Source et copyright à la fin du texte
In Educateur, n° 11,
octobre 2001, pp. 26-31

 

 

 

 

 

Individualisation des parcours
et différenciation des prises en charge

 

Philippe Perrenoud

Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation
Université de Genève
2001

 

Sommaire

L’individualisation des parcours comme simple conséquence

Des dispositifs raisonnablement flexibles

Ressources rares : à qui accorder la priorité ?

Les vrais enjeux de l’individualisation des parcours

Références


Dans l’article précédent, j’ai plaidé pour deux options indispensables si l’on veut que les cycles d’apprentissage pluriannuels réduisent l’échec scolaire et les inégalités :

1. Renoncer à diversifier les parcours de formation au sein d’un cycle essentiellement en jouant sur le temps (nombre d’heures, de semaines ou d’années).

2. Redimensionner les objectifs pour qu’ils soient atteignables par tous dans le même temps au prix d’une pédagogie différenciée efficace.

À supposer que l’on ait, au niveau d’un système éducatif, pris des options audacieuses sur la modulation du temps scolaire et sur les objectifs de formation, il resterait à faire l’autre moitié du chemin : aménager les parcours de formation de sorte que chacun atteigne ces objectifs redéfinis en un temps égal ou presque.

Aucune rénovation curriculaire ne créera à elle seule les conditions de l’égalité des acquis. Quels que soient les programmes, il y aura toujours des élèves rapides, intéressés, actifs, soutenus par leur famille, disposant d’un important capital culturel, et d’autres qui, placés dans les mêmes conditions, apprendront moins vite, moins volontiers, moins sûrement, moins durablement.

Si l’on renonce à jouer sur le temps, il faut évidemment jouer sur les moyens, donc accepter l’idée d’une prise en charge différenciée des élèves, dans l’esprit de la discrimination positive et de " à chacun selon ses besoins ".

La pédagogie différenciée n’est pas toujours associée à l’idée de parcours individualisés. Elle peut se limiter à une prise en charge plus intensive des élèves en difficulté, tous progressant vers les mêmes objectifs de façon synchrone, tous suivant le même parcours de formation, du même pas. Dans un cursus structuré en étapes annuelles, il est assez difficile de diversifier les parcours.

Les cycles pluriannuels rendent possible cette diversification. Mais le jeu en vaut-il la chandelle ? Pourquoi individualiser les parcours ? En quoi cela enrichit-il une pédagogie différenciée " classique " ? La question est pertinente et mérite d’être prise au sérieux, car l’individualisation des parcours ajoute à la complexité de l’organisation du travail et, si elle est mal maîtrisée, risque d’accroître les écarts en fin de cycle ou de cursus. Y a-t-il de bonnes raisons d’affronter cette complexité et ce risque ? 


L’individualisation des parcours comme simple conséquence

L’individualisation des parcours n’est pas un but en soi. C’est une conséquence logique d’une conception cohérente et ambitieuse de la pédagogie différenciée. Différencier consiste à proposer à chacun des situations d’apprentissage optimales en regard de sa progression vers les objectifs (Perrenoud, 1997 a). Les élèves étant différents, il convient de leur proposer des situations d’apprentissage différentes, non seulement de temps à autre, mais chaque fois que c’est pertinent.

Or, qu’est-ce un parcours de formation, sinon la suite des situations de formation que traverse et vit une personne ? Si ces situations sont différentes, au moins en partie, les parcours seront individualisés de facto. Leur individualisation n’est alors que la résultante de choix successifs portant sur des situations, des activités, des tâches, donc aussi l’attribution des élèves à des dispositifs et à des groupes de travail différents. Certains de ces choix sont faits par les enseignants, d’autres, par les élèves eux-mêmes, en quête d’une tâche optimale ; d’autres encore seront suggérés par un logiciel ou l’équivalent d’un " centre de bilan ", tel qu’il en existe en éducation des adultes.

