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Le projet personnel de l’élève, une fiction ?

 

Philippe Perrenoud

Faculté de psychologie et des sciences de léducation
Université de Genève
2001

Sommaire

L’échec de l’intention d’instruire

Projet et rapport au monde : approche anthropologique

L’appel à projet comme injonction paradoxale

Apprendre pour savoir ou apprendre pour réussir ?

Envie d’apprendre et sens des savoirs

Projets individuels et projets collectifs

Références


Sans envie, sans projet, sans désir, les élèves n’apprennent rien d’important. Cela ne dit pas encore d’où viennent projet, désir ou envie. Ni comment les susciter de l’extérieur, sachant que nul ne peut se substituer au sujet dans son rapport au savoir, ni réfléchir et apprendre à sa place ?

C’est le paradoxe des métiers de l’humain, des métiers " impossibles " (Boumard, 1992 ; Cifali, 1986 ; Imbert, 2000), ceux de l’action éducative et de l’action thérapeutique. Le professionnel voudrait que l’autre, de son plein gré, s’impose une discipline, fasse des efforts, pose des actes ou accomplisse un travail, non seulement par respect de son autonomie, mais parce qu’il est le seul qui puisse " passe à l’acte ". La pédagogie du projet, qu’il soit collectif ou individuel, se situe dans ce contexte.

L’idée du " projet personnel de l’élève " habille un très vieux problème d’un langage un peu neuf, mais ne le résout pas. Le paradoxe de l’intention d’instruire (Hameline, 1971) reste entier : comment faire apprendre quelqu’un qui n’a rien demandé et ne voit pas l’intérêt de cet effort ? On s’attaque à une vraie question, mais postuler l’existence d’un projet personnel et s’y référer suppose le problème résolu, alors qu’appeler explicitement de ses vœux un tel projet ne donne aucun moyen nouveau de le faire advenir.

Si chacun avait le projet personnel de s’instruire, l’échec scolaire ne disparaîtrait pas pour autant : tous les projets ne s’accomplissent pas. On sait cependant qu’à l’école comme à la loterie, pour avoir une chance de réussir, il faut tenter sa chance. Comme le rappelle volontiers Meirieu, chacun aimerait savoir, si cela ne lui coûtait rien. C’est à apprendre qu’il résiste, par refus de l’effort, peur de l’échec ou attachement à ses représentations. Delannoy (1997) oppose au désir de savoir, la décision d’apprendre. Le désir n’est qu’une condition nécessaire. Il n’y aura décision d’apprendre que s’il est assez fort et constant pour faire contrepoids au principe de plaisir et à la tentation de fuir la confrontation au savoir nouveau, en particulier lorsqu’il résiste à toute assimilation facile.

Savoir sans apprendre, sans peiner, sans douter, sans souffrir, peut-être cela deviendra-t-il possible un jour grâce à des technologies enrichissant notre esprit durant notre sommeil. Pour l’instant, c’est de la science-fiction. L’envie de savoir se heurte à la longueur du chemin et aux efforts requis.

On connaît les sacrifices qu’exige toute performance sportive. On sait que l’entraînement de l’athlète est une ascèse, une souffrance parfois. Seuls ceux qui sont presque certains d’obtenir in fine une contrepartie substantielle ne fléchissent pas. Les autres ont des raisons d’hésiter. Même un sportif d’élite doit " se cravacher " pour s’entraîner tous les jours. Apprendre à jouer au golf, par exemple, exige des mois d’entraînement ingrat, avant l’amorce d’une satisfaction, un début de maîtrise qui justifie cette patience et ces efforts.

Les savoirs scolaires sont souvent plus proches du golf que des choses simples qu’on apprend sans se fatiguer ou sans même s’en rendre compte. Pour construire des savoirs, il faut une capacité de différer les gratifications, de tenir la distance, de persévérer, de s’organiser pour une longue marche. Apprendre à l’école et pour l’école est un travail astreignant et dans un premier temps, plus frustrant que gratifiant. Pour continuer à le faire, il faut un mobile tenace, condition d’un effort soutenu.

Parler de " projet personnel de l’élève " est une façon de nommer cette raison durable de se mobiliser pour apprendre, que ce soit pour le plaisir de savoir, la satisfaction de comprendre, ou des motifs moins désintéressés. Est-ce une approche féconde ? J’en doute. Je vais tenter de montrer pourquoi

Je traiterai des thèmes suivants :


L’échec de l’intention d’instruire

Parmi les jeunes de vingt ans, dans la société française aujourd’hui, 8 % sont illettrés (Bentolila, 1996). Et 20 % sont brouillés avec la langue pratiquement définitivement, au sens où lire un contrat, un article, une lettre représente pour eux un travail herculéen. Lire un livre entier, ils n’y songent même pas, c’est une punition rien que d’y penser, tant leur lecture est lente, hésitante, laborieuse, au point que le sens s’évapore au fil de la phrase. Or, ce manque de maîtrise de la langue écrite a de fortes conséquences, à l’école et au-delà, d’autant que l’accès à Internet passe très largement par l’écrit, contrairement à ce que l’on a cru à l’origine.

Pourquoi autant d’élèves n’apprennent-ils pas à lire, alors que ce manque les humilie et constitue un handicap, dès l’enfance et surtout à l’âge adulte ? Les adultes illettrés ou brouillées avec la langue en souffrent chaque jour. Certains forment à 25 ou 40 ans le projet d’apprendre enfin à lire, ce qui est difficile à l’âge où chacun est censé savoir. S’ils en sont arrivés là, c’est parce que, dans leur enfance, leur désir n’était pas assez fort pour soutenir une décision d’apprendre cohérente et durable.

Faut-il le rappeler, ces enfants sont en majorité issus des classes populaires et doivent à leur origine sociale (et non pas nationale ou ethnique) aussi bien la distance qui les sépare de la culture scolaire que le peu de sens qu’ils trouvent à s’en rapprocher, à l’âge pourtant où ils sont censés n’avoir que cela à faire.

L’ampleur de l’échec scolaire et sa persistance doivent conduire à se poser des questions pédagogiques. L’école prétend instruire chacun : pourquoi n’y parvient-elle pas ? Que dire à ces enfants auxquels on a pris, sans résultat tangible, dix à quinze ans de leur vie ? Face à cette question embarrassante, les gens d’école ont la tentation d’attribuer la responsabilité à l’élève, à sa famille, à son milieu et à leurs " manques ". L’élève manque, selon les cas, d’intelligence, d’aptitude, de motivation, de volonté, de méthode, de continuité. À moins qu’il ne manque de soutien, de soins, d’amour, de cohérence ou de structure dans son environnement. Les bulletins scolaires sont très prolixes sur les manques des élèves ou de leurs familles. Si les médecins disaient qu’une personne est malade par manque d’aptitude à la santé, on crierait à la médecine de Molière. Mais on s’autorise cette pirouette en éducation. On a incriminé un manque d’aptitudes ou de don. Puis on a parlé de handicaps " socioculturels ", de " milieux défavorisés " ou de " pauvreté du capital linguistique ". Dans tous les cas, c’est sur un déficit de l’élève ou de sa famille qu’on rejette la responsabilité de l’échec.

