Entre attentisme et persécution

Un jour, les élèves quittent l’école. Peut-être y retourneront-ils quelques années plus tard ou s’engageront-ils dans une formation destinée aux adultes. Une chose est sûre : plus ils quittent l’école faiblement instruits, blessés par des échecs successifs, brouillés avec le savoir, plus les chances de les retrouver en formation d’adultes s’amenuisent. A l’école, ils ont pris conscience, selon la formule de Bourdieu (1966), de leur " indignité culturelle ", on leur a fait comprendre qu’ils " n’étaient pas faits pour les études ". L’école produit un paradoxe, un de plus : ceux qui tirent le moins de profit de la scolarité de base sont ceux qui ont à la fois le plus grand besoin et la plus faible envie de reprendre des études.

Il s’ensuit que les enseignants et responsables scolaires qui refusent le fatalisme de l’échec (CRESAS, 1981) ont intérêt à se soucier du temps qui passe et à optimiser l’usage du temps qui reste, notamment pour les élèves qui la quitteront avant d’avoir atteint un niveau suffisant pour affronter la vie qui les attend.

Plus il est conscient de la nécessité d’optimiser le temps qui reste, plus un enseignant vit dans un compte à rebours permanent. Cela peut devenir obsessionnel et générateur de stress, par exemple lorsque le souci de ne pas perdre de temps exerce une pression insupportable sur les élèves les moins rapides. L’école est souvent écartelée entre la peur de perdre du temps et la conscience des limites à respecter pour que la condition des élèves reste vivable. Selon les périodes, les pays, les âges, mais aussi les écoles et les enseignants, cette tension est plus ou moins forte. On bascule à l’extrême, d’un côté dans l’attentisme inefficace, de l’autre dans une " persécution " non moins stérile.

Persécution : ce vocable peut sembler inutilement dramatique. La persécution par le temps ne prend pas en général le sens le plus fort retenu par le Robert : " Traitement injuste et cruel infligé avec acharnement ". La pratique correspond mieux au sens plus large, que le Robert date de 1680 : " Mauvais traitement dont on est la victime ". Le Robert renvoie assimile persécution à maltraitance. Or, " maltraiter ", c’est notamment " Traiter avec rigueur, inhumanité. Brimer, malmener, rudoyer ".

D’une émission de la télévision belge, j’extrais le dialogue suivant entre un instituteur, qui mène l’interview, et deux enfants de dix ans. Ce ne sont pas ses élèves. Il les interroge, hors de leur classe, sur leurs camarades qui n’ont pas de difficultés :

Enfant A : Ils sont intelligents, alors ils sont en tête et nous on est à la queue. Alors, eux, quand ils ont fini ils demandent plus, ils demandent plus parce qu’ils aiment bien. Mais nous, si on est à la queue on est en retard, on est en retard, de plus en plus, puisque plus en plus qu’eux, ils avancent, plus en plus nous on reste au même point ben, il insiste, Monsieur, à travailler ; puisqu’il, Monsieur, il dit : " Ben c’est bien ça, une classe parfaite ". Mais nous, si on n’est pas parfait, on traîne derrière, on sait rien faire.

Enfant B : On n’a pas le temps de… quand on a fini on n’a pas le temps de… de souffler un coup, tout de suite grammaire, faites grammaire, devoirs, grammaire.

Enfant A : Des fois on n’a pas fini et il nous donne à achever pour la maison. Mais Valérie et Sébastien, ils ont fini, hein. Eux, ils sont contents, mais nous on est derrière. Parce que s’ils ont fini, tant mieux, mais nous si on n’a pas fini c’est pour la maison et on fait autre chose ; alors les devoirs qu’on a quand on rentre chez soi, heu, c’est pas la joie. Moi des fois je reste jusqu’à huit heures pour faire mes devoirs.

Instituteur : Tu penses qu'on en demande trop aux enfants ?

Enfant A : C’est pour qu’ils soient bien préparés pour l’année prochaine.

Instituteur : Donc c’est bien, vous souffrez mais c'est pour votre bien ?

Enfant A : On souffre pour notre bien mais on peut souffrir d’une autre manière. C’est pas souffrir parce qu’on a mal.

Instituteur : C’est quoi alors ?

Enfant A : C’est souffrir parce qu’on est débordé, parce ce qu’on en a marre de faire de trop ! Alors on aimerait bien ralentir mais ça, Monsieur, il ne comprend pas puisqu’il dit c’est comme… avant on travaillait tout doucement, mais on travaillait quatre en plus que nous. Mais Monsieur, avant il travaillait quatre heures en plus mais tout doucement. Alors maintenant il dit, alors maintenant il dit que…

Enfant B : On va perdre du temps.

Enfant A : C’est une sorte de révolution, tout doit aller plus vite. On n’a pas le temps à perdre et tout. Ben lui il se dit : " Ben les gosses, ils s’emmerdent jusque, jusqu’à six heures à l’école ". Alors lui il dit : " Trois heures et demie ça suffit mais alors il faut accélérer ! " Mais nous c’est tout le contraire pour nous qu’il faut : il faut travailler doucement, bien apprendre, tout doucement, calmement, et travailler jusqu’à six heures. Parce que trois heures et demie… mais on a deux heures et demie en moins alors il faut boulotter deux fois plus vite.

Instituteur : Tu aimerais des journées plus longues ?

Enfant A : Oui, et moins travailler… et travailler moins vite. Mais seulement Monsieur, il veut pas perdre cette idée, alors s’il nous demande de travailler plus longtemps, on ne pourra même pas achever sa phrase qu’il va nous dire : " Travaillez plus longtemps, mais plus vite ! " Mais ça va plus ça, hein !

 Ce dialogue illustre une souffrance qui souvent, hélas, n’accède pas à une verbalisation aussi lucide et se vit comme une tare plutôt que comme la résultante d’une organisation déraisonnable du travail. L’obsession de ne pas perdre de temps marginalise les élèves en difficulté et produit de l’échec, en édifiant un rapport au savoir qui ne peut que détourner d’une reprise des études. Les élèves lents et en échec se souviennent de l’invitation réitérée à avancer dans leur travail et dans le programme mieux que du contenu des enseignements. La persécution n’est pas ici l’expression d’un quelconque sadisme. Il n’y a pas volonté de faire souffrir. " Monsieur " pense au contraire au bien de ses élèves. Il ne se rend probablement pas compte de la souffrance qu’engendre la pression qu’il exerce. Cela ne la rend pas moins réelle ! Et le sentiment d’agir pour le bien des élèves empêche la prise de conscience ou minimise les effets de la pression. N’oublions pas qu’une partie des éducateurs pensent encore que, pour apprendre, il faut souffrir !

En miroir, dans certaines classes qui se réclament des droits de l’enfant et des pédagogies nouvelles dans leurs acceptions les plus molles, on affecte une tranquillité sans faille, on " laisse du temps au temps ", on " attend que cela se décroche ". C’est évidemment plus fréquent en début de scolarité. On observe le même " détachement " dans certaines filières de relégation, lorsque les élèves n’ont plus grand chose à perdre.

Quel est le juste milieu ? Existe-t-il ? On sait que le forcing ne produit que du dressage, sans développement durable, mais on sait aussi qu’apprendre ne va pas sans phases de déséquilibre et de tension. " Si je roule à mon rythme, je ne roule pas ", dit le Chat, juché sur une bicyclette. Ce personnage du dessinateur Philippe Gelück exprime une partie du dilemme de l’école ; en faisant violence aux " apprenants ", on les empêche de construire des savoirs ; en les laissant tranquilles, on les en empêche aussi. Quel est donc la bonne mesure ?