Ne nous enfermons pas davantage dans l’idée que des parcours individualisés conduisent à des apprentissages solitaires : pour une part, ces choix portent sur l’insertion dans tel, ou tel groupe de niveau, de besoin, de projet (Meirieu, 1989 a et b). Une pédagogie constructiviste a besoin des interactions.

Un parcours de formation prend consistance pas à pas, c’est une dimension de l’histoire de vie, qui n’est pas écrite avant d’être vécue. En ce sens, ce n’est pas un cursus scolaire au sens classique, car ce dernier préfigure un parcours de formation prescrit, un itinéraire conseillé ou obligatoire. Insistons-y : l’individualisation des parcours de formation n’est pas entendue dans le sens d’une personnalisation ex ante des parcours prescrits ou conseillés, mais comme une diversification ex post des itinéraires effectivement suivis.

Cela ne veut pas dire que le chemin parcouru résulte du hasard ou d’une suite de décisions prises au coup par coup, sans anticipation ni stratégie. Il serait cependant tout aussi réducteur de ne considérer que la part d’individualisation des parcours qui résulte d’une orientation vers un cursus pensé d’avance, vers une voie balisée. Cela reviendrait à constituer au sein d’un cycle des filières parallèles, une forme de streaming, dont on sait les effets amplificateurs des inégalités. Cela signifierait surtout qu’on rompt avec l’idée d’une optimisation constante des situations d’apprentissage : tout cursus programmé, si on s’y tient rigidement, confronte tôt ou tard une partie des apprenants à des situations didactiques inadéquates et donc peu fécondes.

Les premiers courants français de pédagogie différenciée ont rêvé (Legrand, 1976) de connaître l’élève a priori, pour l’attribuer durablement à un traitement pédagogique optimal. On se situait dans la droite ligne des travaux américains sur les interactions aptitudes-traitement. Aujourd’hui, grâce notamment aux travaux de Meirieu (1990) et de plusieurs didacticiens, on sait que l’idéal est de travailler ce qui fait obstacle à la progression, donc de différencier en fonction de l’expérience, en renonçant définitivement à décider de ce qui est " bon " pour un élève des semaines, voire des mois à l’avance.

Contrairement aux apparences, on est alors au cœur de ce qu’on peut appeler avec Tardif (1992) un enseignement stratégique. Une conduite stratégique ne consiste nullement à arrêter un plan et à s’y tenir quoi qu’il arrive. Il s’agit au contraire, tout en gardant le cap sur les objectifs finaux, d’infléchir la stratégie et de redessiner le chemin et les étapes qui y conduisent, cela chaque fois que l’état de la progression, les obstacles rencontrés et le temps qui reste l’exigent.

L’individualisation des parcours, telle qu’elle est conçue ici, refuse à la fois le coup par coup et la voie tracée d’avance. Elle requiert des stratégies, mais des stratégies ouvertes et mobiles. Pensons à un élève qui bute sur un obstacle important, lorsqu’il s’agit d’apprendre à lire ou à construire des figures géométriques. Il est inutile de lui proposer un simple exercice de remédiation, une séance de soutien. Mais il serait plus fâcheux encore de lui prescrire un traitement durable, par exemple l’attribution, pour un an, au groupe des lecteurs faibles ou des géomètres en difficulté.

Même en médecine, en dépit des technologies, des savoirs scientifiques et d’un ratio soignants/patients plus favorable que le ratio enseignants/élèves, il est impossible d’optimiser constamment les processus de décision. Certains traitements se prolongent au-delà du nécessaire, certaines réorientations sont envisagées trop tard. Il est impossible de confirmer ou de réorienter une stratégie thérapeutique toutes les cinq minutes, ni même toutes les heures, sauf aux soins intensifs ou dans les moments de crise. Le pilotage stratégique permanent exige des ressources humaines dont on ne dispose que dans les activités à hauts risques ou la compétition de haut niveau. Il est donc inutile d’enfermer l’école dans une vision maximaliste de l’enseignement stratégique.