On se donne de la sorte bonne conscience, mais on n’avance pas d’un pouce vers une solution. Pourquoi l’école se limiterait-elle à n’instruire que ceux qui ont tout pour apprendre vite et bien ? Bien entendu, le milieu " socioculturel " et l’héritage familial jouent un rôle ! Mais les élèves, les familles, la société sont ce qu’ils sont. Il faut " faire avec " ! Les seules variables " changeables ", comme disait Bloom (1980), ce sont les paramètres du système éducatif : le programme, les méthodes, le climat, le rapport pédagogique, l’évaluation, le fonctionnement des établissements et, en amont, la formation des enseignants et des cadres. Sa propre organisation du travail est le seul levier sur lequel le système ait quelque prise pour accroître l’efficacité de l’action pédagogique.

C’est aussi sa raison d’être : les enseignants ne sont pas payés pour accompagner un processus qui se déroulerait spontanément, mais pour provoquer des apprentissages qui exigent leur intervention. On n’a pas besoin de médecins pour s’occuper des gens qui sont en bonne santé ou guérissent sans traitement. Qu’on analyse froidement les obstacles que rencontre l’intervention éducative et qu’on se donne patiemment les moyens politiques, organisationnels et professionnels de les surmonter !

On ne saurait lutter contre l’échec scolaire sans avoir construit une théorie des mécanismes qui l’engendrent et de la façon de les neutraliser. Cessons de déplorer l’état des élèves lorsqu’ils arrivent en classe et demandons-nous plutôt comment faire pour que les différences et les inégalités dont ils sont porteurs ne se muent pas en handicaps définitifs. Peut-on prendre en compte leurs différences, sans les transformer régulièrement en inégalités de réussite, puis d’orientation et en fin de compte de niveau d’instruction au sortir de la scolarité obligatoire ?

L’école accueille des jeunes qui ne viennent pas des mêmes milieux, des mêmes familles, des mêmes classes sociales, dont le rapport à l’école et au projet n’est donc pas le même. Certains échouent à l’école parce que ce monde abstrait et verbal n’est pas le leur, alors que pour d’autres, le savoir scolaire fait partie de l’univers familial, faire des études longues apparaît la seule façon " concevable " de grandir ; les parents disent plus ou moins ouvertement " Deviens cadre, professeur, médecin, avocat, ce que tu veux, à condition que cela passe par un cursus universitaire ".

Tous les enfants ne trouvent pas de telles attentes et de tels espoirs dans leur berceau. La plupart des parents désirent que leur progéniture réussisse à l’école. Cela n’engendre pas ipso facto chez tous les enfants un désir d’apprendre, un rapport positif au savoir scolaire, une raison de se confronter aux difficultés et aux longues heures de travail assidu et ingrat que cela exige. Le " gai savoir " n’est gai, dans le meilleur des cas, que pour ceux qui le maîtrisent ou s’amusent à se l’approprier.

Aux yeux de nombre de parents, le sens de l’instruction publique est assez récent. Dans nos campagnes, il y a un siècle ou davantage en Europe, comme aujourd’hui sous d’autres latitudes, l’État ou l’Église se battaient contre des parents pour scolariser leurs enfants, Ces parents ne voulaient pas qu’on se saisisse de leurs enfants pour les instruire, soit parce qu’ils en avaient besoin comme main d’œuvre, soit parce qu’ils refusaient d’être dépossédés de leur pouvoir d’éduquer leurs enfants par une institution publique, quand bien même celle-ci prétendait agir pour leur bien autant que dans l’intérêt général. La scolarisation obligatoire a surmonté progressivement ces résistances, si bien qu’elle nous paraît aujourd’hui entrée dans les mœurs des pays développés ; elle semble considérée par la plupart des parents comme un mal nécessaire, voire comme une chance magnifique offerte à leurs enfants d’accéder à l’instruction, donc à l’emploi.

Cela constitue une alliance des adultes en faveur de l’éducation scolaire. Mais ce sont les enfants qui vont en classe ! Ils ne sentent pas obligés de croire qu’on ne peut pas vivre sans travailler et réussir à l’école. Il leur est d’autant plus difficile de le croire qu’ils échouent dans leurs études. Comment convaincre les enfants en échec que l’école va les sauver, alors qu’elle les enfonce et ne cesse de leur dire qu’ils sont " nuls " ? Nuls parce qu’ils ne maîtrisent pas l’orthographe, ne comprennent rien aux fractions, ne savent pas résoudre une équation du second degré ou rédiger un texte argumentatif.

À trop affirmer que le savoir scolaire est la mesure de la valeur humaine et que ceux qui ne s’en emparent pas ne sont pas dignes d’estime, les adultes amènent une partie des élèves en difficulté à se dire qu’en effet ils " ne valent rien ". Bourdieu disait d’une formule cruelle qu’à l’école ceux qui n’apprennent rien d’autre apprennent au moins leur " indignité culturelle ". Dans une société sans école, chacun détient nombre de savoirs sans avoir été scolarisé. Il en va de même dans une société fortement scolarisée, car l’école n’y est pas la seule source d’apprentissage. Nul n’est ignorant, dépourvu de culture. Il demeure que si l’on ne s’approprie pas ces savoirs particuliers que sont les savoirs scolaires, on est traité dans une société dite " développée " comme si l’on ne savait rien et donc comme si l’on n’était rien.

Il est difficile de croire aux vertus salvatrices de l’école libératrice quand on est du mauvais côté de la hiérarchie sociale, en particulier lorsque l’expérience scolaire dément souvent ce credo, donne l’impression que le savoir est une inaccessible étoile, ou une promesse jamais tenue. Les élèves des classes populaires comprennent assez vite, même si cela reste intuitif, qu’ils s’engagent sans atouts dans un jeu pervers que Berthelot (1983) a appelé le piège scolaire. Nul ne peut désormais y échapper. La scolarisation est légalement obligatoire et socialement valorisée. Se détourner du système éducatif serait donc prendre des risques inconsidérés, que seuls peuvent envisager des parents fortunés et très compétents. L’école est une de ces courses à laquelle chacun doit participer, même s’il n’en a pas envie et n’a guère de chance d’être bien classé. Ne pas courir est pire que d’arriver le dernier.

La toile de fond que présentent les sociologues de l’éducation n’est pas particulièrement optimiste. Cela n’empêche pas de lutter contre l’échec scolaire, de militer pour changer l’école, pour donner du sens aux savoirs. À condition de ne pas se payer de mots, de refuser tout " Sésame ouvre-toi ! " Si le " projet personnel de l’élève " prend son tour dans la longue liste des remèdes miracles, oubliés quelques années après avoir été adorés, il tourne le dos à une approche réaliste et systémique. On se heurte aux inégalités de tous genres, aux cultures des familles et des classes sociales, aux stratégies de perpétuation des unes, aux postures plus fatalistes des autres. Il importe de savoir contre quels obstacles et parfois quels adversaires on se bat. Et de saisir que ce n’est pas avec des mots seulement qu’on changera les attitudes et les représentations. C’est avec des actes, en induisant un rapport différent au savoir, mais aussi à l’avenir, au monde, à soi, à la vie…

Sans doute n’apprend-on rien de durable si l’on n’a aucun projet. Il importe de le comprendre et d’en tenir compte, mais cela ne dicte aucune solution simple ! 


Projet et rapport au monde : approche anthropologique

Boutinet (1993) souligne que former des projets suppose un rapport spécifique au monde, qui n’existe pas dans toutes les cultures, même si tous les êtres humains ont des intentions et des buts. Boutinet montre que songer à construire des cathédrales était à l’époque une quasi utopie, comme la construction des pyramides dans l’Ancienne Égypte. Aujourd’hui, construire un avion supersonique, ou envoyer une sonde sur Mars sont des entreprises spirituellement moins inspirées, mais tout aussi folles d’un point de vue technologique, économique et sociologique. Elles n’aboutissent que si les projets parviennent à garder le cap durant quinze à vingt ans, en dépit des événements, des alternances politiques, des transformations du monde, en intégrant sans cesse les connaissances nouvelles.