On traite cette question, au moins implicitement, au moment de rédiger les plans d’études, puisqu’ils tracent un chemin censé correspondre à la progression d’un élève standard, variante scolaire du sujet épistémique de Piaget. Du seul fait d’entretenir cette fiction, on se trouve dans une impasse :

Le problème naît de l’insistance des systèmes éducatifs à faire entrer chaque élève dans le lit de Procuste d’une progression standard. Aussi longtemps qu’on ne répond à la diversité que par le redoublement ou une progression accélérée dans le cursus, on n’apporte qu’une réponse fruste et partielle au problème. Le redoublement est une mesure globalement inefficace (Crahay, 1996, Paul, 1996).

De nombreux systèmes éducatifs ont introduit depuis peu ou s’apprêtent actuellement à instituer des cycles d’apprentissage pluriannuels, qui paraissent offrir une solution plus souple et prometteuse en permettant une diversification " intelligente " des parcours de formation et des rythmes de progression. On peut espérer de la sorte placer moins d’élèves dans des situations absurdes, les uns parce qu’ils n’avancent pas et s’ennuient, les autres parce que cela va trop vite pour eux.

Le problème n’est pas entièrement résolu par la mise en place de telles structures. Elles ont cependant le mérite d’obliger à traiter ouvertement deux questions majeures :

1. Comment induire et maintenir une tension optimale pour chacun ? Philippe Meirieu dit " Les différences, je ne les respecte pas, j’en tiens compte " (1995), signifiant par là que le respect absolu des différences enferme chacun dans sa culture et son identité d’origine et abdique la mission de l’école, qui est de déplacer les élèves. Cela vaut pour les différences de " rythme " comme pour les autres. Un pédagogue n’aurait qu’un élève serait confronté à cette question !

2. Comment éviter que les écarts entre élèves lents et élèves rapides se creusent au point d’être irréversibles ? Si la diversification des parcours amenait certains individus à maîtriser facilement à 12 ans ce que d’autres maîtriseront laborieusement à 24 ans, on aurait atteint une forme d’égalité des acquis, mais on voit bien qu’elle serait assez fictive, car les uns obtiendraient un titre universitaire au moment où les autres atteindraient enfin les objectifs de l’école primaire…

Les deux questions sont liées : pour optimiser le temps de parcours du programme de la scolarité de base, il faut trouver et maintenir une tension optimale tout au long de l’enfance et de l’adolescence, trouver un compromis acceptable entre persécution et attentisme. Notons que, dans des parcours diversifiés, le rapport au temps peut aussi persécuter les élèves les plus rapides : à force d’accélérer leur instruction au mépris de leur socialisation, de leur développement, de leur équilibre et de leur appartenance à un groupe d’âge, on crée d’autres souffrances. C’est le drame d’une partie des enfants dit doués ou surdoués. L’attentisme est une menace plus insidieuse, car ses effets d’exclusion et de déni de soi ne se manifestent que plus tard, lorsqu’on sort du cocon protecteur d’une classe ou d’une école.

Si le système éducatif dominait ces problèmes, cela se saurait. Au mieux, on peut progresser dans la façon de les poser. Si l’on renonce à s’abriter derrière l’idée que chaque enfant a un rythme " naturel " qu’il suffirait de " respecter ", on en vient à penser que le rythme optimal d’apprentissage dépend certes de l’élève, mais tout autant des situations d’apprentissage et de la relation pédagogique dans lesquelles il se trouve placé.

Il y sans doute, pour un élève donné, une limite " psychobiologique " au rythme d’apprentissage, au-delà de laquelle on tombe dans le dressage et la violence. La médecine est confrontée à ce problème : la cicatrisation d’une plaie ou le processus d’ostéosynthèse après une fracture passent pas des processus impossibles à accélérer au-delà d’un certain seuil : il faut, comme ont dit, que la nature fasse son travail ; la nature est ici d’ordre bio-physico-chimique. En pédagogie, les limites incompressibles tiennent à la fois au temps de développement, pour tous les apprentissages qui sont à la limite de la zone proximale, et au temps de réorganisation ou d’affinement des concepts, des connaissances, des émotions ou des gestes dans l’esprit et dans le corps de l’apprenant. Nous en savons évidemment beaucoup moins sur ces rythmes que sur ceux qui intéressent la médecine

Peut-on s’approcher davantage de cette limite, par une prise en charge plus fine, soutenue et pertinente des élèves ? C’est un problème bien connu en médecine mais aussi dans tous les métiers où, tout en restant dépendant de la nature ou de processus endogènes, on peut infléchir ou accélérer l’évolution spontanée en intervenant à bon escient. Comme les éleveurs ou les cultivateurs sont attentifs à l’évolution de leurs bêtes ou de leurs plantations, un médecin suit de près l’évolution de ses patients. Pour optimiser l’évolution, un professionnel de l’intervention sur des systèmes vivants ayant leur dynamique propre doit savoir où en sont les choses et que faire pour accélérer ou infléchir le processus sans prendre de risques inconsidérés.

On a donc affaire à deux ressources complémentaires :

Sur ce second point, on se heurte d’abord à un problème de ressources humaines et de surcharge cognitive. Un médecin militaire qui, sur le théâtre d’un conflit, doit s’occuper à lui seul de dizaines de blessés ne pourra poser pour chacun un diagnostic pointu, prendre une option thérapeutique sereine et faire un suivi efficace : le décalage est trop grand entre le nombre de problèmes à traiter et la capacité de traitement disponible, si bien que le praticien va soit abandonner à leur sort désespérés une partie de ses patients, soit prendre soin de chacun, mais de façon rapide, donc superficielle et souvent insuffisante. Certes, même et peut-être surtout dans ces conditions extrêmes, la compétence professionnelle du praticien fait une différence, mais pas au point de compenser une charge de travail surhumaine ou une organisation du travail désastreuse.

En pédagogie, du moins si l’on rêve d’individualiser les parcours de formation et de différencier les prises en charge, on se rapproche de la médecine militaire davantage que de la médecine de ville. Le nombre d’élèves à encadrer et de " fronts " sur lesquels l’enseignant est censé s’engager en parallèle peuvent donner l’impression que le système éducatif manque avant tout de forces, donc de postes et de ressources. Les enseignants disent volontiers " Ah, si j’avais tout mon temps pour prendre en charge tel élève, tout irait beaucoup mieux ". On peut questionner cette évidence : un clinicien médiocre le reste, même s’il n’a qu’un patient. Un enseignant qui ne sait ni observer, ni intervenir finement sur les processus d’apprentissage, ne fera guère de prodiges si on lui confie un seul élève.

A l’inverse, si chaque enseignant avait au plus haut degré la compétence d’optimiser les processus d’apprentissage de chacun, il lui resterait encore à la mettre en œuvre au profit d’un grand nombre d’élèves, dans des conditions d’encadrement qui vont en se dégradant dans l’état actuel des budgets de l’éducation scolaire. À moins d’une improbable embellie économique, les seules variables changeables sont le niveau de compétence des enseignants et l’organisation du travail scolaire au sein de chaque établissement.

Optimiser l’un de ces deux facteurs ne peut entièrement compenser l’insuffisance de l’autre. Le travailleur le plus compétent ne peut neutraliser les effets désastreux d’une organisation du travail qui le priverait des informations, des outils, des occasions, des coopérations et de l’autonomie sans lesquelles ses compétences ne peuvent se déployer. À l’inverse, une bonne organisation du travail peut rendre plus efficace, dans certaines limites, des travailleurs de compétences assez moyennes. Encore faut-il qu’elles soient bien utilisées, que le travail soit intelligemment conçu et partagé, bien encadré et enrichi à bon escient par l’appel à des expertises plus pointues et plus rares.