Rappelons cependant que construire une stratégie n’équivaut pas à changer constamment son fusil d’épaule. Le suivi conduit, assez souvent, à persister dans la stratégie engagée, soit parce qu’elle apparaît efficace, soit parce que les doutes sur son efficacité sont encore à étayer. Il y a toutefois une différence immense entre une stratégie dans laquelle on persiste en connaissance de cause et une stratégie qui perdure par inertie, parce que personne n’a eu le temps ou les moyens de la réévaluer. Optimiser un parcours de formation, c’est l’infléchir si et seulement cela semble pertinent. Pour le savoir, il faut mobiliser du temps, de l’intelligence, de l’information, même si c’est pour décider de continuer !

L’école ne sera jamais en mesure d’optimiser constamment toutes les situations. Ce serait d’ailleurs invivable en regard du besoin de continuité des personnes et des groupes : s’intégrer à un groupe ou se joindre à une activité sont des processus psychosociaux et des investissements affectifs qu’on ne saurait casser n’importe quand, même si la tâche n’apparaît pas aussi optimale qu’on l’imaginait ou perd à vue d’œil en efficacité. On ne retire pas un enfant d’un projet " au milieu du gué " sous prétexte qu’il n’apprend plus, on ne le change pas de groupe en l’arrachant sine die à une activité en cours ou à des engagements coopératifs.

Ce dilemme est en réalité assez rare, car bien avant de devoir arbitrer entre continuité psychique et relationnelle, d’une part, efficacité didactique de l’autre, on se heurte à l’impossibilité matérielle d’évaluer constamment la progression de tous les apprenants, de concevoir une éventuelle réorientation optimale de leur activité et plus encore de la mettre concrètement en œuvre.

Il importe cependant de défendre une conception de la pédagogie différenciée comme quête d’une activité optimale pour chacun, optimale d’abord sous l’angle de sa praticabilité, de son sens, de sa capacité de mobiliser les élèves concernés, optimale aussi et surtout sous l’angle des apprentissages qu’elle engendre (Perrenoud, 1999). Qu’on n’y parvienne pas à chaque instant est dans l’ordre des choses, l’important est d’y tendre et de mettre en place l’organisation du travail la plus propice, dans le cadre des moyens existants. C’est dans cet esprit que l’hypothèse modulaire et le travail en flux tendus prennent leur sens (Wandfluh et Perrenoud, 1999).

Si l’on estime que trop d’élèves sont trop souvent engagés dans des tâches peu fécondes, c’est d’abord un manque de ressources stratégiques qu’il faut mettre en évidence, montrant à travers des exemples concrets que, faute de temps et de forces, les parcours de formation ont été pilotés de façon trop espacée ou incertaine, donc inefficace. Si l’on passait des revendications rituelles centrées sur le nombre d’élèves par classe à une analyse fine des ressources requises pour prendre de bonnes décisions, peut-être sortirait-on du dialogue de sourds autour des " ressources humaines ". Bien entendu, le nombre d’élève n’est pas sans importance, mais on ne peut aujourd’hui le dissocier de l’organisation du travail et des compétences des professionnels.


Des dispositifs raisonnablement flexibles

Concevoir l’individualisation des parcours comme la simple conséquence de l’optimisation des situations d’apprentissage proposées à chacun a de vives implications pour l’organisation du travail dans un cycle d’apprentissage pluriannuel.

Cette conception de l’individualisation comme effet d’une différenciation bien menée conduit d’abord à refuser de penser un cycle comme un ensemble d’itinéraires préconstruits, l’enjeu majeur étant d’attribuer rapidement chaque élève à celui qui serait censé lui convenir le mieux. On évitera même de répartir les élèves entre des groupes de niveaux pour de longues périodes, disons plus de 4 à 6 semaines. À la limite, les groupes de niveaux devraient devenir des groupes de besoin, centrés sur certaines difficultés d’apprentissage et certains obstacles rencontrés dans une discipline.

