Source et copyright à la fin du texte
Texte d’une intervention au colloque Jacques Cartier, Symposium " L’obligation de résultats en éducation " Montréal, 3-6 octobre 2000.

 

 

 

 

 

Obligation de compétence et analyse du travail :
rendre compte dans le métier d’enseignant

 

Philippe Perrenoud

Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation
Université de Genève
2000

  Sommaire

I. Ne pas faire abstraction des apprentissages des élèves

II. Contre une obligation de procédure

III. Obligation de compétence et analyse du travail

IV. Du travail prescrit au travail réel

V. Partager des savoirs professionnels

Références

Dès lors qu’il obtient un travail en contrepartie duquel il reçoit un revenu, nul salarié n’est dispensé de rendre des comptes à propos de ses méthodes et/ou de ses résultats. Il en va de même pour l’indépendant qui accepte un mandat. On parle aujourd’hui volontiers de redevabilité, traduction assez barbare de l’expression anglaise " accountabilitity ". On pourrait simplement parler de responsabilité professionnelle, entendue comme obligation de répondre de ses actes et, dans une certaine mesure au moins, de leurs effets.

Responsabilité ou " reddition de comptes " s’appliquent aux personnes, mais aussi aux services, aux établissements, aux organisations. Nous nous limiterons ici à la responsabilité professionnelles des personnes. Dès que l’une accepte un mandat ou contrat, sa responsabilité est engagée, la reddition de comptes est de mise. La question délicate est de savoir à quoi est au juste obligé celui qui s’y soumet.

Cette question se pose dans tous les secteurs de l’activité humaine, mais sans doute avec plus de force dans les métiers de l’humain et les organisations de prise en charge de personnes, pour plusieurs raisons assez simples : une définition flottante ou conflictuelle des résultats attendus, l’impossibilité de les établir et plus encore de les mesurer avec exactitude, enfin la difficulté de faire la part de responsabilité de l’acteur dans des domaines où l’action est incertaine et se heurte à tant de résistances et d’aléas.

Qu’est-il de l’éducation scolaire ? Comment rend-on compte, que ce soit à l’échelle d’un système éducatif, d’un établissement, d’une équipe ou d’un enseignant ? A quoi les acteurs individuels ou collectifs sont-ils obligés ?

Il n’y a pas convergence automatique entre ceux qui attendent un service et ceux qui le proposent. Ils ne définissent pas toujours de la même manière un rapport équitable entre rétribution et contribution. D’où deux questions indépendantes :

Dans le champ scolaire, alors que la société civile demande des comptes, joue avec les idées d’efficacité, d’indicateurs de performance, d’obligation de résultats et d’évaluation institutionnelle, les professionnels mobilisent des argumentations défensives qui, au nom de la spécificité de l’éducation, de l’autonomie des établissements et des universités, du caractère sacré du savoir et de la culture, du respect des personnes et des différences, refusent toute innovation dans la façon actuelle de rendre des comptes, pourtant bien peu convaincante.

Du coup, les gens d’école donnent facilement l’impression qu’ils réclament le privilège d’échapper à ce qui semble la condition commune dans le monde du travail et des organisations. Ce privilège apparaît de plus en plus exorbitant en un temps où les budgets publics s’amenuisent, alors que le contrôle et l’évaluation s’étendent à toutes les sphères de l’activité humaine. Les parents d’élèves, par exemple, qui rendent des comptes dans leur propre secteur d’activité, ne comprennent pas pourquoi les enseignants en seraient dispensés. Cela d’autant que le système éducatif inflige aux élèves, sans états d’âme, une obligation de résultats pure et dure dans le domaine des apprentissages, dont dépendent l’orientation et la certification.

Si, sur la question de savoir à quoi les enseignants et les institutions éducatives sont obligés, les divergences se creusent entre professionnels et usagers, il faut s’attendre à des tensions croissantes, qui auront de multiples répercussions négatives. Il importe donc, sans tomber dans des dispositifs absurdes, de cesser d’esquiver le problème.

Si je me limite ici aux enseignants, ce n’est pas pour signifier qu’ils sont les seuls ou mêmes les premiers responsables. Certes, les apprentissages se construisent dans le face à face pédagogique, dont la responsabilité première revient aux enseignants. Des enseignants faiblement engagés et peu efficaces peuvent neutraliser les meilleurs programmes, les moyens d’enseignement et les équipements les mieux conçus, les effectifs par classe les plus bas du monde. Mais le contraire est vrai : les enseignants les plus investis dans leur tâche et les plus efficaces ne peuvent faire de miracle s’ils doivent subir des programmes aberrants, une organisation irrationnelle du cursus et des horaires, des conditions de travail inadéquates. S’intéresser au travail des enseignant n’est donc pas ici une façon de leur faire " porter le chapeau ". Ils sont formés, nommés, encadrés, soutenus, contrôlés et évalués par d’autres personnels. Et leur travail s’inscrit dans un système et une organisation dont ils ne sont pas seuls comptables, quand bien même la tendance à l’autonomie des établissements et à la création de cycles d’apprentissage pluriannuels leur donne davantage de prise et donc de responsabilité quant à la détermination des contenus et de l’organisation du travail.

Si je choisis de parler de la façon dont les enseignants rendent compte individuellement, ce n’est pas pour les accabler, mais parce que c’est le problème le plus spécifique et le plus difficile. En partie parce que les intéressés ne veulent pas entendre parler de changements. Ils tolèrent l’inspection à condition qu’elle soit de moins en moins présente, en particulier lorsque leur avancement dans la carrière en dépend. Au-delà, le statu quo leur convient.

Personne n'aime être évalué, ou, plus exactement, chacun préférerait n'être évalué que lorsqu'il est sûr de faire bonne figure et de recevoir un feed-back positif. Les professionnels et leurs syndicats ne se montrent donc jamais très coopératifs quand il s'agit de concevoir et surtout de mettre en œuvre un système efficace d'évaluation. Qui voudrait donner les verges pour le battre ? On peut le comprendre, d'autant que l'évaluation s'inscrit souvent dans un rapport de force et que lui résister paraît une façon de s'opposer au pouvoir en place et à ses orientations, ou à une aggravation des cadences ou des conditions de travail.

Aucun enseignant raisonnable ne conteste d'ailleurs ouvertement le principe d'une certaine évaluation de son travail. Comment prétendre qu'on n'a de comptes à rendre qu'à soi-même alors qu'on a accepté un contrat ? Pourtant, dans l'enseignement, la réticence à rendre des comptes semble plus vive que dans les autres métiers de l'humain. Pourquoi, dans l'enseignement, paraît-il plus scandaleux et/ou impossible qu'ailleurs d'évaluer le travail des professionnels ? Est-ce en raison de sa nature, jugée " à nulle autre pareille " ? des incertitudes et des controverses sur les finalités et les priorités ? de l'opacité des pratiques ? de l'état des savoirs ? du degré de formation professionnelle des professeurs ? du manque de courage des évaluateurs ? de l'absence de dispositifs à la hauteur de la tâche ?

Quelles qu'en soient les racines, cette résistance profonde à toute évaluation " sérieuse " du travail des enseignants favorise une certaine mauvaise foi dans l'analyse des obstacles techniques, juridiques, éthiques ou économiques à vaincre pour mettre en place des dispositifs d'évaluation à la fois rigoureux et équitable du travail de chaque professeur. Est-il possible de traiter ce problème autrement que sur le mode noir blanc ? Peut-on, comme le propose Philippe Meirieu, ne pas choisir entre l'irresponsabilité sociale et le consumérisme, entre l'école " vache sacrée ", intouchable, et l'école jouet du néo-libéralisme triomphant, soumise à d'absurdes impératifs de rendement ?

