Source et copyright à la fin du texte
 A paraître dans L'Éducateur en février-mars 2001"
 
 

 

 

 

" Évaluation informative " : une expression
malheureuse, source de toutes les confusions

 

Philippe Perrenoud

Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation
Université de Genève
2001

 

Sommaire

Trois étapes pour chaque fonction

Ce n'est pas en informant les parents qu'on régule les apprentissages des élèves !

Un chemin de croix ?

L’information des parents : synthèse périodique et entretiens

L'enjeu : en savoir vraiment plus que les parents…

Conclusion

Références

 


En nous inspirant de Jean Cardinet (1983), nous avons vu dans un précédent article (Perrenoud, 2001) que l’introduction de cycles d’apprentissage pluriannuels a des implications pour les trois fonctions de base de l’évaluation :

J’entends débattre ici d’une question esquissée à la fin de cet article : y a-t-il lieu, comme le font divers systèmes scolaires, de distinguer une quatrième fonction de l’évaluation des élèves, dite informative ?

Je tenterai de montrer que l’idée d’évaluation informative peut induire une grave confusion, en laissant entendre qu’il faut, pour renseigner les parents sur la progression de leur enfant, procéder à une quatrième forme d'évaluation.

Il faut certainement donner régulièrement des informations aux parents à propos des diverses formes d'évaluation dont leur enfant est l'objet à l'école et de ce qui en résulte. Cela ne crée pas pour autant une " évaluation informative ". Cette dernière notion brouille les cartes, dans un domaine déjà complexe et qui déchaîne les passions.

Les parents ont besoin d'être informés pour jouer leur rôle. Ce besoin s'accroît lorsqu’à l’horizon se profilent une sélection ou une orientation dont l’évaluation paraît la clé. La confiance des parents faiblit en même temps que la distance qui sépare leur enfant d’échéances jugées décisives. C’est d’autant plus fort que se profile ou se concrétise un conflit entre les intérêts de la famille - qui aspire à l’orientation la plus favorable - et les exigences que le système éducatif peut opposer à cette aspiration. Mais même en l’absence d’échéances rapprochées, les parents anticipent de plusieurs années le moment de la sélection, en perçoivent les enjeux, désirent que leur enfant réussisse, se font du souci et veulent donc suivre et soutenir sa progression.

On ne peut à la fois leur demander de jouer le jeu de l’éducation scolaire - donner à leurs enfants l’envie d’apprendre, soutenir leur travail scolaire, le contrôler lorsqu’il se fait à la maison - et les inviter à se désintéresser de leurs progrès et des pronostics de réussite ou d’orientation qui en découlent. En attendre un grand détachement est encore plus irréaliste si le système éducatif pratique une sélection précoce, sévère, faiblement négociée et relativement irréversible. Les systèmes éducatifs qui se plaignent de la pression qu’exercent les parents sur la pédagogie et l’évaluation au quotidien feraient bien de la considérer comme une simple adaptation, proportionnée à la force de la sélection en vigueur au cours du cursus primaire et surtout au moment du passage au secondaire.

On observe cependant que même dans les systèmes les moins sélectifs, les parents pensent avoir besoin d’une information régulière pour assumer leurs responsabilités. Il serait donc déraisonnable de leur demander d’attendre le bilan de fin de cycle pour être informé des progrès de leur enfant. C’est plus vrai encore si les cycles d'apprentissage durent trois ou quatre ans. Les parents ont droit à une information plus soutenue.

Aucun système en voie d’introduire des cycles ne songe d’ailleurs à les en priver. L’information des parents est cruciale. Leurs attentes, leurs angoisses et leurs stratégies peuvent pervertir le système d’évaluation formative le mieux pensé, ruiner les efforts d’orientation, dramatiser la certification finale et la faire peser par anticipation sur toute la scolarité. Il importe donc de travailler de façon intensive avec les parents lorsqu’on met en place des cycles d’apprentissage pluriannuels.