La capacité de former des projets est, comme le rapport au savoir, fondamentalement culturelle. Son sens s’ancre dans le rapport au monde qui prévaut dans la société dans laquelle on vit. Le projet comme rupture, comme projection dans l’avenir, comme innovation caractérise les sociétés qu’on appellera prométhéennes, celles qui " inventent " l’idée de progrès, de développement, de planification, d’utopie. La plupart des sociétés connues dans l’histoire n’avaient pas de projet et n’incitaient pas les individus à en développer. Ce n’est pas un mode universel de rapport au monde. C’est une émergence historique des derniers siècles occidentaux. En Asie, en Afrique ou en Europe avant le XVe siècle, on ne trouve guère de sociétés " à projet ". Ce modèle s’impose en Occident à partir de la Renaissance, se renforce avec l’émergence du capitalisme et la valorisation du développement économique.

Dans les sociétés traditionnelles, l’important était que les choses soient " comme d’habitude ", qu’il n’y ait pas de désordre, rien d’imprévisible. Ces sociétés n’allaient pas chercher noise aux autres, ne cherchaient pas la croissance, ne voulaient pas changer la carte du monde. Elles ne rêvaient pas davantage de disposer de plus de ressources ou d’instaurer un autre régime politique.

Les sociétés qui veulent le changement ont fini, grâce à cette caractéristique, par dominer le monde et donc par imposer partout leur modèle. Sauf peut-être dans quelques zones très isolées, la plupart des sociétés contemporaines imaginent qu’il faut se projeter dans l’avenir, avoir une stratégie de développement. C’est cependant relativement récent et de fortes disparités subsistent, en fonction du degré de modernité. Dans nombre de sociétés en développement, le projet n’est porté que par les élites urbaines et les dirigeants les plus désintéressés et les plus visionnaires. Ce rapport au monde coexiste avec la culture traditionnelle de la majorité des habitants.

La modernité est-elle un progrès ? Les sociétés traditionnelles, conservatrices, n’exprimaient-elles pas une forme de sagesse ? Bien entendu, cela se discute, c’est un problème philosophique. Don Quichotte a-t-il besoin d’une inaccessible étoile ? Est-on plus heureux lorsqu’on court durant toute sa vie après quelque chose qu’on n’attrape jamais ? Vivre constamment en projet commande une perpétuelle insatisfaction, un déséquilibre, un manque à combler. Par ailleurs, il y a des projets qui polluent et détruisent la planète, d’autres qui menacent la paix ou exterminent une partie de l’humanité. Rien n’autorise à dire que tout projet est source d’un progrès.

Il demeure que, dans les sociétés développées, qui sont aussi des sociétés fortement scolarisées, cette forme de rapport au monde est devenue dominante. On y considère l’absence de projet comme un signe d’immaturité ou de marginalité. On ? Ceux qui pensent la condition humaine et le sens de la vie, les écrivains, les philosophes, ceux qui font les lois et les programmes scolaires, ceux qui maîtrisent les médias et la publicité.

Une anthropologie du projet amène à relativiser ce rapport au monde, mais aussi à montrer qu’aux yeux de nombreux acteurs il est devenu une norme, si bien qu’ils ne parviennent plus à imaginer que c’est un mode de vie parmi d’autres, qui ne sont pas moins dignes et sensés.

Pourtant, les différences sont grandes à l’intérieur de chaque société, entre les classes sociales, entre les familles. Tous les êtres humains ne définissent pas leur identité par leurs projets, ne forment pas des projets pour donner du sens à leur vie.

Pour une partie de nos contemporains, le sens de la vie est de former et de réaliser des projets. La vie même est un projet. Il importe de vouloir devenir quelqu’un et/ou réaliser quelque chose d’ambitieux, de difficile, de neuf. Pour certains, le projet est de devenir Président de la République ou Prix Nobel. Mais il existe des projets plus modestes. L’important est de " se projeter ", de pouvoir répondre fermement à la question " Quel est votre but dans la vie ? ". Qu’on réponde " Lutter contre la faim dans le monde " ou " Devenir propriétaire " n’a pas tout à fait la même valeur, mais dans tous les cas, il y a une réponse, on sait ce qui fait " courir " l’acteur interrogé.

Toutes les familles ne vivent pas selon ce modèle et ne le transmettent pas spontanément à leurs enfants. Pourquoi ? Certaines viennent d’horizons ethniques ou religieux dans lesquels le rapport prométhéen au monde n’est pas dominant. Toutefois, les différences subsistent même entre famille " autochtones ". Probablement parce que la capacité de former des projets entretient un rapport extrêmement étroit avec le pouvoir. Il faut avoir prise sur le réel pour qu’un projet ait un sens. Former des projets sans en avoir les moyens promet des lendemains qui déchantent, des frustrations, des dévalorisations, voire même une stigmatisation par autrui en termes d’immaturité, d’irréalisme.

Un projet s’incarne dans une démarche réaliste et patiente pour arriver au but, franchir un à un les obstacles. Ce n’est pas un conte de fée, c’est le contraire, c’est un objectif réalisable, si l’on s’y prend bien, si l’on persévère. On peut y travailler activement, à condition d’avoir un pouvoir sur les choses, les événements, les gens. Un capitaine d’industrie qui dit " Demain j’aurai absorbé trois ou quatre entreprises concurrentes et après-demain je dominerai le marché " n’est pas sûr d’y arriver, mais il a des atouts, des stratégies, des capitaux. Si un ouvrier de son entreprise dit " Demain je serai patron et je dominerai le marché ", il fait rire ses copains au café. S’il n’a pas l’air de plaisanter, on le prend pour un doux rêveur ou un fou qui " ne tient pas son rang ".

Chacun est fortement conditionné, dans son rapport aux projets, par la maîtrise qu’il a - ou qu’on lui prête - des événements. Selon la posture plus ou moins dominante occupée, la socialisation familiale ne développera pas le même rapport au projet.

Dans certaines classes sociales, il est évident que l’identité, le sens de l’existence, la force de la personne passent par les projets qu’elle développe. Les parents vont amener leur enfant, depuis le plus jeune âge, dès qu’il sait parler, peut-être avant, à se mettre en projet, à construire des projets, à se valoriser par ses projets.

Dans d’autres familles, la socialisation familiale décourage plutôt cette conduite. On dit à l’enfant " Arrête de rêver, tu ne seras pas médecin, ingénieur, pilote, tu deviendras ouvrier comme ton père, ou peut-être employé de bureau ". L’essentiel est de " ne pas viser trop haut pour ne pas tomber de haut ". Une partie de l’éducation familiale inculque le réalisme, elle vise le rétrécissement des ambitions ou leur passage dans la catégorie des " rêves qui ne coûtent rien " : " Ah si on gagnait à la loterie ". Les gens jouent au tiercé ou au loto en sachant bien qu’ils ont fort peu de chances de gagner, tout en se disant que si cela arrivait, cela changerait leur vie. Mais ils ne projettent pas de devenir riches, ils en rêvent, ce qui est très différent. Ils éduquent leurs enfants dans une sorte de schizophrénie, des ambitions modestes et le droit de rêver. Les magazines qui racontent la vie des vedettes ou des princes font rêver un large public dans les classes populaires. Ils ne fomentent pas de projets. Les gens savent que cette vie ne leur est pas accessible, ils s’autorisent le rêve, pas le projet.