Les enjeux sont tels qu’on peut en douter. Il cependant la peine d’essayer. Je vais tenter de montrer :


I. Ne pas faire abstraction des apprentissages des élèves

Dans des travaux antérieurs (Perrenoud, 1996 b ; 1997, 1998), j’avais avancé quatre conditions pour qu’il soit à la fois possible et légitime d’exiger des résultats définis d’avance dans un métier donné :

1. Que le problème à résoudre soit purement technique, autrement dit que les finalités de l’action soient parfaitement claires et que les professionnels n’aient d’autre tâche que de chercher les meilleurs moyens d’atteindre des objectifs sans équivoque.

2. Que l’action des professionnels ne dépende que marginalement de la coopération ou de la mobilisation de personnes ou de groupes indépendants de l’organisation qui les mandate.

3. Que l’état des savoirs savants et professionnels rende possible une action efficace dans la plupart des situations rencontrées.

4. Que les situations qu’affrontent les professionnels de même niveau de qualification soient sinon identiques, du moins relativement comparables.

Il n’est pas nécessaire de revenir sur le détail de l’analyse pour constater que ces conditions ne sont pas véritablement remplies dans l’enseignement, du moins si les résultats sont jaugés à l’aune d’une norme standard, indépendante du contexte et identique pour tous les praticiens.

Peut-on en conclure que l’enseignant n’a dès lors aucun compte à rendre quant aux apprentissages de ses élèves ? Ne risque-t-on pas, en caricaturant l’obligation de résultats, de délivrer à bon compte les professionnels de l’humain de toute responsabilité quant à l’efficacité de leur action ?

Nul ne saurait soutenir l’idée que le mandat d’un enseignant est d’amener en un an tous ses élèves à maîtriser l’intégralité des connaissances et à manifester sans faille toutes les compétences visées par le programme. Chacun sait qu’il faut faire avec le niveau initial des élèves, les appuis dont ils disposent, leur rapport au savoir, leurs résistance à l’intention et à l’action de les instruire, la dynamique de la classe, son effectif, les circonstances, les conflits, les incidents qui détournent des apprentissages et du savoir. On peut attendre d’un travailleur peu qualifié que, nanti des matériaux et des équipements requis, dans des conditions normales, il découpe un nombre fixé de tôles ou lave un nombre fixé de vitres en respectant un seuil de qualité. On ne peut attendre d’un enseignant qu’il instruise un nombre prescrit d’élèves en un temps donné.

Cela autorise-t-il à se désintéresser de ce que les élèves apprennent dès lors qu’il s’agit d’évaluer le travail des enseignants ? Ce serait reconnaître que toutes les pratiques pédagogiques se valent. On sait bien que c’est faux. " Toutes choses égales d’ailleurs ", les professeurs ne sont pas interchangeables. La " performance " d’un enseignant moyen, faisant correctement son travail, se positionne entre deux extrêmes :

Il est bien entendu difficile de chiffrer ces deux seuils extrêmes aussi bien que le niveau de performance attendu d’un enseignant moyen. Il n’est pas exclu que des travaux sur l’effet-maître, l’effet-établissement et le poids des variables agrégées, écologiques et contextuelles permettent peu à peu de calculer une performance attendue (moyenne et dispersion) pour chaque classe. Encore faudrait-il que ces bases de comparaison soient solides, comprises et acceptées par les intéressés. On peut calculer un chiffre d’affaire raisonnable pour une succursale d’une chaîne de distribution, en tenant compte du quartier, de la concurrence, de la date d’implantation, de la conjoncture, etc. Nous sommes loin de pouvoir assurer et faire accepter un tel calcul pour les classes et les enseignants.

Il faut donc renoncer à toute vision technocratique de l’obligation de résultats, qui assignerait à chaque professeur des résultats attendus :

Doit-on pour autant déclarer définitivement impossible de juger a posteriori de l’efficacité d’un enseignant, en tenant compte des élèves, et des circonstances ? Est-il absurde d’envisager que l’on puisse répondre à la question suivante : dans les conditions de travail qu’il avait, avec les élèves qui étaient les siens, cet enseignant a-t-il fait, cette année-là, ce qu’il était possible de faire dans l’état de l’art et de la science de l’enseignement et de l’apprentissage ?

Clermond Gauthier indique qu’aux États-Unis, dans les procédures pour incompétence professionnelle d’un professeur, on n’exige pas que le praticien soit hors du commun, mais simplement moyen. Il ne s’agit donc pas d’opposer une inaccessible perfection à une pratique réelle, mais de confronter une pratique défaillante à celle qu’on pourrait attendre d’un professionnel ordinaire placé dans les mêmes circonstances.

Ne nous précipitons pas pour dire que cette norme moyenne est difficile à fixer ou que l’écart qui en sépare ne peut être mesuré exactement. Demandons-nous plutôt si nous sommes prêts à soutenir que nul jugement ne peut être porté sur l’efficacité d’un enseignant dans des conditions de travail spécifiées.

Si l’on pense qu’il est radicalement impossible de juger de l’efficacité d’une pratique pédagogique, même dûment contextualisée, il faut en accepter le corollaire : l’enseignement est un métier sans rationalité commune, sans autres références partagées que les savoirs à enseigner. C’est une aventure singulière, chacun restant enfermé dans sa propre histoire, définissant sa propre forme de professionnalité, construisant sa propre didactique, sa propre pédagogie, sa propre éthique, sa propre manière de faire, incommensurable, incomparable à d’autres.

Si l’on adhère à cette vision - qui séduira sans conteste les professeurs les plus conservateurs et les moins compétents - on peut en conclure que les chercheurs en éducation et les formateurs d’enseignants n’ont plus qu’à mettre la clé sur la porte. Ou du moins à renoncer à introduire tout élément de rationalité partagée dans le travail d’organisation des apprentissages. On peut du même coup renoncer à toute inspection ou évaluation, ou les limiter aux aspects les plus extérieurs de l’acte pédagogique : présence, respect des élèves, suivi du programme et des procédures d’évaluation.

À l’inverse, si l’on pense que faire apprendre n’est pas un processus aléatoire, que la pratique et les compétences de l’enseignant font une différence, si l’on admet la réalité de " l’effet-maître " et si l’on considère qu’il dépend non seulement des caractéristiques personnelles du professeur, mais aussi et d’abord de son action professionnelle, alors on ne peut faire abstraction des apprentissages des élèves et refuser de s’intéresser à l’efficacité pédagogique d’un enseignant. Ce serait faire comme si la qualité professionnelle d’un médecin n’avait " rien à voir " avec le pourcentage de patients qu’il guérit, la qualité d’un ingénieur civil aucun rapport avec le nombre d’ouvrages fiables et fonctionnels qu’il construit, etc.

On peut rejeter " l’obligation de résultats " sans cesser de prendre en compte raisonnablement les résultats. L’obligation de compétences, pour laquelle je plaiderai plus loin, s’efforcera donc de réintégrer les apprentissages des élèves comme données pertinentes dans un " tableau clinique " brossé par un expert capable de " faire la part des choses ", de ne pas appliquer mécaniquement des " normes de production ", mais d’assumer tranquillement le fait que les enseignants ne sont pas interchangeables et que certains posent des gestes professionnels en moyenne plus justes et efficaces que d’autres.

 


II. Contre une obligation de procédure

Une autre piste consiste à tenir les enseignants pour comptables, non pas des apprentissages des élèves, mais des moyens mis en œuvre pour les faire advenir. Ce qui substitue une " obligation de moyens " à une " obligation de résultats ". C’est ce que propose Philippe Meirieu. Sans prendre le contre-pied de cette position, je voudrais montrer qu’elle peut conduire à la déprofessionnalisation ou à son contraire selon la conception qu’on se donne des moyens.

Si les moyens sont connus a priori et font partie des composantes du travail prescrit, on se trouve du côté des métiers de l’exécution. Le praticien qui peut apporter la preuve qu’il a utilisé les bons équipements et les bons produits, fait les vérifications d’usage, suivi les méthodes et les procédures standards, se trouve libéré de toute responsabilité morale, civile et pénale quant aux résultats de son action. Le débat sur la faute professionnelle éventuelle (Chateauraynaud, 1991) ne tient évidemment pas pour acquis le respect de toutes les règles. La controverse peut porter aussi sur leur légitimité ou leur publicité. Il est improbable en effet que même dans un métier en apparence simple et peu qualifié, les situations à gérer soient entièrement prévisibles et couvertes par des règles claires. Improbable aussi que, même dans le milieu le plus technique ou juridique, les règles fassent l’unanimité, ne serait-ce que parce que l’évolution des savoirs, des technologies ou du droit provoque des développements méthodologiques ou normatifs permanents, qui ne sont pas stabilisés sans délai ni débat.

