Source et copyright à la fin du texte

in Lhez, P., Millet, D. et Séguier, B. (dir.) Alternance et complexité en formation. Éducation &emdash; Santé &emdash; Travail social, Paris, Editions Seli Arslan, 2001, pp. 10-27.

 

 

 

 

Articulation théorie-pratique et formation
de praticiens réflexifs en alternance

 

Philippe Perrenoud

 

Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation
Université de Genève
2001

 

Sommaire

I. De l'alternance à l'articulation : à quoi servent les stages ?

II. Visée réflexive et démarche clinique de formation

III. Contre la " formation pratique " : tous théoriciens, tous praticiens réflexifs, tous formateurs de terrain

IV. Le rôle du plan de formation

Références


L’alternance désigne le va-et-vient d’un futur professionnel entre deux lieux de formation, d’une part un " institut de formation initiale ", d’autre part un ou plusieurs " lieux de stages ". La thèse soutenue ici est que cette alternance n’est pas formatrice en tant que telle, qu’elle n’est que la condition nécessaire d’une articulation entre théorie et pratique.

Je soutiendrai aussi que théorie et pratique ne sont pas confinées dans des lieux distincts. Les rapports au réel, à l’action, à la réflexion et aux savoirs différent certes selon qu’on mène une activité dans un milieu de travail ou qu’on l’analyse en prenant de la distance. Pour autant, le " terrain " n’est pas ou ne devrait pas être la seule composante de la formation qui se réfère à la pratique, ni le seul lieu dépourvu de théorie. Une formation professionnelle, même dans le cadre d’une école, est censée se référer constamment à une pratique expérimentée ou anticipée. À l’inverse, dans le cadre du travail, on ne cesse de mobiliser des savoirs théoriques, même s’ils ne suffisent jamais à guider l’action, ou d’en constater les limites ou les lacunes.

Troisième thèse : s’il n’existe pas, dans l’institut de formation initiale, une conception explicite et cohérente de l’articulation théorie-pratique et du processus de construction de compétences professionnelles, l’alternance peut rester un dispositif vide de sens. Cette cohérence n’est pas acquise du seul fait qu’un texte d’orientation définit des principes. Elle passe par une culture commune des formateurs, une vision partagée et argumentée de l’articulation théorie-pratique. Cette vision ne saurait être la même dans les métiers techniques et dans les métiers de l’humain dont il est question ici : soins infirmiers, travail social et enseignement.

Au sein de chaque métier et de chaque institution, il existe à la fois de vraies divergences de conception et des zones d’ombre ou de flou. Les institutions de formation initiale ne savent pas toujours exactement pourquoi elles mettent en place tel ou tel dispositif d’alternance et quelle articulation théorie-pratique il est censé favoriser. Ou alors, elles perdent la mémoire et vivent dans la routine, en attendant une nouvelle réforme qui obligera à actualiser et à expliciter le modèle de formation.

Faute de temps pour aller au bout d’une interrogation collective sur la formation initiale et ses limites, compte tenu du poids des traditions et des structures, mais aussi des concessions faites aux formateurs en place et aux lobbies disciplinaires et professionnels, les institutions de formation professionnelle ont une rationalité limitée. Le rôle des différentes composantes de la formation n’est pas toujours défini clairement ou ne fait pas l’objet d’un consensus. On se contente parfois de notions approximatives.

Celle d’alternance est devenue une sorte d’emblème, probablement parce qu’elle suggère un lien fort et pensé entre différents lieux et moments de la formation professionnelle. Alors que, stricto sensu, l’alternance peut ne désigner que le va-et-vient entre les stages, et les autres facettes de la formation. Pour en avoir le cœur net, il faut se demander : à quoi servent les stages ? Et comment s’articulent-ils au travail fait à l’école ?


I. De l’alternance à l’articulation :
à quoi servent les stages ?

La notion d’alternance n’interdit pas de penser et surtout de vivre les rapports entre les stages et les autres moments de la formation sur le mode d’une pure juxtaposition. Il arrive qu’un institut de formation initiale assume cette alternance juxtapositive ouvertement, fort de l’idée que ce que l’on apprend sur le terrain n’a pas grand rapport avec ce que l’on apprend dans les cours, de même ce que l’on apprend en cours d’anglais n’a pas grand rapport avec ce que l’on apprend en cours de mathématique ou d’arts plastiques dans un collège secondaire.

Les stages fonctionnent alors comme une " discipline " parmi d’autres, que l’on nomme souvent " formation pratique ". Certes, c’est une discipline qui fait appel à un apprentissage expérientiel plus qu’à la transmission organisée d’un savoir. Mais elle demeure une discipline autonome, au sens où les formateurs qui en ont la charge conçoivent la " formation pratique " à partir de leur propre manière de voir et d’exercer le métier, sans lien nécessaire avec la " formation théorique ".

La " formation pratique ", comme toute discipline, reçoit alors une part plus ou moins généreuse du gâteau curriculaire. Dans ce cadre, elle vit sa vie sans trop se soucier de ce qui se passe en amont ou en parallèle. Dans un tel système, les formateurs de l’institut comme ceux du terrain ne voient pas nécessairement pourquoi il faudrait une relation plus étroite entre stages et autres modalités de formation. L’alternance est un fait :-l’étudiant va sur le terrain et revient au centre de formation. Mais cela n’appelle aucune articulation forte, il vit deux vies, travaillent avec des interlocuteurs qui ne se connaissent pas, s’ignorent, voire se dénigrent mutuellement.