À moyen terme, ces facteurs peuvent s’influencer réciproquement : l’organisation du travail peut contribuer à développer des compétences, voire à en faire émerger de nouvelles. Contrairement à ce qu’on imagine souvent, elle n’est pas entièrement dépendante des compétences initiales des acteurs, elle peut les transformer et les rapprocher d’un optimum, à certaines conditions qui renvoient aux notions d’organisation qualifiante ou apprenante (Zarifian, 1999). Dans l’autre sens, les compétences initiales des acteurs peuvent ou non les préparer à analyser et améliorer l’organisation du travail, soit parce qu’elle est directement sous leur contrôle, soit parce qu’ils peuvent faire des propositions, dans l’esprit par exemple des cercles et démarches de qualité.

J’examinerai dans la suite de cet article trois aspects :

1. Les connaissances et compétences requises pour optimiser les processus d’apprentissage scolaire.

2. Les impasses où mène l’idée de donner simplement plus de temps d’étude aux élèves lents.

3. L’optimisation de l’emploi du temps scolaire et l’organisation du travail.

Je reviendrai plus globalement, dans la conclusion, sur la gestion du temps qui reste et sur le rapport au temps dans une perspective de lutte contre les inégalités devant l’école. 


Savoir optimiser les processus d’apprentissage

Optimiser les processus d’apprentissage, c’est intervenir à bon escient pour infléchir leur déroulement. Cela rejoint une conception de la pédagogie différenciée selon laquelle " différencier, c’est organiser les interactions et les activités de sorte que chaque élève soit constamment ou du moins très souvent confronté aux situations didactiques les plus fécondes pour lui " (Perrenoud, 1995, p. 29). C’est à la fois très simple à comprendre et très difficile à faire.

Le premier niveau d’optimisation touche à l’activité et à l’engagement intellectuel dans une tâche précise. La présence en classe n’est pas le gage des acquisitions et on ne saurait s’en contenter que dans la perspective du gardiennage. L’école a de plus hautes ambitions. Toutefois, si l’on s’attache à suivre de près les faits et gestes d’un élève durant une certaine période, on constatera qu’il est très souvent inactif, alors même que l’on se trouve dans un temps d’enseignement et que l’enseignant a l’impression que chacun travaille. On revient à ce que les Anglo-Saxons ont appelé " time on task ". Si, durant une journée ou une semaine d’école, le temps investi dans des tâches susceptibles d’engendrer des apprentissages est faible, il est inutile de chercher plus loin les sources de l’échec. Si l’école veut optimiser l’emploi du temps qui reste, elle a intérêt à traquer les temps d’inactivité, les temps morts, les temps étrangers aux apprentissages.

Il ne suffit pas de traquer les " pertes de temps " objectives, car l’emploi optimal du temps dépend du sens des savoirs et du travail pour les apprenants. Pour être actif, intellectuellement, il faut être disponible et trouver un minimum d’intérêt à dépenser de l’énergie, à se confronter à une tâche exigeante. Rendre l’élève actif (Perrenoud, 1996 b), c’est donc jouer sur son désir de savoir et sa volonté d’apprendre (Delannoy, 1997) mais aussi sur le sens du travail quotidien (Perrenoud, 1994) et sur son rapport aux savoirs scolaires (Charlot, Bautier et Rochex, 1992). Or, ces attitudes et représentations se construisent non seulement en fonction de l’origine sociale et d’autres appartenances " lourdes ", mais aussi selon les moments, les contextes, les partenaires, les personnes, les relations. Il existe donc un espace possible d’intervention pédagogique. Encore faut-il l’investir. Dans cette perspective, la différenciation de l’action pédagogique s’attachera au sens du travail et au rapport au savoir avant même de porter sur la difficulté cognitive des tâches, leur cadrage ou leur étayage. En amont, on peut encore rappeler l’importance de conditions plus élémentaires mais fondamentales pour apprendre : se sentir en sécurité, estimé, aimé, capable d’apprendre (Perrenoud, 1999).

Cette stratégie atteint des limites, à la fois parce que l’énergie des élèves n’est pas inépuisable, parce que le sens n’est jamais donné " une fois pour toutes ", en amont de l’activité et parce que l’activité elle-même ne suffit pas. Toute activité n’induit pas des apprentissages, et encore moins les apprentissages scolaires souhaités. Une situation n’est productrice d’apprentissage que si elle confronte l’apprenant à un " défi surmontable ". Si l’apprentissage suppose une avancée du développement intellectuel, la tâche devra se situer dans ce que Vygotsky a appelé la " zone de proche développement ". Autrement dit, travailler les fractions ordinaires peut avoir du sens même pour les élèves qui ne maîtrisent pas totalement les opérations formelles, cela les aidera même à y parvenir. Il est en revanche absurde de proposer une telle tâche à des élèves pour lesquels la maîtrise des opérations formelles est encore lointaine et ne saurait être provoquée par la simple confrontation à des problèmes qui " les dépassent ". L’apport de Vygotsky est important. Il signifie que, contrairement à ce qu’une stricte orthodoxie piagétienne pouvait sous-entendre, il n’est pas nécessaire de faire du développement opératoire un préalable absolu aux apprentissages scolaires, que ces derniers peuvent au contraire stimuler le développement. Cela ne fonctionne toutefois que dans certaines limites et l’optimisation des processus d’apprentissage consiste notamment à renoncer aux tâches qui se situent au-delà de la zone de proche développement, ou à les aménager en conséquence, par exemple par un étayage substantiel.

La prise en compte du développement intellectuel n’est pas la seule contrainte. Même lorsque le niveau de développement requis est atteint, tout apprentissage s’ancre dans des acquis préalables et un rapport au savoir qui, s’ils font défaut ou obstacle, empêchent d’apprendre, aussi sûrement qu’un développement intellectuel inadéquat. Un enseignement de physique théorique n’aura aucune efficacité, quelle que soit l’intelligence de ses destinataires, s’ils ne possèdent pas les connaissances nécessaires, autrement dit une culture scientifique de base et des notions suffisantes de physique.

Bien entendu, le même enseignement n’apprendra rien aux physiciens les mieux formés, même s’il suivent le cours avec attention. L’activité intellectuelle ne produit des apprentissages que si elle exige et permet à la fois un dépassement de l’état initial des savoirs. Il n’est sans doute jamais inutile de consolider et d’exercer ce que l’on sait, mais dans ce cas, l’activité d’engendre guère d’apprentissages nouveaux.

À l’école, selon les moments ou les élèves, on pêche soit par excès, soit par défaut. Certains élèves - y compris parmi les plus faibles - sont par moments confrontés à des tâches répétitives qui ne les font plus guère progresser ; à d’autres occasions, il n’apprennent pas davantage pour la raison inverse : ils ne comprennent même pas la question et n’ont aucune idée de la façon de s’en saisir ou même d’exprimer leur désarroi.

L’écart entre la tâche et les moyens qu’a l’élève de s’en saisir est bien entendu l’un des ingrédients du sens de la situation et du travail scolaire (Perrenoud, 1994), qui fluctue au gré des obstacles rencontrés lorsqu’on se confronte à la tâche. On peut " embarquer " des élèves dans une énigme ou une activité de prime abord séduisante. Leur enthousiasme ne fera qu’un feu de paille si, une fois " au pied du mur ", ils n’ont aucun moyen de comprendre le problème et de le travailler et, peu à peu, de le résoudre. C’est là que l’étayage et la régulation interactive jouent un rôle décisif. C’est pourquoi il n’est pas raisonnable de penser qu’on peut calibrer entièrement les tâches en amont. Meirieu a plaidé pour une différenciation interne aux situations parce qu’il émet les doutes les plus vifs sur une conception de la différenciation qui consisterait à cerner au préalable les caractéristiques de l’élève pour lui proposer des tâches sur mesure :

Autrement dit, l'idéal de la différenciation dans cette perspective serait de pouvoir faire passer, en préalable, une série de tests qui permettraient d'identifier pour un élève donné, son niveau de développement cognitif, son rapport social au savoir, la nature de ses stratégies personnelles d'apprentissage, son rapport avec les adultes, s'il s'entend mieux avec un homme ou une femme, s'il travaille mieux avec un jeune ou un vieux, toute une série de tests qui permettraient de cerner une sorte de profil psychopédagogique. Et, à partir de ces tests-là, on produirait un ensemble d'outils pédagogiques qui seraient adaptés d'une manière précise aux besoins d'un individu donné, tels qu'ils auraient été évalués par ces tests préalables. Cette tendance est dominante dans la pédagogie différenciée et, au départ, on la trouve très présente chez des gens comme Claparède qui, dans " l'école sur mesure " défend extrêmement vigoureusement ce point de vue. C'est une tendance qu'on va voir reprise chez un certain nombre de gens qui s'inscrivent dans la mouvance de Skinner et de l'enseignement programmé, et elle est également présente aujourd'hui dans un certain nombre de travaux qui sont effectués autour d'une certaine conception de la pédagogie de la maîtrise.