Le piège serait d’honorer cette demande légitime en faisant du bulletin scolaire destiné aux parents l’alpha et l’oméga de l’évaluation dans les cycles, une entreprise tellement prioritaire qu’elle détournerait de l’évaluation formative.

Trois étapes pour chaque fonction

Pour informer les parents, il devrait suffire que les enseignants fassent un effort périodique de synthèse et de traduction des éléments qu’ils doivent de toute façon réunir pour piloter les apprentissages.

La vraie question est donc de savoir comment rendre accessible aux élèves et aux parents, sous des formes et à des intervalles appropriées, une partie des résultats d’une évaluation faite d’abord par les professionnels pour réguler un processus d’apprentissage, fonder une décision d’orientation ou en fin de cursus dresser un bilan certificatif.

Cette préoccupation devrait amener le système éducatif et les enseignants, pour chacune des trois fonctions de base, à procéder par étapes :

Pour chacune des trois fonctions de l’évaluation selon Cardinet, on peut donc distinguer trois états de l’évaluation :

1. Ce dont les professionnels ont besoin pour réguler les apprentissages et piloter les parcours de formation.

2. Ce qu’il faut en dire aux élèves, en tenant compte de ce qu’ils peuvent comprendre et de ce qui les mobilise.

3. Ce qu’il faut en dire à des destinataires extérieurs aux interactions didactiques.

Ces états sont successifs, on peut donc les concevoir aussi comme des étapes. Le tableau suivant croise les trois fonctions et les trois états/étapes. 

Trois fonctions et trois états/étapes de l’évaluation

 État / étape

 

 

 

Fonction

 1. Ce dont les professionnels ont besoin pour réguler les apprentissages et piloter les parcours de formation
 2. Ce qu’il faut en dire aux élèves, en tenant compte de ce qu’ils peuvent comprendre et de ce qui les mobilise
 3. Ce qu’il faut en dire à des destinataires extérieurs aux interactions didactiques
A.
Formative
 Outils diagnostiques et sommatifs pointus, développés en fonction des objectifs du cycle en cours, pour suivre la progression, réorienter les apprentissages et les interventions, piloter les parcours.
 Dialogue continu et mobilisateur dans le cadre des activités d’apprentissages.

Travail métacognitif.

Portefeuille de productions et de travaux pour mesurer le chemin parcouru.

Information régulière et synthétique sur l’évolution de l’élève, ses acquis provisoires, la distance parcourue et à parcourir par rapport aux objectifs.
 B.
Certificative
 Outils sommatifs pointus pour faire le bilan des acquis en fin de cursus en fonction des objectifs de formation.
Bilan des acquis et des lacunes dans des termes compréhensibles par les élèves et mobilisateurs.
 Bilan synthétique en fin de cursus, garantissant un profil défini de savoirs et de compétences.
 C.
Pronostique
 Outils prédictifs pour apprécier les chances de réussite dans tel ou tel cursus ou cycle d’étude à venir.
 Analyse réaliste des chances et des risques de diverses hypothèses d’orientation.
 Projet argumenté et négociable de décision d’orientation ou de sélection.

Je reviendrai dans un autre article sur l’implication et la mobilisation des élèves par l’évaluation (2e étape). Les cycles pluriannuels modifient en effet considérablement les moyens de pression et de mobilisation dont disposent les enseignants pour faire travailler les élèves. Limitons-nous ici à distinguer ce que les enseignants doivent savoir et ce qu'ils doivent dire aux parents.

Dans tous les cas, la transparence doit donc être forte, sans que les parents aient à quémander de l’information. Mais la question ne se pose pas dans les mêmes termes selon la fonction de l'évaluation :

Je me limiterai dans ce qui suit à l'évaluation formative, sachant qu'elle n'est jamais exempte de craintes ou d'espoirs de certifications ou d'orientations futures.


Ce n'est pas en informant les parents
qu'on régule les apprentissages des élèves !