Dans d’autres formations initiales, au contraire, l’absence de rapport construit et exigeant entre stages et unités théoriques est plus embarrassante, parce que l’institution prétend les mettre en cohérence, alors que son fonctionnement réel se borne parfois à les juxtaposer.

L’esprit du temps est à l’articulation, son principe est donc affirmé. Mais le passage à l’acte exige qu’on s’en donne une conception précise, puis qu’on consente un effort collectif constant pour lutter contre la tendance de toute organisation à dissocier ce qui peut l’être sans désastre apparent. Il faut donc se demander ce qu’on attend d’une véritable articulation théorie-pratique, savoir pourquoi il ne suffit pas d’un simple va-et-vient entre des lieux et des moments autonomes de formation.

Pourquoi envoie-t-on les étudiants en stages ? La réponse qu’une institution apporte à cette question est peut-être le meilleur analyseur de sa logique et de son plan de formation.

On peut distinguer au moins quatre réponses, pas nécessairement incompatibles. Le stage peut être :

  1. Un terrain d’illustration, d application, de mise à l’épreuve et de renforcement de normes professionnelles, d’une doxa.
  2. Un moment de socialisation professionnelle et d’appropriation des savoirs et des gestes du métier.
  3. Une épreuve où se rencontrent et se marient des savoirs rationnels et l’expérience.
  4. Une composante d’une démarche clinique et réflexive.

Dans de nombreux systèmes, ces fonctions coexistent durant le parcours de formation, voire au sein des mêmes stages. Chacune est cependant l’emblème d’un modèle spécifique de formation. Après avoir rapidement commenté les trois premières, je m’attacherai à développer la quatrième, la seule qui me paraisse aujourd’hui défendable.

Le stage comme terrain d’application

Le modèle " applicationniste " a atteint sa pleine logique, dans le champ de la formation des enseignants, avec l’ouverture de classes ou d’écoles dites " d’application ", sises dans l’enceinte de l’École normale ou dans les environs et où les étudiants se rendaient comme les chimistes vont conduire en laboratoire une expérience vérifiant la loi qui vient de leur être enseignée.

Dans ce modèle, les étudiants sont nantis d’une doxa et de théories censées guider leur action " sur le terrain ". La doxa est forgée par des praticiens expérimentés, qui deviennent formateurs, et transmettent le message suivant : " Faites comme nous ! ", ou " Faites comme nous faisions ! ", ou " Faites comme font les gens qui savent, les gens du métier qui sont réputés avoir maîtrisé la difficulté de la tâche ! ". Le caractère prescriptif de la théorie est moins direct : la connaissance " objective " est censée guider l’action " spontanément ", par la seule évidence de la raison. Le message est : " Agissez rationnellement, en tenant compte des lois de la nature ". Claparède le disait déjà en 1912, comme tous ceux qui ont rêvé d’une pédagogie " scientifique ". En soins infirmiers, la base scientifique est encore plus légitime.

Dans le meilleur des cas, la doxa, dérivant de l’expérience et des convictions des formateurs, et la théorie, fondée sur la recherche, peuvent se marier, se compléter. Selon les institutions et les métiers, l’une ou l’autre domine. Dans une faculté d’éducation canadienne aujourd’hui, le corps enseignant est composé de chercheurs en éducation, alors qu’à l’origine, il était fait de professeurs d’École Normale, puisqu’on a construit les facultés d’éducation canadiennes à partir des Écoles Normales qui existaient il y a une quarantaine d’années. Ce corps enseignant s’est renouvelé, il est devenu plus classiquement universitaire et il est passé majoritairement d’une logique de l’expertise professionnelle à une logique de la connaissance scientifique de l’éducation, mais les deux courants coexistent encore, sans doute parce qu’on sait bien qu’aucune pratique complexe n’est pure mise en œuvre de principes savants.

La transposition d’une théorie dans la pratique n’est pas exactement du même ordre que le respect d’un doxa, mais, dans les deux cas, l’enjeu du stage est de mettre en œuvre des savoirs procéduraux ou déclaratifs préalables et éventuellement de les valider et de les compléter par quelques " ficelles du métier " comblant les vides ou flous des savoirs ou des principes d’action.

Les formateurs expérimentés, même les plus dogmatiques ou les plus scientistes, savent que la réalité est plus complexe, changeante et diverse qu’aucune doxa ou aucune théorie ne le laissent supposer. Ils savent aussi que l’application n’est pas automatique, rejoignant la vision des compétences comme aptitudes à mobiliser des connaissances et des modèles au prix d’un entraînement. Dans un langage piagétien : la formation " théorique " construit des structures auxquelles l’essentiel du réel est censé être assimilable, mais on fait la part d’accommodations mineures et on s’y accoutume dans les stages.

Ce que l’on demande, alors au professionnel qui accueille le stagiaire, c’est d’être lui aussi un expert, un modèle qui renforce le message de la formation, qui possède les connaissances et/ou respecte la doxa. Dans les deux cas on lui demande d’être en cohérence avec le message du centre, de le renforcer à son niveau, de le légitimer en montrant que savoirs et/ou doxa sont des sources d’efficacité professionnelle. On attend du stage qu’il redouble ce message, au jour le jour, en plus concret, en plus vivant, en plus pragmatique que les cours. En stage, le formé prend aussi la mesure de ses limites, de ses lacunes, identifie les points sur lesquels il doit encore travailler et revient au centre de formation demandeur d’un complément de certitudes ou de savoirs théoriques. Le terrain est alors assujetti à une logique de formation conçue par les écoles.