Pour ma part, c'est une conception de la différenciation que je considère comme impossible et dangereuse. Impossible parce qu'elle suppose la connaissance préalable de l'élève. Or, ce qui caractérise précisément la pédagogie, c'est qu'il n'y a jamais de connaissance préalable de l'élève ; on ne connaît l'élève qu'après avoir travaillé avec lui. " Comment saurais-je s'il est musicien, disait Alain, tant que je n'aurais pas tenté de lui apprendre à jouer du piano. Et comment saurais-je si j'ai fini d'explorer toutes les méthodes qui lui permettraient d'apprendre à jouer du piano ? " Autrement dit, une des caractéristiques essentielles de la pédagogie, c'est que la plupart des connaissances que nous avons sur l'élève viennent de nos initiatives, de notre action à l'égard de l'élève. La pédagogie a cette caractéristique que la connaissance sur l'élève est produite par l'interaction que j'engage avec lui : je ne sais pas si l'élève avec lequel je vais travailler va réagir de telle ou telle manière à ce que je vais lui proposer, tant que je ne lui ai pas proposé et je ne le sais pas parce que ce que je vais lui proposer ne peut pas être déduit mécaniquement d'une analyse de ses besoins, puisque cela ressort de mon inventivité didactique (Meirieu, 1995, pp. 13-14).

Cette position ne diminue en rien, au contraire, l’exigence d’une compétence d’observation fine des élèves. Mais cette observation ne porte pas sur des prédicteurs de la réussite, mais sur les obstacles qui surgissent au gré de la confrontation de l’élève à une tâche difficile. Bien entendu, personne ne plaide pour des tâches proposées au hasard. Il reste indispensable d’anticiper les difficultés et de ne pas placer délibérément les élèves devant des " missions impossibles " ou des exercices vides de sens et n’amenant aucun progrès. L’accent mis sur la régulation interactive, l’étayage et l’intervention en situation dissuadent toutefois de mettre des espoirs démesurés dans l’anticipation des obstacles et l’orientation infaillible des élèves vers des tâches optimales. L’anticipation la plus pointue ne dispense pas de la régulation, au mieux, elle lui permet de se concentrer sur l’essentiel.

L’adhésion a une conception interactive de la différenciation a des incidences majeures sur l’organisation du travail et la gestion de classe. J’y reviendrai. Notons d’abord qu’elle appelle des compétences didactiques pointues, qui renvoient aux thèmes et aux démarches de l’école nouvelle - démarches de projet, pédagogie de la découverte, démarche expérimentale, pédagogie coopérative, rôle formateur du travail - aussi bien qu’aux apports plus récents et pointus :

On saisit facilement que l’essentiel des gains possibles passe par une formation plus pointue des enseignants dans le champ de la construction et de la régulation de situations d’apprentissage. Accélérer les processus d’apprentissage, c’est optimiser les décisions pédagogiques, donc former et professionnaliser davantage les enseignants. Il importe sans doute de leur proposer de bons outils, des moyens d’enseignement bien conçus, des grilles d’évaluation praticables et surtout des objectifs qui soient de vrais outils de pilotage des progressions individuelles. Ces outils n’auront d’effets que maniés par des professionnels de haut niveau, qui sachent les choisir à bon escient, les adapter, voire s’en détacher. L’observation formative, la régulation interactive dépendent d’abord de la perspicacité, de la rapidité de raisonnement et de réaction, des intuitions et des savoirs, bref des compétences et des postures des enseignants.

Je dis cela sans jeter la pierre à quiconque : aux médecins de Molière, on pouvait reprocher leur suffisance et leur volonté de paraître plus compétents qu’ils n’étaient. Il aurait été injuste de les rendre responsables de l’état historique des savoirs de l’époque et donc des lacunes de leur formation. Du temps de Molière, c’est la médecine qui était peu efficace, plutôt que tel ou tel médecin.

On se trouve, en éducation, dans une situation à certains égards comparable. On ne dispose pas aujourd’hui de toutes les connaissances requises pour optimiser la tension entre les objectifs et l’apprenant. Cela tient au développement insuffisant des sciences humaines. Nul ne peut accélérer l’histoire par décret, mais il serait trop facile d’invoquer la fatalité : la recherche en éducation reste le parent pauvre dans de nombreux systèmes éducatifs, la formation des enseignants est la plupart du temps en retard sur les acquis de la recherche et surtout, demeure prisonnière des carcans disciplinaires et de l’hypertrophie des savoirs à enseigner. Je ne soutiendrai donc pas que nul n’est responsable de l’état actuel des pratiques. Et chacun porte une part de la responsabilité collective, y compris les enseignants qui résistent à la formation, les formateurs qui font l’impasse sur ce qu’ils ne maîtrisent pas, les chercheurs qui protègent leur splendide isolement. Il serait en revanche absurde de demander à chacun d’avancer plus vite que le métier lui-même. L’état de l’art est un construit collectif.

On peut en revanche regretter le peu de partage des savoirs experts construits sur le terrain par des praticiens réflexifs et le faible usage des acquis limités mais réels des sciences humaines par la majorité des enseignants, notamment au secondaire. On se trouve donc dans une situation doublement défavorable : les professionnels et les chercheurs les plus pointus sont très loin d’avoir fait le tour de la question ; or, le système éducatif ne se sert même pas de leurs premiers acquis, à en juger par les offres et les dispositifs de formation et de diffusion des savoirs, ce qui ne stimule pas le développement des savoirs experts et de la recherche… Rompre ce cercle vicieux est un enjeu majeur, dans le champ de la formation et de la professionnalisation des enseignants, et de leur rapport aux sciences humaines et à la recherche en éducation.

Tout en tentant d’infléchir les formations, cherchons à identifier plus précisément les savoirs et compétences en jeu dans l’optimisation des situations et processus d’apprentissage, dans le registre de la didactique comme de l’organisation du travail.


Donner plus de temps aux élèves lents ?

Chevallard (1991) a souligné le décalage entre le temps de l’enseignement et le temps de l’apprentissage, notamment en mathématiques. Souvent, alors que l’enseignant croit travailler telle notion, c’est une autre idée que l’élève comprend enfin, alors qu’elle appartient au programme des années antérieures. C’est l’une des raisons de rompre avec la structuration des programmes en étapes annuelles. Aucun savoir important ne se construit en une seule fois, il doit être repris, remanié, intégré à des champs conceptuels plus vastes. Maîtriser la continuité, c’est assurer un suivi cohérent des apprenants et des apprentissages sur plusieurs années, qui correspondent à ce qu’on appelle un cycle d’apprentissage pluriannuel. Sur le papier, cette cohérence du suivi n’est pas incompatible avec la succession de degrés annuels confiés à des enseignants différents, pour peu qu’ils partagent les mêmes objectifs, adoptent des démarches proches et accueillent les élèves tels qu’ils sont pour continuer le travail entrepris dans la classe précédente. On peut craindre qu’en pratique cette continuité ne soit pas la règle.