Il serait donc absurde de prétendre qu’un salarié, aussi peu qualifié soit-il, n’exerce aucun jugement et n’est donc jamais incriminable pour n’avoir pas " fait le bon choix " dans une situation qui échappe aux prescriptions ou provoque un conflit de règles. Toutefois, dans un métier peu qualifié, cela se produit à la marge et la responsabilité morale, civile ou pénale est imputée d’abord à l’organisation qui structure et prescrit le travail. Dès lors qu’on peut montrer une défaillance dans la formulation des règles et des procédures, ou dans la formation et l’information visant à en garantir la compréhension et la mise en œuvre, le salarié est hors de cause. Il lui suffit de faire la preuve qu’il a suivi les règles pour se laver de toute faute professionnelle. Ce sont les auteurs de règles et ceux qui les transmettent ou en supervisent l’application qui assument la responsabilité principale des effets de l’action.

Transposé à l’enseignement, ce modèle amènerait à dire qu’un enseignant qui a suivi le programme, utilisé la méthode et les moyens d’enseignement et d’évaluation préconisés n’est aucunement responsable si tout ou partie de ses élèves n’apprennent rien ou beaucoup moins que ce qui était visé !

Sous cette forme un peu caricaturale, la description peut faire sourire. C’est pourtant une pente possible du métier d’enseignant, et une forme de tentation, car elle délivre du poids de la responsabilité. Contrairement à ce qu’on imagine souvent, l’autonomie dont rêvent la plupart des praticiens - dans l’enseignement comme ailleurs - ne consiste pas à réinventer le métier de fond en comble, mais à faire les choses " comme ils les aiment " aussi bien qu’à ne pas faire certaines choses pesantes ou auxquelles ils ne croient pas. Le métier d’enseignant favorise cette forme d’autonomie, car il s’exerce dans une certaine opacité, qui autorise à prendre de " petites libertés " avec le programme, les méthodes orthodoxes, l’usage prescrit du matériel ou les procédures d’évaluation. Cette liberté, que j’ai appelé de contrebande (Perrenoud, 1996 c), n’exige pas du système éducatif qu’il reconnaisse aux enseignants une nouvelle professionnalité, assortie d’une plus forte responsabilité formelle. L’opacité des pratiques et la difficulté de reconstituer les gestes professionnels peu orthodoxes ou défaillants suffit à garantir l’impunité.

Ce dernier élément est particulièrement important. Dans un traitement médical, une seule erreur peut-être fatale : contrôle de routine omis, confusion de formule sanguine, mauvais dosage d’un médicament vital, contre-indication oubliée, fausse manœuvre opératoire, échange de dossiers. Rien de tel dans l’enseignement. Si, jour après jour, un enseignant ignore les questions d’un élève ou le ridiculise dès qu’il se manifeste, les effets ne seront visibles qu’à long terme et il sera difficile de les rapporter à une décision précise. Si, durant toute l’année, un professeur juge qu’un élève est inéducable ou que son comportement " ne mérite aucune indulgence ", cela ne se verra pas à l’œil nu lors d’une simple visite de classe et aucune reconstitution d’un moment de travail isolé ne pourra objectiver le rapport entre une attitude constante de l’enseignant et le processus de marginalisation progressive et de désinvestissement intellectuel qu’elle induit chez un élève.

Entendue au sens bureaucratique de l’expression, l’obligation de moyens ferait régresser le métier d’enseignant vers la prolétarisation et la dépendance, sans garantir grand chose dans le registre des apprentissages. Ni l’amour, ni l’intelligence, ni la sollicitude, ni le respect ne sont des " moyens prescriptibles " et même dans le registre plus technique des séquences didactiques et des régulations cognitives, l’indication méthodologique n’a guère de valeur si elle n’est pas habitée par une intelligence professionnelle (Carbonneau et Hétu, 1996 ; Jobert, 2000 a).

Ce qui conduit à concevoir tout autrement l’obligation de moyens, à la définir comme l’obligation de se donner les moyens d’une action pédagogique réussie, tous les moyens, ceux qui relèvent des règles, méthodes et techniques connues lorsqu’elles sont efficaces, et ceux qui passent par une stratégie originale et inventive, voire déviante, lorsque les démarches standards sont sans effets.

Pour éviter toute confusion, je parlerai alors d’une obligation de compétence plutôt que de " moyens ". Elle s’applique au praticien, à son expertise, à sa capacité de jugement, à son aptitude à prendre des risques calculés, à ses stratégies d’enseignement. L’attente se déplace et touche moins aux moyens eux-mêmes qu’au choix avisé des moyens, autrement dit à l’expertise du professionnel qui en adopte, en adapte ou en développe, pour vaincre les obstacles et atteindre les objectifs.

En conclusion : je propose de renoncer à parler d’obligation de moyens dans la mesure où elle peut s’entendre comme une obligation de procédure ou de méthode. Il est plus clair de viser une obligation de compétence ou d’expertise. Comme l’expertise pourrait évoquer un niveau d’excellence hors du commun, je parlerai donc désormais d’obligation de compétence, celle qu’on peut attendre d’un enseignant moyen, compte tenu de son expérience et de son parcours de formation.

Il resterait à passer d’une obligation éthique, morale, celle qu’évoque l’idée de " conscience professionnelle ", à une obligation plus contraignante, à laquelle on ne peut manquer sans conséquences. De là à imaginer des sanctions, par exemple salariales, il y a un pas à ne pas franchir. Si l’obligation de compétence devait avoir des conséquence, ce serait d’abord, il faut y insister, justement en termes de compétences. Si aucune régulation ne s’opère en cas de défaut de compétence, défaut qui ne peut être établi qu’après plusieurs tentatives et en laissant à l’intéressé le temps de combler ses manques, il sera sans doute inévitable, en désespoir de cause, d’en venir à des mesures plus répressives.

En amont, l’enjeu est le développement professionnel. Mais on reste dans le registre du contrôle, qui n’est jamais sympathique. D’autant qu’on trouve dans tous les corps de métier des praticiens dont la conscience professionnelle et les compétences sont au-dessus de tout soupçon, qui s’appliquent à eux-mêmes des exigences bien plus sévères que les standards moyens et ne cessent de s’autoévaluer et de se perfectionner. Affirmer qu’il faut une " police ", c’est faire injure à ces gens dévoués, honnêtes et efficaces, adopter une vue pessimiste, entrer dans l’univers du soupçon. L’idéalisme des pédagogues les porte, plus encore que dans d’autres secteurs du monde du travail, à faire confiance à l’autocontrôle.

Sans doute, dans le meilleur des mondes, la confiance dispenserait-elle du contrôle. Pourtant, l’enseignant qui prétend " savoir ce qu’il fait " et exige qu’on lui fasse confiance ne s’interdit pas de vérifier le travail de son garagiste ou du concierge de l’école. Il est plus facile d’exiger la confiance que de l’accorder. Assimiler le contrôle du travail à une insupportable agression, à un soupçon infamant n’est en réalité qu’une tactique défensive pour se prémunir contre une pratique légitime, à condition qu’elle respecte la nature des tâches et reste dialogique.

Toutefois, ne nous trompons pas d’enjeu. Il y a certes dans l’enseignement comme dans d’autres métiers quelques " brebis galeuses " qui " déshonorent la profession ", des sadiques, des pervers, des " fumistes ", des irresponsables, des pédérastes, des paresseux, des violents, des gens toujours absents. L’obligation de compétence ne vise pas d’abord à réprimer ces " déviants ", car leur déviance ne manifeste pas d’abord un défaut de compétence, mais un rapport brouillé à leur travail.