La question est de savoir comment informer les parents à des intervalles assez rapprochés pour qu'ils puissent " suivre " la progression de leur enfant, sans que cette information :

Pourquoi y insister ? Parce que les systèmes scolaires investissent souvent des efforts démesurés dans une évaluation informative considérée comme fonction autonome et dans son instrument, le " bulletin d’évaluation " (nommé encore carnet, livret ou dossier), un document destiné aux parents et marginalement aux élèves. La conception et la généralisation de ce bulletin devient la préoccupation centrale, alors qu’il ne garantit en tant que tel aucune régulation des apprentissages et des parcours durant le cycle (ni d’ailleurs un bilan digne de ce nom en fin de cycle, ni de bonnes décisions d’orientation ou de sélection).

Bref, on met la charrue devant les bœufs. Plutôt que de développer d’abord des instruments d’évaluation formative, certificative et pronostique adaptés aux cycles pluriannuels, pour inventer ensuite seulement des formes de communication d’une partie des informations et interprétations qui en résultent aux parents, on fait exactement l’inverse.

Bien entendu, lorsque les cycles sont institués ou sur le point de l’être, l’urgence psychologique et politique est de rassurer et d’informer les parents. Donc, on met toutes les forces dans le bulletin comme " vitrine ". On peut le comprendre, mais idéalement, il aurait été souhaitable d’anticiper, de développer tranquillement des instruments formatifs adéquats, pour pouvoir dans un second temps s’occuper de " traduire " leurs résultats à l’intention des parents et d’autres destinataires. Hélas, il en va souvent différemment dans les calendriers des réformes scolaires, qu’il s’agisse de nouveaux programmes ou d’introduction de cycles pluriannuels.

Lorsque le système éducatif est pris par l’urgence, sa tentation est forte d’imaginer qu’il peut " faire d’une pierre deux coups " et de décider qu’on utilisera, à l’interne, le bulletin scolaire comme outil formatif ou certificatif. Ce faisant, on court un risque majeur : limiter l’investissement institutionnel au développement d’un bulletin scolaire, donc au minimum d’informations simples requises pour tenir les parents au courant des progrès de leur enfant. Du coup, on fera l’économie d’un investissement institutionnel équivalent dans le développement d’outils de régulation, alors que ce dernier se heurte à des obstacles théoriques et méthodologiques sans commune mesure avec ceux qu’il faut surmonter pour fabriquer un bulletin scolaire acceptable.

Moderniser les carnets scolaires, est-ce faire un pas vers l’évaluation formative ? ", ai-je demandé il y a près de dix ans, déjà effrayé par la confusion entre réforme du bulletin et évaluation formative (Perrenoud, 1991). Pour rester nuancé, disons que la fabrication d’un bulletin informatif n’est qu’un petit pas, qui ne pousse vers l’évaluation formative que dans une phase " préhistorique " où le système de notation dispense les enseignants de décrire les acquis et les façons d’apprendre de leurs élèves. De ce point de vue, un bulletin descriptif, tel que les Québécois l’ont développé il y a plus de vingt ans (Bélair, 1984), oblige les enseignants à documenter des réalités qu’ils ne cernaient pas " spontanément ", autrement dit à répondre sérieusement à des questions qu’ils ne se seraient peut-être pas posées ou auxquelles ils auraient répondu très intuitivement sans cette obligation.

Un bulletin descriptif est en ce sens un détour intéressant pour forcer la description, fondement d’une évaluation critériée. L’aspect " descriptif " importe plus que le bulletin. L’ennui, c’est qu’un bulletin descriptif à la hauteur des défis pédagogiques des cycles, ne correspondra pas à ce que la plupart des parents veulent savoir. Dans la perspective d’une professionnalisation du métier d’enseignant, il me semble plus clair :

Il est temps de dépasser la confusion entre la fonction de régulation des apprentissages et les vertus d’un bon bulletin scolaire destiné aux parents. Cette confusion empêche en effet durablement de développer de vrais outils formatifs. Les systèmes éducatifs se contentent trop souvent de refaire ce qu’ils savent faire : des bulletins. Ce qui les dispense parfois d’apprendre à faire ce qu’ils ne savent pas faire : créer des outils de régulation des processus d’apprentissage et des parcours de formation en fonction d’objectifs pluriannuels.