Le problème de l’école est qu’elle accueille des enfants dont certains sont " tombés dans le chaudron " du projet, bien avant qu’on leur parle de l’école et d’autres dont la socialisation les a plutôt dissuadés de se projeter dans l’avenir, ou alors seulement dans l’espoir de n’être pas plus mal lotis que leurs parents.

Les premiers amènent à l’école leur rapport au monde, mais aussi aux autres : il y a très peu de projets qu’on peut réaliser tout seul ; mener des projets, c’est donc savoir mobiliser les autres, s’assurer de leur coopération ou de leur bienveillance, c’est savoir s’expliquer, argumenter, séduire, convaincre. Cela suppose des compétences sociales, des savoir-faire, mais aussi une sorte d’identité, de sécurité, et de force.

Chaque enseignant perçoit presque à l’œil nu ce rapport au monde chez certains de ses élèves. Il pressent qu’il n’y est pour rien, que c’est le produit de la socialisation familiale, bien avant que l’école ne s’en mêle. Ces élèves vont prendre des initiatives, dire " Il faudrait que… ", ou " J’aimerais arriver à… " ou encore " Je propose qu’on s’organise pour… ". Ils sont rapidement capables de concevoir des projets, à la fois sur le plan de l’action individuelle et de l’action collective, ils passent à l’acte, quêtent des ressources, récoltent des informations, cherchent les moyens de résoudre les problèmes, coordonnent les efforts, exercent un leadership.

À l’autre extrême, l’enseignant reçoit des élèves qui ne s’autorisent pas à exprimer le moindre souhait, parce qu’ils se dénient à la fois le droit, la compétence, la légitimité de vouloir transformer le monde ou même formuler un projet.

On ne peut pas travailler sur la pédagogie du projet ou le " projet personnel de l’élève " en ignorant cet éventail. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a rien à faire, mais qu’amener certains élèves d’origine populaire à développer un projet tel qu’on le définit dans l’idéal, c’est les faire changer de rapport au monde et donc, dans une certaine mesure, d’identité.

Pourquoi pas ? C’est sans doute l’une des missions de l’école. Elle est là pour instruire ceux qui, laissés à leur condition, ne s’instruiraient pas ou apprendraient tout autre chose. Déplacer les enfants et les adolescents, les faire entrer non dans la culture - ils en ont une - mais dans la culture scolaire, est la seule raison d’être de l’institution.

Simplement, cela ne peut être magique. Transformer le rapport au savoir (Charlot, 1999, 2000) comme composante majeure du rapport au monde est l’entreprise éducative la plus difficile. Elle l’est d’autant plus qu’elle doit en outre respecter les cultures familiales, faire évoluer les élèves sans stigmatiser leur milieu d’origine, sans les inciter à mépriser leurs parents, sans créer de conflits de loyauté. Si la pédagogie du projet ou le développement de " projets personnels " visent à donner à chacun l’envie et les moyens de former ses propres projets, il importe de mesurer l’ampleur du défi.

La condition de base est de comprendre que les élèves qui n’ont pas de projet sont aussi normaux que les autres, qu’ils ne manifestent aucune mauvaise volonté, aucune immaturité, aucune pauvreté personnelle ou culturelle. Leur histoire de vie et leur condition d’origine ne les prédisposent pas à se penser comme acteurs, à s’attribuer du pouvoir et à se mettre en projet. Certains le doivent à la position dominée de leur famille dans les rapports sociaux, d’autres à des affiliations religieuses ou philosophiques ou à des origines ethniques qui les mettent en rupture avec l’activisme des sociétés occidentales.

L’éducateur se heurte à des identités assez profondes et qui vont résister. Quelques séances de clarification et de mise en forme d’un projet personnel ne seront qu’un simulacre. C’est tout le rapport aux autres et au monde qui doit être peu à peu transformé.


L’appel à projet comme injonction paradoxale

Si tous les élèves développaient spontanément un " projet personnel " en relation avec les savoirs scolaires, nul n’aurait éprouvé le besoin d’inventer cette idée. Cette " invention " est une réponse à un échec, à une impuissance. Dans les établissements où chacun est acquis aux études, on s’en passe très bien, parce les mobiles et les investissements des élèves sont suffisants, de la passion de savoir à la volonté de réussir. On ne s’inquiète du projet personnel de l’étudiant ou de l’élève que s’il n’en a pas. S’il sait très bien où il va, pourquoi prendre le temps d’analyser un moteur qui fonctionne ?

À l’inverse, s’il n’existe pas, pourquoi demander à l’élève d’exprimer son projet, comme s’il l’avait en lui, simplement caché ? Il s’agit au vrai de le créer, parfois de toutes pièces, parfois en donnant de la force, du sens, de la cohérence, de la persistance à quelques velléités d’apprendre.

Pourquoi juge-t-on important que l’élève qui n’en n’a aucun se fabrique au plus vite un " projet personnel " de formation ? Parce que l’apprentissage est une aventure individuelle, un cheminement vers un objectif qui n’est accessible que graduellement et à certaines conditions. Pour tenir la distance, il faut bien que chaque élève, à sa façon, se mette en mouvement.

Cette dynamique doit-elle prendre la forme d’un " projet personnel " susceptible d’être énoncé à l’intention de tiers ? Pas nécessairement. Contrairement aux organisations qui ont besoin d’une mémoire collective, de plans explicites, d’écrits de référence, les individus peuvent poursuivre avec persévérance des objectifs qui restent informulés. S’il existe une dynamique d’apprentissage, un projet autonome, à quoi bon d’ailleurs vouloir le mettre en forme. Et à quoi bon le mettre en forme lorsqu’il fait défaut ? L’enjeu est de le faire exister, non de le consigner sur une feuille !

Demander aux élèves dépourvus de projet d’en former un relève de ce que les psychosociologues de l’école de Palo Alto, autour de Bateson et Watzlawick, ont appelé l’injonction paradoxale, donc l’exemple le plus célèbre est " Sois spontané ! " Si je vous invite à être spontané, vous ne pouvez plus l’être. Une injonction paradoxale est un discours normatif qui ne peut convaincre que ceux qui sont déjà dans l’état voulu et n’ont qu’à le montrer. Elle place ceux qui ne sont pas dans cet état en situation d’impuissance ou de révolte, de rage ou de déni de leur propre valeur et de leur propre culture.

Demander à quiconque d’avoir un projet personnel est une injonction paradoxale. Former un projet n’est pas quelque chose qu’on fait sur ordre, sur commande. C’est quelque chose qu’on développe pour soi, spontanément, parce que cela a du sens. Se reconnaître en projet est une façon de formuler un état intérieur de tension stratégique vers un état désirable. Il est difficile de construire ce sens tout seul, sans participer à une " culture du projet " qui légitime cette forme de rapport au monde.

Cela ne veut pas dire qu’on ne peut rien faire pour encourager quelqu’un à se mettre en projet. Mais on n’y parviendra pas en disant simplement " Ayez un projet ! ", encore moins en demandant " Quel est votre projet ? ", en feignant de croire que chacun a un projet comme on a le téléphone.

L’approche anthropologique nous apprend que les sociétés diffèrent à cet égard, mais aussi, au sein de chacune, les classes sociales, les familles et les individus. D’un point de vue anthropologique, avoir un projet n’est pas plus " normal " que de n’en pas avoir. Si les gens n’ont pas de projet, c’est que dans leur identité, leur parcours, leur condition, ce n’est pas nécessaire ou ce n’est pas possible. Pour qu’ils forment un projet, il ne suffit pas de leur en suggérer un, comme on extorque des aveux. Il faut transformer leur rapport au monde, faire en sorte qu’ils deviennent des " êtres à projet ".