Il existe des enseignants intègres, travailleurs, jamais absents, équilibrés, sympathiques et néanmoins inefficaces. C’est dans ce registre qu’interviendrait une obligation de compétence. Prise au sérieux, elle amènerait à s’assurer que le travail des enseignants manifeste les compétences didactiques et pédagogiques que l’institution est en droit d’en attendre, au-delà de leur respect des règles de base du métier.

Aller dans ce sens, on s’en doute, ne va nullement de soi. 


III. Obligation de compétence et analyse du travail

Lorsqu’on engage un travailleur manuel, mieux vaut le mettre à la tâche plutôt que de l’interviewer sur sa pratique : " C’est au pied du mur qu’on juge le maçon ". On postule que le défaut de compétence se verra alors immédiatement. Plus on va vers des métiers complexes, moins il est évident de juger de la compétence de visu, à partir de quelques performances isolées. Car la plupart de ces tâches s’inscrivent dans une stratégie à moyen terme et ne peuvent être appréciées hic et nunc que sous l’angle de leur accomplissement technique, non de leur pertinence stratégique (Tardif, 1992), autrement dit de leur contribution au plan d’ensemble.

Même en s’installant durablement dans le lieu de travail, il ne suffirait pas d’observer les gestes posés : une partie essentielle de la compétence se niche dans le jugement professionnel, les questions que le praticien se pose, les hypothèses qu’il formule dans sa tête, les hésitations qu’il éprouve, les décisions qu’il prend, les modulations qu’il envisage et opère, les interventions auxquelles il renonce délibérément. Bref, sans un accès au raisonnement professionnel, l’observation directe de l’action, même de longue haleine, et l’enregistrement de ses résultats, ne renseigneront pas véritablement sur les compétences du praticien. Le constat de son (in)efficacité. ne permet pas d’en saisir les causes.

Ce qui ne veut pas dire qu’il suffit de s’entretenir avec un professionnel pour juger de ses compétences. On sait bien que le discours peut faire illusion, en particulier en pédagogie. C’est ainsi que si l’on observe les enseignants qui prétendent - et pensent de bonne foi - faire de l’évaluation formative, favoriser la métacognition, travailler à partir des erreurs des apprenants, différencier leurs interventions, on tombe parfois de haut. Essentiellement parce qu’entre le principe et sa mise en œuvre, on observe une déperdition de sens, un appauvrissement conceptuel, une réduction à quelques pratiques stéréotypées.

Évaluer les compétences professionnelles d’un enseignant n’est donc pas simple et lui proposer des régulations moins encore. L’orientation envisagée ici ne constitue en aucun cas une solution de facilité. Elle me semble en revanche de nature à favoriser une réelle professionnalisation du métier d’enseignant.

Je ne m’attaque pas encore ici à la question des ressources, de la position institutionnelle et des compétences des évaluateurs. En formation initiale, la certification porte sur les compétences, de façon convaincante ou non. L’obligation de compétences fait partie du contrat et son défaut justifie - en principe - le refus de la certification. Une fois les enseignants en fonction, l’obligation de compétences appelle une forme d’évaluation qui est pour l’instant " en quête d’acteurs " (Perrenoud, 1996 b). Avant de chercher qui pourrait la prendre en charge, tentons d’abord d’en préciser les contours.

 

Un bilan de compétences ?

Lorsqu’on pense " obligation de compétences ", la première idée qui surgit est d’établir périodiquement un bilan de compétence. Adossé à un référentiel établi et accepté, il ferait le point sur les compétences construites, en cours de construction ou à construire (Lévy-Leboyer, 1993). Cette logique, à l’œuvre dans nombre d’entreprises, se heurterait d’emblée à de sérieux obstacles dans le monde de l’enseignement.

Une question de légitimité

Ce qui est légitime, sinon facile, en formation initiale, devient presque infamant dans le métier d’enseignant, une fois le praticien titularisé. Un pilote d’avion ne se formalise pas lorsqu’on lui demande de refaire régulièrement la preuve de ses compétences, soit en simulateur, soit en vol, sous le regard d’un pair instructeur ; dans ce métier, on part du principe que le diplôme obtenu et l’acte d’engagement ne garantissent pas une fois pour toutes le niveau de compétence optimal :

De la même façon, on demande ou on envisage de demander aux médecins de faire tous les cinq ans la preuve que leurs connaissances et compétences sont à jour. Même pour le permis de conduire, une telle perspective est adoptée, avec les résistances qu’on imagine !

Les enseignants sont-ils à l’abri de ces processus de dégradation des compétences ? Nullement. Le défaut de compétence a-t-il moins de conséquences ? Le " crash pédagogique " est simplement moins mortel, visible et global. Pourquoi donc serait-il injurieux de demander aux professeurs de se soumettre régulièrement à un bilan de compétences ?

Certains refusent l’idée même qu’il faut, au-delà de la maîtrise des savoirs à enseigner, des compétences professionnelles spécifiques pour professer une discipline. Mais ils refusent tout autant que leur maîtrise des savoirs à enseigner soit périodiquement vérifiée. La culture académique semble un acquis indélébile, contrairement aux connaissances professionnelles ordinaires.

Parmi ceux qui acceptent l’idée d’un bilan de compétences, un second obstacle surgit : quelles sont les compétences de référence et quel est pour chacun le seuil qui définit la professionnalité ?

Un introuvable référentiel

J’ai analysé ailleurs (Perrenoud, 1999) les clivages que tout référentiel de compétences induit au sein du corps enseignant. Non seulement en raison de désaccords sur telle ou telle compétence, mais d’une profonde divergence sur l’idée même qu’on puisse " réduire " le métier d’enseignant à un référentiel, quel qu’il soit. Au nom des qualités humaines, des dimensions relationnelles et affectives, de la diversité des personnes, de leurs parcours, de leurs rapports au savoir, du génie propre de chacune, on prétendra qu’aucun référentiel ne saurait rendre compte de la richesse, de la complexité, de la valeur d’une pratique singulière.

Sans doute les métiers techniques se prêtent-ils mieux à l’inventaire d’un certain nombre d’opérations qu’il faut savoir choisir et conduire pour arriver à ses fins. Les savoirs théoriques et méthodologiques font aussi l’objet d’un plus grand consensus. En éducation, imposer un référentiel au nom de la connaissance scientifique ou d’une autorité administrative n’aurait guère de sens en l’état des savoirs. La seule chance est de le construire en partenariat, en consentant des compromis. Mieux vaudrait, dans le contexte de l’évaluation des enseignants, disposer d’un référentiel imparfait mais accepté que d’un outil de construction plus rigoureuse à laquelle personne n’adhèrerait, en dehors de ses auteurs et - éventuellement - de leurs commanditaires.

À supposer établi un tel référentiel, il resterait à fixer des seuils de compétence acceptable. Que signifie, par exemple, gérer des parcours individualisés, pratiquer une observation formative, travailler par situations-problèmes, partir des représentations préalables des apprenants, dialoguer avec les parents, coopérer avec des collègues ? Ces compétences n’ont guère de sens si l’on ne se risque pas à fixer un seuil minimal. Or, selon la façon dont on le fixe, on court le risque soit de mettre en difficulté un grand nombre d’enseignants, soit de donner à chacun un satisfecit à bon marché.

Le déni des juges

Troisième catégorie d’obstacles : à supposer que les professeurs admettent le principe, adhèrent à un référentiel, acceptent des seuils de compétences, il leur resterait à donner le droit à quelqu’un de devenir juge de leurs compétences. Qui ? Des collègues ? Ce sont des égaux, dont on désapprouve souvent les orientations ou dont on n’estime guère la pratique. Des chefs d’établissements ? Ils ne paraissent pas plus compétents que les enseignants, plutôt moins, puisqu’ils ont quitté la classe. Des experts, formateurs ou chercheurs ? Ils ont la tête dans les nuages et n’ont aucune idée de la réalité. Des inspecteurs ? Ils sont tout juste bons à donner une note ou à détecter les moutons noirs de la profession.