Mieux vaudrait conserver au bulletin scolaire sa vocation d’outil de transparence, d’information, de mobilisation. Sa seule raison d’être est d’apporter une réponse claire à la question qui préoccupe la plupart des parents : " Est-ce que ça va ? Faut-il s’inquiéter ou les apprentissages suivent-ils leur cours ? ". Plus encore que pour les élèves (Chevallard, 1996), l’évaluation fonctionne pour les parents non comme une mesure, mais comme un message, un indicateur de tendance, un tableau de bord rassurant ou inquiétant. Ni plus, ni moins !

Si l’on prenait au sérieux leurs véritables attentes, du moins celles du plus grand nombre, l’on déboucherait d’une part sur un bulletin scolaire simple, synthétique et distribué au plus 2-3 fois par an, d’autre part sur des pratiques complémentaires de dialogue, plus fluides et orales, au gré des besoins. Que l’on cesse enfin de croire que le bulletin contribue de façon décisive à la régulation des apprentissages et des parcours. Quand bien même l’information et l’implication des parents y participent, elles n’en sont pas des pièces centrales. 


Un chemin de croix ?

La confusion entre évaluation formative et information peut découler d’une interprétation maximaliste des attentes des parents. Une partie de ces derniers, experts et/ou angoissés, souhaiteraient suivre le détail des apprentissages comme ils demanderaient à tenir leur enfant par la main dans la salle d’opération. À défaut de pouvoir s’installer dans la classe, ils rêvent d’un " bulletin de santé " quasi quotidien. Ils ne veulent pas de paroles rassurantes, ils veulent savoir " exactement " ce qui arrive ou " peut arriver " à leur enfant. C’est pourquoi les grilles critériées ne leur font pas peur, bien au contraire. Dans quelques années, ils rêveront que chaque enseignant affiche en permanence sur sa propre page Web (si possible à midi et à 17 heures !) les derniers progrès de leur enfant, une sorte d’indice de la valeur scolaire de leur progéniture. Pour savoir, pour se rassurer et surtout pour intervenir à temps, parfois auprès de l’enfant, parfois auprès de l’enseignant.

Pour ces parents, la scolarité de leur enfant ressemble à un " chemin de croix ", à un double titre :

Ces parents, minoritaires, sont très difficiles à satisfaire, car ils n’acceptent pas d’en savoir moins que l’enseignant, ils refusent en fait de lui faire confiance. Ils ne lui demandent pas seulement un jugement, mais des matériaux bruts pour refaire tout le raisonnement, à la manière d’une patient qui dirait à son médecin : donnez-moi les analyses, les radios, tout ce que vous avez, je veux contrôler votre diagnostic. C’est le déni de toute compétence spécialisée, ce qui ne peut qu’irriter l’enseignant, inquiéter l’enfant et frustrer la mère ou le père avide de " tout savoir ".

Il y a sans doute, dans cette façon de " ne pas lâcher l’enfant et l’enseignant d’une semelle ", une volonté de bien faire, de l’angoisse, parfois de la souffrance. Les professionnels peuvent être formés pour comprendre ces attentes et ne pas les prendre comme des attaques contre leur professionnalité. Ils ne peuvent en revanche y répondre. Dans le cadre de la division du travail, on ne peut à la fois déléguer et n’accorder aucune confiance à celui qui fait le travail. L’enseignant est alors fondé à dire : " Si vous voulez être à ma place, prenez-là, éduquez vous-même votre enfant (seule l’instruction est obligatoire !) ou engagez un précepteur docile qui soit à vos ordres ".