Il n’est pas impossible alors que certains élèves, de six semaines en six semaines, se retrouvent dans le même groupe de besoin, finissant par constituer le groupe de ceux réputés " faibles en mathématique ", par exemple. Recomposer les groupes toutes les six semaines pourrait être un simulacre si, dans la tête des enseignants, certains élèves sont définitivement " faibles en maths ". Il importe donc :

Une partie de l’individualisation des parcours ne peut et ne doit se faire que dans le cadre d’une activité, qui sera en général collective. Il n’est donc pas question de disposer d’un arsenal d’activités individuelles, en isolant les élèves. Ce qui veut dire aussi que les décisions optimisant les situations se prennent à plusieurs niveaux (Perrenoud, 2001) :

Il serait donc caricatural de se représenter la gestion d’un cycle comme la redistribution quotidienne de l’ensemble des élèves entre des activités et des groupes constamment recomposés. On voit bien qu’entre une organisation figée pour un an et une organisation excessivement mouvante, il convient de trouver un moyen terme, non seulement pour que cela soit vivable pour les personnes et compatible avec les forces disponibles, mais aussi et d’abord pour que les processus de formation suivent leurs cours. Dans un jeu, un sport, à la bourse ou dans certains métiers, la situation évolue très vite et appelle des réorientations tactiques rapprochées. En pédagogie, on pilote à vue des interactions et des activités, mais les apprentissages eux-mêmes sont des processus plus lents, qui n’exigent pas des décisions nouvelles à chaque instant et pourraient au contraire souffrir d’un interventionnisme exagéré.

Il s’agit donc de trouver une voie médiane entre inertie et activisme, entre un système tellement stable qu’il installe durablement beaucoup d’élèves dans des situations d’apprentissage inadéquates et un système en constante fibrillation, dans lequel on passerait plus de temps à réorienter les élèves vers d’autres activités qu’à faire fonctionner des situations d’apprentissage bien pensées.

À volonté égale de différenciation, la tentation de certaines équipes sera d’investir dans des dispositifs très mobiles et des décisions rapprochées, alors que d’autres feront confiance à des régulations internes aux groupes et aux activités. Ces tendances auront sans doute partie liée avec des orientations pédagogiques et didactiques. Une certaine vision de la pédagogie de maîtrise donne de l’importance à l’orientation des élèves vers un " traitement " adéquat (groupe et activité), alors qu’une vision plus constructiviste et interactive fait plutôt crédit aux régulations en cours d’activité.

La conception même des activités pèsera sur l’organisation du travail et l’optimisation des situations d’apprentissage :

De plus, certaines équipes travailleront sur des objectifs intermédiaires relativement fragmentés, d’autres mettront l’accent sur des objectifs à longue portée, ce qui induit des contraintes très différentes pour les activités et leur régulation.

La flexibilité des dispositifs, la nature et la densité des décisions dépendent aussi du degré d’individualisme qui convient à une équipe pédagogique. Autant il me semble indéfendable de concevoir un cycle pluriannuel où l’on se bornerait à répartir les élèves pour un an entre des enseignants travaillant dès lors chacun dans son coin, autant il serait irréaliste de tout décider en équipe. Une équipe ne survit qu’en respectant l’autonomie de ses membres, donc en conciliant décisions collectives et décisions individuelles. Le degré de décentralisation des décisions varie fortement d’une équipe à une autre, mais aussi en cours d’année, avec des temps forts de concertation et des temps de fonctionnement plus autonome. Ici encore, légiférer pour tous. ce serait faire abstraction des différences entre enseignants dans la capacité et la volonté de coopérer, aussi bien que des contraintes et ressources locales.