Un cycle d’apprentissage ne l’assure pas magiquement. Il n’induit aucun progrès si les enseignants se partagent les années et reconstituent des degrés informels et invisibles, pour que rien ne change. C’est hélas un scénario possible. Pour s’en éloigner, il importe de considérer un cycle comme un unique espace-temps de formation, confié de préférence à une équipe, qui en dispose à son gré pour atteindre des objectifs de fin de cycle et rend des comptes sur ce seul critère. Dès le moment où, pour préserver l’autonomie traditionnelle de chacun, on découpe à nouveaux ces objectifs en étapes annuelles, en attribuant une tranche à chacun, on perd le principal bénéfice d’un cycle d’apprentissage : permettre des progressions diversifiées, en fixant le " rendez-vous " assez loin dans le temps pour autoriser cette " dispersion " sans compromettre l’égalité des acquis de base en fin de cycle. C’est pourquoi les cycles de trois ou quatre ans sont sans doute plus intéressants que ceux de deux ans : cette longue durée éloigne plus encore l’échéance, et en même temps impose presque " naturellement " un travail en équipe et une autre organisation du travail.

L’instauration de cycles ne règle pas ipso facto la question de la durée du parcours pour les élèves. Certes, si l’on assortit un cycle de quatre ans d’objectifs spécifiques, cela veut dire qu’on espère et qu’on pense qu’une partie importante des élèves pourront atteindre ces objectifs en quatre ans ou, plus modestement, pourront s’en rapprocher suffisamment pour qu’on ose les laisser progresser au cycle suivant. Cela ne dit pas encore si l’on autorisera les plus rapides à parcourir le cycle en trois ans et si l’on obligera symétriquement les plus lents à y rester cinq ans, voire davantage.

Coexistent, sur ce point, deux positions extrêmes. Pour les uns, le fondement même des cycles est de favoriser des parcours de durée inégale, considérant que c’est LA réponse à l’hétérogénéité des rythmes et des niveaux. On rompt alors avec le redoublement proprement dit, mais on maintient des vitesses inégales de progression dans le cursus, certains élèves " gagnant " un ou deux ans sur le cursus " normal ", d’autres " perdant " le même nombre d’années.

La position inverse consiste à dire : la scolarité a la même durée pour tous, donc tous les élèves passent quatre ans dans un cycle de quatre ans, ni plus, ni moins. On admettra dans ce cas que certains élèves atteindront les objectifs de fin de cycle de justesse, in extremis et auront besoin d’une consolidation, alors que d’autres, au même âge, les auront atteints confortablement, en élargissant leurs acquis grâce à des options ou d’autres activités de développement.

On peut se rallier à cette seconde vision pour des raisons liées au respect des âges de la vie, à la solidarité des générations, considérant que l’école publique n’est pas là pour faire progresser chacun le plus vite possible mais pour éduquer et instruire ensemble ceux qui ont le même âge et grandissent ensemble. Tout en adhérant à cet argument, je développerai une autre raison : une durée standard de parcours est la seule façon de s’obliger à rechercher d’autres axes de différenciation. Il n’est donc pas question de prendre son parti des inégalités, mais de différencier selon d’autres axes que le temps, de sorte que tous les élèves atteignent les objectifs en un nombre égal d’années.

La possibilité de prolonger d’un ou deux ans le séjour de certains élèves dans un cycle ne peut que favoriser la réinvention d’une forme déguisée de redoublement (Allal, 1995) et surtout de fatalisme. Sachant que les élèves qui n’ont pas atteint les objectifs au bout de quatre ans " bénéficieront " d’une année supplémentaire, il est humain que les enseignants, les parents et les élèves comptent sur cette possibilité et l’intègrent à leur plan. Si l’enfant est en difficulté dès le début d’un cycle, on dira " Bah, ne rêvons pas, il le fera en une année de plus. Ce n’est pas un drame ".

S’interdire cette " facilité ", est-ce faire un saut dans la pensée magique ? Nullement. C’est une façon délibérée et qui doit être assumée collectivement et institutionnellement de se lier les mains pour ne pas suivre la plus forte pente de tout système éducatif. On sait que les joueurs invétérés peuvent - librement - demander qu’on leur interdise l’entrée des maisons de jeu, pour les aider à ne pas succomber à la tentation. On se trouve ici dans un cas de figure un peu semblable : s’interdire l’allongement du parcours pour s’obliger à chercher d’autres manières de différencier. Cela ne doit pas conduire à une absurde rigidité : le temps passé dans un cycle d’apprentissage devrait pouvoir être allongé ou abrégé à titre exceptionnel, pour tenir compte de situations singulières.

À cet égard, les cycles de deux ans rendent la tâche paradoxalement plus facile, car on voit bien qu’on ne peut autoriser à parcourir chaque cycle en un ou trois ans. Il est en effet exclu que la durée totale de la scolarité obligatoire varie par exemple de cinq à quinze ans, les plus " doués " parcourant chaque cycle en un an, les plus lents restant trois ans dans chacun… La question est alors de savoir à quel stade du cursus l’allongement ou son contraire se justifient. Dès lors qu’un seul cycle peut bénéficier d’une dérogation, tous peuvent aussi bien s’en passer !

Quelle que soit la longueur des cycles, il reste à s’organiser pour rendre possible un parcours de durée standard pour l’immense majorité des élèves. Ce qui pose une question cruciale et difficile : si l’on vise à standardiser le nombre d’années passées dans chaque cycle, que peut-on faire varier pour ne pas transformer les différences entre élèves en inégalités ?

On peut jusqu’à un certain point faire varier les objectifs, mais c’est une voie piégée. Sans doute, dans le curriculum, tous les chapitres n’ont-il la même importance. On peut donc renoncer à certains acquis sans compromettre l’avenir scolaire des élèves, alors que d’autres sont des fondements pour les études ultérieures ou des outils indispensables dans la vie.

Sur ce point, il importe que le système définisse les acquis essentiels de façon rigoureuse et concertée, faute de quoi chacun taillera à sa manière dans les programmes ou, faisant courir tous les lièvres aux élèves lents, les condamnera à n’en attraper aucun. C’est pourquoi les objectifs de fin de cycle ne peuvent être la simple addition des programmes des degrés annuels réunis dans le même cycle. Rédiger des objectifs de fin de cycle, c’est sortir de la logique d’une programmation institutionnelle des étapes intermédiaires, pour remettre la planification des progressions aux équipes d’enseignants. C’est surtout se centrer sur l’essentiel.

Cette entreprise a des limites : les deuils de certains contenus sont douloureux et les groupes disciplinaires montent la garde. On peut du coup craindre divers effets pervers :

C’est pourquoi il est indispensable d’accompagner les cycles d’une réécriture du curriculum en termes d’objectifs de fin de cycle et de choisir le langage des compétences et des notions-noyaux plutôt que l’énoncé encyclopédique de tout ce qu’il faut avoir " vu ". Cela ne suffira pas à mettre les élèves à égalité. En fait, la principale vertu de ces objectifs est de donner des références précises et partagées pour le pilotage des progressions individualisées. La clarification des objectifs et leur centration sur l’essentiel sont que des conditions nécessaires d’une pédagogie différenciée. Ce ne sont pas des axes de différenciation.

Quels sont alors les registres de différenciation sur lesquels jouer ? Si l’on s’interdit d’ajouter des années, on pourrait envisager de jouer sur une autre dimension du temps : le temps passé en classe et le temps de travail à la maison. Si tous les élèves passent 25 ou 30 heures par semaine en classe, durant le même nombre d’années et le même nombre de semaines par ans, il est probable que, quels que soient les objectifs, les plus rapides avanceront plus vite que les autres. Si, lors d’une course, chacun courant aussi vite qu’il le peut, l’on arrête la compétition après trois minutes, on ne s’étonnera pas que les positions atteintes à ce moment reflètent assez exactement la hiérarchie des forces.