Revendiquer la régulation des apprentissages comme une action professionnelle experte ne signifie pas, bien entendu, qu’il faille renoncer à éclairer les parents sur la façon dont les enseignants s’y prennent pour conduire une observation formative. Il importe au contraire de faire comprendre l’esprit, la méthode et la fonction de certains outils formatifs, même et surtout s’ils restent à usage principal des enseignants et des apprenants. Ne pas consentir ce travail, c’est susciter une méfiance inutile. Que l’école n’ait rien à cacher est la moindre des choses. Chaque patient a le droit d’accéder à son dossier médical. Par analogie, on ne saurait justifier l’existence d’un dossier scolaire inaccessible aux principaux intéressés. Cela n’impose pas la communication spontanée de toutes les informations.

Il importe aussi de faire connaître les intentions et les outils de l'observation formative pour que les parents ne l'assimilent pas aux formes d’évaluation qui leur sont familières, l’examen, l’épreuve, l’interrogation orale. C’est ainsi qu’il importe d’expliquer aux parents que l’observation formative utilise toutes les informations pertinentes, qu’elle se situe dans une logique de résolution de problème, qu’elle prend donc des formes et une ampleur différentes selon les difficultés des élèves. C’est ce que j’ai appelé l’approche pragmatique de l’évaluation formative (Perrenoud, 1998). L’idée générale qui guide l’évaluation formative est accessible à chacun (Perrenoud, 1992), elle fait partie de la représentation commune d’une action rationnelle.

Le dialogue permanent ne peut que favoriser le respect des compétences spécifiques des enseignants. Chaque père ou chaque mère d'élève sait fort bien qu’un expert, dans n’importe quel domaine, a besoin d’informations pour agir à bon escient, sans qu'il soit utile, ni même possible, de lui demander de les mettre en forme constamment à destination de tiers. Le désir de certains parents d'être informés " de tout " est un signe de méfiance, qui répond souvent à la fermeture de l'école.

Les parents les plus instruits sont les plus exigeants, sans doute parce qu'ils estiment a priori qu’ils sont assez qualifiés pour tout connaître et tout comprendre. Ils confondent leur maîtrise des savoirs à enseigner avec les compétences requises pour poser un diagnostic en termes d’obstacles à l’apprentissage. Si on engage le dialogue, ces parents ont aussi les moyens de comprendre que réguler des apprentissages n'est pas leur métier. Encore faut-il qu'ils aient l'impression que c'est celui des enseignants… J'y reviendrai.

 


L’information des parents : synthèse périodique et entretiens

Entre une évaluation formative transmise aux parents en continu et un épisodique et vague " Faites-nous confiance, on s’en occupe ", quelle est le juste compromis ? Comment concevoir une information destinée aux parents qui soit la synthèse de ce que sait l’enseignant, ni trop abondante et omniprésente, ni trop maigre et espacée ?

Il n’y a aucune raison de faire de l'observation formative à dates fixes, ni de synchroniser ou de standardiser les prises de données. A la limite, chaque fois qu’il observe un élève au travail, l’enseignant enrichit la représentation qu’il s’en fait, parfois en se fiant à sa mémoire, parfois en prenant quelques notes. Il observe plus souvent ou intensément les élèves en difficulté, ceux qui résistent aux apprentissages ou ceux dont la façon de raisonner ou de communiquer représente une énigme. L’observation formative est au service d’une conduite de résolution de problème, elle est proportionnée aux besoins.

Un enseignant qui fait son travail dans un esprit formatif accumule beaucoup d’indices, d’observations, d’hypothèses à propos de ses élèves, notamment ceux qui rencontrent des difficultés d’apprentissage. Que doit-il dire aux parents ? Il serait absurde et épuisant de vouloir informer les parents en continu de ce qui arrive à leur enfant et de ce qu’en pense l’enseignant. L’observation formative alimente la mémoire de travail de l’enseignant. On ne saurait lui demander de la formaliser et de la rendre en permanence accessible à des tiers. Pour plusieurs raisons :

L’observation formative participe donc d'un raisonnement professionnel. À ce titre, c'est d'abord une affaire entre l’enseignant et l’élève. C’est une dimension du rapport pédagogique, dont les formes et l’intensité varient en fonction des difficultés et des besoins.