En exerçant une pression suffisante, n’importe quel enseignant obtient des élèves qu’ils produisent un projet personnel comme ils produisent un portrait ou un poème, pour avoir la paix. Si on lui dit " Écris ton projet ", un élève qu en est dépourvu ne répondra pas " C’est absurde, je n’en ai pas et je ne vais pas en inventer un pour vous faire plaisir ". Il fera comme devant les sujets de composition ou de dissertation, il finira par écrire quelque chose, pour ne pas avoir à s’expliquer sur l’impossibilité d’écrire : l’école ne veut pas l’entendre, il l’a compris. Alors, il fait semblant et tout le monde est content. Lorsqu’on leur demande " Raconte ce que tu as fait pendant les vacances ou ce que tu as fait ce week-end ", certains élèves inventent une histoire pour ne pas avoir à avouer qu’ils n’ont rien fait ou seulement des choses qui leur paraissent d’une banalité si désolante qu’elles ne sont pas racontables.

Les élèves comprennent aussi que les adultes attendent un projet " politiquement correct ". Il ne faut pas leur dire qu’on veut gagner beaucoup d’argent en exploitant les autres. Il faut un projet noble, un projet dans lequel le savoir est un enjeu. En outre, la référence au savoir doit être " au-dessus de tout soupçon ". Un professeur trouvera désolant qu’un élève dise : " J’aimerais apprendre le droit pour frauder habilement le fisc et créer des filières de blanchiment d’argent " L’élève finit par comprendre qu’il vaut mieux avoir un projet fictif, mais respectable, plutôt que pas de projet du tout ou un projet réel, mais peu présentable.

Il est encore plus pervers d’enfermer un élève dans le projet qu’il a " fabriqué " pour avoir la paix, sans se douter qu’on allait le retourner contre lui : " Ah ! tu veux devenir ingénieur… Mais pour devenir ingénieur il faut savoir la physique, il faut savoir les mathématiques, alors travaille, soit cohérent, par rapport à ton projet " ou " Si tu veux soigner les animaux, la biologie est indispensable ".

Dès que quiconque annonce un projet, il donne prise à des conseils stratégiques et à une évaluation de la cohérence entre ses fins déclarées et les moyens qu’il se donne pour les atteindre, à commencer par son travail, sa discipline, sa persévérance. Un projet déclaré expose certes au jugement d’autrui, mais la vraie liberté du sujet est de renoncer à ses projets ou d’en formuler d’autres.

Le risque de perversité est triple :

Les parents ne cessent de pratiquer ce mode de pression avec leurs enfants : " Tu m’as dit que tu voulais être sage, alors maintenant sois sage, cesse de te disputer avec ta sœur ". Or, l’enfant a dit qu’il voulait être sage parce qu’il voulait sortir, jouer ; il espérait surtout qu’on lui " lâcherait les baskets ", il ne s’engageait pas à être sage définitivement. Dans une transaction en milieu éducatif, les bonnes résolutions permettent l’enfant de se sortir d’un mauvais pas, sans se rendre compte que l’adulte aura désormais barre sur lui.

Le " projet personnel de l’élève " présente des traits similaires. S’il n’est pas authentique, s’il répond simplement à une attente forte de l’adulte, il ne garantit l’existence d’aucun moteur interne de l’apprentissage. En revanche, il peut servir de moyen de pression, il suffit de renvoyer à l’élève son projet déclaré pour le mettre en situation d’incohérence, d’infidélité à son propre plan.

Oublions cependant la perversité, ou plutôt, considérons qu’elle n’est pas fatale et que des enseignants ou des éducateurs peuvent s’interdire de se servir du projet de l’élève contre lui, se borner à l’aider à se donner des objectifs susceptibles de le mobiliser. De quel type de projet faut-il alors encourager la genèse ? 


Apprendre pour savoir ou apprendre pour réussir ?

Quand on est professeur, on trouve très important de maîtriser des savoirs dans la vie et d’en acquérir à l’école. De même, les professionnels de la santé trouvent qu’elle est l’alpha et l’oméga de la condition humaine. Pourtant, lorsqu’un enseignant va chez son médecin ou son dentiste, il résiste à l’idée que la vie consiste en priorité à préserver sa santé, en s’imposant à cette fin une discipline de fer. Contre l’obsession préventive, il rappelle qu’il existe beaucoup d’autres dimensions de l’existence. Pourquoi est-il si difficile d’imaginer, quand on est professeur, que les autres gens raisonnent par rapport à l’éducation comme on raisonne soi-même à l’égard de la santé ?

Pour nombre d’enfants et de familles, la scolarité est un moment à passer, à bien passer si possible, mais toute la vie ne s’y joue pas. L’instruction n’est d’ailleurs qu’une des raisons d’aller chaque jour à l’école. Nombre d’enfants aiment l’école " à cause des copains ", parce que c’est un lieu de vie sociale et d’insertion (Montandon, 1997), parce qu’il est terrible d’être seul, plus terrible que d’échouer à apprendre parmi les autres…

L’école, quoiqu’il arrive dans le registre des apprentissages, est un lieu où chacun a son identité, son appartenance, sa place. Ce qu’on y fait, en termes de travail scolaire, n’est pas forcément au cœur des raisons d’y aller. Ce qu’on y vit importe davantage. Cette " face cachée de l’école " n’est en réalité dissimulée qu’aux yeux des professeurs qui ont envie de croire que tous les élèves viennent en classe essentiellement pour apprendre. Le contrat pédagogique empêche de voir que, pour nombre d’entre eux, l’école est simplement un moment et une composante de la vie.

Le comble de la cécité est parfois atteint par des professeurs qui, pourtant, se disent aussi " La vie est ailleurs, vivement que ça sonne ! " On connaît cette photographie de Robert Doisneau qui saisit le regard d’un élève posé sur l’horloge, dont l’aiguille avance si lentement… Cette image illustre la condition du travailleur contraint par un horaire strict et auquel on assigne des tâches sans les négocier. C’est la condition de nombre de salariés, de certains professeurs, mais d’une proportion plus grande encore d’élèves. Leur " métier " (Perrenoud, 1994) est le plus contraint de tous. De leur prime enfance au seuil de l’âge adulte, ils vont à l’école sans l’avoir librement décidé et ils s’engagent dans des activités dont ils n’ont pas davantage le choix.

Ils vivent cette condition très diversement. Il y a ceux qui aiment l’école, y viennent avec plaisir et en chantant, adhèrent complètement à ce qu’on leur demande de faire. Heureusement qu’il y en a, sans eux le métier d’enseignant serait invivable et l’école un véritable bagne ! Pour certains enfants l’école est très importante, c’est un endroit agréable et gratifiant, où il se passe mille choses passionnantes, durant les cours et dans les interstices ; ils attendent la fin des vacances avec impatience, ils arrivent une demi-heure en avance, ils restent volontiers après les heures, ils s’engagent dans toutes les tâches.

Que ces élèves " heureux " ne fassent pas perdre de vue le fait qu’à l’autre extrême, il existe des élèves pour lesquels l’école représente une angoisse, une souffrance de chaque jour, pour diverses raisons dont certaines tiennent aux savoirs et aux tâches scolaires, d’autres aux professeurs, d’autres aux relations entre élèves. Il faut garder cet éventail à l’esprit lorsqu’on réfléchit sur le " projet personnel de l’élève ".