Le terrain comme socialisation et antidote

Il arrive que le terrain résiste à cette domination. Le second modèle correspond à ce qui se dit dans beaucoup de lieux de pratique professionnelle : " S’ils se formaient sur le tas, par essais et erreurs, avec quelques conseils, ou avec un mentor, cela irait aussi bien que de les envoyer pendant des années suivre des enseignements déconnectés du réel ". On peut appeler cela une sagesse, un cynisme, une dérision, un mécanisme de défense ou une identité positive. Dans tous les cas, l’on en vient à penser et à dire mezzo voce que l’on pourrait se passer de la formation scolaire des professionnels. Lorsque cette vision de la formation coexiste avec une formation scolaire structurée, l’étudiant suit et subit en quelque sorte deux programmes, l’un scolaire, qui justifie un diplôme, l’autre sur le terrain, qui initie à un métier et construit de " vraies compétences ". Loin d’être le prolongement de la théorie, le stage en est alors, au moins pour les professionnels, l’antidote !

Si cette vision triomphe, on peut revenir à un modèle où l’essentiel de la formation professionnelle est acquis sur le terrain. En formation des enseignants, notamment aux États-Unis, en réaction aux limites et aux manques de la formation dans les universités, certains États sont revenus à des cursus où l’établissement scolaire est le lieu majeur d’une formation initiale assumée par les enseignants en place, l’université n’offrant qu’un soutien logistique, un apport théorique qui clarifie un certain nombre de processus, un lieu qui offre des compléments technologiques ou méthodologiques. Le cœur du métier s’apprend selon le modèle du compagnonnage organisé. L’insistance actuelle sur la professionnalisation des métiers de l’humain vient paradoxalement renforcer cette tentation : des professionnels forment leurs futurs pairs, n’est-ce pas l’essence même d’une profession ?

Que la profession forme à la profession est donc à la fois une idée très ancienne, à certains égards archaïque et dépassée, et une idée très neuve de l’autre, si l’on pousse sa logique à l’extrême. En effet, dans le débat sur le degré de professionnalisation du corps enseignant aujourd’hui, on pourrait soutenir que la professionnalisation progresse lorsque les établissements et les services deviennent capables de former sérieusement leurs futurs collaborateurs. Aujourd’hui, on peut cependant avoir quelques doutes, à la fois sur la volonté, les moyens et la capacité des enseignants et des établissements scolaires à former la relève.

À ce modèle selon lequel le stage permettrait de se construire contre des formations scolaires, on peut en opposer un autre, à mon sens plus fidèle à l’esprit de la professionnalisation : la profession s’organise pour devenir un acteur fort dans la conception et la mise en œuvre d’une formation initiale se déroulant à la fois en école et sur le terrain, sans revenir au modèle applicationniste.

Le stage comme épreuve initiatique

Il ne s’agit pas alors ni de s’exercer à appliquer une théorie ou une orthodoxie scolaire, ni d’intérioriser la vision du métier que les professionnels le définissent et le vivent sur le terrain, mais de vivre une expérience forte.

Le stage - surtout le stage " en responsabilité " - est vu comme le " baptême du feu ", une " épreuve de vérité ", une confrontation parfois douloureuse à la réalité en vraie grandeur, à l’institution, aux élèves, aux parents, aux collègues, mais aussi à soi-même, à ses propres peurs, failles et obsessions.

Certains se persuaderont alors qu’ils " ne sont pas faits pour ce métier ". D’autres trouveront le " courage des commencements " et se sentiront enfin en accord avec leur vocation et " à leur place ". Non pas tellement " parmi les enseignants " que " parmi les élèves ", au gré d’une aventure existentielle et singulière, même si elle pas par l’intégration à un corps de métier et par l’assimilation d’une culture professionnelle.

Qu’il y ait dans cette vision romantique du stage et de l’insertion une part de réalisme n’en justifie pas les faiblesses du point de vue de l’articulation entre théorie et pratique. Non pas tant en raison d’un modèle contestable que parce qu’on se situe d’emblée dans un registre initiatique.

 En quête d’un modèle plus moderne…

Le modèle le plus prometteur est à mon sens le quatrième, dans lequel le stage n’est qu’un moment d’une démarche clinique de formation dans laquelle le terrain n’est ni le terrain d’application ni l’antidote de la théorie. Ce dernier modèle part probablement d’une conception du métier qui le voit définitivement confronté à la complexité, c’est-à-dire condamné à vivre avec des contradictions indépassables, que nul ne peut affronter simplement armé d’une doxa ou d’une théorie, mais pas davantage avec une socialisation professionnelle sur le terrain.

 
II. Visée réflexive et démarche clinique de formation

Je n’approfondirai ici que le quatrième modèle de formation, le seul qui soit à mon sens défendable dans l’optique de la professionnalisation et de la pratique réflexive. Ces modèles ne sont en effet pas sans liens avec la conception qu’on adopte des métiers de l’humain et de leur évolution souhaitable ou probable. Si l’on considère qu’il est inutile et d’ailleurs impossible qu’un praticien connaisse d’avance les solutions à tous les problèmes qu’il rencontrera, si l’on pense que sa compétence est de les construire en situation, alors on privilégie la posture réflexive. Ce n’est pas une valeur en soi, mais une réponse à la complexité des tâches et des situations professionnelles.