L’évaluation ne laisse aucun professionnel serein, le regard de l’autre est toujours une menace potentielle, nul n’est certain d’être irréprochable, mais il est sans doute peu de métiers où l’on récuse aussi facilement tous les juges.

 

Une analyse du travail

Sans renoncer au bilan de compétences, peut-être ne faut-il pas lui donner la priorité et en faire plutôt la synthèse d’un parcours coopératif s’apparentant au débriefing, tel qu’on le pratique dans certaines activités à hauts risques. Le débriefing s’effectue au retour d’une mission difficile. Il consiste, dans l’après-coup, à revenir sur les conditions de l’action, les décisions prises, les erreurs aussi bien que les options fondées. Non pas tellement pour juger positivement ou négativement, encore moins pour noter ou certifier. Essentiellement pour aider le praticien à comprendre, à porter un regard réflexif sur sa façon de fonctionner, sur les dangers et les effets pervers de ses routines aussi bien que sur les erreurs qu’il commet sous l’empire de l’urgence, de l’incertitude ou du stress.

Il faudra sans doute une forme de révolution culturelle, surtout dans les traditions les plus bureaucratiques, pour accepter que l’enjeu majeur de l’évaluation des enseignants ne soit plus de noter pour régler l’avancement, mais de faire évoluer les pratiques pédagogiques vers plus de justesse et de justice, plus d’efficacité, plus de fiabilité.

Analyser pour mieux comprendre et maîtriser ce qu’on fait

Développer un rapport réflexif et analytique à la pratique est l’un des objectifs de la formation des enseignants telle qu’elle est conçue aujourd’hui. Idéalement, un praticien réflexif sollicite un regard externe lorsqu’il en a besoin, par souci de décentration ou s’il a l’impression d’être à la limite de ses ressources propres et de ce que peuvent lui apporter ses interlocuteurs et partenaires habituels.

Dans le monde tel qu’il est, la pratique réflexive reste une ascèse et il n’est pas déraisonnable de la stimuler par des dispositifs fortement incitatifs, voire contraignants. On a, comme souvent, affaire à un double seuil : en deçà d’une certains sollicitation externe, la " machine réflexive " ne se met pas en route ; au-delà d’un second seuil, elle se bloque et le sujet actionne des mécanismes de défense, des stratégies de dissimulation, de justification, de dénégation.

Il importerait donc que la " culture de l’évaluation " soit, dans tous les domaines, mais en particulier dans celui du travail des enseignants, une culture de la confrontation entre points de vue et de l’élucidation, de l’analyse et de la théorisation des obstacles qu’on rencontre dans le travail quotidien aussi bien que des tactiques qu’on leur oppose.

Cette analyse peut être stimulée par :

Si les deux premières sources sont absentes, on peut douter du poids de la troisième. L’évaluation du travail des enseignants, telle qu’elle est conçue ici, n’a véritablement de sens que dans une culture professionnelle qui y prépare. On pourrait dire qu’on vise une " autoévaluation assistée ", que l’intervenant externe ne peut que renforcer les mécanismes réflexifs du sujet, à la manière d’un remède homéopathique qui n’a d’autre vertu que de stimuler les défenses " naturelles " de l’organisme.

Dans la phase de transition où se trouve le métier d’enseignant - à supposer qu’il progresse véritablement vers la professionnalisation - on peut considérer que des formes d’évaluation du travail qui devraient, idéalement, se fonder sur une professionnalité exigeante, peuvent aussi contribuer à la développer. Une des fonctions des dispositifs soutenant une obligation de compétence serait de modéliser des postures et des pratiques réflexives, de leur proposer des instruments et des démarches que les professionnels pourraient s’approprier et utiliser de façon autonome par la suite, seuls ou en équipe pédagogique.

Partir des situations et des problèmes rencontrés

Sans proposer un dispositif, on peut indiquer une orientation. Posons qu’on reviendra d’autant mieux aux compétences qu’on les oublie provisoirement pour s’absorber dans l’analyse fine d’actions situées, autrement dit de situations de travail. L’observateur ne s’empressera pas d’en déduire des points forts ou faibles, il s’abstiendra de juger, il prendra le temps d’entrer dans le monde professionnel de son interlocuteur, en respectant sa complexité, sur le mode du débat et de l’analyse dans l’après-coup.

Le but n’est pas de dire ce qu’il aurait fallu faire, ni de louer, ni de blâmer. C’est de faire expliciter un raisonnement professionnel, en adoptant une posture qui ne soit ni de recherche, ni de formation, mais d’aide à la régulation. L’analyse devrait en quelque sorte inciter puis aider l’enseignant à formuler des éléments de réponse à deux questions :

1. Dans les situations rencontrées, me suis-je donné des moyens suffisants, adéquats de résoudre le problème, de faire face a l’obstacle ?

2. De façon plus générale, dans quel registre de savoirs savants, experts ou personnels, dans quel ensemble de ressources, avec quelle prise de risque, quelle ouverture à des apports externes, quelle méthode, quelle énergie et persévérance ai-je cherché les moyens d’affronter un problème professionnel ?

Même si chaque enseignant passait deux heures par semaine avec un visiteur disponible, expert, auquel il accorderait sa confiance, avec lequel il aurait construit une complicité et des codes communs, il ne ferait pas le tour des problèmes qu’il résout au jour le jour. L’analyse n’est donc pas une ressource pour résoudre des problèmes concrets hic et nunc. Si c’est un bénéfice secondaire, tant mieux, mais l’objectif vise la prise de conscience d’un fonctionnement intellectuel et affectif plus stable. La seconde question est en ce sens plus cruciale.

Un expert entraîné peut, à partir d’un petit nombre de situations, aider un praticien à repérer ses habitudes mentales et son univers de ressources. La condition est évidemment que les situations de travail analysées soient fortement significatives, ce qui exige que le praticien joue le jeu, n’ait pas peur de s’exposer et ne mette pas toute son énergie à raconter des " contes de fée ". Cela ne veut pas dire qu’il faut se limiter aux échecs, aux conflits et aux crises, mais que la situation évoquée doit permettre de remonter à des fonctionnement récurrents, à des zones d'ombre ou d’incertitude dans l’exercice du métier. Comme dans un contrat de supervision, il appartient au praticien de choisir et de narrer les situations mais il revient à son interlocuteur de ne pas se laisser " mener en bateau ". Il y a évidemment dans une telle analyse une part de tension. Sans toile de fond coopérative, sans un minimum de confiance mutuelle, chacun perd son temps, mais une bonne relation ne garantit pas la transparence absolue et l’absence de conflits sur les limites à poser ou à dépasser…

Ce travail permettrait de cerner certaines compétences sous la double perspective des ressources mobilisées et de leur mode de mobilisation. Ce n’est pas le moyen de dresser un bilan de compétences complet, mais ce pourrait être l’amorce d’une seconde phase, plus méthodique mais aussi plus superficielle, dans la mesure où le temps fait défaut pour articuler chaque composante d’un bilan de compétences à des situations de travail précisément rapportées et analysées en commun.

L’analyse du travail fonctionnerait en quelque sorte comme un zoom avant, un plan rapproché, autorisant dans un second temps à prendre du champ et à voir plus large. Elle se développera d’autant mieux que les " gens d’école " apprennent à voir leur travail, à certains égard, comme un travail ordinaire et s’approprient les acquis des sciences du travail, en s’appuyant plus spécifiquement sur les travail qui tentent de décrire le travail enseignant au quotidien (Durand, 1996 ; Perrenoud, 1996 a ; Tardif et Lessard, 1999).

Bien entendu, tout cela peut se faire en équipe, en duo, en réseau, en établissements.

Une obligation de lucidité et de régulation

Présenter l’évaluation comme une analyse peut sembler aberrant si l’enjeu est de noter des fonctionnaires, d’accorder des promotions ou des privilèges, voire de proportionner le salaire au mérite.

