Source et copyright à la fin du texte
in Éducateur, n° spécial " Souriez, vous êtes évalué ! ", 2001, pp. 44-61.

 

 

 

 

 

L’obligation de compétence ou comment rendre compte de son travail quand on enseigne ?

 

Philippe Perrenoud

Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation
Université de Genève
2001

Sommaire

I. Le travail et la ruse

II. Trois fausses pistes

III. Obligation de compétences et analyse du travail

IV. Un métier sans savoirs professionnels ?

Références


Nul ne saurait être dispensé de rendre compte de son travail. Pour les indépendants, la régulation se fait par la réputation et le marché. Les choses se compliquent pour les salariés, surtout lorsqu’ils appartiennent à la fonction publique et sont assurés de conserver leur emploi à moins de commettre un délit, relevant du code pénal ou une erreur professionnelle gravissime. Il faut alors trouver une forme d’évaluation susceptible d’apporter des régulations aux pratiques défaillantes sans avoir pour " arme " une menace de déplacement ou de licenciement des salariés s’ils " ne font pas leur travail ".

Nul ne conteste ouvertement le principe d’une évaluation du travail ; comment prétendre qu’on n’a de comptes à rendre qu’à soi-même alors qu’on a accepté un contrat ? Pourtant, au moment de passer à l’acte, l’ambivalence est immense, car personne n’aime être évalué ; ou, plus exactement, car chacun voudrait n’être évalué que lorsqu’il est sûr de faire bonne figure et de recevoir un feed-back positif. Les salariés et leurs syndicats ne se montrent donc pas très coopératifs quand il s’agit de concevoir et surtout de mettre en œuvre un système efficace d’évaluation. Qui voudrait donner les verges pour se faire battre ? On peut le comprendre, d’autant plus que l’évaluation s’inscrit souvent dans un rapport de domination et que résister à l’évaluation, c’est souvent résister à l’exploitation des travailleurs.

Fondée ou non, la résistance à toute évaluation " sérieuse " du travail, en particulier lorsqu’elle ne peut être exprimée aussi ouvertement, favorise une certaine mauvaise foi dans l’analyse des obstacles techniques, juridiques, éthiques ou économiques à affronter pour parvenir à une évaluation à la fois rigoureuse et équitable du travail de chaque salarié. C’est ainsi que la dénonciation de l’obligation de résultats, aussi fondée soit-elle, arrange diablement les enseignants. Ou encore que l’unanimité se fait un peu trop vite, actuellement, sur le détour par une évaluation des établissements ou des équipes plutôt que des personnes.

Cette envie de démontrer a priori qu’aucune évaluation du travail enseignant n’est possible complique à coup sûr un problème en soi difficile à résoudre, dans un métier de l’humain qui, comme les autres, ne se prête pas à une simple évaluation du travail à travers sa productivité ou sa conformité à des règles.

Je vais, dans un premier temps, rappeler que le travail réel des salariés n’est pas identifiable au travail prescrit et à la rationalité affirmée des organisations, ce qui complexifie encore le problème de son évaluation.

J’envisagerai ensuite quelques pistes classiques : obligations de résultats, obligation de moyens ou passage à une évaluation d’équipes et d’établissements, en tentant de montrer que ce sont de fausses pistes.

Je développerai enfin l’idée d’une obligation de compétence, seule façon à mon avis de concilier professionnalisation du métier d’enseignant et contrôle.


I. Le travail et la ruse

Il n’est jamais sympathique de parler du contrôle. D’autant qu’on trouve dans tous les corps de métier des praticiens dont la conscience professionnelle et les compétences sont au-dessus de tout soupçon, qui s’appliquent des exigences bien plus sévères que les standards moyens et ne cessent de s’autoévaluer et de se perfectionner. Affirmer qu’il faut une police, c’est faire injure à ces gens honnêtes, adopter une vue pessimiste, entrer dans l’univers du soupçon. L’idéalisme des pédagogues les porte, plus encore que dans d’autres secteurs du monde du travail, à faire confiance à l’autocontrôle.

Ne nous trompons pas d’enjeu. Il y a certes dans l’enseignement comme dans d’autres métiers quelques " brebis galeuses " qui " déshonorent la profession ", quelques sadiques, quelques pervers, quelques ignorants, quelques irresponsables, quelques pédérastes, quelques paresseux, quelques incapables, des gens toujours absents. L’évaluation du travail ne vise pas d’abord à réprimer ces " déviants ". Elle consiste " simplement " à contrôler que le travail demandé est fait correctement, manifeste la fiabilité et la qualité attendues. Il existe des enseignants intègres, équilibrés, sympathiques et néanmoins inefficaces.

Sans doute, dans le meilleur des mondes, la confiance dispenserait-elle du contrôle. Pourtant, l’enseignant qui prétend " savoir ce qu’il fait " et exige qu’on lui fasse confiance ne s’interdit pas de vérifier le travail de son garagiste ou du concierge de l’école. Il est plus facile d’exiger la confiance que de l’accorder. Assimiler le contrôle du travail à une insupportable agression, à un soupçon infamant n’est en réalité qu’une tactique défensive pour se prémunir contre une pratique légitime, mais qui fait peur.

Pourquoi fait-elle peur ? Parce que le monde du travail repose sur une fiction : puisqu’il occupe un poste, le salarié est censé maîtriser tous les gestes professionnels correspondants. Or, la réalité est souvent plus complexe, en raison des failles du système de formation, des pressions de l’encadrement, des effets pervers de la concurrence et de la flexibilité. La première compétence d’un salarié ordinaire, c’est de masquer ses failles, si possible à ses propres yeux, au moins à ceux des usagers et de la hiérarchie. Cela ne signifie pas que la plupart des salariés sont incompétents, mais seulement que chacun est en déficit de compétences, de connaissances, d’expérience dans au moins certains compartiments de son travail. Dans les métiers qualifiés, le nombre de connaissances et de compétences à construire et à mettre à jour défie la meilleure volonté. Certains praticiens, par orgueil, conscience professionnelle, crainte de perdre leur emploi, désir d’avancement ou peur panique d’être pris en défaut, travaillent sans relâche à maîtriser tous les aspects de leur métier et de leur poste de travail. Ils le payent cher, en heures supplémentaires, temps de lecture et de formation, tensions familiales et dépense d’énergie pour être sans cesse au " top niveau ". Dans leur majorité, les salariés font d’autres choix, pondèrent différemment les coûts et les profits de l’excellence. Ils ont d’autant moins de raisons de " se défoncer au travail " qu’ils œuvrent dans un milieu où les récompenses enviables sont aussi rares que les sanctions sévères, où en réalité la qualité du travail n’a guère de conséquences…

L’écart entre le travail prescrit et le travail réel tient en partie au fait que le premier suppose un investissement constant et maximal de la force de travail, alors que dans la réalité, les travailleurs dosent leur effort, de sorte à ne pas s’épuiser sans être pris en flagrant délit de paresse ou d’absentéisme. Le stakhanovisme est d’ailleurs durement sanctionné par les collègues de travail : on ne se montre pas impunément beaucoup plus productif ou exigeant que les autres salariés astreints aux mêmes tâches. Le travail aux pièces ou le contrôle tatillon des pauses, des déplacements, des absences, des retards, des gestes ne sont au mieux des réponses à ce problème que dans les métiers les moins qualifiés.

Le défaut d’investissement n’est toutefois pas la seule des sources de l’écart, aussi inéluctable que dénié, entre le travail prescrit et le travail réel. 

La fiction et la réalité

Nul ne peut dire ou laisser voir ses pratiques professionnelles en toute sérénité. C’est parfois une forme d’humilité, de déni de l’intérêt de ce que l’on fait : " C’est banal, tout le monde en fait autant, il n’y a pas de quoi en faire un plat ". Un professionnel qui, dans sa vie privée, n’hésitera pas à infliger à ses amis, durant deux heures, la projection des diapositives ou des vidéos de ses vacances, ne se donnera pas le droit de raconter ce qu’il fait dans son travail.

Cette modestie est souvent renforcée par des peurs qui suffiraient, à elles seules, à expliquer une grande prudence, voire une totale censure. Pourquoi un travailleur hésite-t-il à parler ouvertement de son activité ou à se laisser observer dans l’action ? De quoi un salarié a-t-il peur ? Il craint le jugement d’autrui, qu’il porte sur son niveau de maîtrise du métier ou son degré de conformisme aux normes en vigueur dans le milieu professionnel.

Nul, dans le travail salarié, n’échappe tout à fait à ce jugement. Certains métiers s’exercent sous le regard d’autrui, d’un chef, de collègues, d’usagers ou clients, de badauds. Une vendeuse qui, sous le regard impatient d’une dizaine de clients attendant leur tour, confectionne un emballage de fête, est extrêmement exposée, mais c’est le lot de tous ceux qui travaillent en public ou pratiquent un métier de l’humain. Même lorsqu’il travaille à l’abri des regards, le travail d’un professionnel est jugé à travers la qualité et la fiabilité de ses produits, le temps requis et les indices accessibles d’efficacité et de rendement.