Aucun métier ne peut se passer d’une forme d’intelligence au travail (Jobert, 2001), façon de jeter un pont entre le travail prescrit et la singularité des situations. La compétence consiste à accomplir un travail réel et pertinent sans tourner le dos au travail prescrit, mais sans s’y enfermer, en exerçant un jugement professionnel, en s’autorisant à jouer avec les règles, à les transgresser à bon escient, ou à en inventer chaque fois que la complexité du réel l’exige.

Les situations complexes, toujours singulières, appellent une démarche de résolution de problème plutôt que l’application d’un répertoire de recettes, ou de réponses préprogrammées, ou encore le recours à un algorithme fondé sur une connaissance théorique générale. Toute normalisation de la réponse, qu’elle s’ancre dans une doxa, une théorie ou une tradition, entraîne un affaiblissement de la capacité d’action et de réaction du praticien

C’est d’autant plus vrai qu’on vise un niveau élevé de qualification. C’est le sens profond du concept de professionnalisation : former des experts qui, nantis d’objectifs et d’une éthique, sauront ce qu’il faut faire, sans être étroitement tenu par des règles, des directives, des modèles, des théories. Bien entendu, le professionnel de haut niveau connaît et respecte autant que possible les règles déontologiques et les principes méthodologiques. Il puise dans l’état des savoirs scientifiques et professionnels certains modèles d’intelligibilité du réel aussi bien que des idées de stratégies d’action. Nul professionnel de haut niveau ne réinvente la roue, il se sert des acquis collectifs, il construit un savoir local à partir des savoirs généraux acquis en formation.

Il n’est donc ni solitaire ni autosuffisant, mais il est son propre marionnettiste, il tire ses propres fils. Pour cela, il doit avoir les compétences de la marionnette et du marionnettiste réunis, c’est-à-dire être à la fois le concepteur et l’exécutant, celui qui définit le problème, le pose, et le résout. C’est un modèle assez banal, particulièrement pertinent pour les métiers que Freud et certains psychanalystes après lui ont appelé des " métiers impossibles ". Des métiers où l’on est confronté à l’autre, à soi, à la relation, à la différence, mais aussi à l’impossibilité de bien faire constamment et souvent à l’échec. Des métiers condamnés à une forme de bricolage, dans le sens que Lévi-Strauss a théorisé. Le bricoleur est quelqu’un qui n’a jamais exactement les matériaux qu’il faut pour construire quelque chose, contrairement à l’ingénieur, qui a en principe les moyens de développer les machines et les matériaux dont il a besoin pour réaliser son projet. Le bricoleur a un stock de choses sous la main et il " fait avec ", c’est son bonheur et son génie, qui n’est pas celui de l’ingénieur. Sachant qu’en réalité dans les conditions réelles du travail, un ingénieur doit aussi savoir bricoler.

Dans le métier d’enseignant, on " fait avec ", parce que nul n’a constamment le temps de reconstruire des moyens d’enseignement, des temporalités, une gestion de classe, un esprit de classe, qui conviendraient exactement à ce que l’on entend faire. Il en va de même dans les soins infirmiers ou le travail social, même si les incertitudes, les urgences et les contraintes diffèrent.

La compétence consiste donc aussi à tirer le meilleur parti de ce que l’on a sous la main, en temps réel, ce qui oblige souvent à travailler dans l’urgence, l’approximation, l’improvisation. Ces dimensions du travail sont connues et pourtant faiblement honorées dans les plans de formation. Ainsi, alors que tout le monde sait qu’il y a des moments où il faut improviser, donc prendre des risques, on parle peu de l’improvisation et de l’urgence en formation, donc de l’angoisse, mais aussi de la maîtrise de soi et de l’ingéniosité qui permettent d’y faire face.

Une démarche clinique de formation peut aussi être tentée de se limiter à une image rationaliste du métier, mais le risque est moins grand, car lorsqu’on construit des savoirs à partir de cas, de situations singulières, de problèmes, le caractère multidimensionnel du réel est difficiles à neutraliser. La démarche clinique opère dont à partir d’une vision plus réaliste des pratiques de référence et des situations de travail, gage d’une meilleure transposition didactique (Perrenoud, 1998 b) et d’une plus forte prise en compte de la complexité du monde.

Il en va de même du rapport au monde. Une démarche clinique invite presque inévitablement chaque étudiant à ce que l’on peut appeler un travail sur soi. Elle amène à découvrir assez vite que l’instrument principal du professionnel, c’est sa propre personne, sa capacité de communiquer, de rassurer, de comprendre, de mobiliser l’autre. Tout cela le met en cause comme quelqu’un qui a des ressources cognitives, mais également une âme, un vécu, une culture, des préjugés, des peurs, des rêves, dimensions sur lesquelles il importe de travailler en formation, pour préparer de vrais professionnels.

Dans les soins infirmiers ou le travail social, on a pris conscience de ces dimensions plus précocement et plus fortement que dans l’enseignement. La formation insiste par exemple sur l’angoisse de mort, la responsabilité, la peur de ne pas savoir, la coopération et ce qu’elle coûte. Dans la formation à l’enseignement, on a encore beaucoup à faire pour que de tels thèmes deviennent légitimes et soient travaillés au même degré que la didactique.