Enfin, les outils disponibles sont imparfaits et évolutifs. Que faire de spécifique dans le groupe-classe ? Faut-il le concevoir comme groupe d’appartenance, port d’attache, tour de contrôle, base d’orientation ? Que peut-on attendre des " décloisonnements " ? Quelles sont les vertus de groupes hétérogènes ? Pourquoi constituer des groupes homogènes et selon quels critères ? Travailler en modules, est-ce une solution généralisable à l’ensemble des apprentissages ? À ce stade, aucun système ne s’impose comme une organisation optimale dans tous les contextes (Groupe de pilotage de la rénovation, 1999 a et b ; Perrenoud, 1997 a, 2000 ; Wandfluh et Perrenoud, 1998). L’enjeu est plutôt de développer des compétences individuelles et collectives d’organisation du travail en cycles. Cela n’exclut pas, au contraire, que le système éducatif mette à disposition de tous des ressources : concepts, exemples, récits, outils, modèles d’organisation, réflexions critiques.

L’essentiel est de ne pas perdre de vue une idée simple, mais constamment menacée : les dispositifs ne sont que des moyens d’optimiser les situations d’apprentissage pour chaque élève et l’individualisation des parcours n’est que le signe d’une pédagogie différenciée digne de ce nom. Pour juger d’une organisation du travail ou d’une autre, il n’est pas inutile de scruter sa lisibilité et sa cohérence, d’interroger ses intentions et ses fondements pédagogiques. Mais au bout du compte, la question déterminante est de savoir si les élèves sont, aussi souvent que possible, confrontés à des tâches et des défis qui les font progresser vers les objectifs de formation.

Pour ces diverses raisons, il serait absurde de concevoir une organisation du travail unique, qui ferait abstraction de la diversité des conceptions pédagogiques et didactiques des enseignants aussi bien que des contraintes locales.


Ressources rares : à qui accorder la priorité ?

Ajoutons une dimension à cette complexité : une organisation du travail qui optimiserait constamment les situations d’apprentissages pour tous les élèves engendrerait une formidable aggravation des écarts. Les élèves lents ou en difficulté progresseraient mieux et plus vite que dans une pédagogie frontale, mais il en irait de même pour les élèves rapides. Et ces derniers bénéficieraient davantage de l’optimisation, dans la mesure où ils peuvent plus facilement trouver du sens à la tâche et la gérer de façon autonome.

En soi, ce n’est pas un problème, sinon sous l’angle de l’éventuelle dissonance entre l’âge de certains élèves et leur niveau scolaire. Que faire d’un élève qui atteint en trois, voire en deux ans, les objectifs d’un cycle de quatre ans ? Une pédagogie différenciée efficace et étendue à tous les élèves permettrait certainement à quelques-uns de passer leur bac à quinze ans. C’est d’ailleurs ce qu’attendent des cycles pluriannuels certains parents de " très bons élèves ". S’engage alors un débat sur la question de savoir s’il est souhaitable de condenser en dix ans une scolarité de base que d’autres accomplissent en quinze, si ce qu’on gagne en acquis scolaires ne se perd pas dans le registre de la socialisation, de l’appartenance à un groupe, de la solidarité.

Je prendrai ici le problème sous un autre angle : même avec un ratio maître/élèves favorable, même avec une organisation du travail très efficace et des enseignants très compétents, l’école n’a pas et n’aura jamais les moyens d’une optimisation des situations d’apprentissage pour tous. D’où une question cruciale : à qui accorder la priorité ?

Dans la perspective d’une démocratisation de l’accès aux savoirs, la réponse va de soi : aux élèves les plus éloignés des objectifs de fin de cycle. Entre deux maux, il faut choisir le moindre : il est moins grave de ne pas amener un bon élève au-delà des objectifs que de ne pas tout faire pour un élève qui pourrait ne pas les atteindre.

Hélas, même les systèmes éducatifs qui instaurent des cycles d’apprentissage pour favoriser la lutte contre les inégalités ont intérêt à ne pas mettre les points sur les i. On imagine mal un Ministre annoncer aux parents de bons élèves, surtout si ce sont ses électeurs, que leurs enfants ne sont pas prioritaires.

On remet donc aux enseignants, aux équipes pédagogiques et aux établissements le soin de pratiquer discrètement une discrimination positive. Discrètement veut dire : accorder la priorité aux élèves en difficulté, mais ne jamais l’avouer. Sauver les apparences de l’égalité de traitement, pour ne pas provoquer le mécontentement des privilégiés, de ceux qui n’en n’ont jamais assez.