De ce point de vue, l’obligation de compétence n’est qu’une façon de nommer la face contraignante du développement professionnel. En réalité parler d’obligation de compétence est encore un raccourci. Ce qui devrait être obligatoire, dans une profession, c’est la lucidité du praticien sur lui-même, ses actes, son rapport au travail, son éthique, le sens de ce qu’il fait, les savoirs dont il dispose, les compétences qu’il a et celles qu’il n’a pas. Et c’est aussi la régulation de ce qui peut être amélioré.

Inscrire une obligation de lucidité et de régulation dans le statut des enseignants ne consisterait pas à formuler un vœu pie, à en appeler à la bonne volonté, à la conscience professionnelle. Il faudrait qu’une telle obligation soit assortie de dispositifs, et ne puisse être esquivée, ou du moins pas sans efforts et ingéniosité.

C’est pourquoi il importe de ne pas faire de l’évaluation des enseignants un dispositif de répression, donc une menace, mais une ressource, de la même manière qu’un check-up périodique est une ressource offerte aux patients par les services de soins. L’ambivalence ne disparaîtra pas miraculeusement : la lucidité est une figure de la raison, qui a ses lettres de noblesse tout en faisant peur à chacun lorsqu’il est question de l’exercer. La plus forte pente de chacun est de se bercer de l’illusion que " tout va bien " ou que " tout s’arrangera spontanément ". Les médecins préventistes doivent donc exercer une forte influence, intégrer le check-up à une forme de " contrat moral ", se battre comme la tentation qu’à chacun de préférer l’optimisme ou de remettre l’épreuve de vérité au lendemain. De l’insistance pressante au dépistage autoritaire, il reste un abîme.

Dans un contrat de travail, l’employeur a, à l’égard des salariés, davantage de droits qu’un médecin à l’égard de ses patients. Le paradoxe est le suivant : s’il se sert de son autorité pour imposer unilatéralement une évaluation, elle sera vécue comme une machine de guerre contre le salarié. Ainsi ressentie, l’obligation de compétence perdra l’essentiel de ses vertus de régulation. À l’inverse, si l’employeur fait aveuglément confiance à l’autoévaluation spontanée, il sera probablement déçu, car ne la pratiqueront que les professionnels les plus courageux ou ceux qui n’ont rien à craindre.

Il faut donc inventer des dispositifs " fortement incitatifs ", ou plus exactement contraignants dans leur principe, mais non inquisiteurs et dont les salariés peuvent espérer plus d’avantages que d’inconvénients. Toute évaluation constitue une menace et fait courir des risques. Il importe qu’ils soient contrebalancés par des profits pratiques ou symboliques.

On sait que les dispositifs les plus subtils ne servent à rien, voire aggravent les choses, si les intéressés ne les comprennent pas, n’y adhèrent pas ou les soupçonnent de cacher des intentions manipulatrices ou répressives. Plutôt que de se hâter d’instituer des dispositifs condamnés à être mal accueillis, on ferait mieux de viser à une transformation de la culture professionnelle des enseignants. Elle ne peut s’opérer que lentement, à travers une évolution des représentations, des savoirs, des identités des enseignants.

Faut-il tenter de les gagner à la " culture de l’évaluation ", issue du monde du management ? Cela ne me semble pas très prometteur. Ses origines, ses excès, le simplisme de cette " culture " ne peuvent que rebuter le monde enseignant. Je propose de travailler à plus long terme sur deux axes plus ambitieux, qui ont partie liée avec le processus de professionnalisation :


IV. Du travail prescrit au travail réel

Un détour par la sociologie du travail ordinaire permettrait peut-être de voir le travail enseignant de façon mythifiée.

Pourquoi l’évaluation du travail fait-elle peur, dans tous les métiers ? Parce que le monde du travail repose sur une fiction : puisqu’il occupe un poste, le salarié est censé maîtriser tous les gestes professionnels correspondants. Or, la réalité est souvent plus complexe, en raison des failles du système de formation, des pressions de l’encadrement, des effets pervers de la concurrence et de la flexibilité (Sennett, 2000), des conditions concrètes du travail humain et surtout de l’impossibilité pratique de respecter toutes les prescriptions tout en assurant la production.

Les organisations ne peuvent guère adopter ouvertement ce point de vue. Lorsqu’elles le font, c’est avec la tentation naïve de rationaliser et de maîtriser cet écart au travail prescrit, de l’intégrer aux prescriptions, alors qu’il ne peut que se déplacer.

Or, cette fiction ruine toute analyse du travail. Un salarié ne peut que se défendre contre une évaluation qui ne s’intéresse qu’à mettre en évidence l’écart entre ce qu’il fait et ce qu’il devrait faire, pour le stigmatiser, voire le sanctionner. C’est pourquoi la première compétence d’un salarié ordinaire est de masquer ses failles, parfois à ses propres yeux, au moins à ceux des usagers, de sa hiérarchie, voire de ses collègues de travail s’il n’a pas confiance en eux. Cela ne signifie pas que la plupart des salariés sont incompétents, mais seulement que chacun s’écarte parfois ou souvent des prescriptions, pour de bonnes et de moins bonnes raisons.

Le regard d’autrui est d’autant plus redouté que l’observateur-évaluateur ne sait ou ne veut pas faire " la part des choses ", autrement dit adopte, naïvement ou non, le point de vue selon lequel le travail réel doit et peut sans cesse s’approcher du travail prescrit, et considère donc tout écart comme une faute professionnelle, un passage à vide ou un signe, soit d’incompétence, soit de manque de sérieux ou d’investissement. Si les salariés demandent à être évalués par " quelqu’un du bâtiment ", ce n’est pas seulement parce qu’ils espèrent une solidarité de corps, mais parce qu’ils imaginent que ceux qui ont fait le même travail ont éprouvé de l’intérieur l’écart entre le prescrit et le réel et savent qu’il est inéluctable et souvent fonctionnel. L’un des problèmes que rencontrent une partie des inspecteurs scolaires comme d’autres " contremaîtres " issus du métier est de ne pas transformer cette communauté d’expérience en complicité et en indulgence inconditionnelle. Pour que le regard informé reste expert et critique, peut-être faut-il que celui qui observe n’ait pas à se faire pardonner de ne plus avoir " les pieds dans la glaise "…

Si l’on adoptait sur le travail une perspective plus proche de l’ergonomie de langue française ou de la psychosociologie du travail, on verrait que l’écart entre le prescrit et le réel est non seulement inévitable, mais qu’il est nécessaire et souvent bénéfique. Les ergonomes vont jusqu’à concevoir la compétence comme la capacité de gérer un écart inévitable et nécessaire entre travail prescrit et travail réel

 

Deux registres normatifs

Dans le travail, il s’agit de faire les choses à la fois " comme il faut ", " le mieux possible " et " au moins aussi bien que les autres ", le conformisme aux prescriptions étant le minimum requis, le dépassement de ce minimum donnant des atouts dans la compétition pour l’estime et parfois pour des gratifications moins symboliques, un salaire plus élevé, un peu plus d’autonomie ou une promotion.

L’évaluation du travail opère dans deux registres normatifs au moins. L’un couvre l’ensemble de l’activité et prescrit des attitudes, un rapport au travail à l’autorité, au temps davantage que des gestes précis. Le second prescrit des procédures à respecter dans des postes et des situations de travail définis.