La démarche clinique considère que l’on ne forme que des débutants, de bons débutants dans le meilleur des cas. Au-delà de la formation initiale, la compétence ne cesse de se construire, non seulement à travers la formation continue, mais parce que chaque praticien possède une capacité d’autorégulation et d’apprentissage à partir de l’expérience. Il faut, pour que ce processus soit optimal, que la formation développe les capacités d’auto-socio-construction du sujet. Cela ne se borne pas à devenir consommateur assidu de formation continue. C’est un rapport à sa pratique, à soi, fait d’auto-observation, d’auto-analyse, de mise en question, d’expérimentation. C’est aussi une autre attitude, d’autres savoir-faire, une rapport réflexif à ce qu’on fait.

Ce concept, qui n’est pas sans liens avec l’abstraction réfléchissante chez Piaget, a été développé par Donald Schön. Ce professeur du M.I.T n’est pas un spécialiste des métiers de l’humain, il s’est intéressé aux pratiques et à la formation professionnelles dans divers métiers complexes. Dans ses travaux, maintenant accessibles en français (1994, 1996), il propose une " épistémologie des savoirs cachés dans l’agir professionnel ", ce que d’autres nomment savoirs d’action (Argyris, 1995 ; Barbier, 1996), connaissances-en-actes (Vergnaud, 1994, 1995, 1996), savoirs experts (Joshua, 1996), voire savoirs d’expérience. Schön a popularisé la figure du praticien réflexif, constamment en train de s’observer, de " converser avec le réel " et de se poser des questions sur sa façon d’agir.

La réflexivité est la capacité d’un praticien de prendre sa propre pratique comme objet de réflexion, voire de théorisation. Se regarder fonctionner et aussi dysfonctionner, permet par exemple à un praticien de comprendre pourquoi, régulièrement, il s’échauffe, s’angoisse, perd son sang-froid, durcit son attitude ou se ferme à l’autre alors que la théorie, l’expérience ou les savoirs professionnels suggèrent le contraire.

La réflexion sous-tend des boucles de régulation courtes, qui sont en principe inscrites dans l’exercice de toute compétence - la réflexion dans l’action - mais aussi des boucles de régulation plus longues, de réflexion sur l’action : " Comment ai-je fonctionné, vais-je continuer de la sorte ou pourrais-je m’y prendre différemment ? " De la réflexion dans le feu de l’action, avec des régulations immédiates, à la réflexion sur son habitus et sur le système d’action collective dans lequel il est inséré, en passant par la réflexion sur l’action accomplie ou à venir, le praticien réflexif ne manque pas de pain sur la planche (Perrenoud, 1998 b, 1999 b).

Comme il est très difficile de réfléchir constamment tout seul, la pratique réflexive incline vers un exercice du métier plus collectif et coopératif, que cela prenne la forme de la supervision, du travail d’équipe, de moments partagés d’analyse de pratiques ou de cercles et de démarches de qualité.

Dans cette perspective, la formation initiale ne se limite plus à l’acquisition de savoirs et, de savoir-faire précis, ni même de compétences de haut niveau, mais développe une posture réflexive et des " métacompétences ", c’est-à-dire des capacités d’apprentissage, d’auto-observation, d’autodiagnostic. C’est une formation qui prépare à l’autorégulation et au changement, non par adaptation forcée aux injonctions venues de l’autorité formelle ou des spécialistes de l’organisation du travail, mais sous l’impulsion des professionnels eux-mêmes.

Il s’agit donc de former des gens capables d’évoluer, de préférence en synergie avec des collègues, dans une dynamique d’établissement ou de service. Cela passe par une sorte de regard de chaque praticien sur soi, ses implicites, sa culture, ses théories subjectives, ses peurs et ses obsessions, ses erreurs et illusions récurrentes, mais aussi par une lucidité plus collective sur les processus de communication, de décision, de compétition, d’exercice du pouvoir, de défense de territoires qui modèlent la vie dans les organisations. Une démarche clinique de formation orientée vers une pratique réflexive devrait donner les moyens d’un développement professionnel continu, personnel et collectif.

Il faut certes que la formation initiale garantisse aux débutants des bases suffisantes pour commencer leur métier sans faire trop de dégâts ni se décourager. Rien ne nuit plus à la pratique réflexive que la régression vers des stratégies de survie. La visée réflexive change cependant les priorités, elle impose de se limiter à former un " bon débutant ", pour mettre l’accent sur ce qui va lui permettre d’évoluer. Dans cette perspective, on défendra non seulement l’idée que la formation initiale n’est que le début d’une formation continue ou continuée, mais une thèse moins banale : il faut développer la posture dès le début de la formation initiale, pour qu’elle soit d’emblée inscrite dans son rapport à la profession et à la complexité.

Ce n’est possible que dans une formation en alternance et en forte articulation théorie - pratique, qui permette à l’étudiant stagiaire d’être confronté très vite à la complexité des situations professionnelles en vraie grandeur. Il n’est pas nécessaire qu’il se trouve d’emblée en pleine responsabilité, on peut aller vers une pratique d’abord accompagnée, encadrée, puis de plus en plus autonome. Cela dépend des contraintes que le fonctionnement et les attentes des lieux de travail font peser sur les stagiaires.