Le jugement est d’autant plus redouté qu’il " ne fait pas la part des choses ", autrement dit adopte, naïvement ou non, le point de vue selon lequel le travail réel doit et peut s’approcher du travail prescrit, et considère donc tout écart comme une faute professionnelle ou un défaut de compétence, de sérieux, d’investissement, etc.

Si l’on abandonnait cette fiction, si l’on adoptait sur le travail une perspective plus proche de l’ergonomie de langue française ou de la psychosociologie du travail, on verrait que l’écart entre le prescrit et le réel est non seulement inévitable, mais qu’il est nécessaire et souvent bénéfique. Si les salariés demandent à être évalués par " quelqu’un du bâtiment ", ce n’est pas seulement parce qu’ils espèrent une solidarité de corps, mais parce qu’ils savent que seuls ceux qui ont fait le même travail ont éprouvé de l’intérieur l’écart entre le prescrit et le réel et savent qu’il est inéluctable et souvent fonctionnel.

L’un des problèmes que rencontrent une partie des inspecteurs scolaires comme d’autres contremaîtres issus du même métier est de ne pas transformer cette communauté d’expérience en complicité et en indulgence inconditionnelle. Pour que le regard informé reste expert et critique, peut-être faut-il que celui qui observe n’ait pas à se faire pardonner de ne plus avoir " les pieds dans la glaise "…

L’excellence et la conformité

Certains jugements portent sur l’excellence du praticien, d’autres sur sa conformité à des normes de comportement. En doctrine, on ne saurait confondre ces deux types de normes : une norme d’excellence est une pratique accomplie, hors d’atteinte du commun des professionnels, mais qui induit une hiérarchie en fonction de la distance de chacun à l’idéal. Le respect d’une norme de comportement est au contraire censé être à la portée de tout praticien sérieux et discipliné. Dans un milieu de travail, elle suppose certes des connaissances et des compétences, mais rien d’exceptionnel.

Toutefois, concrètement, la distinction n’est pas toujours facile : un contrat de travail impose un certain seuil d’excellence, témoignage de la compétence et de l’ardeur au travail. Un certain niveau d’excellence est donc aussi une forme d’obligation, s’il fait défaut, ce ne sera pas une faute professionnelle, mais tout de même un accroc au contrat de travail. Inversement, certaines normes de comportement induisent une forme de concurrence entre ceux qui les respectent grosso modo, sans faire de zèle, et ceux qui élèvent le conformisme au niveau d’un art et pratiquent la surenchère par perfectionnisme ou désir de se faire bien voir. Si la norme est d’arriver à l’heure, l’excellence est parfois d’arriver avant l’heure. La concurrence peut mener à une escalade sans fin dans le conformisme.

Dans le travail, il s’agit donc presque toujours de faire les choses à la fois " comme il faut ", " le mieux possible " et " au moins aussi bien que les autres ", le conformisme aux prescriptions étant le minimum requis, le dépassement de ce minimum donnant des atouts dans la compétition pour l’estime et parfois pour des gratifications moins symboliques, une augmentation ou une promotion.

L’évaluation du travail opère dans deux registres normatifs au moins. L’un couvre l’ensemble de l’activité et prescrit des attitudes, un rapport au travail à l’autorité, au temps davantage que des gestes précis. Le second prescrit des procédures à respecter dans des postes et des situations de travail définis.

Dans le premier registre, chaque milieu de travail, chaque métier produit une impressionnante série de normes spécifiques, mais ce sont assez souvent des déclinaisons de principes généraux tels que :

  1. Observer les horaires de présence et de travail.
  2. Tenir les échéances et la planification du travail.
  3. Suivre la voie hiérarchique et les procédures formelles.
  4. Ne pas s’approprier ou détourner des ressources de l’organisation à des fins personnelles.
  5. Se montrer efficace et efficient dans l’emploi du temps et des ressources.
  6. Coopérer sans réticence avec des collègues dans le cadre de l’organisation du travail (transmettre les informations, demander ou apporter de l’aide, etc.)
  7. Respecter la division du travail, ne pas s’attribuer des tâches relevant d’autres personnes, ne pas se décharger de ses tâches propres sur d’autres.
  8. Ne pas utiliser des moyens illégaux ou contraires au code d’éthique.
  9. Honorer le secret de fonction, ne pas divulguer des informations confidentielles hors des cercles autorisés.
  10. Ne pas conserver par dévers soi des informations, des idées ou des ressources utiles à l’organisation.
  11. Respecter les règles de sécurité, d’hygiène, de protection contre diverses nuisances.
  12. Obéir aux directives de l’autorité légitime.
  13. Lui rendre des comptes à sa demande et se prêter à des procédures d’évaluation.
  14. Ne pas s’approprier le travail ou les compétences d’autrui.
  15. Utiliser les méthodes de travail reconnues par la corporation ou l’organisation.
  16. Ne pas nuire au fonctionnement ou aux intérêts de l’organisation.
  17. Manifester solidarité, loyauté, disponibilité, responsabilité, sens de l’initiative en cas de difficultés imprévues.
  18. S’adapter aux changements de technologies, de structures, de normes et se former en conséquence.

On pourrait enrichir et discuter cette liste. En l’état, elle couvre une bonne partie des situations de travail, en prenant une coloration selon les domaines : selon qu’on est mécanicien dans un garage, employé de banque, laborantin dans une entreprise pharmaceutique, agent de police ou professeur, les gaspillages, les courts-circuits hiérarchiques, les indiscrétions possibles ou les risques professionnels à prévenir changent de nature. Cet ensemble de principes généraux et quelques autres, plus spécifiques, décrivent un premier niveau de ce que les ergonomes appellent le travail prescrit. Ils s’y intéressent en général assez peu, laissant ce premier registre normatif aux sociologues.

Les ergonomes se centrent en revanche sur le détail des gestes professionnels : comment le praticien fait-il une piqûre ou une vidange, comment dispose-t-il un couvert ou une souricière, comment transfère-t-il des fonds ou des informations, comment ouvre-t-il un dossier ou un abdomen, comment ferme-t-il un compte ou un restaurant, comment contrôle-t-il un passeport ou un niveau d’huile, comment construit-il un abri ou un budget, comment organise-t-il un voyage ou une séquence didactique ? L’intérêt pour le geste technique ne signifie pas qu’on se détourne de la relation, des émotions, des souffrances, des rapports de pouvoir, mais qu’on les traque dans la substance de l’action et des opérations mentales et des dialogues professionnels qui la sous-tendent

À toutes ces questions, les organisations qui emploient des travailleurs répondent de façon normative, par des prescriptions ou des recommandations édictées par les responsables de l’organisation du travail. Il s’agit alors d’opérations précises, qui doivent se réaliser selon des règles strictes ou des principes généraux visant à assurer la sécurité et l’efficacité de l’action. Même un artisan indépendant est censé connaître et suivre " les règles de l’art ". Il peut être poursuivi pour faute professionnelle s’il fait du tort à des tiers par méconnaissance ou mépris de ces règles.

Dans une entreprise ou une administration, la part du travail prescrit est plus forte, pour assurer la sécurité dont l’employeur est comptable aussi bien que la productivité du travail. Certes, le licenciement menace les employés qui s’écartent de façon répétée et spectaculaire des attentes de leur employeur. Cependant, la peur du licenciement n’apparaît pas un mécanisme suffisant. Les entreprises et les administrations multiplient donc les règles et les contrôles, en assortissent chaque poste de travail, chaque machine, chaque opération d’un ensemble de prescriptions censées garantir le respect de l’environnement et des machines, la sécurité, la productivité, la coordination des tâches et des opérations dans le cadre de la division instituée du travail. Tout cela définit la tâche prescrite.

 

Le travail réel dans son écart au travail prescrit

L’observation montre que toute activité réelle s’écarte, parfois spectaculairement, de la tâche prescrite. D’où vient cet écart entre travail prescrit et travail réel ?

Cet écart peut s’analyser dans les deux registres normatifs distingués plus haut. Ses sources et ses logiques sont en revanche largement les mêmes. Elles sont multiples :

a. L’écart à la norme est parfois une condition de la réussite de l’action dans ses conditions effectives de déroulement. Dans certains cas, si l’on observe à la lettre les prescriptions de sécurité, les procédures formelles, les méthodes standards, on est irréprochable, mais on ne maîtrise pas la situation. Dans les professions les plus qualifiées, savoir jouer avec les règles fait partie de la compétence de base ; dans des situations d’exception, on attend de chaque salarié qu’il " prenne des initiatives " et " se montre plus intelligent que la règle ".

b. La pression au rendement est une cause constante d’écart à la norme. Si les chauffeurs routiers respectaient strictement les limitations de vitesse et les heures de sommeil, si les douaniers faisaient systématiquement les vérifications prescrites, si les caissiers prenaient le temps de compter et recompter les sommes d’argent qui passent entre leurs mains, ils mécontenteraient leurs employeurs ou les usagers, ou les deux à la fois. La grève du zèle en est la démonstration par l’absurde : la société se bloque si chacun observe scrupuleusement toutes les règles.

c. L’écart entre travail réel et travail prescrit peut trahir une incompétence ou en tout cas une difficulté d’agir de façon aussi rapide et sûre que le prévoit le poste de travail. Le job le plus simple suppose au minimum une certaine dextérité. Si elle n’est pas présente, le salarié doit feindre de nettoyer, vérifier, livrer ou réparer une partie des objets qu’on lui confie. Dans les métiers plus qualifiés, le défaut de compétence a des effets plus subtils, il peut par exemple infléchir les choix professionnels, voire le diagnostic des situations.