Dans le premier registre, chaque milieu de travail, chaque métier produit une impressionnante série de normes spécifiques, mais ce sont assez souvent des déclinaisons de principes généraux tels que :

  1. Observer les horaires de présence et de travail.
  2. Tenir les échéances et la planification du travail.
  3. Suivre la voie hiérarchique et les procédures formelles.
  4. Ne pas détourner les ressources de l’organisation à des fins personnelles.
  5. Se montrer efficace et efficient dans l’emploi du temps et des ressources.
  6. Coopérer sans réticence avec des collègues dans le cadre de l’organisation du travail (transmettre les informations, demander ou apporter de l’aide, etc.)
  7. Respecter la division du travail, ne pas s’attribuer des tâches relevant d’autres personnes, ne pas se décharger de ses tâches propres sur d’autres.
  8. Ne pas utiliser des moyens illégaux ou contraires au code d’éthique.
  9. Honorer le secret de fonction, ne pas divulguer des informations confidentielles hors des cercles autorisés.
  10. Ne pas conserver pour soi des informations, des idées ou des ressources utiles à l’organisation.
  11. Respecter les règles de sécurité, d’hygiène, de protection contre diverses nuisances.
  12. Obéir aux directives de l’autorité légitime.
  13. Lui rendre des comptes à sa demande et se prêter à des procédures d’évaluation.
  14. Ne pas s’approprier le travail ou les compétences d’autrui.
  15. Utiliser les méthodes de travail reconnues par la corporation ou l’organisation.
  16. Ne pas nuire au fonctionnement ou aux intérêts de l’organisation.
  17. Manifester solidarité, loyauté, disponibilité, responsabilité, sens de l’initiative en cas de difficultés imprévues.
  18. S’adapter aux changements de technologies, de structures, de normes et se former en conséquence.

À ces prescriptions générales s’ajoutent des règles et des recommandations propres à chaque fonction et relatives aux diverses actions à effectuer. Les entreprises et les administrations assortissent chaque poste de travail chaque machine, chaque opération d’un ensemble de prescriptions censées garantir le respect de l’environnement et des outils, la sécurité, la productivité, la coordination des tâches dans le cadre de la division instituée du travail. Tout cela définit la tâche prescrite : comment faire une piqûre ou une vidange, comment disposer un couvert ou une souricière, comment transférer des fonds ou des informations, comment ouvrir un dossier ou une huître, comment fermer un compte ou un magasin, comment contrôler un passeport ou un niveau d’huile, comment construire un abri ou un budget, comment organiser un voyage ou une séquence didactique. Pour chacune de ces tâches, les organisations qui emploient des travailleurs répondent de façon normative, par des prescriptions ou des recommandations édictées par les responsables de l’organisation du travail.

Le nombre, la nature, le caractère impératif ou indicatif des prescriptions varient selon le niveau de qualification. La professionnalisation s’accompagne d’une diminution des prescriptions édictées par la hiérarchies, mais d’autres s’y substituent, émanant de la corporation ou dérivant de savoirs établis.

 

Les sources de l’écart

Dans tous les métiers, l’observation montre que toute activité réelle s’écarte, parfois spectaculairement, de la tâche prescrite. D’où vient cet écart entre travail prescrit et travail réel ? Ses sources sont multiples :

a. L’écart à la norme est parfois une condition de la réussite de l’action dans ses conditions effectives de déroulement. Dans certains cas, si l’on observe à la lettre les prescriptions de sécurité, les procédures formelles, les méthodes standards, on est irréprochable, mais on ne maîtrise pas la situation. Dans les professions les plus qualifiées, savoir jouer avec les règles fait partie de la compétence de base ; dans des situations d’exception, on attend de chaque salarié qu’il " prenne des initiatives " et " se montre plus intelligent que la règle ".

b. La pression au rendement est une cause constante d’écart à la norme. Si les chauffeurs routiers respectaient strictement les limitations de vitesse et les heures de sommeil, si les douaniers faisaient systématiquement les vérifications prescrites, si les caissiers prenaient le temps de compter et recompter les sommes d’argent qui passent entre leurs mains, ils mécontenteraient leurs employeurs ou les usagers, ou les deux à la fois. La grève du zèle en est la démonstration par l’absurde : la société se bloque si chacun observe scrupuleusement toutes les règles.

c. L’écart entre travail réel et travail prescrit peut trahir une incompétence ou en tout cas une difficulté d’agir de façon aussi rapide et sûre que le prévoit le poste de travail. Le job le plus simple suppose au minimum une certaine dextérité. Si elle n’est pas présente, le salarié doit feindre de nettoyer, vérifier, livrer ou réparer une partie des objets qu’on lui confie. Dans les métiers plus qualifiés, le défaut de compétence a des effets plus subtils, il peut par exemple infléchir les choix professionnels, voire le diagnostic des situations.

d. L’écart aux normes professionnelles peut refléter un manque de compréhension de leurs fondements scientifiques ou éthiques, donc des risques et des enjeux. Une partie des accidents du travail ou des erreurs naissent d’une vision fausse ou simplificatrice des forces et des processus à l’œuvre, radiations, contamination, courants électriques, produits chimiques, processus économiques ou psychosociologiques. Ce manque de compréhension peut refléter une désinvolture personnelle, mais c’est souvent la rançon d’un écart entre la qualification des salariés et la complexité qu’on leur demande de maîtriser.

e. L’écart peut manifester le refus de normes dont le salarié ne voit pas la nécessité, par exemple rester debout derrière un comptoir, porter une cravate ou se laver régulièrement les mains. Il ne méconnaît pas alors les raisons d’être de la norme, mais il n’y adhère pas personnellement ou seulement dans certaines circonstances.

f. L’écart peut naître de la paresse, du refus d’investir dans son travail l’énergie, la rigueur, la concentration, la persévérance exigée du sentiment que sa contribution équilibre sa maigre rétribution financière ou symbolique (Jobert, 2000 b).

g. L’écart peut traduire un manque de courage, d’esprit de décision. Dans de nombreux métiers, il faut agir dans l’incertitude, avant d’avoir toutes les données et toutes les garanties. Certains praticiens ont peur de prendre ce risque et n’agissent jamais qu’à coup sûr, ce qui peut amener à multiplier les examens et les études, à geler les problèmes, à différer les arbitrages, à laisser les problèmes se transformer pour que quelqu’un d’autre en hérite.

h. L’écart peut résulter d’un conflit entre le mandat et le projet personnel d’un praticien. La plupart des salariés rêvent d’être aussi libres qu’un artisan à son compte, sans courir les mêmes risques économiques. Ils composent donc entre les exigences du poste et ce qu’ils aiment et savent faire, ce qui donne du sens et de l’attrait à leur vie professionnelle.

i. L’écart à la norme peut provenir de l’irruption dans le monde du travail de pulsions et de passions humaines : désirs, séduction, complicités, histoires de sexe, histoire d’amour ou d’amitié mais aussi histoires de haines, de pouvoir, d’exclusion, règlements de comptes, manipulations.

j. L’écart peut être la conséquence de maladies, de handicaps ou de troubles de la personnalité qu’il faut dissimuler le plus longtemps possible pour ne pas perdre son emploi.

k. L’écart peut être une forme de délinquance permettant le travail au noir, l’obtention de pots-de-vin ou d’autres avantages, le commerce des ressources de l’organisation (matières premières, fichiers, technologies par exemple) ou de plus graves escroqueries encore, détournements de fonds, espionnage économique.

l. L’écart peut encore manifester une opposition, larvée ou ouverte, au pouvoir qui édicte des normes jugées abusives, contraires aux droits de l’homme, par exemple lorsqu’elles interdisent de bavarder, de s’asseoir, d’aller aux toilettes lorsqu’on en a besoin. Plus une institution est " totale ", au sens de Goffman (1968), plus elle développe des déviances à large échelle, sans lesquelles il serait difficile de survivre, dans une prison, un asile ou une armée, mais aussi certaines entreprises.

m. L’écart peut être une affaire de solidarité entre collègues ou camarades de travail. La sociologie du travail a montré depuis longtemps qu’à la norme de l’entreprise, guidée par la loi du profit maximal, s’opposait une norme émanant des travailleurs et les protégeant de la pression au rendement qu’ils subissent.

Ce dernier point montre que l’écart peut exprimer une culture et ne pas être une affaire purement individuelle. C’est vrai, à des degrés divers, de chacune des sources évoquées.