Admettons que pour apprendre, pour apprendre vraiment, il faille avoir un mobile. Il peut être d’ordre narcissique, ludique ou encore épistémique, au sens où il traduit une pulsion de savoir. Les psychanalystes l’ont bien montré, connaître les origines de la vie n’est pas une curiosité désintéressée. Toutefois, tous les savoirs scolaires ne répondent pas à une curiosité fondamentale. À l’école, l’envie de savoir est souvent faiblement liée aux contenus des savoirs. Elle s’inscrit dans un ensemble de transactions sociales. Les élèves vivent très bien sans savoir de quoi est fait le carré de l’hypoténuse ou ce qui distingue un alexandrin d’un malandrin. Ils ont " simplement " envie de se distinguer, ou d’avoir la paix, de faire plaisir, d’être " irréprochable ", d’échapper aux punitions, aux restrictions de liberté ou aux pressions qui attendent les élèves rebelles, paresseux ou en échec. Il s’ensuit qu’à l’école, on peut apprendre " bêtement " de nombreuses choses qui, dans un autre contexte, accroîtraient l’intelligence du sujet. On apprend de la sorte dans les armées, dans les prisons, dans des univers extrêmement contraignants, pour survivre, pour éviter des sanctions.

Sans doute, notre expérience personnelle et les sciences humaines suggèrent-elles avec insistance que ce qu’on a appris durablement et qu’on s’est approprié comme une ressource personnelle, c’est ce qu’on avait vraiment envie de savoir pour le savoir, pas par désir d’apparaître savant, d’avoir de bonnes notes, d’être félicité par ses parents, d’avoir de l’argent de poche ou de ne pas être réprimandé.

Ce désir de savoir pour savoir est rare, même parmi les adultes instruits. Dans la vie, chacun apprend énormément de choses par utilitarisme, conformisme, convenance, calcul, envie d’éviter les ennuis. La pulsion de savoir, l’envie de savoir pour savoir est la chose la plus mal partagée du monde. Il n’est pas vrai que l’enfant de deux ou trois ans a envie de tout savoir, même si la curiosité est plus grande à cet âge et qu’elle décline ensuite avec l’école, avec la vie. Même à l’âge des pourquoi, l’appétit de savoir n’est pas également donné à tout le monde. Lorsqu’il existe, il n’est pas inépuisable.

Sans doute, la plupart des enfants ont-ils envie de savoir marcher, de savoir parler, de maîtriser les aspects pratiques de l’existence, l’attention et les gestes des parents, l’apparition de la nourriture. L’enfant est aussi confronté à certaines énigmes, autour de la naissance, de la mort, de la toute-puissance des parents, mais aussi des arbres, du soleil, des animaux, de ce qui bouge, de ce qui apparaît et disparaît, des mots et des choses. Les programmes scolaires ne répondent guère à cette envie spontanée et fugitive de savoir pour savoir, sans doute faute d’être capables de traiter de choses complexes avec de jeunes enfants.

Progressivement, l’envie de savoir pour savoir faiblit, peut-être faute d’obtenir des réponses. De ce point de vue, l’introduction d’une forme de philosophie dès l’école élémentaire répond sans doute à un manque. Au fil des années, pour beaucoup, le savoir devient plus utilitaire, c’est un outil pour maîtriser les gens et les choses, agir sur le monde. À la limite, la compréhension n’est plus qu’un détour pour une action efficace.

Le paradoxe est que l’école ne répond pas non plus aux projets d’action que pourraient développer les élèves. Elle rêve de leur faire accoucher d’un " projet personnel " de formation, tout en passant à côté de projets qui existent et créent un véritable besoin d’apprendre, même si le savoir n’en est que l'instrument.

Tout professeur passionné par son métier aimerait sans doute que les savoir-faire et les savoirs soient des réponses à des curiosités fondamentales ou des outils pour de vrais projets. " Toute leçon est une réponse ", disait John Dewey, formulant un idéal plus qu’un constat. Au nom de cet idéal, on résiste à l’idée que les élèves travaillent pour la note, l’examen ou pour avoir la paix.

Pourtant, les programmes sont imposés. Ce sont les mêmes pour tous et ils sont déconnectés, sauf heureuse coïncidence, aussi bien des désirs de savoir pour savoir que des besoins de savoir pour faire réussir un projet d’action. Il ne reste aux professeurs qu’à espérer l’émergence d’un projet d’apprendre correspondant exactement au programme !

À l’école, il ne s’agit donc pas " simplement " de provoquer n’importe quel projet dans n’importe quelle sphère d’activité. On souhaite que les élèves forment des projets de formation, qui les amènent spontanément à vouloir assimiler des savoirs scolaires, de préférence ceux de l’année ou du cycle d’étude considérés ! La barre est ainsi mise deux fois plus haut.

Le projet de s’approprier les savoirs scolaires est relativement familier aux enfants des classes sociales privilégiées, parce qu’ils vivent entourés d’adultes fortement scolarisés et de ressources culturelles. Ces dernières ne se limitent pas au nombre de livres dans la bibliothèque, elles participent de pratiques culturelles, d’un mode de vie, d’une manière d’appréhender les choses, d’un rapport à la langue, à l’écrit, à l’information, au débat, au jeu. Un enfant de cadre, d’enseignant, de médecin voit ses parents s’instruire toute leur vie, non seulement pour passer leur doctorat, préparer un concours, suivre des formations continues, mais pour le plaisir. Dans ces familles, on lit des magazines, on s’informe, on voyage, on va au musée, on regarde les émissions politiques ou culturelles. Le projet de s’approprier un savoir pour le plaisir de comprendre ou pour maîtriser le monde est une pratique qui se donne à voir dès l’enfance dans certaines familles. C’est une forme de rapport actif au monde et à soi " Je ne sais pas, mais je suis capable d’apprendre, je vais m’organiser, je vais prendre des cours, je vais consulter un dictionnaire, je vais chercher sur Internet, je vais solliciter des amis. " Cela n’a rien d’abstrait. Ce rapport au monde et à soi s’incarne dans des mécanismes très concrets d’acquisition de l’information, d’inscription dans un rapport pédagogique ou une démarche d’autoformation, qu’il s’agit justement de développer méthodiquement chez ceux qui ne les héritent pas de leur famille (Étienne et al., 1992).

À l’autre extrême, dans toutes les classes sociales, il y a des enfants qui n’ont jamais vu leurs parents apprendre quoi que ce soit. Ou alors dans la douleur et avec réticence, par exemple parce qu’on a changé les machines dans leur entreprise, qu’ils doivent se mettre une nouvelle technologie ou une nouvelle procédure dans la tête.

Il existe à ce propos de grandes différences à l’intérieur de la même classe sociale. La cuisine, la couture, les activités artisanales, le bricolage, le jardinage, le tourisme, le sport, comme le travail, peuvent mettre en scène des envies d’apprendre et des projets de savoir dans toutes les classes sociales. Gardons-nous donc d’enfermer les gens dans leur condition. Toutes les familles populaires ne sont pas dominées, certaines sont pleinement capables et désireuses d’aider leurs enfants à former des projets, en particulier dans le registre de la lutte politico-syndicale, de la mobilité individuelle, de la réussite sentimentale ou de la compétition sportive. Ce ne sont pas nécessairement des projets de formation et s’ils passent par des savoirs, ces derniers ne coïncident pas ipso facto avec les programmes scolaires.