L’enseignant ne peut en donner aux parents qu'un aperçu, une version synthétique, à des intervalles raisonnables et en faisant en sorte de la rendre accessible à des profanes. C’est le problème du médecin invité à " reformuler " son diagnostic en termes compréhensibles par le patient.

Bien entendu, une telle synthèse sera facilitée si l’enseignant a accumulé de nombreuses observations et n’a nul besoin de recueillir des données nouvelles au moment de remplir le bulletin.

Cette mémoire ne devrait en aucun cas être confondue avec la collection des travaux de l’élève, ce qu’on appelle un " portfolio " à Genève. Cette collection a son sens, mais ne dit rien, en tant que telle, de ce qu’il faut en penser, notamment pour juger des acquis provisoires et des façons d’apprendre. L’essentiel se passe dans l’esprit de l’enseignant et nul expert extérieur, ne disposant que du portefeuille de travaux, ne pourrait rédiger le bulletin à sa place. Que l’enseignant se serve du portfolio comme aide-mémoire, c’est son affaire. Il ne devrait ni se limiter à ce genre de traces, ni avoir à construire sa synthèse principalement sur la base du portfolio. Il doit au contraire se servir de tous les éléments pertinents - observations, conversations, incidents critiques -, dont certains ne laissent aucune trace écrite, sinon dans ses propres notes.

On peut exiger qu’un juge d’instruction ne fonde ses conclusions que sur des pièces figurant au dossier. Il n’y a aucune raison de limiter pareillement le jugement formatif d’un enseignant. L’évaluation scolaire s’enferme trop souvent dans une logique " judiciaire " d’administration de la preuve, alors que l’information aux parents consiste, en cours de cycle, à les tenir au courant de la progression de leur enfant, ni plus ni moins.

L’enseignant peut se fier à sa mémoire ou ouvrir un cahier, un classeur, un fichier, cela lui appartient et il n’a pas à en rendre compte, ni à se plier à une mémoire normalisée. Il lui appartient de s’organiser pour faire périodiquement la synthèse des acquis de chaque élève, mais aussi de ses difficultés, de son cheminement, des obstacles rencontrés et des stratégies essayées et envisagées.

Il ne serait pas défendable de limiter à un bilan des acquis, même constamment mis à jour, l’observation formative faite par l’enseignant à des fin de régulation des processus d’apprentissage et des parcours de formation. Elle devrait au contraire s’étendre à tous les éléments pertinents, y compris les conditions de travail, le rapport au savoir, l’intégration de l’élève au groupe, ses attitudes en classe, son cheminement, son entourage, le poids d’événements extérieurs à l’école, etc.

Faut-il - autre question - s’en tenir dans le bulletin à un bilan provisoire de connaissances et de compétences ? Pas nécessairement. Il serait souvent plus intéressant et utile d’apporter des éléments de repérage d’une trajectoire, d’une manière d’apprendre, d’un rapport aux obstacles cognitifs. En revanche, il n’est pas opportun que de tels éléments soient spécifiés chaque fois et pour chaque élève, selon une grille standardisée. C’est pourquoi le bulletin doit permettre des commentaires libres, rédigés seulement lorsqu’ils ont du sens et sur des thèmes pertinents pour l’élève concerné. Il est préférable que ces commentaires soient annexés au bulletin préimprimé et aient donc un statut plus éphémère. Lorsqu’ils doivent être inscrits dans un emplacement prévu à cet effet, il se produit un double effet pervers : c’est une case qu’on ne peut décemment laisser vide, même lorsqu’il n’y a pas grand chose à signaler ; et qui devient trop exiguë lorsqu’il y a quelque chose d’important à dire.