 

Des écarts à la fois programmés et déniés par l’organisation

Les écarts entre travail prescrit et travail réel sont assez souvent la résultante des contradictions de l’organisation, qui doit à la fois avoir l’air de faire les choses dans les règles de l’art et " tourner " avec des ressources limitées, soit pour dégager des profits, soit pour faire avec des financements publics en baisse ou qui n’augmentent pas en proportion de la demande sociale. Sociologiquement, l’écart entre travail prescrit et travail réel est à la fois inévitable et indispensable : c’est parce qu’il y a du jeu que la machine sociale peut tourner. Les systèmes humains sont moins fragiles qu’un mécanisme d’horlogerie, parce qu’ils continuent à fonctionner avec une dose d’écart à la norme qui paralyserait toute machinerie. Ce qui apparaît une déviance, pas toujours reluisante, prise cas par cas, permet globalement la coexistence plus ou moins pacifique et la mobilisation d’ensembles immenses de personnes au service de buts collectifs.

Cela n’empêche pas - contradiction de plus - l’écart entre le travail réel et le travail prescrit de faire l’objet d’une réprobation morale ou rationaliste qui fait abstraction des contextes et de la complexité des systèmes sociaux. Cette réprobation empêche toute analyse du travail. Il importe donc que quiconque veut aller dans le sens d’une obligation de compétences se départisse de tout jugement moral et donne au contraire à ses interlocuteurs l’impression qu’il connaît les contradictions dans lesquelles ils se débattent, qu’il sait que chacun ne fait pas ce qu’il veut et compose avec toutes sortes de contraintes, de limites, d’attentes, de circonstances qui justifient un écart entre le prescrit et le réel. Aussi longtemps qu’on enfermera les acteurs dans la fiction d’un travail entièrement rationnel, l’évaluation sera vécue comme un danger, une façon de donner à voir la réalité pour la condamner au nom de la norme, pour mieux restreindre les marges de liberté des salariés.

Si l’évaluation du travail continue à entretenir la fiction d’un travail constamment cohérent, efficace, maîtrisé, conforme aux prescriptions et à l’état de l’art consacré par quelques experts, elle ne peut qu’alimenter des stratégies de défense ou de dissimulation. Il en ira de même si elle est vécue comme une atteinte à l’autonomie professionnelle, que cette dernière permette de faire son travail ou d’y échapper.

La porte est étroite : voir l’évaluation comme une pure relation d’aide serait faire fi du droit au contrôle que tout contrat de travail donne à l’organisation. À l’inverse, se placer entièrement du côté de la norme met le salarié en position défensive et le pousse à saboter tout système " intelligent " d’évaluation, autrement dit tout système qui requière la coopération active des intéressés.

Je ne sais pas si cette contradiction est surmontable. Peut-être le " refus de participer à sa propre évaluation " est-il l’équivalent, dans le monde du travail, du droit d'un prévenu de ne pas contribuer à son propre procès. Il se peut que les organisations soient condamnées à pencher, soit vers des évaluations violentes, intrusives, menaçantes et cruelles, comme dans une partie des entreprises, soit vers des simulacres, comme dans les administrations publiques…

Une vision plus réaliste du travail des enseignants n’aplanira certainement pas tous les obstacles, mais c’est sans doute une condition nécessaire de l’obligation de compétences. 


V. Partager des savoirs professionnels

Une obligation de compétences permettrait de concilier une forme d’évaluation du travail et le mouvement vers la professionnalisation du métier d’enseignant. Cette orientation se heurte toutefois à de nombreux obstacles. L’un d’eux, et je conclurai sur ce point, touche à la part congrue de rationalité partagée dans le métier d’enseignant.

Dans certains métiers, l’arbitraire du jugement est limité par une communauté de savoirs déclaratifs et procéduraux qui " mettent d’accord " des professionnels par-delà la diversité des places et des valeurs. Aujourd’hui, cette communauté est fort restreinte dans le métier d’enseignant, en particulier lorsqu’il s’agit de " faire partie du problème ". Comme tout métier, l’enseignement fabrique des " idéologies défensives " (Dejours, 1993) qui fonctionnent comme des modèles descriptifs et explicatifs du réel. Dans l’enseignement, ces idéologies se construisent autour de l’échec de l’intention d’instruire, et fonctionnent comme justification de l’impuissance, que le fatalisme soit biologique - l’idéologie du don -, psychosociologique - le mode de vie, le milieu socioculturel, la famille désorganisée - ou encore dans le registre de la psychologie clinique : troubles, carences, faiblesses, manques en tous genres. Dans une école ordinaire, ces stéréotypes fonctionnent dès qu’un enseignant cherche du renfort ou se pose des questions culpabilisantes.

L’évaluation du travail dans l’esprit d’une obligation de compétences, n’a pas pour but premier de confirmer sans examen que nul ne pouvait mieux faire. Elle adopte au contraire, non par suspicion maladive, mais parce que c’est son seul sens, l’hypothèse qu’un autre cadrage, un autre diagnostic, une autre stratégie didactique, une autre attitude auraient pu changer quelque chose au cours des événements. Le dialogue va donc conduire à interroger l’évidence selon laquelle le praticien " a fait tout ce qu’il pouvait ", aussi bien d’ailleurs que l’évidence contraire, moins fréquente, selon laquelle il serait responsable de tout ce qui a mal tourné.

Le débriefing, l’analyse ex post, consistent à reprendre patiemment le cours des choses pour trouve non pas une faute, ni même une erreur caractérisée, mais des bifurcations, des raccourcis, des analogies fallacieuses ou des stéréotypes dans le jugement professionnel. Pour conserver une posture analytique, ne pas fuir immédiatement dans la justification ou l’autoflagellation, il importe que le praticien ait une théorie du sujet et de l’action qui fasse la part de l’inconscient, des déterminations affectives, des limites de la raison et de la volonté. L’analyse ne mènera à rien si le praticien refuse de se considérer comme un être faillible, inconstant, avec des intuitions fulgurantes et des aveuglements, des temps de persévérance et d’autres d’abandon, des moments de lucidité pointue et d’autres de pensée magique ou de sens commun, des cohérences obsessionnelles et des contradictions, une part d’autonomie mais aussi une culture due à un ancrage culturel et social dont on ne se défait jamais.

Aussi longtemps qu’un enseignant se juge porteur d’un savoir dont il ne met pas en cause la légitimité, fait de son propre rapport au savoir une norme universelle, dénie en lui tout goût du pouvoir au-delà d’une autorité didactique fonctionnelle, refuse la part de narcissisme et de séduction dans le rapport pédagogique, prétend n’avoir aucune préférence parmi ses élèves, pense évaluer en toute impartialité, mésestime la part de routine et d’arbitraire dans sa planification et sa gestion de classe, affirme n’avoir jamais peur et ne pas connaître le doute ou la panique, aussi longtemps qu’il fait fonctionner l’illusion de la rationalité et que ce que j’ai appelé la " comédie de la maîtrise " (Perrenoud, 1995), le dialogue avec un autre professionnel deviendra menaçant s’il s’écarte de l’esprit de corps et de la complicité dans l’attribution des difficultés du métier aux élèves, aux familles, aux médias ou à la " société ".

Une partie des enseignants ont construit de tels savoirs par des itinéraires personnels : formation en sciences humaines, expérience de vie, psychothérapie, supervision, contacts intensifs avec des professionnels de la santé ou du travail social, culture familiale. Il reste que ces savoirs et cette vision du sujet ne font pas partie de la culture professionnelle de base des enseignants. Au vu de l’hypertrophie des savoirs à enseigner et des didactiques des disciplines dans la plupart des cursus de formation initiale, et de la pauvreté de l’apport en sciences humaines et plus encore en sciences sociales, il n’est pas sûr que la situation soit en train d’évoluer. Il subsiste, dans le métier d’enseignant, un écart sans pareil entre ce qu’on fait fonctionner au jour le jour dans la classe et l’établissement et les savoirs formels construits en formation professionnelle.

Cela me paraît le principal obstacle à une évaluation du travail visant l’analyse et la régulation des pratiques dans la perspective d’une obligation de compétence.

 


Références

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