d. L’écart aux normes professionnelles peut refléter un manque de compréhension de leurs fondements scientifiques ou éthiques, donc des risques et des enjeux. Une partie des accidents du travail ou des erreurs naissent d’une vision fausse ou simplificatrice des forces et des processus à l’œuvre, radiations, contamination, courants électriques, produits chimiques, processus économiques ou psychosociologiques. Ce manque de compréhension peut refléter une désinvolture personnelle, mais c’est souvent la rançon d’un écart entre la qualification des salariés et la complexité qu’on leur demande de maîtriser.

e. L’écart peut manifester le refus de normes dont le salarié ne voit pas la nécessité, par exemple rester debout derrière un comptoir, porter une cravate ou se laver régulièrement les mains. Il ne méconnaît pas alors les raisons d’être de la norme, mais il n’y adhère pas personnellement ou seulement dans certaines circonstances.

f. L’écart peut naître de la paresse, du refus d’investir dans son travail l’énergie, la rigueur, la concentration, la persévérance exigée du sentiment que sa contribution équilibre sa maigre rétribution financière ou symbolique (Jobert, 2001).

g. L’écart peut traduire un manque de courage, d’esprit de décision. Dans de nombreux métiers, il faut agir dans l’incertitude, avant d’avoir toutes les données et toutes les garanties. Certains praticiens ont peur de prendre ce risque et n’agissent jamais qu’à coup sûr, ce qui peut amener à multiplier les examens et les études, à geler les problèmes, à différer les arbitrages, à laisser les problèmes se transformer pour que quelqu’un d’autre en hérite.

h. L’écart peut résulter d’un conflit entre le mandat et le projet personnel d’un praticien. La plupart des salariés rêvent d’être aussi libres qu’un artisan à son compte, sans courir les mêmes risques économiques. Ils composent donc entre les exigences du poste et ce qu’ils aiment et savent faire, ce qui donne du sens et de l’attrait à leur vie professionnelle.

i. L’écart à la norme peut provenir de l’irruption dans le monde du travail de pulsions et de passions humaines : désirs, séduction, complicités, histoires de sexe, histoire d’amour ou d’amitié mais aussi histoires de haines, de pouvoir, d’exclusion, règlements de comptes, manipulation.

j. L’écart peut être la conséquence de maladies, de handicaps ou de troubles de la personnalité qu’il faut dissimuler le plus longtemps possible pour ne pas perdre son emploi.

k. L’écart peut être une forme de délinquance permettant le travail au noir, l’obtention de pots-de-vin ou d’autres avantages, le commerce des ressources de l’organisation (matières premières, fichiers, technologies par exemple) ou de plus graves escroqueries encore, détournements de fonds, espionnage économique.

l. L’écart peut encore manifester une opposition, larvée ou ouverte, au pouvoir qui édicte des normes jugées abusives, contraires aux droits de l’homme, par exemple lorsqu’elles interdisent de bavarder, de s’asseoir, d’aller aux toilettes lorsqu’on en a besoin. Plus une institution est " totale ", au sens de Goffman (1968), plus elle développe des déviances à large échelle, sans lesquelles il serait difficile de survivre, dans une prison, un asile ou une armée, mais aussi certaines entreprises.

m. L’écart peut être une affaire de solidarité entre collègues ou camarades de travail. La sociologie du travail a montré depuis longtemps qu’à la norme de l’entreprise, guidée par la loi du profit maximal, s’opposait une norme émanant des travailleurs et les protégeant de la pression au rendement qu’ils subissent.

Ce dernier point montre que l’écart peut exprimer une culture et ne pas être une affaire purement individuelle. C’est vrai, à des degrés divers, de chacune des sources évoquées.

L’inventaire de ces mécanismes donne évidemment une image assez sombre des pratiques et des praticiens. On pourrait, pour rétablir l’équilibre, décrire les diverses raisons et circonstances qui conduisent une partie des praticiens à se surpasser, à en faire nettement plus que ce que leur job exige. Consentir des heures supplémentaires, emporter du travail à la maison, assumer les urgences, suppléer aux collègues absents ou défaillants, prendre des responsabilités pour lesquelles on n’est pas payé, mettre dans son travail plus de sérieux, d’humanité, de disponibilité ou de créativité qu’une organisation ne saurait exiger, tout cela relève aussi des écarts entre travail prescrit et travail réel.

Simplement, ils ne constituent pas au même degré des obstacles à l’évaluation du travail. Certes, la modestie ou la crainte d’avoir l’air prétentieux peuvent amener certains professionnels à taire ou à minimiser leur dévouement, leur investissement sans limites, parfois leur courage. Ils ont cependant - en général - moins à perdre à se montrer au-delà de la norme qu’en deçà.

Cet inventaire des sources possibles et des logiques de l’écart entre travail prescrit et travail réel pourrait suggérer que chaque praticien les cumule. On se trouve au contraire devant un paysage très contrasté : dans leur majorité, par vertu, amour du travail bien fait ou peur des conséquences, les salariés s’en tiennent à des écarts mineurs et selon certaines des dimensions repérées seulement. Ceux qui cumulent toutes les formes d’écart vivent en quelque sorte une double vie et se retrouvent parfois au chômage ou devant un tribunal.

Toute démarche d’analyse heurte non seulement des modesties ou des pudeurs, mais peut faire courir des risques lorsqu’elle met à jour des pratiques qui ne peuvent perdurer que dans le non-dit. Chacun sait à peu près quels écarts il s’autorise entre travail prescrit et travail réel, mais cela ne l’empêche pas de se considérer comme un praticien honnête, sérieux, consciencieux, compétent, bref, presque irréprochable. Au fil des années, chacun devient maître dans l’art d’enjoliver et de (se) raconter des histoires. Qui se prendrait pour un voleur parce qu’il utilise les stylos ou le papier de son entreprise à des fins personnelles ou photocopie au travail les circulaires de son association sportive ? Entre " Tout le monde en fait autant " et " C’est une contrepartie infime à tout ce que je fais pour un salaire minable ", l’éventail des justifications est large. Du moins aussi longtemps que tout se passe dans le for intérieur de chacun. Dès le moment où ces choses dont dites à un tiers, ou dans un groupe, elles prennent un autre poids et les notes de frais gonflées, les contrôles non faits, les précautions non prises peuvent être nommées : abus, désinvolture, irresponsabilité, etc. 

Des écarts programmés et déniés par l’organisation

Les écarts entre travail prescrit et travail réel sont assez souvent la résultante des contradictions de l’organisation, qui doit à la fois avoir l’air de faire les choses dans les règles de l’art et " tourner " avec des ressources limitées, soit pour dégager des profits, soit pour faire avec des financements publics en baisse ou qui n’augmentent pas en proportion de la demande sociale. Le travail prescrit est souvent pensé pour le meilleur des mondes : chacun est censé être à sa place, serein, motivé, formé et informé, l’organisation lui donnant tous les moyens de faire son travail, ne faisant jamais pression sur lui, ne le plaçant jamais devant des dilemmes du type menacer la compétitivité de l’entreprise ou prendre des libertés avec les prescriptions…

L’écart entre le travail réel et le travail prescrit peut faire l’objet d’une réprobation morale si l’on fait abstraction des contextes et des systèmes. Sociologiquement, il est à la fois inévitable et indispensable : c’est parce qu’il y a du jeu que la machine sociale peut tourner. Les systèmes humains sont moins fragiles qu’un mécanisme d’horlogerie, parce qu’ils continuent à fonctionner avec une dose d’écart à la norme qui paralyserait toute machinerie. Ce qui apparaît une déviance, pas toujours reluisante, prise cas par cas, permet globalement la coexistence plus ou moins pacifique et la mobilisation d’ensembles immenses de personnes au service de buts collectifs.

Il importe que celui qui veut conduire une évaluation du travail s’engage dans la mise à distance qui vient d’être esquissée, pour se départir de tout jugement moral et donner au contraire à ses interlocuteurs l’impression qu’il connaît les contradictions dans lesquelles ils se débattent, qu’il sait que chacun ne fait pas ce qu’il veut ou doit faire et compose avec toutes sortes de contraintes, de limites, d’attentes, de circonstances.

Cette compréhension &emdash; à supposer qu’elle soit jugée crédible - ne suffira pas cependant à créer une confiance aveugle. Il est normal que les praticiens résistent à l’évaluation de leur travail et élèvent un rideau de fumée. Faire partie de la corporation peut aider à être moins naïf, mais induit aussi une forme de complicité, qui interdit certains questionnements. De toute façon, il faut s’attendre à ce que la mise à plat du travail réel soit une longue quête, d’autant plus longue et difficile qu’on s’intéresse à des professionnels très qualifiés, qu’on ne peut observer au travail sans leur accord (Dodier, 1993) et qui ont les moyens de se protéger ou de jeter de la poudre aux yeux. 