Si ce rideau de fumée n’avait aucune conséquence, pourquoi s’acharnerait-on à le dissiper ? Il permettrait simplement de lutter efficacement contre l’échec scolaire, sans mettre en évidence toutes les implications de ce choix. L’ennui, c’est que sauver les apparences se paie cher :

Il me semble qu’il faudra un jour affronter ouvertement ce problème et proposer un contrat de solidarité aux parents de l’école publique. Il suffirait qu’elle s’engage à faire en sorte que chaque élève atteigne les objectifs, ni plus, ni moins, ce qui l’autoriserait à inviter fermement et ouvertement les enseignants à ne pas surinvestir dans l’encadrement de ceux qui progressent sans grandes difficultés et à s’intéresser au contraire plus intensivement à ceux qui ont besoin d’une prise en charge plus soutenue.

Dans les hôpitaux publics, il est admis qu’on réserve les traitements intensifs, les technologies de pointe et les meilleurs spécialistes aux patients qui en ont le plus besoin. Chacun aimerait bénéficier des mêmes ressources pour une affection bénigne, mais il se " fait une raison ", au nom de la raison, justement, d’une certaine idée de l’équité et de la solidarité. Ou il s’oriente vers une clinique privée, si l’ablation d’un kyste ou le traitement de sa cellulite lui paraissent aussi importants qu’une greffe de rein ou une opération cardiaque.

Si l’école publique ne garantit rien de plus que l’atteinte des objectifs, pourquoi s’opposerait-elle à ce que les parents les moins solidaires aillent chercher dans le secteur privé l’équivalent des cliniques de luxe ? Il n’y a toutefois aucune raison que la collectivité prenne en charge le coût de cette scolarité. Le service public est d’une certaine façon un service minimum, même si ce minimum s’élève au fil des décennies, pour répondre aux transformations de nos sociétés.

Il est regrettable que ce principe soit perverti par certains " consommateurs d’école " dont le seul souci est d’obtenir le maximum pour le prix du minimum, au mépris de toute solidarité. Il importerait donc que le développement de cycles d’apprentissage soit l’occasion de clarifier le droit et le devoir de discrimination positive, en le reformulant dans ce nouveau contexte : l’institution scolaire et les professionnels s’engagent à amener tous les élèves à maîtriser les objectifs de fin de cycle, ni plus, ni moins ; ils s’autorisent donc tout à fait légitimement et ouvertement à investir moins de force et d’intelligence pédagogique et didactique lorsque les apprentissages suivent leur cours normalement.

Pour mettre ces orientations en pratique, au-delà de la volonté politique et de la clarté de la " doctrine ", il reste évidemment à identifier les élèves qui ont besoin d’un investissement important et ceux qui progressent sans efforts et atteindront les objectifs dans les temps.

En conclusion ; différencier, à moyens limités, c’est optimiser sélectivement les situations d’apprentissage et la prise en charge pédagogique, dans la perspective d’une discrimination positive. Ce qui mène à accepter, sans que cela fasse scandale, que les élèves les plus favorisés se retrouvent assez souvent dans des groupes de grande taille ou travaillent de façon largement autonome. Que ces conditions ne soient pas optimales n’est pas dramatique si elles :

On peut craindre hélas que ce contrat social soit difficile à établir dans une société où les nantis attendent de l’État des services à la hauteur des impôts qu’ils paient !


Les vrais enjeux de l’individualisation des parcours

On s’en rend compte, ces enjeux sont, pour une part, techniques : construction de situations et de dispositifs d’apprentissage efficaces, organisation optimale du travail, évaluation formative, décisions, régulations. Tout cela exige des enseignants une forte expertise pédagogique et didactique, tant individuelle que collective.