C’est pourquoi il n’est pas indispensable de tout faire dépendre d’un projet explicite de formation. Avoir un projet de connaissance est une exigence très élitiste. Demander à des élèves de huit ou treize ans d’avoir le projet d’apprendre quelque chose de précis juste pour le savoir est à certains égards une demande exorbitante, qui effrayerait nombre d’adultes.

C’est pourquoi une bonne partie des méthodes actives et des pédagogies nouvelles ont considéré qu’il fallait embarquer les élèves non pas dans un projet de savoir, mais dans un projet de réalisation de " quelque chose " de concret, de visible, de communicable, un journal, un roman, un jeu, une enquête, une transformation de l’environnement, une institution, une pièce de théâtre, un conte, une exposition. On s’engage alors dans une entreprise plus accessible, parce que le premier résultat n’est pas ce que l’on aura appris de neuf, mais un produit tangible, quelque chose qu’on peut montrer et qui, un jour, aboutit, s’achève, contrairement à un projet de connaissance, par nature sans limites. Pour réaliser un produit ambitieux, il faut comprendre et apprendre des choses. Le projet de faire suscite le besoin de savoir, mais il n’est pas posé comme un but en soi, ce n’est qu’un détour pour maîtriser la réalité.

De ce point de vue, l’idée de projet de formation redouble la distance culturelle et envoie aux élèves un message qui n’est clair que pour ceux qui n’en ont pas besoin. Dire à des enfants : " Formez le projet d’apprendre pour savoir " est une façon d’en appeler au moteur le plus exigeant. L’une des missions de l’école est sans doute de développer une forme de curiosité désintéressée, une passion de comprendre le monde. Traiter cet acquis pour un préalable est une façon s’ignorer que le rapport au savoir est souvent bien plus pragmatique. Même dans le registre métaphysique, il s’agit de comprendre pour conjurer, dominer, lutter contre des angoisses.

Il importe donc, lorsqu’un rapport favorable au savoir et aux apprentissages scolaires n’est pas d’emblée constitué, ni en tant que tel, ni par transposition à partir d’autres registres de savoir, de ne pas le déplorer en baissant les bras mais de se demander comment faire advenir progressivement ce qui n’est pas déjà là.

S’il fallait donner un conseil à ceux qui veulent susciter de vrais projets de formation, je dirais :


Envie d’apprendre et sens des savoirs

Greffer le " projet personnel " sur un fond de non-sens, de non-adhésion ou de contrainte ne peut être qu’une forme de pensée magique. Le rapport au monde ne peut qu’évoluer doucement. L’émergence d’un vrai projet n’est que la traduction d’une sorte de déplacement, de réconciliation progressive avec le monde de l’école et du savoir scolaire, avec l’avenir, avec soi. Ce mouvement ne s’exprimera qu’in fine dans le langage du projet : " Voici ce que j’aimerais faire, devenir, apprendre ". L’absence du projet personnel n’est qu’un " symptôme ". Le premier médecin venu recommande de soigner les causes. Les causes de l’absence de projet sont dans le rapport au savoir et à l’avenir, dans le sens du travail scolaire.

Aucun professeur aimant son métier ne s’acharne à affaiblir le sens de l’école et de. ce qu’il enseigne. Il a même parfois l’impression de faire exactement l’inverse, de consentir des efforts considérables pour " motiver " ses élèves, comme on dit. Mais chacun est prisonnier de ses évidences et de sa propre culture. Or, le sens déterminant est celui qui se construit - ou non - dans la tête des élèves. Il n’est pas inutile que, comme professeur, je donne explicitement du sens à mon cours d’éducation physique ou de mathématique. Nul n’est indifférent à la passion que manifeste un professeur, elle peut séduire, donner envie de comprendre ce qui le fascine. Cela ne suffit pas pour s’acharner durablement. À l’école, le sens s’enfuit très vite. Il peut surgir, puis se dégrader, parce que l’élève est là depuis des années, et pour des années encore, et qu’il ne cesse de rencontrer des professeurs qui lui promettent des émerveillements… pour l’inviter quelques minutes plus tard à " se mettre sérieusement au travail ".

Il n’est pas très difficile de faire démarrer comme un feu de paille une envie immense de savoir : " Savez-vous pourquoi la navette spatiale devient très chaude quand elle rentre dans l’atmosphère ? ". Ou " Comment se fait-il qu’un paquebot immense et fait d’acier flotte aussi bien qu’une barque ? ". Qui n’aurait envie de percer en quelques secondes et sans efforts de telles énigmes ?

L’enthousiasme faiblit lorsque les élèves comprennent que pour élucider le mystère, il faut assimiler quelques notions sur la chaleur, sur la dilatation, sur les gaz, sur le frottement ; ou sur la densité et le principe d’Archimède. Nombreux sont ceux qui décrochent alors. Leur envie de savoir ne résiste pas au prix à payer, qui leur paraît soudain prohibitif par rapport à la satisfaction attendue.

Personne n’est maître durablement du sens qu’un élève donne à une discipline, une activité, un moment de travail. On peut tenter d’argumenter, de mobiliser, de partager. On se heurte toujours à une histoire, des pesanteurs, un héritage, un environnement et des expériences antérieures plus ou moins décevantes (Vellas, 1996).

De plus, les conditions de travail, surtout au second degré, sont peu propices à un travail sur le sens, à son développement durable. Il est très difficile, même pour un professeur de génie, de créer du sens deux heures par semaine, lundi de 10 à 11 heures et vendredi de 14 à 15 heures. Surtout si ces deux heures se fondent dans nombre d’heures de non-sens. Certains élèves déversent dans les cours les plus ouverts et les plus intéressants, toute la frustration qu’ils éprouvent lorsqu’ils y découvrent le non sens du reste de la semaine. Façon de dire qu’il est difficile, pour un professeur, de créer du sens tout seul, que c’est l’affaire d’une équipe pédagogique ! Encore faut-il qu’elle existe, qu’elle se mobilise dans ce registre et que les équipiers partagent quelques idées sur ce qui peut ou non donner du sens aux savoirs…

Servan-Schreiber (1983), dans un essai sur le temps, a identifié un certain nombre de " voleurs de temps ". Il montre que notre temps est dérobé par une multitude de petits mécanismes indépendants, parmi lesquels le téléphone, l’interruption intempestive, l’incident imprévisible, la petite question qui vous prend une demi-heure. Ces mécanismes sont sous-estimés. En début de journée, on pense avoir du temps, en fin de journée, on constate qu’encore une fois on n’a fait que le quart de ce qu’on projetait.

Transposons ce raisonnement au sens, substance encore plus volatile que le temps. Postulons avec optimisme que la plupart des élèves ne demandent qu’à trouver du sens. À supposer qu’ils en trouvent, encore faut-il qu’il ne s’évapore pas en quelques minutes ou quelques heures. Or, les voleurs de sens sont nombreux.

J’en ai repéré quelques-uns (Perrenoud, 2001) :

  1. Sentiment d’insécurité, angoisse, stress, menaces d’évaluation, d’ironie ou de sanctions.
  2. Attitude distante ou humiliante de l’enseignant.
  3. Faible adéquation des tâches aux élèves.
  4. Pédagogie peu active et participative.
  5. Programmes rigides et surchargés.
  6. Savoirs désenchantés, sans racines ni enjeux.
  7. Savoirs sans liens avec des pratiques sociales.
  8. Zapping permanent, journées décousues.
  9. Manque de continuité et de clarté dans le contrat et les attentes.
  10. Faible implication de l’enseignant dans son travail.