L’important est que la régulation à partir de l’expérience devienne l’enjeu majeur, le levier et le moteur de la formation. Au fil de la prise de responsabilités, la boucle de régulation et d’apprentissage devient moins serrée, car il faut assurer une action efficace. Si la posture réflexive est gage d’efficacité à moyen terme, l’action immédiate exige souvent que la réflexion soit suspendue ou limitée à la régulation du processus en cours.

Tout ceci plaide pour une certaine continuité du modèle de formation et du modèle de fonctionnement professionnel, donc revient finalement à une vision de l’articulation théorie-pratique qui dépasse la formation initiale et même la formation continue, pour constituer un rapport au métier. Il y a donc deux enjeux :

Une formation clinique n’exige pas que l’on parte constamment de l’expérience brute, la théorie n’intervenant que dans l’après-coup. Il convient plutôt de marier différents modèles :

Dans les deux schémas, il y a alternance entre des moments d’action et des moments de réflexion, tous deux étant des moments de formation. Seules les modalités changent, il y a d’abord des moments de formation où l’on agit, où l’on interagit avec de vrais élèves, de vrais usagers, de vrais patients, en responsabilité partielle ou totale. Puis, il y a des moments plus protégés, où l’on peut anticiper calmement ce qui va se passer ou analyser avec un peu de recul ce qui s’est passé.

La démarche clinique ne conduit pas à imiter dans son détail le dispositif de la clinique médicale. L’important est que, comme pour les médecins ou les psychologues cliniciens, de construire une base théorique en amont et de l’affiner en aval à partir des observations et des interventions sur des cas concrets.

En médecine, traditionnellement, pendant les deux ou trois premières années l’on construit les savoirs savants, psychologiques, anatomiques, pharmacologiques, etc. Par la suite, on se rend au chevet du malade, on essaye, on réfléchit à partir des cas. Il est très intéressant de voir que, dans un certain nombre de facultés, par exemple Genève et Lausanne en Suisse, Laval et Sherbrooke au Canada, on commence ce va et vient dès la première année d’études professionnelles. Il n’y a plus de cours théoriques : la première semaine de la première année, on met les étudiants devant un cas, un cas simple et ils ont toute la semaine pour résoudre ce qu’un médecin expérimenté réglerait en une heure. On leur demande de fonctionner comme un professionnel, en leur accordant plus de temps et plus d’aide. Ce temps, c’est évidemment celui du tâtonnement, de la lenteur d’un raisonnement de débutant, ainsi que des détours et des décrochages qu’il leur faut consentir pour comprendre et s’approprier les notions pertinentes. Les étudiants sont projetés, avec un étayage, dans un processus continu de résolution de problèmes. Chaque problème va mobiliser les ressources théoriques, méthodologiques, didactiques, technologiques dont certaines sont à construire de toutes pièces ou à s’approprier plus profondément, parce que ce sont des ingrédients indispensables pour arriver au but.

On jumelle donc une logique d’action et une logique de formation. Dans une logique d’action, il n’est plus temps d’apprendre, le praticien est censé disposer des ressources et dans une large mesure des schèmes qui permettent de les mobiliser. Si les cas est simple, on lui demande de trouver sans tarder une réponse adéquate. Si le cas est plus complexe, on lui donne le droit de compléter ou de vérifier ses connaissances, de d’entourer de conseil, mais pas au point de retourner faire des études.

Dans une logique classique de formation, l’étudiant commence par accumuler des ressources théoriques en vue de s’en servir " plus tard ", d’abord à l’examen, puis le jour où il sera, en stages, confronté à un vrai problème. Dans une démarche clinique et un apprentissage par problèmes, il faut intégrer les deux logiques : apprendre en faisant, mais surtout apprendre pour faire, pour résoudre un problème, pour comprendre une situation. On ne peut alors attendre de l’étudiant la rapidité et la sécurité qu’on exige d’un professionnel.

On retrouve de telles logiques mixtes dans une business school, certes dans un autre registre de problèmes. On procède par simulation de situations d’entreprise ou par études de cas. Il faut comprendre le problème du jour, le traiter et finalement prendre une décision digne d’un conseil d’administration ou d’un chef d’entreprise, dans la journée ou dans la semaine. Par delà la diversité des contenus, la structure des démarches de formation est la même : l’étudiant est confronté à une situation proche d’une situation réelle de travail, qui le confronte à un problème complexe, un vrai problème, peut-être un peu stylisé, un peu simplifié, un peu scolarisé, pour être gérable dans le temps imparti et adapté au niveau des étudiants, mais pas au point de devenir un exercice scolaire.

Les formateurs qui organisent de tels parcours doivent développer des savoir-faire pointus dans la construction du plan de formation, de sorte que l’enchaînement des problèmes et leur complémentarité construisent peu à peu les savoirs et les compétences visées. C’est beaucoup plus difficile que d’aligner une série de contenus dans un cours puis d’envoyer les étudiants dans un stage qui n’a rien à voir !

On est très loin de savoir exactement comment s’y prendre. Ces démarches dépendent donc largement d’une sorte d’intuition, de l’expérience et de l’ingéniosité des formateurs. Ces derniers doivent avoir une certaine pratique de la résolution de problèmes. Ce sont des businessmen qui vont inventer de bonnes simulations, pas des théoriciens de l’économie. Ce sont des médecins cliniciens qui vont créer de bons cas cliniques, pas des spécialistes de l’anatomie. Cela veut dire qu’on a besoin de formateurs d’un nouveau genre, à la hauteur de la démarche clinique. Cela commande un investissement considérable dans la formation de formateurs et leur propre développement professionnel, fondé lui aussi, bien entendu, sur une pratique réflexive.