Dans une école qui considérerait les enseignants comme des professionnels à part entière, l’institution renoncerait sans doute à imprimer un bulletin standard, en laissant chaque établissement ou chaque équipe pédagogique responsable d'un cycle concevoir sa propre formule et la négocier avec les parents concernés. Non pas en toute liberté, mais en honorant un " cahier des charges " imposé par l'institution et indiquant la périodicité du bulletin, le moment de distribution, les informations incontournables, les règles éthiques à respecter. En période d’exploration, on laisse parfois une telle autonomie aux établissements et ils en font bon usage. Mais lorsque l’ensemble du système change, on retombe sur les vieux schémas : un bulletin standard, le même dans toutes les écoles. Gage d’égalité et de rationalité pour les uns, signe de méfiance et d’une volonté de contrôle pour les autres…

À quelle périodicité faut-il informer les parents par un bulletin ? Même si ce bulletin n’exige aucune information nouvelle, la synthèse et la rédaction prennent du temps. Un tel bulletin n’est pas utile plus de deux ou trois fois dans l’année scolaire. S’il se produit une évolution inattendue entre les dates planifiées de tombée du bulletin, elle devrait faire l’objet d’une correspondance ou d’une conversation ad hoc entre l’enseignant et les parents. Ceux qui réclament un bulletin par mois, voire par quinzaine, y renoncent en général s’ils ont l’assurance qu’on les préviendra s’il se passe dans l’intervalle quelque chose de significatif. 


L'enjeu : en savoir vraiment plus que les parents…

La dissociation proposée entre observation formative et information des parents suppose que les enseignants soient véritablement des experts en régulation des apprentissages. Ou du moins aient l'intention de le devenir. C'est l'un des enjeux des cycles pluriannuels.

Dans nombre de classes, le bulletin destiné aux parents n'est pas aujourd'hui une synthèse, il reflète presque exhaustivement le peu que l’enseignant sait des acquis et des façons d’apprendre de chaque élève. On ne peut hélas écarter l’idée que la nécessité de remplir ce bulletin oblige une partie des enseignants à se poser des questions auxquelles ils ne sont pas spontanément portés à chercher de réponses.

Progressivement, au gré du développement de réelles et substantielles observations formatives, l’enseignant en saura nettement plus que ce qu’il convient de consigner dans le bulletin. Il aura alors les moyens d’une vraie synthèse, avec la part de sélection et de mise en évidence de l’essentiel qu’elle comporte. Aussi longtemps qu'une partie des parents en savent autant que les enseignants, la division du travail éducatif est vaine.

Là est sans doute l’enjeu pour les professionnels : en savoir véritablement plus que les parents. Non pas en français, en mathématique, en histoire ou en sciences : il y aura toujours dans ces domaines des parents plus instruits que les enseignants primaires. Il s’agit d’en savoir plus sur les processus d’apprentissage et ce qui les ralentit ou les bloque.

Aussi longtemps qu’un enseignant ne sait rien dire de précis à ce sujet, se contentant d’affirmer que l’enfant " a de la peine ", " ne décroche pas ", " ne comprend pas ", " travaille trop lentement " ou " n’est pas assez attentif ", les parents qui ont fait des études longues ont beau jeu de tourner sa professionnalité en dérision. Heureusement, une partie des enseignants sont d’ores et déjà capables de diagnostics plus précis et complets, fondés sur des savoirs psychologiques, pédagogiques et didactiques qui dépassent le sens commun. Mais l’école ferait bien de reconnaître que les enseignants n’ont aujourd’hui pas une immense avance sur les parents les plus instruits, faute de compétences assez pointues.

Pourquoi leur en voudrait-on ? En passant du paradigme de l’enseignement - donner des leçons - à celui de l’apprentissage - créer des situations d’apprentissage fécondes pour chacun, donc différenciées -, les systèmes éducatifs ont mis la barre très haut et promis des choses qu’ils ont du mal à tenir immédiatement. L’invitation à faire de l’évaluation formative est inscrite dans les cahiers des charges des enseignants depuis peu et de façon encore vague. La formation initiale ne prépare pas vraiment à un haut niveau de technicité dans ce domaine. Et dans l’état de l’art et de la recherche, on ne dispose pas d’instruments très sûrs et sophistiqués utilisables à large échelle. On peut le regretter, mais telle est la réalité actuelle de la professionnalité enseignante.