La ruse au principe de la survie

Aussi longtemps qu’on enfermera les acteurs dans la fiction d’un travail entièrement rationnel, l’évaluation sera vécue comme un danger, une façon de donner à voir la réalité pour la condamner au nom de la norme, pour mieux restreindre les marges de liberté des salariés.

Si l’évaluation du travail se place du côté de la fiction d’un travail constamment cohérent, efficace, maîtrisé, conforme aux prescriptions et à l’état de l’art consacré par quelques experts, elle ne peut qu’alimenter des stratégies de défense ou de dissimulation. De même si elle est vécue comme une atteinte à l’autonomie professionnelle, que cette dernière permette de faire son travail ou d’y échapper.

La porte est étroite : voir l’évaluation comme une pure relation d’aide serait faire fi du droit au contrôle que donne tout contrat de travail ; se placer entièrement du côté de la norme met le salarié en position défensive et le pousse à saboter tout système " intelligent " d’évaluation, autrement dit tout système qui requière la coopération active des intéressés.

Je ne sais pas si cette contradiction est surmontable. Peut-être le " refus de participer à sa propre évaluation " est-il l’équivalent, dans le monde du travail, du droit de ne pas contribuer à son propre procès. Il se peut que les organisations soient condamnées à pencher soit vers des évaluations violentes, intrusives, menaçantes et cruelles, comme dans une partie des entreprises, soit vers des simulacres, comme dans les administrations publiques…

Tentons contre ces deux dérives d’examiner de plus près quelques dispositifs plus subtils et les ruses qu’on leur oppose ou leur opposera. 


II. Trois fausses pistes

Les difficultés de l’évaluation du travail enseignant font l’objet de réflexions multiples, notamment autour du thème très polémique de " l’obligation de résultats ".

Je vais dire rapidement pourquoi :

Pourquoi ferait-on abstraction des apprentissages des élèves ?

Dans des travaux antérieurs (Perrenoud, 1996 b ; 1997, 1998), j’avais avancé quatre conditions pour qu’il soit à la fois possible et légitime d’exiger des résultats dans un métier donné :

1. Que le problème à résoudre soit purement technique, autrement dit que les finalités de l’action soient parfaitement claires et que les professionnels n’aient d’autre tâche que de chercher les meilleurs moyens d’atteindre des objectifs sans équivoque.

2. Que l’action des professionnels ne dépende que marginalement de la coopération ou de la mobilisation de personnes ou de groupes indépendants de l’organisation qui les mandate.

3. Que l’état des savoirs savants et professionnels rende possible une action efficace dans la plupart des situations rencontrées.

4. Que les situations qu’affrontent les professionnels de même niveau de qualification soient sinon identiques, du moins relativement comparables.

Il n’est pas nécessaire de revenir sur le détail de l’analyse pour constater que ces conditions ne sont pas véritablement remplies dans l’enseignement, du moins si les résultats sont jaugés à l’aune d’une norme standard, indépendante du contexte et identique pour tous les apprenants.

Peut-on en conclure que l’enseignant n’est dès lors assujetti à aucune obligation de résultats ? En caricaturant l’obligation de résultats, on peut en délivrer à bon compte les métiers de l’humain. Nul ne saurait par exemple soutenir l’idée que le mandat d’un enseignant est d’amener en un an tous ses élèves à maîtriser l’intégralité des connaissances et à manifester sans faille toutes les compétences visées par le programme. Chacun sait qu’il faut faire avec le niveau initial des élèves, les appuis dont ils disposent, leur rapport au savoir, leurs résistance à l’intention et à l’action de les instruire, la dynamique de la classe, son effectif, les circonstances, les conflits, les incidents qui détournent des apprentissages et du savoir. On peut attendre d’un travailleur peu qualifié que, nanti des matériaux et des équipements requis, dans des conditions normales, il découpe un nombre fixé de tôles ou lave un nombre fixé de vitres en respectant un seuil de qualité. On ne peut attendre d’un enseignant qu’il instruise un nombre prescrit d’élèves en un temps donné.

Mais rien n’interdit une approche plus subtile. En début d’année scolaire, dans une classe donnée, est-il impossible de situer la performance attendue d’un enseignant moyen faisant correctement son travail ? Elle se positionnera entre deux seuils extrêmes :

Il est bien entendu difficile de chiffrer ces deux seuils extrêmes aussi bien que le niveau de performance attendu d’un enseignant moyen. Il n’est pas exclu que des travaux sur l’effet-maître, l’effet-établissement et le poids des variables agrégées, écologiques et contextuelles permettent peu à peu de calculer une performance attendue (moyenne et dispersion) pour chaque classe. Encore faudrait-il que ces bases de comparaison soient solides, comprises et acceptées par les intéressés.

Là n’est pas mon propos. Il vise plutôt à dissocier :

- d’une part, le principe même de résultats attendus ;

- d’autre part, son opérationnalisation comme instrument d’évaluation.

La confusion des deux niveaux est commode : elle permet de rejeter le principe en incriminant les outils manquants ou défaillants. Or, ce rejet n’est fondé que parce que l’on s’enferme dans une vision bureaucratique de l’obligation de résultats, en feignant de croire que les résultats attendus devraient être :

Rien n’oblige à adhérer à cette vision des choses, dont le seul avantage est l’apparente équité. Il serait parfaitement possible de faire confiance à l’expertise d’un professionnel qui, sans se priver de données sur les élèves et le contexte, aurait pour mission de porter un jugement sur l’efficacité d’un enseignant, en répondant à la question suivante : dans les conditions de travail qu’il avait, avec les élèves qui étaient les siens, cet enseignant a-t-il fait, cette année-là, ce qu’il était possible de faire dans l’état de l’art et de la science de l’enseignement et de l’apprentissage ?

Je ne dis pas que les inspecteurs actuels sont à même de porter un tel jugement, qu’ils en ont la légitimité et les compétences. Je ne propose pas davantage pour l’instant de confier un tel jugement à un autre corps d’experts. Ce qui m’importe à ce stade, c’est la possibilité même d’une telle expertise.

Si l’on pense que nul, à l’exception de l’enseignant lui-même, n’est en mesure de juger de son efficacité, il faut en accepter le corollaire : l’enseignement est une pratique sans références professionnelles communes, du moins sans autres références que les savoirs à enseigner. C’est une aventure singulière, chacun est enfermé dans sa propre histoire, définit sa propre forme de professionnalité, construit sa propre didactique, sa propre pédagogie, sa propre éthique, sa propre manière de faire, incommensurable, incomparable à d’autres. Sauf sur les aspects les plus extérieurs à l’acte pédagogique &emdash; présence, respect du programme et des procédures d’évaluation &emdash; l’enseignant ne rend compte qu’à lui-même, car nul n’est habilité à le juger.

Autant dire que si l’on adhère à cette vision &emdash; qui séduira sans conteste les professeurs les plus conservateurs &emdash; on peut en conclure que les chercheurs en éducation et les formateurs d’enseignants n’ont plus qu’à mettre la clé sur la porte. Ou du moins à renoncer à introduire tout élément de rationalité partagée dans le travail d’organisation des apprentissages. On peut du même coup renoncer à toute inspection ou évaluation, ou les limiter au respect de quelques règles de base.

À l’inverse, lorsqu’on adhère à l’idée que faire apprendre n’est pas un processus aléatoire, que la pratique et les compétences de l’enseignant font une différence, dès qu’on admet la réalité de " l’effet-maître ", et qu’on considère qu’il dépend non seulement de ses caractéristiques personnelles, mais aussi et d’abord de son action professionnelle, alors on ne peut faire abstraction des apprentissages des élèves. Ce serait faire comme si la qualité professionnelle d’un médecin n’avait rien à voir avec le nombre de patients qu’il guérit, la qualité d’un ingénieur civil aucun rapport avec le nombre d’ouvrages fiables et fonctionnels qu’ils construit, etc.

L’obligation de compétences, pour laquelle je plaiderai plus loin, s’efforcera donc de réintégrer les apprentissages des élèves dans un " tableau clinique " brossé par un expert capable de " faire la part des choses ", de ne pas appliquer mécaniquement des " normes de production ", mais d’assumer tranquillement le fait que les enseignants ne sont pas interchangeables et que certains posent des gestes professionnels en moyenne plus justes et efficaces que d’autres.

Suivre la règle et renvoyer la responsabilité au système ?

Une autre échappatoire consiste à tenir les enseignants pour comptables, non pas des apprentissages des élèves, mais des moyens mis en œuvre pour les faire advenir. Ce qui substitue une " obligation de moyens " à une " obligation de résultats ".

C’est ce que propose Meirieu. Sans prendre le contre-pied de cette position, je voudrais montrer qu’elle peut conduire à la déprofessionnalisation ou à son contraire selon la conception qu’on se donne des moyens.

Si les moyens sont connus a priori et font partie des composantes du travail prescrit, on se trouve du côté des métiers de l’exécution. Le praticien qui peut apporter la preuve qu’il a utilisé les bons équipements et les bons produits, fait les vérifications d’usage, suivi les méthodes et les procédures standards, se trouve libéré de toute responsabilité morale, civile et pénale quant aux résultats de son action. Le débat sur la faute professionnelle éventuelle (Chateauraynaud, 1991) ne tient évidemment pas pour acquis le respect de toutes les règles et la controverse peut porter sur leur légitimité ou leur publicité. Il est improbable en effet que même dans un métier en apparence simple et peu qualifié, les situations à gérer soient entièrement prévisibles et couvertes par des règles claires. Improbable aussi que, même dans le milieu le plus technique ou juridique, les règles fassent l’unanimité, ne serait-ce que parce que l’évolution des savoirs, des technologies ou du droit provoque des développements méthodologiques ou normatifs permanents, qui ne sont pas stabilisés sans délai ni débat.