Si l’école avait pour seule logique de faire atteindre certains objectifs de développement et d’apprentissage à un certain âge, elle n’aurait pas besoin de scolariser les élèves durant le même nombre d’heures. Si l’on ne peut ou ne veut faire varier le nombre d’années de scolarité, pourquoi ne pas envisager de différencier le nombre de semaines d’école dans l’année ou le nombre d’heures d’étude dans la semaine ?

Dans une certaine mesure, c’est bien ce qui se passe de facto, lorsque les élèves en difficulté sont envoyés en cours d’appui, lorsqu’ils passent plus de temps que les autres à faire leurs devoirs et notamment à achever le travail commencé en classe, ou encore, si le temps d’accueil est souple, lorsqu’ils sont souvent invités à venir en classe plus tôt que les autres, pour " ne pas perdre une minute " et bénéficier d’une prise en charge plus individualisée. Si bien que la semaine d’un élève lent est en réalité plus longue que celle d’un élève rapide.

L’ennui, c’est qu’on a calibré les programmes de sorte que, pour atteindre les objectifs, il faille au moins 25, 30 ou 35 heures à un élève moyen, selon les ordres d’enseignement et les traditions nationales. Si l’on ajoute les activités parascolaires et les devoirs, on arrive à des semaines plus lourdes que celles de la plupart des salariés. Ce qui signifie que la marge est faible, qu’on flirte avec l’overdose et que différencier en allongeant les heures de présence des élèves lents ou faibles ne peut que contribuer à accroître leur fatigue, leur dégoût et leurs ruses pour résister à cette pression.

Si l’école n’exigeait les heures de présence actuelles que pour les élèves les plus lents, sachant que les mêmes acquis pourraient être atteint en nettement moins d’heures pour les autres, on pourrait aller vers une différenciation vivable. On s’en doute, l’école n’est pas près d’aller dans ce sens. On connaît la litanie des obstacles classiques :

De nombreux acteurs s’accorderont en outre à trouver détestable une école stigmatisant aussi visiblement les élèves lents et donnant du temps libre aux élèves rapides. Il y a donc peu de chances qu’on aille vers des horaires diversifiés, pour des raisons intelligibles, mais qui s’éloignent toutes d’une stricte rationalité pédagogique.

Là est bien le paradoxe : à qui veut apprendre à conduire, à skier, à jouer d’un instrument, on propose un temps de formation individualisé, en fonction de ses acquis de départ, de son rythme de progression, de ses ambitions. Il n’y a que l’école pour estimer que les mêmes objectifs peuvent être atteints dans le même temps par des élèves différents. Sa seule flexibilité, paradoxalement, se compte par années entières ! Qu’un enfant passe une année de sa vie à redoubler entièrement un degré, sans efficacité garantie, fait apparemment moins scandale que de libérer quelques heures par semaine les élèves les plus rapides. L’école s’interdit en quelque sorte le registre le plus évident dans toutes les autres activités finalisées : la durée du traitement nécessaire pour atteindre un résultat défini. Cela pour de bonnes et de moins bonnes raisons. De bonnes lorsqu’il s’agit de ne pas stigmatiser des enfants, de moins bonnes lorsqu’on vise un équité apparente, une gestion plus simple des publics scolarisés ou lorsqu’on transforme l’école en coûteuse garderie… 


L’emploi optimal du temps scolaire
et l’organisation du travail

Explorons donc d’autres registres de différenciation, touchant non au nombre d’années, de semaines ou d’heures passées à l’école, mais à l’emploi plus ou moins heureux d’un temps de présence en classe relativement identique pour tous. On rejoint alors, d’une façon explicite ou voilée, la question du rendement : comment, dans le même temps, optimiser une tâche de production ? La question se pose dans les autres sphères de l’activité humaine, notamment dans le travail, en particulier lorsqu’il y a des enjeux de concurrence. Les artisans traditionnels peuvent encore dire " Ce sera fini quand ce sera fini ". S’ils ont un talent irremplaçable, ils conserveront des clients. Dans le cas contraire, on se passera de leurs services. Dans toutes les entreprises, on a cherché, bien avant le taylorisme, à accroître l’efficience ou le rendement du travail, autrement dit le rapport entre le temps et la production. On n’accorde davantage de temps à un processus de production que lorsqu’on a atteint les limites des autres façons d’accroître le rendement.

Or, gagner du temps, c’est, en tout cas dans les métiers faiblement qualifiés, accroître les cadences, donc, à salaires constants, l’exploitation des travailleurs. On comprend que l’extension de cette perspective à l’école ne suscite guère d’enthousiasme, surtout dans une époque où le système éducatif se vit comme l’un des derniers remparts contre la société marchande, la compétition, le productivisme et l’aliénation par le travail. De plus, il n’y a aucune raison de penser qu’accroître les cadences (faire plus d’exercices, par exemple) augmenterait en proportion les apprentissages. Il s’agirait plutôt de " densifier " l’emploi du temps, d’éliminer les temps morts et les activités inutiles, d’accroître la pertinence et le sens des tâches et des régulations. Même alors, on peut heurter une forme d’humanisme et exercer une pression incompatible avec le respect de l’enfant et de ses droits…

Où l’identification de ces divers obstacles nous mène-t-elle ? Si l’on ne veut pas jouer sur les heures d’études, si l’on ne veut pas optimiser l’emploi du temps dans le travail scolaire, il faut renoncer à lutter contre l’échec scolaire par une pédagogie différenciée et accepter que l’école, génération après génération, transforme les différences initiales en inégalités d’apprentissage et de réussite scolaires. Je propose donc de ne pas se voiler la face, de ne pas perdre de vue des aspects humains, de ne pas prendre modèle sur le monde de l’entreprise, mais de regarder les choses lucidement : si l’on souhaite que les élèves les plus lents atteignent les mêmes maîtrises que les élèves rapides, en autant d’années, en passant grosso modo le même nombre d’heures à l’école, la seule variable changeable, c’est l’emploi de ce temps standard.

Plus précisément, il faut viser ce qu’on appellera faute de mieux une optimisation de cet emploi du temps, donc des décisions et des activités. On rejoint ici le thème de la compétence : toutes choses égales, c’est évidemment l’acteur le plus compétent qui comprend le plus vite, décide le plus vite, agit le plus vite, régule le plus vite sans perdre pour autant en qualité. On sait qu’on peut se servir de l’informatique comme d’un escalier roulant : soit pour aller plus vite avec la même dépense d’énergie, soit pour dépenser moins d’énergie pour le même résultat. La compétence joue le même rôle : elle permet de faire la même chose plus vite ou, dans le même temps, de faire mieux, qualitativement ou quantitativement.

On peut aussi repenser l’organisation du travail dans la même perspective. Cette expression n’est pas habituel dans le monde scolaire, qui parle plutôt de " gestion de classe ". Sans récuser cette formule, notons deux de ses limites :

Je parlerai donc plutôt d’organisation du travail (Perrenoud, 2000). Cela ne conduit en rien à calquer l’école sur l’entreprise. Il est souhaitable partout, dans les secteurs les plus marchands comme dans les autres, de se demander comment on s’organise pour être efficace. L’efficacité peut entrer en conflit avec d’autres valeurs et ne pas devenir la logique unique, ni même la principale. Cela ne dispense pas de poser ouvertement la question de l’optimisation de l’organisation du travail scolaire. Lorsqu’au nom de l’humanisme, on de dispense, dans l’école, de se demander comment on s’organise pour faire apprendre, on fait tout simplement le jeu des inégalités.