Ce qui serait grave, c’est de le nier, de faire comme si l’école savait déjà pratiquer une évaluation formative sophistiquée, source de régulations fines des apprentissages et des parcours de formation. Au mieux, elle apprend à le faire. Il n’est pas nécessaire d’attendre que toutes les compétences requises soient développées pour faire fonctionner des cycles d’apprentissage, à condition d’admettre que, dans un premier temps, ils ne seront guère plus efficaces que l’organisation par degrés annuels qu’ils remplacent et qu’ils ne donneront leur vraie mesure que progressivement, au gré d’une résolution patiente et obstinée des problèmes ouverts, notamment autour de l’évaluation formative et de la pédagogie différenciée. Il faut en effet y être confronté en vraie grandeur pour progresser.

Le plus inquiétant serait que ces problèmes ne soient pas travaillés parce qu’ils sont niés ou supposés résolus. Généraliser des cycles d’apprentissage en formant essentiellement les enseignants à l’usage d’un nouveau bulletin et à la compréhension des objectifs de fin de cycle escamoterait l’enjeu essentiel : le développement d’outils de régulation des apprentissages et de pilotage des parcours de formation sur deux, trois ou quatre ans. Pourtant, la tentation est forte de se " raccrocher " à ce bulletin " informatif " pour entretenir l’illusion que l’évaluation formative est déjà dans les classes. 


Conclusion

La dissociation entre information des parents et régulation des apprentissages se heurte à maints obstacles, en termes de clarification des concepts, de dialogue et de confiance, de compétences des enseignants.

Le problème le plus grave est sans doute qu’une partie des parents ne prennent pas l’information qui leur est destinée comme une synthèse périodique d’une observation formative continue, mais comme la formulation anticipée du bilan de fin de cycle, voir de fin de cursus primaire, avec toutes les craintes qui s’attachent à l’orientation au début du secondaire.

C’est pourquoi il importe que l’institution repousse formellement le certificatif à la fin de la scolarité obligatoire et s’applique à ne pas assimiler les bilans intermédiaires, serait-ce de fin de cycle, à une certification, même " interne " ou " informelle ".

Cela n’empêchera pas les parents inquiets de lire l’avenir de leurs enfants dans les bulletins comme dans le marc de café… C’est pourquoi les systèmes éducatifs ont intérêt à faire un effort permanent d’explication tant du sens et des méthodes d’observation formative que des indications qu'on leur propose périodiquement au gré du bulletin ou d'entretiens. 


Références

Bélair, L. (1984) Le bulletin descriptif : une expérience concluante, in Québec Français, Vol. 44, pp. 44 - 47.

Cardinet, J. (1983) Des instruments d’évaluation pour chaque fonction, Neuchâtel, Institut romand de recherches et de documentation pédagogiques.

Chevallard, Y. (1986) Vers une analyse didactique des faits d’évaluation, dans De Ketele J.-M. (dir.) L’évaluation : approche descriptive ou prescriptive ?, Bruxelles, De Boeck, p. 31-59.

Groupe de pilotage de la rénovation (1998) L'évaluation dans les cycles et le passage au C.O., Genève, Enseignement primaire.

Perrenoud, Ph. (1991) Moderniser les carnets scolaires, est-ce faire un pas vers l’évaluation formative ?, Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation, Genève.

Perrenoud, Ph. (1992) Évaluation formative : mais non, ce n’est pas du chinois, même les parents en font, Journal de l’enseignement primaire, n° 38, pp. 18-20.

Perrenoud, Ph. (1998) L’évaluation des élèves. De la fabrication de l’excellence à la régulation des apprentissages, Bruxelles, De Boeck.

Perrenoud, Ph. (2001) Les trois fonctions de l’évaluation dans une scolarité organisée en cycles, Éducateur, 9 février, pp. 19-25.

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