Il serait donc absurde de prétendre qu’un professionnel n’exerce aucun jugement et n’est donc jamais incriminable pour n’avoir pas " fait le bon choix " dans une situation de conflit de règles ou échappant au travail prescrit. Toutefois, dans un métier peu qualifié, cela se produit à la marge et la responsabilité morale, civile ou pénale est imputée d’abord à l’organisation. Dès lors qu’on peut montrer une défaillance dans la formulation des règles et des procédures ou dans la formation et l’information visant à en garantir la compréhension ou dans le contrôle de qualité, le salarié est hors de cause s’il a suivi les règles. Ce sont les auteurs de règles, ceux qui les transmettent ou en surveillent l’application qui assument la responsabilité principale.

Transposé à l’enseignement, ce modèle amènerait à dire qu’un enseignant qui a suivi le programme, utilisé la méthode et les moyens d’enseignement préconisés, administré les épreuves prescrites aux moments prescrits, n’est aucunement responsable du fait que tout ou partie de ses élèves n’aient rien appris ou beaucoup moins que ce qui était visé !

Sous cette forme un peu caricaturale, la description peut faire sourire. C’est pourtant une pente possible du métier d’enseignant, et une forme de tentation, car elle délivre du poids de la responsabilité. C’est d’autant plus tentant que le métier d’enseignant s’exerce dans une certaine opacité et que ce statut n’empêche aucun enseignant de prendre de " petites libertés " avec le programme, les méthodes orthodoxes, l’usage prescrit du matériel ou les procédures d’évaluation. Contrairement à ce qu’on imagine souvent, l’autonomie dont rêvent la plupart des praticiens &emdash; dans l’enseignement comme ailleurs - ne consiste pas à réinventer le métier de fond en comble, mais à faire les choses " comme on les aime " aussi bien qu’à ne pas faire certaines choses pesantes ou auxquelles " on ne croit pas ". Cette liberté, que j’ai appelé de contrebande (Perrenoud, 1996 a et d), n’exige pas une tout autre professionnalité, assortie d’une plus forte responsabilité formelle ; l’opacité des pratiques et la difficulté de reconstituer les gestes professionnels peu orthodoxes ou défaillants suffit à garantir l’impunité.

Ce dernier élément est particulièrement important. Dans un traitement médical, une erreur peut-être fatale : contrôle de routine omis, confusion de formule sanguine, mauvais dosage d’un médicament vital, contre-indication oubliée, fausse manœuvre opératoire, échange de dossiers. Rien de tel dans l’enseignement. Si, jour après jour, un enseignant ignore les questions d’un élève ou le ridiculise dès qu’il se manifeste, les effets ne seront visibles qu’à long terme et il sera difficile de les rapporter à une décision précise. Si, durant toute l’année, un professeur juge qu’un élève est inéducable ou que son comportement " ne mérite aucune indulgence ", cela ne se verra pas à l’œil nu lors d’une simple visite de classe et aucune reconstitution d’un moment de travail isolé ne pourra objectiver le rapport entre une attitude constante de l’enseignant et le processus de marginalisation progressive qu’elle induit chez un élève.

Entendue au sens bureaucratique de l’expression, l’obligation de moyens ferait régresser le métier d’enseignant vers la prolétarisation et la dépendance sans garantir grand chose de plus dans le registre des apprentissages. Ni l’amour, ni l’intelligence, ni la sollicitude, ni le respect ne sont des moyens prescriptibles et même dans le registre plus technique des séquences didactiques et des régulations cognitives, l’indication méthodologique n’a guère de valeur si elle n’est pas habitée par une intelligence professionnelle (Carbonneau et Hétu, 1996 ; Jobert, 1999).

Ce qui conduit à concevoir tout autrement l’obligation de moyens, à la définir comme l’obligation de " se donner les moyens " d’une action pédagogique réussie, tous les moyens, ceux qui relèvent des règles, méthodes et techniques connues lorsqu’elles sont efficaces, et ceux qui passent par une stratégie originale et inventive, voire déviante, lorsque les démarches standards sont sans effets.

C’est cette obligation-là que je nommerai " obligation de compétence " plutôt que de " moyens ", car elle concerne davantage le praticien, sa capacité de jugement et son aptitude à prendre des risques calculés, que des moyens définis qu’il aurait à mettre en œuvre. L’attente se déplace et s’adresse moins aux moyens eux-mêmes qu’au choix avisé des moyens, autrement dit à l’expertise du professionnel qui en adopte, en adapte ou en développe, pour sa classe, pour sa discipline ou pour tel élève cette année-là, confronté à tel obstacle. 

La coopération de tous a besoin de la compétence de chacun

L’insistance mise de nos jours, à juste titre, même si c’est de façon optimiste et volontariste, sur la coopération professionnelle, le travail d’équipe et les projets d’établissement, peut renouveler la problématique et sortir des impasses de l’évaluation individuelle des personnels enseignants.

Et si on se bornait à évaluer des unités de travail, des équipes ou des établissements ? Le rapport Monteil va dans ce sens, pensant, de la sorte, sortir du dilemme de l’inspection : ou les inspecteurs font leur travail et deviennent de mauvais objets, ou ils feignent d’inspecter, et ne servent à rien.

Passer quelques heures dans une classe tous les quatre à six ans, au gré d’une visite annoncée, est un simulacre d’évaluation. Cela suffit probablement à détecter de grossières carences, mais alors, en général, d’autres régulations se sont déjà mises en place et l’inspecteur, dont la visite est alors provoquée par des tiers, ne fait que valider un diagnostic déjà établi et appuyer de son autorité des mesures d’urgence proposées par le chef d’établissement, des parents, voire des collègues. Il faut sans doute qu’il existe des pompiers, mais l’évaluation du travail devrait être avant tout préventive, survenir avant que tous les signes extérieurs de la catastrophe soient réunies et visibles.

Inspecter, dans ce sens, ce serait venir en classe plus souvent, plus longuement, non pour vérifier des soupçons ou donner suite à une dénonciation, mais pour établir un bilan et le soumettre au professeur. Il n’est pas nécessaire de survenir à l’improviste : si l’inspecteur passe plusieurs jours dans une classe primaire ou suit un enseignant du second degré de classe en classe, durant la même période, il sera difficile de faire illusion aussi longtemps.

Pour cela, il faudrait évidemment multiplier les postes d’inspection et décharger leurs titulaires de multiples tâches qui obèrent leur emploi du temps. Les inspecteurs se retrouveraient alors " au pied du mur ", autrement dit dans des conditions où il devient à la fois possible et inévitable d’observer et d’évaluer la pratique d’un enseignant. Non pas absolument et sans aucun risque d’erreur, mais sérieusement, surtout s’il existe des procédures de recours ou de médiation en cas de vif désaccord sur les faits ou leur interprétation, ou de conflit entre personnes.

Au pied du mur, l’inspecteur devrait faire preuve de nombreuses qualités : perspicacité, sens de l’observation, outils d’analyse, mais aussi capacité de dire sans blesser inutilement ni édulcorer, de juger des gestes professionnels sans humilier la personne. Évaluer quelqu’un est la chose la plus difficile du monde lorsqu’on ne peut se protéger derrière un rapport de force très asymétrique ou se cacher derrière des grilles et des mécanismes impersonnels. Il faut donc du temps, des compétences et du courage.

L’hypothèse d’une évaluation des équipes ou des établissements, aussi intéressante soit-elle, vient à point pour brouiller les cartes et dissuader d’approfondir un véritable problème : pourquoi les inspecteurs inspectent-ils de moins en moins, n’intervenant que pour réprimer les abus pendables et faire fonctionner le système de notation et d’avancement ?

Il me semble qu’il ne faut pas fermer ce dossier, qu’il importe de continuer à réfléchir à l’évaluation des personnes tout en inventant de nouvelles formes d’évaluation des équipes et des établissements. Parce que le tout, s’il est &emdash; potentiellement - plus que la somme des parties, n’est jamais indépendant des parties. Si certaines équipes dysfonctionnent ou sont moins efficaces que la majorité de leurs membres travaillant séparément, c’est notamment parce qu’elles absorbent une bonne partie de leurs forces pour masquer ou réparer l’incompétence de tel ou tel des équipiers.