Mais les enjeux sont aussi philosophiques et politiques. Il est navrant de voir plusieurs systèmes éducatifs adopter une structuration du cursus en cycle pluriannuels comme si c’était une simple " modernisation ", idéologiquement neutre. Ce qui les conduit, dans les textes, dans le discours public, à dissocier cycles et lutte contre l’échec scolaire, ou à maintenir ce lien, mais de façon abstraite, sans qu’on voie en quoi les cycles tels qu’ils sont mis en place, pourraient infléchir les mécanismes de transformation des différences extrascolaires en inégalités d’apprentissages scolaires.

Du coup, certains enseignants ne comprennent pas au nom de quoi on leur imposerait une gestion plus collégiale, des dispositifs plus complexes, des objectifs à plus longue échéance, une évaluation plus formative. Si ces changements apparaissent comme un simple tribut aux idées du moment, un simple alignement sur ce que font les autres systèmes éducatifs, il n’est pas conservateur d’y résister. Ce qui justifie l’innovation, encore et toujours, c’est l’espoir de mieux former ceux qui n’apprennent pas tout seuls ou selon n’importe quelle pédagogie.


Références

Groupe de pilotage de la rénovation (1999 a) Différenciation de l'enseignement et individualisation des parcours de formation dans les cycles. Genève : Département de l’instruction publique, enseignement primaire.

Groupe de pilotage de la rénovation (1999 b) La gestion des groupes, du temps et des espaces dans les cycles. Genève : Département de l’instruction publique, enseignement primaire.

Legrand, L. (1986). La différenciation pédagogique, Paris, Scarabée.

Legrand, L. (1996). Les différenciations de la pédagogie, Paris, PUF.

Meirieu, Ph. (1989 a) Itinéraires des pédagogies de groupe. Apprendre en groupe ? I, Lyon, Chronique sociale, 3ème éd.

Meirieu, Ph. (1989 b) Outils pour apprendre en groupe. Apprendre en groupe ? II, Lyon, Chronique sociale, 3ème éd.

Meirieu, Ph. (1990) L’école, mode d’emploi. Des " méthodes actives " à la pédagogie différenciée, Paris, Ed. ESF, 5e éd.

Paul, J.-J. (1996) Le redoublement : pour ou contre ?, Paris, ESF.

Perrenoud, Ph. (1997 a) Pédagogie différenciée : des intentions à l’action, Paris, ESF (2e éd. 2000).

Perrenoud, Ph. (1997 b) Gérer la progression des apprentissages. Voyage autour des compétences 2, Éducateur, n° 12, 17 octobre, pp. 24-29 (repris dans Perrenoud, Ph., Dix nouvelles compétences pour enseigner. Invitation au voyage, Paris, ESF, 1999, ch. 2).

Perrenoud, Ph. (1997 c) Concevoir et faire évoluer des dispositifs de différenciation. Voyage autour des compétences 3, Éducateur, n° 13, 7 novembre, pp. 20-25 (repris dans Perrenoud, Ph., Dix nouvelles compétences pour enseigner. Invitation au voyage, Paris, ESF, 1999, ch. 3).

Perrenoud, Ph. (1998) Les cycles d’apprentissage, de nouveaux espaces-temps de formation, Éducateur, n° 14, 18 décembre, pp. 23-29.

Perrenoud, Ph. (1999) Trois conditions pour apprendre en cycles, Éducateur, n° 1, 5 février, pp. 26-31.

Perrenoud, Ph. (2000) De la gestion de classe à l’organisation du travail dans un cycle d’apprentissage, in Revue des sciences de l’éducation (Montréal), Vol. XXV, n° 3, pp. 533-570.

Perrenoud, Ph. (2001) Les trois fonctions de l’évaluation dans une scolarité organisée en cycles, Éducateur, n° 2, 9 février, pp. 19-25.

Tardif, J. (1992) Pour un enseignement stratégique, Montréal, Éditions Logiques.

Wandfluh, F. et Perrenoud, Ph. (1999) Travailler en modules à l’école primaire : essais et premier bilan, Éducateur, n° 6, 7 mai, pp. 28-35. 

 

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