On a besoin également d’une didactique de la formation clinique, de l’approche par problèmes, de l’analyse de pratiques. La didactique des disciplines scolaires a développé une théorie des problèmes et des situations-problèmes qui permet d’affronter des objectifs-obstacles et de provoquer des apprentissages situés dans la zone proximale de développement des apprenants, donc de les aider, voire de les " contraindre " à construire de nouveaux savoirs et des compétences. Il reste à transposer ces démarches aux formations professionnelles (Perrenoud, 1999 a). On assiste par ailleurs, dans le champ de la formation des adultes, à l’émergence de didactiques professionnelles (Baudouin, 2000 ; Clot, 2000 ; Geay et Sallaberry, 1999 ; Maggi, 2000 ; Paquay et al., 1996 ; Pastré, 1999, 2000 ; Raisky, 1996, 1999 ; Samurçay et Pastré, 1995).

Un renversement s’opère par rapport au modèle classique, dans lequel la théorie précède entièrement l’action, qui est censée la mettre en œuvre. Dans la démarche clinique, la théorie fournit certes des moyens de planifier, de construire des stratégies, mais elle fonctionne toute autant comme grille de lecture de l’expérience, ex post. Elle est constamment enrichie, nuancée, remaniée par l’expérience et la réflexion sur l’expérience. Cette approche a en outre l’avantage de concilier plus facilement théories savantes et culture professionnelle, savoirs d’expérience, savoirs experts et savoirs issus de la recherche.

Prenons une situation complexe où, par exemple, un enseignant a dans sa classe un élève très isolé et dont tous les autres se moquent constamment. L’élève exclu réagit par une forte agressivité, le groupe se mobilise contre lui. L’enfant isolé se mûre dans sa solitude. Il a peur d’aller à l’école, travaille mal, dort mal. L’enseignant et les parents s’inquiètent, nul ne sait que faire. Il est évident que si l’on essaie de comprendre ce qui se passe et d’imaginer ce que l’on pourrait faire, il faut mobiliser différentes sciences humaines, différents savoirs d’expérience, différentes façons de " pacifier " la situation. Certains enseignants expérimentés ont des clés pour ce genre de situations. Il existe aussi des spécialistes du conflit, de l’exclusion, de la ségrégation, qui peuvent au moins poser de bonnes questions, même s’ils sont incapables d’apporter une solution toute faite. On peut, autour d'un tel cas, imaginer une alliance entre des savoirs savants, notamment ceux des sciences humaines, des savoirs experts, partagés par la profession et des savoirs d’expérience plus intimes.


III. Contre la " formation pratique " : tous théoriciens,
tous praticiens réflexifs, tous formateurs de terrain

La démarche clinique invite à une forme particulière d’interactions didactiques et de travail sur des situations. Organiser l’ensemble d’un parcours de formation dans cette logique, c’est probablement repenser une partie des habitudes de fonctionnement des institutions de formation, notamment en matière d’alternance.

Piaget disait qu’il faut choisir une " tête de Turc " pour développer une argumentation forte et se faire comprendre. L’idée de " formation pratique " sera ma tête de Turc. Ma thèse : aucune formation professionnelle de haut niveau, en particulier au gré d’une démarche clinique, n’est défendable si elle se fonde sur le " concept " de formation pratique.

Je mets concept entre guillemets, parce que l’adjectif pratique désigne à la fois, dans une certaine confusion, un cadre, une dimension, une intention, une légitimité. Bref, la formule fonctionne comme caution davantage que comme outil pointu d’analyse.

Toute formation professionnelle devrait être, dans son entier, une formation pratique, au sens où elle prépare à un métier. Aucune composante de la formation ne devrait pouvoir s’affranchir de cette perspective, même et surtout si elle prétend donner des " bases " théoriques ou méthodologiques. Former à des compétences, c’est garder constamment en tête que les savoirs sont des ressources qui doivent être transférables, mobilisables en situation, donc enseignées et apprises dans cet esprit.

Certes, on peut. au début d’un long cursus, juger plus " efficace " d’accumuler des savoirs théoriques ou méthodologiques de façon systématique, comme des " fondements disciplinaires ", sans se soucier de leur transfert à des situations de travail. Il est troublant, toutefois, de voir des facultés de médecine, qui ont porté cette logique à l’extrême, renoncer à deux ou trois années propédeutiques de formation purement théorique pour favoriser désormais, dès le début des études, une approche par problèmes.

On peut admettre que certains spécialistes pointus d’un domaine, sans expérience de la profession concernée, s’autorisent à ne pas connecter le contenu de leurs cours à des situations professionnelles, selon le précepte connu (mais peu convaincant) : " Vous comprendrez plus tard l’utilité de ce que je vous enseigne ". Pour l’essentiel, la formation théorique et méthodologique devrait cependant faire référence au métier, non seulement comme " contexte " ou à travers des exemples épars, mais en introduisant les savoirs comme des réponses à des problèmes professionnels identifiés. En ce sens, la plupart des formateurs, même s’ils ont une identité " disciplinaire " ou " théorique " devraient avoir une familiarité minimale et actualisée avec le métier, même s’il ne l’ont pas eux-mêmes pratiqué. La transposition didactique de leurs savoirs devrait s’enraciner dans une connaissance suffisante des problèmes et des gestes professionnels, ce qui ne les condamne nullement à proposer des recettes ou des " kits " théoriques faits sur mesure pour chaque situation.