L’honneur d’une équipe ou d’un établissement est d’apparaître comme un acteur collectif homogène, de faire bonne figure vis-à-vis de l’extérieur, selon le principe " On lave le linge sale en famille ". Dans un collectif " idéal ", il s’opère effectivement des régulations. De même dans un collectif soumis à une forte compétition, comme une équipe sportive. Dans une équipe pédagogique ou un établissement, il reste un long chemin à parcourir pour que chacun se sente à la fois solidaire et responsable des performances de ses co-équipiers. La régulation s’arrête lorsque l’essentiel est sauvegardé : une réputation globalement satisfaisante, une paix vivable entre les personnes, un bon climat. Il est éthiquement très ambigu et sociologiquement très irréaliste de demander à des égaux d’exercer un contrôle mutuel fort, en particulier dans une culture professionnelle aussi individualiste et dans un métier où la relative opacité des résultats et de la contribution qu’y apportent les uns et les autres permet de " noyer le poisson ". Il serait naïf de croire qu’une évaluation externe ne portant que sur une collectivité de travail peut identifier du même coup des maillons faibles de la chaîne, et mieux, impulser des régulations internes fortes et durables des compétences et pratiques des individus.

Une collection de professionnels compétents ne constitue pas ipso facto une équipe ou un établissement performants, comme le montrent les travaux sur les écoles efficaces, qui insistent sur une vision partagée des objectifs et une responsabilité commune à l’égard des apprentissages des élèves. Je n’en déduirai pas pour autant qu’il faut cesser d’évaluer le travail des individus, mais plutôt qu’il faut désormais l’évaluer aussi sous l’angle de sa contribution au projet d’ensemble, de sa dimension collective, tant dans le registre relationnel - partage des informations et des ressources, respect des autres, gestion des divergences et des conflits &emdash; que dans le registre plus technique de la coordination des actions, voire de l’orchestration des habitus.

Autrement dit, l’insistance sur la coopération professionnelle ne devrait pas faire disparaître les personnes et la responsabilisation des unités ne devrait pas déresponsabiliser les individus.


III. Obligation de compétences et analyse du travail

Lorsqu’on engage un travailleur manuel, mieux vaut le mettre à la tâche plutôt que de l’interviewer sur sa pratique : " C’est au pied du mur qu’on juge le maçon ". On postule que le défaut de compétence se verra alors immédiatement. Plus on va vers des métiers complexes, moins il est évident de juger de la compétence de visu, sur une ou quelques tâches isolées. Car la plupart de ces tâches s’inscrivent dans une stratégie à moyen terme et ne peuvent être appréciées hic et nunc que sous l’angle de leur accomplissement technique, non de leur pertinence stratégique (Tardif, 1992), autrement dit de leur contribution au plan d’ensemble. Même en s’installant durablement dans le lieu de travail, il ne suffirait pas d’observer les gestes posés : une partie essentielle de la compétence se niche dans le jugement professionnel, les questions que le praticien se pose, les hypothèses qu’il formule dans sa tête, les hésitations qu’il éprouve, les décisions qu’il prend, les modulations qu’il envisage et opère, les interventions auxquelles il renonce délibérément. Bref, sans un accès au raisonnement professionnel, l’observation directe de l’action, même de longue haleine, et l’enregistrement de ses résultats, ne renseigneront pas véritablement sur les compétences du praticien. Au mieux, ces constats permettront d’estimer son (in)efficacité. Elle ne permet pas de comprendre ses causes. Ce qui ne veut pas dire qu’il suffit de s’entretenir avec un professionnel pour juger de ses compétences. On sait bien que le discours peut faire illusion, en particulier en pédagogie. C’est ainsi que si l’on observe les enseignants qui prétendent &emdash; et pensent de bonne foi &emdash; faire de l’évaluation formative, favoriser la métacognition, travailler à partir des erreurs des apprenants, différencier leurs interventions, on tombe parfois de haut. Essentiellement parce qu’entre le principe et sa mise en œuvre, on observe une déperdition de sens, un appauvrissement conceptuel, une réduction à quelques pratiques stéréotypiques.

Évaluer les compétences professionnelles d’un enseignant n’est donc pas simple et lui proposer des régulations moins encore. L’orientation envisagée ici ne constitue en aucun cas une solution de facilité. En revanche, elle me semble de nature à favoriser une réelle professionnalisation du métier d’enseignant.

Je ne m’attaque pas encore ici à la question des ressources, de la position institutionnelle et des compétences des évaluateurs. En formation initiale, la certification porte sur les compétences, de façon convaincante ou non. L’obligation de compétences fait partie du contrat et son défaut justifie &emdash; en principe &emdash; le refus de la certification. Une fois les enseignants en fonction, l’obligation de compétences appelle une forme d’évaluation qui est pour l’instant " en quête d’acteurs " (Perrenoud, 1996 c). Avant de chercher qui pourrait la prendre en charge, tentons d’abord d’en préciser les contours.

 

Un bilan de compétences

Lorsqu’on pense " évaluation du travail des enseignants ", le bilan de compétences est l’un des outils qui se présente. Adossé à un référentiel établi et accepté, il consiste à faire le point sur les compétences construites, en cours de construction ou à construire. Cela n’épuise pas la problématique, mais c’est un bon début. On se heurte d’emblée de sérieux obstacles.

Légitimité d’un bilan

Ce qui est légitime, sinon facile, en formation initiale, devient presque infamant dans le métier d’enseignant, une fois titularisé. Un pilote ne se formalise pas lorsqu’on lui demande de revenir régulièrement faire la preuve de ses compétences, soit en simulateur, soit en vol avec un pair instructeur ; dans ce métier, on part du principe que le diplôme obtenu et l’acte d’engagement ne garantissent pas une fois pour toutes le niveau de compétence optimal :

De la même façon, on demande ou on envisage de demander aux médecins de faire tous les cinq ans la preuve que leurs connaissances et compétences sont à jour. Même pour le permis de conduire, une telle perspective est adoptée, avec les résistances qu’on imagine !

Les enseignants sont-ils à l’abri de ces processus ? Nullement. Leurs défauts de compétences ont-ils moins de conséquences ? Le " crash pédagogique " est simplement moins mortel, moins visible et plus ciblé sur des personnes. Pourquoi donc serait-il injurieux de demander aux professeurs de se soumettre régulièrement à un bilan de compétences ?

Certains refusent l’idée même qu’il faut, au-delà de la maîtrise des savoirs à enseigner, des compétences professionnelles spécifiques pour professer une discipline. Mais ils refusent tout autant que leur maîtrise des savoirs à enseigner soit périodiquement vérifiée. La culture académique semble un acquis indélébile, contrairement aux connaissances professionnelles ordinaires.

Parmi ceux qui acceptent l’idée d’un bilan de compétences, un second obstacle surgit : quelles sont les compétences de référence et quel est pour chacun le seuil qui définit la professionnalité. 

L’introuvable référentiel

J’ai discuté ailleurs (Perrenoud, 1999) la question des clivages que tout référentiel de compétences induit au sein du corps enseignant. Non seulement en raison de désaccords sur telle ou telle compétence, mais d’une profonde divergence sur l’idée même qu’on puisse " réduire " le métier d’enseignant à un référentiel, quel qu’il soit. Au nom des qualités humaines, des dimensions relationnelles et affectives, de la singularité des personnes, de la diversité des rapports au savoir, du génie propre de chacun, de son histoire à nulle autre pareille, on prétendra qu’aucun référentiel ne rend compte de la richesse, de la complexité, de la diversité des pratiques.

Sans doute les métiers techniques se prêtent-ils mieux à l’inventaire d’un certain nombre d’opérations qu’il faut savoir choisir et conduire pour arriver à ses fins. Les savoirs théoriques et méthodologiques font aussi l’objet d’un plus grand consensus. Imposer un référentiel au nom de la connaissance scientifique ou au nom de l’autorité administrative n’aurait guère de sens. La seule chance est de le construire en partenariat, en consentant des compromis. Mieux vaut, dans le contexte de l’évaluation des enseignants, un référentiel imparfait mais commun qu’une construction rigoureuse à laquelle personne n’adhère en dehors de ses auteurs et éventuellement de leurs commanditaires.

À supposer établi un tel référentiel, resterait à fixer des seuils de compétence acceptable. Que signifie, par exemple, gérer des parcours individualisés, pratiquer une observation formative, travailler par situations-problèmes, partir des représentations préalables des apprenants, dialoguer avec les parents, coopérer avec des collègues ? Ces abstractions supposent des indicateurs observables et un seuil au moins approximatif de maîtrise.

 Qui pourrait me juger ?

Troisième catégorie d’obstacles : à supposer que les professeurs acceptent le principe, un référentiel, des seuils de compétences, il leur resterait à donner le droit à quelqu’un de se faire juge de leurs compétences. Des collègues ? Ce sont des égaux, dont on désapprouve souvent les orientations ou dont on n’estime guère la pratique. Des chefs d’établissements ? Ils ne paraissent pas plus compétents que les enseignants, plutôt moins, puisqu’ils ont quitté la classe. Des experts, formateurs ou chercheurs ? Ils ont la tête dans les nuages et n’ont aucune idée de la réalité. Des inspecteurs ? Ils sont tout juste bons à donner une note ou à détecter les moutons noirs de la profession.

L’évaluation ne laisse aucun professionnel serein, le regard de l’autre est toujours une menace potentielle, nul n’est certain d’être irréprochable, mais il est sans doute peu de métiers où l’on récuse aussi facilement tous les juges. 