Si, pour apprendre de façon optimale, chaque élève doit être très souvent dans la situation d’apprentissage la plus féconde pour lui, il faut se demander pourquoi on ne parvient pas à honorer constamment cette condition et comment on pourrait s’en approcher davantage. On l’a vu, les compétences des enseignants sont un atout majeur. Mais, à compétences données, que dire de l’organisation du travail scolaire ?

On peut imaginer l’enseignant comme un funambule doublé d’un jongleur qui tiendrait toutes les situations " à bout de bras ", les créant, les attribuant, les animant en personne ou les régulant de loin. Cet enseignant constamment " au four et au moulin " incarne un modèle d’organisation du travail dont toutes les composantes résident entièrement dans la tête de l’organisateur en chef : il a pensé à tout, tout prévu, il voit tout et intervient constamment de la façon à la fois la plus judicieuse et la plus économique.

Sans nier l’existence de tels enseignants-orchestres, on ne peut prêter à tous les praticiens le don d’ubiquité et un talent d’improvisation qui les dispenserait de planifier, de créer des institutions internes et des dispositifs. Même le chef d’orchestre le plus créatif ne compose pas en temps réel la symphonie qu’il dirige. Il délègue en outre l’essentiel de l’interprétation aux musiciens et à leurs partitions, se contentant d’un rôle clé, mais limité : coordonner le tout. Une organisation du travail robuste repose sur plus d’un acteur, c’est une forme d’intelligence répartie ou collective, qui suppose donc une culture, des règles, une division du travail, des modèles de coopération, de communication et de décision.

Dans toute structure qui doit tenir des échéances, l’organisation du travail est censée gérer au mieux un compte à rebours. Idéalement, une planification parfaite dispenserait de toute régulation : les étapes seraient calculées et les opérations programmées en fonction de l’objectif à atteindre, du temps attribué et des ressources disponibles. Le plan se déroulerait ensuite sans accroc. Dans toute activité complexe, confrontée à l’imprévu, à des urgences, à l’incertitude (Perrenoud, 1996 a, 1999 c), à la résistance du réel et des acteurs, mieux vaut abandonner l’idée qu’un plan bien conçu suffit. Il faut à la fois s’en donner un et admettre que son sort sera assez souvent d’être mis en échec par les événements. Les acteurs engagés dans des entreprises longues et complexes ont donc pris l’habitude de " faire avec " un environnement changeant et des obstacles imprévus, parfois en révisant leurs objectifs, plus souvent encore en modifiant leurs stratégies et leur calendrier.

Les enseignants les plus traditionnels développent cette compétence, sinon en formation initiale, du moins au gré de l’expérience. Ils savent qu’aucune année scolaire n’est écrite d’avance, que des problèmes de santé, des désordres, des conflits, des crises, des résistances peuvent perturber l’avancement dans le programme. Même si tout se passe dans le calme, l’année n’est pas jouée : l’enseignant propose, les élèves disposent, en fonction de leur niveau scolaire, mais aussi de leur degré d’engagement dans les tâches. Cela n’empêche pas toute planification. Avant chaque rentrée, un enseignant consciencieux découpe le programme en chapitres successifs, pour dessiner une progression idéale scandée par des périodes de révision et d’évaluation. Que ce découpage soit prévu par le programme, à titre indicatif ou impératif, qu’il soit suggéré par les manuels ou qu’il soit " inventé " par l’enseignant n’est pas sans importance. Quelle qu’en soit la source, la planification ainsi élaborée permet d’espérer " retomber sur ses pieds " en fin d’année scolaire.

Puis l’année commence et une " partie " s’engage, qui n’est pas entièrement sous le contrôle de l’enseignant. De plus, il se surprend lui-même en flagrant délit d’incohérence, accordant plus de temps qu’il n’avait prévu à un chapitre, parce que les élèves y entrent difficilement ou au contraire manifestent un intérêt inattendu. Ou parce que ce chapitre le séduit plus que d’autres, correspond mieux à ce qu’il trouve important ou intéressant dans telle ou telle discipline. Il se peut aussi qu’un peu las, mal préparé ou préoccupé, un enseignant " occupe " ses élèves à des tâches peu fécondes, qui ne les poussent pas véritablement à avancer dans le programme.

De tels décalages deviennent d’autant plus problématiques qu’on avance dans l’année, que le temps qui reste s’amenuise. La régulation consiste à survoler, voire à ignorer complètement d’autres chapitres. On connaît des enseignants qui, de peur d’être en déséquilibre, planifient l’année scolaire en l’amputant au départ d’un ou deux mois, se disant que s’ils prennent du retard, ce " coussin de sécurité " leur permettra tout de même de " finir le programme ".

Certains enseignants vivent cette tension en permanence et chaque moment est mis sous le signe du temps qui passe, d’autres alternent entre moments de détachement et moments de stress. Certains ont l’angoisse communicative et affolent parents et élèves, d’autres " prennent sur eux ". Par delà la diversité des angoisses et des mécanismes de défense, tous les enseignants vivent une tension (Reviol, 1999) par rapport aux échéances de fin d’année, tension qu’ils ne peuvent entièrement apaiser ex ante au prix d’une planification sans faille,

Tous développent donc des compétences de gestion du temps qui reste. L’ennui, c’est qu’elles portent sur la progression de la classe dans le programme et non sur la progression de chaque élève vers les objectifs. Il n’y a hélas aucune transposition automatique d’un registre à l’autre. Il existe nombre de classe où l’enseignant a parcouru le programme, mais en laissant un quart ou un tiers des élèves sur le bord de la route. Eux n’ont pas " fait le programme ", si faire, c’est maîtriser, et non " voir passer ".

Les enseignants les plus consciencieux ou les plus révoltés par l’échec scolaire ne se sont jamais contentés de parcourir le programme sans se soucier de ce que les élèves apprenaient. Même un enseignant particulièrement sélectif ou désinvolte ne peut se permettre de parcourir le programme en abandonnant tous les élèves en chemin, à la manière d’un guide arrivant seul au sommet. Il faut au moins qu’il soit accompagné d’une fraction " convenable " de sa classe. Toutefois, la convenance est à géométrie variable, elle varie selon les systèmes éducatifs, des âges, les filières, les établissements. À en juger selon les taux de redoublement ou de décrochage scolaire, on ne peut tenir pour acquis que tous les enseignants aient à cœur d’amener l’immense majorité de leurs élèves à maîtriser l’ensemble du programme. Enseigner le programme reste le contrat de base, l’enseignant sera irréprochable pour peu qu’un nombre " décent " d’élèves atteignent les objectifs. Il y a même des écoles et des filières où un professeur qui amènerait tous ses élèves à la maîtrise des objectifs serait soupçonné de laxisme !

Les cycles d’apprentissage posent la question de l’organisation du travail en d’autres termes, du moins dans la perspective d’une pédagogie différenciée. De tes cycles n’ont en effet que s’il permette d’optimiser l’usage du temps qui reste pour chaque élève, en fonction non pas du groupe, mais de la distance qui lui reste à parcourir jusqu’à la maîtrise des objectifs. On se trouve donc placé devant un problème d’organisation du travail triplement inédit, du moins pour beaucoup d’enseignants :

1. Il faut gérer un espace-temps de formation plus long et prendre en charge un plus grand nombre d’élèves appartenant à deux, trois ou quatre classes d’âges.

2. L’enseignant n’est plus le seul maître à bord après Dieu, du moins s’il travaille en équipe. L’organisation devient une affaire coopérative.

3. Le pilotage par la progression d’un groupe dans un programme d’enseignement doit céder la place à un pilotage de chaque parcours individuel de formation par rapport à des objectifs de fin de cycle.

Cela pourrait suffire à mettre en crise plus d’un enseignant chevronné, même s’il adhère au principe des cycles. S’il s’y oppose, il trouvera dans cette complexité tous les arguments voulus pour dire que c’est impossible ou interpréter les cycles de sorte qu’on puisse y réinvestir, presque inchangée, l’actuelle organisation du cursus et du travail.