Cette liste ne prétend pas être exhaustive, mais si l’on travaillait sur ces dix points, sérieusement, dans les écoles, on aurait travaillé sur les fondements de tout projet de formation.

Rien n’est acquis. Prenons l’exemple le plus élémentaire : nul ne trouve du sens aux savoirs s’il vit dans un sentiment d’insécurité. Or, ce sentiment n’existe pas uniquement dans les situations de guerre civile, il surgit dans les situations d’insécurité urbaine, économique ou scolaire (violences, railleries, ségrégations, rackets). Certains élèves - pas seulement les petits - vont à l’école " la boule au ventre ", entre angoisse diffuse et peur précise. La sécurité est une condition de l’apprentissage et du sens, elle permet la libération de l’esprit. Ce minimum n’est pas acquis.

Prenons un autre exemple. Lorsqu’on interroge les élèves du second degré, beaucoup disent ressentir une sorte de mépris, plus ou moins poli, de certains de leurs professeurs, qui ne cessent de leur répéter qu’il ne sont pas dignes d’être enseignés, qu’ils n’ont ni la volonté, ni le niveau.

Quant à l’adéquation des tâches aux élèves, elle est limitée dans un enseignement frontal et peu différencié. Certaines tâches ne riment à rien, soit parce qu’elles sont trop faciles, soit parce qu’elles sont inaccessibles à une partie d’entre eux.

Les programmes, trop chargés, obligent à survoler les connaissances et donc à renoncer à tout ce qui demande du temps, le temps de reconstituer les origines d’un savoir, d’évoquer les pratiques sociales qui le mobilisent, de partir des représentations et des acquis préalables des élèves. Même à l’université, quand on demande à un professeur pourquoi on étudie telle ou telle matière, il dit " Vous comprendrez quand vous aurez achevé vos études ". Comment se mobiliser sur une matière ingrate et ardue simplement sur la promesse qu’on comprendra plus tard ? Seuls les héritiers peuvent accepter cette promesse, parce qu’ils savent qu’il faut en passer par là et ont l’espoir de survivre assez longtemps dans le système éducatif pour récolter les fruits de leur patience.

Pensons à l’horaire de l’écolier, fait de périodes de 45 ou 50 minutes. D’une période à la suivante, il faut chaque fois changer de discipline, d’interlocuteur, de contrat didactique, de climat pédagogique, de code de communication, d’outils de travail, de rapport au savoir, parfois de lieu. Si vous suiviez une semaine de lycéen ou de collégien, vous verriez à quel point elle est " décousue ", ce qui n’aide pas à s’intéresser à quelque chose. À peine s’est-on " pris au jeu " que cela sonne et qu’il faut, toutes affaires cessantes, s’intéresser à autre chose. Quand vous faites quelque chose qui vous passionne, l’achèvement de la tâche ou d’une étape significative devient déterminant. Si la tâche vous prend, au diable la grille horaire.

Manque de cohérence : la plupart des acteurs, élèves, parents, professeurs, le reconnaissent, nous vivons dans un système social et un système scolaire qui manquent de cohérence. C’est une source d’angoisse, de souffrance, de non sens. On vous demande de rédiger des textes, mais il n’y a personne pour les lire. On vous demande de respecter des normes, mais ceux qui vous le demandent ne les respectent pas. On vous dit que ceci ou cela est " important ", mais sans vous expliquer pour qui et pourquoi. Nous vivons dans un monde auquel il est difficile d’adhérer autrement que sur un mode un peu défensif et cynique. J’en prends un peu et j’en laisse beaucoup, je fais avec, je fais le gros dos, je me préserve. Ce rapport désenchanté au monde du travail, l’école, immense bureaucratie, l’impose à beaucoup de ses élèves, mais aussi à certains de ses salariés…

Les voleurs de sens sont actifs. Il importe de pointer ces phénomènes, de les travailler dans le projet d’établissement, dans la formation des enseignants, dans l’encadrement et l’accompagnement des équipes pédagogiques. 


Projets individuels et projets collectifs

Le lecteur l’aura compris, l’idée de " Projet Personnel de l’Élève " (PPE) comme forme instituée, me laisse sceptique, sauf si c’est une façon parmi d’autres de retrouver les intuitions fondatrices des méthodes actives, de l’école moderne, des pédagogies nouvelles.

Si nul ne naît comme " être à projets ", il peut apprendre à le devenir par une forme de socialisation à laquelle l’école peut contribuer. Mais c’est alors un objectif de la formation, non un préalable.

Faut-il apprendre à former des projets ? Sans doute, si l’on veut participer à la construction d’une société qui valorise ce rapport au monde. L’école est donc en droit d’initier à la conception et à la conduite de projets tous ceux qui ne trouvent pas les ingrédients nécessaires dans leur éducation familiale. Il reste à ne pas en faire un rapport normatif au monde, qui ne pourrait que dévaloriser le milieu d’origine d’une partie des élèves. Savoir construire des projets, c’est aussi avoir compris que cette pratique suppose quelques conditions sociologiques, au-delà des savoir-faire.

Comment apprend-on à former des projets ? En se donnant du mal pour forger ou formuler son projet personnel ? Je dirais plutôt : d’abord en participant à des projets conduits par d’autres. On est alors " pris dans le mouvement ", sans avoir le poids de l’imagination et de la cohérence à porter tout seul. On joue le deuxième couteau d’un projet avant de devenir chef de projet. Si l’on veut amener les élèves qui n’ont pas construit en famille ce rapport au projet, le plus urgent n’est pas de les individualiser en s’inventant prématurément un projet personnel, c’est de les embarquer dans des projets collectifs.

Un élève, s’il a participé à des projets collectifs de la maternelle au collège, a une chance de se détacher du scepticisme ou de l’impuissance de sa famille ou de son milieu d’origine, de commencer à comprendre qu’un projet est possible et qu’il apporte plus qu’il ne coûte. On se socialise à une démarche de projet portée par des leaders, par le professeur, par des gens qui ont de l’avance. Il serait absurde de se priver de la socialisation au projet en enfermant chacun dans sa bulle, à savoir son projet personnel, sans l’ancrer, en tout cas pour une part, dans une démarche collective, négociée avec le groupe classe.

Une classe peut former le projet d’organiser des manifestations, des compétitions, de venir en aide à des personnes en difficultés, de travailler avec une maison de personnes âgées, d’assainir les bords d’une rivière, de construire une place de jeu, etc. Des projets il y en a des centaines de possibles, ici, si l’on adhère à cette démarche. À condition bien entendu de ne pas y recourir une fois par an, juste avant Noël ou avant les vacances d’été, parce qu’on ne sait pas que faire d’autre, juste pour tuer le temps ou passer un bon moment.

Bref, il serait regrettable de dissocier le projet personnel de chacun des démarches de projet comme actions collectives, avec tout ce que ça suppose d’explicitation des objectifs et des méthodes, d’organisation du travail, de négociation en conseil de classe ou de projet (Bonnet, 1998, Boutinet, 1998 ; Huber, 1999 ; Perrenoud, 1998, 1999 ; Vassileff, 1997).

Un projet personnel n’est peut-être qu’un wagon individuel accroché à un train collectif. Sa formulation en première personne masque le fait qu’il est presque toujours l’expression d’une participation à une collectivité, d’une filiation intergénération, d’une adhésion à un mouvement social, à un projet d’entreprise ou à un autre projet collectif. L’idée de projet individuel, mal comprise, pourrait aller contre cette évidence : l’action, le projet s’enracinent dans du social, du collectif. Il ne faut pas les en couper.

 


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