Une analyse du travail

Sans renoncer au bilan de compétences, peut-être ne faut-il pas lui donner la priorité et en faire plutôt la synthèse d’un parcours coopératif s’apparentant au débriefing tel qu’on le pratique dans certaines activités à hauts risques. Le débriefing s’effectue au retour d’une mission difficile. Il consiste, dans l’après-coup, à revenir sur les conditions de l’action, les décisions prises, les erreurs aussi bien que les options fondées. Non pas tellement pour juger positivement ou négativement, encore moins pour noter ou certifier. Essentiellement pour aider le praticien à comprendre, à porter un regard réflexif sur sa façon de fonctionner, sur les dangers et les effets pervers de ses routines aussi bien que sur les erreurs qu’il commet sous l’empire de l’urgence, de l’incertitude ou du stress.

Il faudra sans doute une forme de révolution culturelle, surtout dans les traditions les plus bureaucratiques, pour accepter que l’enjeu majeur de l’évaluation des enseignants devienne, plutôt que de noter ou régler l’avancement, de faire évoluer les pratiques pédagogique vers plus de justesse et de justice, plus d’efficacité, plus de fiabilité.

 Analyser pour mieux comprendre et maîtriser ce qu’on fait

Développer un rapport réflexif et analytique à la pratique est l’un des objectifs de la formation des enseignants telle qu’elle est conçue aujourd’hui. Idéalement, un praticien réflexif sollicite une évaluation externe lorsqu’il en a besoin, par souci de décentration ou s’il a l’impression d’être à la limite de ses ressources propres et de ce que peuvent lui apporter ses interlocuteurs et partenaires habituels.

Dans le monde tel qu’il est, la pratique réflexive reste une ascèse et il n’est pas déraisonnable de la stimuler par des dispositifs plus ou moins contraignants et invasifs. On a comme souvent affaire à un double seuil : en deçà d’une certains sollicitation externe, la machine réflexive ne se met pas en route ; mais au-delà d’un second seuil, elle se bloque et le sujet investit dans des mécanismes de défense, des stratégies de dissimulation, de justification, de dénégation.

Il importerait donc que la " culture de l’évaluation " soit, dans tous les domaines, mais en particulier dans celui du travail des enseignants, une culture de la confrontation entre points de vue et de l’élucidation, de l’analyse et de la théorisation des obstacles qu’on rencontre dans le travail quotidien aussi bien que des tactiques qu’on leur oppose.

Cette analyse peut être stimulée par :

Si les deux premières sources sont absentes, on peut douter du poids de la troisième. L’évaluation du travail des enseignants, telle qu’elle est conçue ici, n’a véritablement de sens que dans une culture professionnelle qui y prépare. On pourrait dire qu’on vise une " autoévaluation assistée ", que l’intervenant externe ne peut que renforcer les mécanismes réflexifs du sujet, à la manière d’un remède homéopathique qui n’a d’autre vertu que de stimuler les défenses " naturelles " de l’organisme.

Dans la phase de transition où se trouve le métier d’enseignant &emdash; à supposer qu’il progresse véritablement vers la professionnalisation &emdash; on peut considérer que des formes d’évaluation du travail qui devraient, idéalement, se fonder sur une professionnalité exigeante, peuvent aussi contribuer à la développer. Une des fonctions des dispositifs d’évaluation est de modéliser des postures et des pratiques réflexives, de leur proposer des instruments et des démarches que les professionnels peuvent s’approprier et utiliser par la suite seuls ou en équipe pédagogique.

 Partir des situations et des problèmes rencontrés

Sans proposer un dispositif, on peut indiquer une orientation. Posons qu’on reviendra d’autant mieux aux compétences qu’on les oublie un long moment pour s’absorber dans l’analyse fine d’actions situées, autrement dit de situations de travail. On ne s’empressera pas d’en déduire des points forts ou faibles, on s’abstiendra de juger, on prendra le temps d’entrer dans la complexité, sur le mode du récit et de l’analyse dans l’après-coup, voire en amont de l’action selon le moment de l’année scolaire.

Le but n’est pas de conseiller sur ce qu’il faudrait faire, ni de dire ce qu’il aurait fallu faire pour bien faire. Ce n’est ni de louer, ni de blâmer. C’est de faire expliciter un raisonnement professionnel, dans une posture qui n’est ni de recherche, ni de formation, mais d’aide à la régulation. L’analyse devrait en quelque sorte aider l’enseignant à formuler des éléments de réponse à deux questions :

Même si chaque enseignant passait deux heures par semaine avec un visiteur disponible, expert, auquel il accorderait sa confiance, avec lequel il aurait construit une complicité et des codes communs, il ne ferait pas le tour des problèmes qu’il résout au jour le jour. L’analyse n’est donc pas une ressource pour résoudre des problèmes concrets hic et nunc. Si c’est un bénéfice secondaire, tant mieux, mais l’objectif vise la prise de conscience d’un fonctionnement intellectuel et affectif plus général. La seconde question est en ce sens plus cruciale. Un expert entraîné pourrait, à partir d’un petit nombre de situations, aider un praticien à repérer ses habitudes mentales et son univers de ressources. La condition est évidemment que les situations de travail analysées soient fortement significatives, ce qui veut dire que le praticien joue le jeu, n’a pas peur de s’exposer et ne met pas toute son énergie à raconter des contes de fée. Cela ne veut pas dire qu’il faut se limiter aux échecs, aux conflits et aux crises, mais que la situation évoquée doit permettre de remonter à des fonctionnement récurrents, à des zones d'ombre ou d’incertitude dans l’exercice du métier. Comme dans un contrat de supervision, il appartient au praticien de choisir et de narrer les situations mais il revient à son interlocuteur de ne pas se laisser mener en bateau. Il y a évidemment dans une telle analyse une part de tension. Sans toile de fond coopérative, sans un minimum de confiance mutuelle, on perd son temps. Mais cela ne garantit pas la transparence absolue et l’absence de conflits sur les limites à poser ou à dépasser…

Ce travail permettrait de cerner certaines compétences sous la double perspective des ressources mobilisées et de leur mode de mobilisation. Ce n’est pas le moyen de dresser un bilan de compétences complet, mais ce pourrait être l’amorce d’une seconde phase, plus méthodique mais aussi plus superficielle, dans la mesure où le temps fait défaut pour articuler le bilan de compétences à des situations de travail précisément rapportées et analysées en commun.

L’analyse du travail fonctionnerait en quelque sorte comme un zoom avant, un plan rapproché, autorisant dans un second temps à prendre du champ et à voir plus large. Elle se développera d’autant mieux que les " gens d’école " apprennent à voir leur travail, à certains égard, comme un travail ordinaire et s’approprient les acquis des sciences du travail, en s’appuyant plus spécifiquement sur les travaux qui tentent de décrire le travail enseignant au quotidien (Durand, 1996 ; Perrenoud, 1996 a ; Tardif et Lessard, 1999).

Bien entendu, tout cela peut se faire en équipe, en duo, en réseau, en établissements.

 Une obligation de lucidité et de régulation

Présenter l’évaluation comme une analyse peut sembler aberrant si l’enjeu est de noter des fonctionnaires, d’accorder des promotions ou des privilèges, voire de proportionner le salaire au mérite.

De ce point de vue, l’obligation de compétence n’est qu’une façon de nommer la face contraignante du développement professionnel. En réalité parler d’obligation de compétence est un raccourci. Ce qui devrait être obligatoire, dans une profession, c’est la lucidité du praticien sur lui-même, ses actes, son rapport au travail, son éthique, le sens de ce qu’il fait, les savoirs dont il dispose, les compétences qu’il a et celles qu’il n’a pas. Et c’est aussi la régulation de ce qui peut être amélioré.

Inscrire une obligation de lucidité et de régulation dans le statut des enseignants ne consisterait pas à formuler un vœu pie, à en appeler à la bonne volonté, à la conscience professionnelle. Il faut qu’une telle obligation soit assortie de dispositifs, et ne puisse être esquivée, ou du moins pas sans efforts et ingéniosité.

C’est pourquoi il importe de ne pas faire de l’évaluation des enseignants d’abord un dispositif de répression, une menace, mais une ressource, de la même manière qu’un check-up périodique est une ressource offerte aux patients. L’ambivalence sera la même : la lucidité est une figure de la raison, mais elle fait peur à chacun, dont la plus forte pente est de se bercer de l’illusion que " tout va bien " ou que " tout s’arrangera spontanément " Les médecins préventifs doivent donc exercer une forte influence, intégrer le check-up à une forme de " contrat moral ", se battre contre la tentation de préférer l’optimisme ou de remettre au lendemain. De l’insistance pressante au dépistage autoritaire, il reste un abîme.

Dans un contrat de travail, l’employeur a davantage de droits qu’un médecin à l’égard de ses patients. Le paradoxe est le suivant : s’il se sert de son pouvoir, impose l’évaluation, elle devient une arme contre le salarié, du moins est-ce de la sorte qu’il la vivra. Du coup, elle perd l’essentiel de ses vertus de régulation. 


IV. Un métier sans savoirs professionnels ?

Aucun modèle n’est livrable clés en main. L’obligation de compétences n’est pas plus réaliste, mais pas moins, qu’une obligation de résultats fondée sur des " données objectives ". Elle permet au moins de concilier une forme d’évaluation du travail et le mouvement vers la professionnalisation. Cette orientation se heurte à de nombreux obstacles. L’un d’eux, et je voudrais conclure sur ce point, touche à la part congrue de rationalité partagée dans le métier d’enseignant.