Mon propos n’est pas ici de réfléchir sur les stratégies de formation et de changement, sinon pour dire que si l’on laisse dans l’ombre la problématique de l’organisation du travail, il ne faudra pas s’étonner, quelques années plus tard, que l’introduction de cycles d’apprentissage pluriannuels n’ait rien changé aux pratiques d’enseignement et d’apprentissage.

J’ai développé ailleurs (Perrenoud, 1997 a) deux modèles contrastés d’une organisation du travail dans un cycle, un modèle de gestion intégrée et un modèle de gestion modulaire. Ces deux modèles ont des implications fort différentes du point de vue du temps qui reste. L’organisation modulaire reconstitue des échéances rapprochées, mais en assignant à chaque module du temps groupé et en combattant le zapping scolaire (un peu de tout tout le temps). Le modèle de gestion intégré joue sur des groupements plus diversifiés et rend l’optimisation du temps plus difficile.

Dans les deux cas, la question de base reste la même : comment faire en sorte que chaque apprenant soit aussi souvent que possible placé dans une situation d’apprentissage féconde pour lui ?

Sans entrer dans le détail, on dira qu’il faut optimiser plusieurs temps :

Ce découpage, aussi schématique soit-il, aide à distinguer des problèmes.

Le temps de l’observation : si l’on ne veut pas attribuer des tâches au hasard, il faut en apprendre le plus possible sur chaque élève : ses acquis, ses progrès, son environnement scolaire et extrascolaire, sa façon d’aborder les obstacles, ses intérêts, ses projets, ses difficultés, ses blocages, ses ressources, etc. À cette fin, l’équipe enseignante, sans se transformer en police, doit tenir à jour, pour chaque élève, un dossier décrivant ses acquis, les difficultés éprouvées, les activités déjà engagées ou envisagées et les problèmes qu’il rencontre en ce moment. Ce dossier, faut-il le dire, est un outil de travail des enseignants et n’est pas accessible à des tiers.

Le temps de la décision : il ne suffit pas de savoir ; le monde des organisations est riche d’informations dont personne ne se sert, faute d’y penser, de pouvoir y accéder ou de savoir s’en servir. Entre une équipe hyperactive qui remet tout en jeu chaque jour et une équipe sclérosée, qui attribue les élèves à des activités et à des groupes pour de longues périodes, indépendamment de leur niveau et de leurs besoins, il reste à trouver une ligne médiane.

Le temps de l’activité : ce devrait être le temps principal, quantitativement ; on revient là à des problèmes classiques de didactique ; conception des tâches, des consignes, des contraintes, des ressources (aide humaine, documentation, technologie) et du dispositif ; chacune de ces options prise contribue à faire perdre ou gagner du temps ; une activité qui amène les élèves à des déplacements permanents dans l’espace ou à des négociations interminables sur des problèmes d’interprétation de la tâche ou de leadership n’est pas une tâche féconde, car l’essentiel du temps est mangé par d’autres logiques que l’apprentissage.

Le temps de la régulation : une fois engagé dans une activité, l’élève n’est pas pour autant en train d’apprendre ; seuls les exercices les plus simplistes et répétitifs peuvent fonctionner longtemps sans régulation ; toute approche constructiviste de l’apprentissage privilégie des tâches interactives et complexes, donc fragiles et gourmandes en régulation ; si l’essentiel du temps de l’enseignant consiste à expliquer des consignes mal conçues ou à suppléer aux défauts du matériel, on dira qu’il y a trop d’investissement dans une régulation dont on aurait pu faire l’économie par une meilleure préparation ; à l’inverse, une confiance aveugle dans les tâches proposées peut rendre les enseignants inaccessibles durant le travail, ce qui paralyse régulièrement une partie des élèves.

 


Pour conclure : la gestion du temps
entre efficacité et autonomie

Le temps qui reste " : c’est le titre d’un essai de Jean Daniel qui ne porte pas sur l’école, mais parle du temps de vivre et donc de la mort qui nous attend tous.

À l’école, sans être aussi métaphysique, la gestion du temps qui reste n’est jamais purement technique. Elle mobilise des rapports au temps fort subjectifs, ancrés dans des histoires de vie et des cultures familiales et professionnelles différentes.

L’optimisation du temps et de l’emploi se heurtera donc toujours à des obstacles non seulement techniques, mais philosophiques, à des valeurs antagonistes. Comment un homme d’affaire agité et un adepte du Zen pourraient-ils s’entendre sur l’emploi du temps ?

Toutefois, sans espérer faire l’économie de tout conflit entre visions du monde, peut-être pourrait-on progresser ensemble vers la connaissance du temps que prennent effectivement les processus à l’œuvre dans une école (enseigner, former, décider, observer, évaluer, réguler, organiser, etc.) et des paramètres qui dilatent ou condensent le temps pour chacune de ces opérations complexes. Une partie des divergences ne sont pas philosophiques, mais portent sur la conception des processus d’apprentissage et du temps didactique.

Personne ne souhaite perdre du temps pour le plaisir d'en perdre, nul ne choisit délibérément d'être inefficace, Ce qui bloque le débat, c'est plutôt la méconnaissance des incidences d'une organisation du travail sur les personnes, leurs processus cognitifs, leur rapport au savoir, le sens de leur existence, leur adhésion au projet d'instruire et de s'instruire. On fantasme d'autant plus facilement sur les excès de taylorisme ou du productivisme qu'on n'a jamais analysé de près le travail des enseignants et des élèves, notamment sous l'angle du rapport au temps. De ce point de vue, toute approche descriptive du métier d'enseignant, inspirée de l'ergonomie, de la psychologie ou de la sociologie du travail (Durand, 1996 ; Perrenoud, 1996 a, 1999 c ; Reviol, 1999; Tardif et Lessard, 1999 ) peut contribuer à davantage de réalisme, comme les études plus didactiques sur les tâches, le temps de l'enseignement, le temps de l'apprentissage. De même, toute comparaison avec d'autres pratiques professionnelles de gestion du temps dans des environnements dynamiques (Cellier, De Keyser et Valot, 1996) met en évidence des contraintes et des stratégies récurrentes communes à plusieurs métiers.

Il se peut qu’une optimisation du temps et de l’emploi du temps scolaire se retourne contre la liberté des acteurs, les pousse à ruser encore plus pour sauvegarder des marges d’autonomie. Dans toute observation formative, dans toute pédagogie différenciée (Perrenoud, 1998), il y a le risque d’accroître le pression sur les personnes, de rendre plus visibles leurs difficultés, en quelque sorte de les " coincer " davantage. Le privilège du cancre est de rêver et de ne pas se soucier du temps qui passe. C’est aussi son malheur et ce qui l’exclut de l’accès aux sources durables de l’autonomie, les savoirs et les compétences. On ne peut gagner sur tous les tableaux. Mieux vaut peser le pour et le contre en connaissance de cause, questionner aussi bien le stress inutile qu’induisent les pédagogies les plus productivistes que l’apparence de sérénité des pédagogies du moment présent.

Entre attentisme et persécution, l’enjeu est donc d’abord éthique, mais la seule façon de ne pas exercer de violence sans renoncer à faire apprendre consiste à rechercher l’usage optimal du temps qui reste, en conciliant souci de rendement et respect des personnes, ce qui renvoie solidairement aux compétences des professionnels et à l’organisation du travail scolaire.


Références

Allal, L. (1995) Un détour peut-il être un raccourci ? Quelques conclusions-clés des recherches américaines sur les écoles " sans degrés ", Genève, Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation.

Astolfi, J.-P. (1992) L’école pour apprendre, Paris, ESF.

Astolfi, J.-P. (1997) L’erreur, un outil pour enseigner, Paris, ESF.

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