Ce qui limite l’arbitraire du jugement, c’est une communauté de savoirs déclaratifs et procéduraux qui " mettent d’accord " des professionnels par-delà la différence de places et de postures. Aujourd’hui, cette communauté est fort restreinte dans le métier d’enseignant, en particulier lorsqu’il s’agit de " faire partie du problème ". Comme tout métier, l’enseignement fabrique des " idéologies défensives " (Dejours, 1993) qui fonctionnent comme des modèles descriptifs et explicatifs du réel. Dans l’enseignement, ces idéologies se construisent autour de l’échec de l’intention d’instruire, et fonctionnent comme justification de l’impuissance, que le fatalisme soit biologique &emdash; l’idéologie du don &emdash; psychosociologique &emdash; le mode de vie, le milieu socioculturel, la famille désorganisée - ou dans le registre de la psychologie clinique : troubles, carences, faiblesses, manques en tous genres. Dans une école ordinaire, ces stéréotypes fonctionnent dès qu’un enseignant cherche du renfort ou se pose des questions culpabilisantes.

Or, l’évaluation du travail, sans méconnaître les résistances du réel, n’a pas pour but premier de confirmer qu’en effet nul ne pouvait mieux faire. Elle adopte au contraire, non par suspicion maladive, mais parce que c’est son seul sens, l’hypothèse qu’un autre cadrage, un autre diagnostic, une autres stratégie didactique auraient pu changer quelque chose à l’issue de la situation. Le dialogue va donc conduire à interroger l’évidence selon laquelle le praticien " a fait tout ce qu’il pouvait ", aussi bien d’ailleurs que l’évidence contraire, moins fréquente, selon laquelle il est responsable de tout ce qui a mal tourné.

Le débriefing, l’analyse ex post, consistent à reprendre patiemment le cours des choses pour trouver non pas une faute, ni même une erreur caractérisée, mais des bifurcations, des raccourcis, des analogies fallacieuses ou des stéréotypes dans le jugement professionnel. Pour conserver une posture analytique, ne pas fuir immédiatement dans la justification ou l’autoflagellation, il importe que le praticien ait une théorie du sujet et de l’action qui fasse la part de l’inconscient, des déterminations affectives, des limites de la raison et de la volonté. L’analyse ne mènera à rien si le praticien refuse de se considérer comme un être faillible, inconstant, avec des intuitions fulgurantes et des aveuglements, des temps de persévérance et d’autres d’abandon, des moments de lucidité pointue et d’autres de pensée magique ou de sens commun, des cohérences obsessionnelles et des contradictions, une part d’autonomie mais aussi une culture due à un ancrage culturel et social dont on ne se défait jamais.

Aussi longtemps qu’un enseignant se juge porteur d’un savoir dont il ne met pas en cause la légitimité, fait de son propre rapport au savoir une norme universelle, dénie en lui tout goût du pouvoir au-delà d’une autorité didactique fonctionnelle, refuse la part de narcissisme et de séduction dans le rapport pédagogique, prétend n’avoir aucune préférence parmi ses élèves, pense évaluer en toute impartialité, nie la part de routine et d’arbitraire dans sa planification et sa gestion de classe, prétend n’avoir jamais peur, ne pas connaître le doute ou la panique, aussi longtemps qu’il fait fonctionner l’illusion de la rationalité et que ce que j’ai appelé la " comédie de la maîtrise " (Perrenoud, 1995), le dialogue avec un autre professionnel deviendra menaçant s’il s’écarte de l’esprit de corps et de la complicité dans l’attribution des difficultés du métier aux élèves, aux familles, aux médias ou à la " société ".

Une partie des enseignants ont construit de tels savoirs par des itinéraires personnels : formation en sciences humaines, expérience de vie, psychothérapie, supervision, contacts intensifs avec des professionnels de la santé ou du travail social, culture familiale. Il reste que ces savoirs et cette vision du sujet ne font pas partie de la culture professionnelle de base des enseignants. Au vu de l’hypertrophie des savoirs à enseigner et des didactiques des disciplines dans la plupart des cursus de formation initiale, il n’est pas sûr que la situation soit en train d’évoluer. Il subsiste, dans le métier d’enseignant, un écart sans pareil entre ce qu’on fait fonctionner au jour le jour dans la classe et l’établissement et les savoirs formels construits en formation professionnelle.

Cela me paraît le principal obstacle à une évaluation du travail visant l’analyse et la régulation des pratiques plutôt que la notation ou la sanction. 


Références

Carbonneau, M. et Hétu, J.-C. (1996) Formation pratique des enseignants et naissance d’une intelligence professionnelle, in Paquay, L., Altet, M., Charlier, É. et Perrenoud, Ph. (dir.), Former des enseignants professionnels. Quelles stratégies ? Quelles compétences ?, Bruxelles, de Boeck, pp. 77-96.

Chateauraynaud, F. (1991) La faute professionnelle, Paris, Métailié.

Dejours, Ch. (1993) Travail : usure mentale. De la psychopathologie à la psychodynamique du travail, Paris, Bayard Éditions.

Dodier, N. (1993) L’expertise médicale, Paris, Métailié.

Demailly, L. (1998) Évaluer les établissements scolaires : le cas de l’Académie de Lille, in Pelletier, G. (dir.) L’évaluation institutionnelle de l’éducation, Montréal, Éditions de l’AFIDES, pp. 101-118.

Demailly, L. et al. (1998) Évaluer les établissements scolaires. Enjeux, expériences, débats, Paris, L’Harmattan.

Durand, M. (1996) L’enseignement en milieu scolaire, Paris, PUF.

Gather Thurler, M. (1998) Manager, développer ou évaluer la qualité de l’école, in Pelletier, G. (dir.) L’évaluation institutionnelle de l’éducation, Montréal, Editions de l’AFIDES, pp.83-99.

Goffman, E. (1968) Asiles. Études sur la condition sociale des malades mentaux, Paris, Ed. de Minuit.

Jobert, G. (1999) L’intelligence au travail, in Carré, P. et Caspar, P. (dir.) Traité des sciences et des méthodes de a formationl, Paris, Dunod.

Jobert, G. (2001) La compétence à vivre. Contribution à une anthropologie de la reconnaissance au travail, Paris, Declée de Brouwer, à paraître.

Perrenoud, Ph. (1995) Dix non dits ou la face cachée du métier d’enseignant, Recherche et Formation, n° 20, pp. 107-124 (repris dans Perrenoud, Ph. Enseigner : agir dans l’urgence, décider dans l’incertitude. Savoirs et compétences dans un métier complexe, Paris, ESF, 1996, chapitre 3, pp. 69-85).

Perrenoud, Ph. (1996 a) Enseigner : agir dans l’urgence, décider dans l’incertitude. Savoirs et compétences dans un métier complexe, Paris, ESF (2e éd. 1999).

Perrenoud, Ph. (1996 b) L’obligation de compétences : une évaluation en quête d’acteurs, Éducateur, n° 11, pp. 23-29.

Perrenoud, Ph. (1996 c) L’obligation de compétences : une évaluation en quête d’acteurs, Éducateur, n° 11, pp. 23-29.

Perrenoud, Ph. (1996 d) Le métier d’enseignant entre prolétarisation et professionnalisation : deux modèles du changement, Perspectives, vol XXVI, n° 3, septembre, pp. 543-562.

Perrenoud, Ph. (1997) Formation continue et obligation de compétences dans le métier d’enseignant, Université de Genève, Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation.

Perrenoud, Ph. (1998) Formação Continua e Obrigatoriedade de Competências na Profissão de Professor, Idéias (Fundação para o Desenvolvimento da Educação, Sao Paulo, Brasil), " Sistemas de Avaliação Educacional ", n° 30, pp. 205-248 (version portugaise de Formation continue et obligation de compétences dans le métier d’enseignant, Université de Genève, Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation, 1997).

Perrenoud, Ph. (1999) Dix nouvelles compétences pour enseigner. Invitation au voyage, Paris, ESF.

Tardif, J. (1992) Pour un enseignement stratégique, Montréal, Editions Logiques.

Tardif, M. et Lessard, C. (1999) Le travail enseignant au quotidien. Expérience, interactions humaines et dilemmes professionnels, Québec, Presses de l'Université Laval et Bruxelles, De Boeck.

 

 

Sommaire


Source originale :

http://www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/perrenoud/php_main/php_2001/2001_31.html

Téléchargement d'une version Word au format RTF :

http://www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/perrenoud/php_main/php_2001/2001_31.rtf

© Philippe Perrenoud, Université de Genève.

Aucune reprise de ce document sur un site WEB ou dans une publication imprimée ne peut se faire sans l'accord écrit de l'auteur et d'un éventuel éditeur. Toute reprise doit mentionner la source originale et conserver l'intégralité du texte, notamment les références bibliographiques.

Début

 

Autres textes :

http://www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/perrenoud/php_main/textes.html

Page d'accueil de Philippe Perrenoud :

http://www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/perrenoud/

Laboratoire de recherche Innovation-Formation-Éducation - LIFE :

http://www.unige.ch/fapse/SSE/groups/life