L’idée de formation pratique ignore cette affirmation célèbre de Kurt Lewin : " Rien n’est aussi pratique qu’une bonne théorie ". Sans modèle d’intelligibilité du réel, un praticien ne peut ni comprendre les causalités qu’il met en mouvement, ni anticiper correctement les effets de ses stratégies ou des événements échappant à sa maîtrise. Existe-t-il des pratiques " pratico-pratiques ", dénuée, sinon de réflexion, du moins de théorie ? On peut en douter. Il se peut en revanche que la " théorie " soit faite surtout de savoirs d’expérience ou de " savoirs d’action " faiblement formalisés, peu communicables et relativement pauvres quant à l’étendue et à la complexité des phénomènes et processus couverts.

Dans un métier de l’humain, de telles théories subjectives, enracinées dans l’expérience, conservent une certaine importance, mais elles ne sauraient suffire. La pratique s’appuie sur des savoirs sociaux, que le praticien n’a pas découverts lui-même, même s’il n’est pas toujours capable d’en retrouver les sources savantes et d’en démontrer les fondements scientifiques.

Ces savoirs ne s’acquièrent pas uniquement " dans l’action ". Il n’y a donc aucune raison de renoncer entièrement à des modes plus structurés et planifiés de construction des connaissances, sans pour autant réhabiliter les cours magistraux fondés sur une pédagogie purement transmissive. Construire des savoirs par des méthodes actives et des situations-problèmes ne veut pas dire ipso facto être confronté à des problèmes professionnels.

Il serait déraisonnable de demander à tous les formateurs d’entretenir le même rapport au métier et à l’action professionnelle. Certains en sont si loin qu’ils ne peuvent guère favoriser de fortes connexions entre leur enseignement et la réalité professionnelle. D’autres en sont au contraire si près qu’ils se limitent à intervenir dans le registre de la pratique réflexive, de l’interprétation ex post ou du conseil, sans apports théoriques substantiels. C’est la posture la plus évidente pour les " formateurs de terrain ", ces professionnels qui accueillent et encadrent les étudiants stagiaires.

Entre ces extrêmes, on peut imaginer des unités de formation capables d’apporter des ressources théoriques et méthodologiques en les contextualisant fortement. C’est le cas de l’enseignement dit " clinique " donné par un formateur du centre sur le terrain, aussi bien que de l’analyse de pratiques et du suivi de stages.

Ces formes ne sont pas limitatives et l’on peut concevoir en école des simulations, du travail sur des situations réalistes (situations de soin par exemple) ou encore du travail sur des situations-problèmes fortement inspirées du monde professionnel (Perrenoud, 1999 a).

À un extrême, les formateurs ont pour enjeu d’enrichir le répertoire de ressources cognitives en pensant d’emblée à favoriser leur mobilisation ultérieure en situation. À l'autre extrême, les formateurs visent surtout à soutenir la mobilisation en situation de ressources acquises en amont, en transformant les difficultés, voire les échecs en besoins de formation théorique ou méthodologique complémentaire.

Ces différences de posture et la division du travail de formation ne devraient pas autoriser les uns à se situer du côté de la formation théorique, les autres du côté de la formation pratique. Cela ne correspond par au caractère théorique de toute pratique complexe. L’idée de formation pratique continue à propager chez une partie des futurs praticiens un mépris de la théorie, tout juste bonne à réussir des examens et qu’on peut ensuite oublier pour bricoler sur le terrain. Et cela dispense les " théoriciens " de se demander comment ils pourraient enseigner leurs théories de sorte qu’elles soient plus aisément mobilisables dans l’action.

Parler de " formation pratique ", c’est récuser le modèle de la pratique réflexive, de l’expertise fondée sur des savoirs, de la compétence comme intelligence au travail armée de concepts et de savoirs, au-delà de l’intuition et du bons sens. 


IV. Le rôle du plan de formation

Aucun dispositif ne peut neutraliser la résistance des formateurs au principe d’une forte articulation théorie-pratique et surtout à sa mise en œuvre. À l’inverse, il serait vain de demander à chacun de réaliser cette articulation dans le cadre d’une plan de formation qui sépare cours théoriques et stages. J’ai énuméré (Perrenoud, 1998 a) cinq conditions " improbables " d’une alternance réussie :

  1. Un rapport obsessionnel aux compétences professionnelles visées, tant chez les formateurs que chez les étudiants.
  2. Des plans et des dispositifs de formation originaux, complexes, diversifiés, fragiles et coûteux.
  3. Une formation fondée sur des démarches constructivistes, interactives, cliniques, différenciées.
  4. Des partenariats exigeants et flexibles entre instituts de formation et établissements scolaires.
  5. Des réseaux cohérents regroupant des formateurs de statuts asymétriques et d’appartenances institutionnelles distinctes.

Sans reprendre ici ces arguments, j’insisterai sur la nécessité de ne pas maintenir ou développer des plans de formation dans lesquels les unités de formation seraient situées soit entièrement dans les locaux de l’institut de formation (cours, séminaires), soit entièrement sur le terrain (stages). Il importe au contraire, sans en faire une règle générale, de prévoir des unités de formation à l’intérieur desquelles on peut favoriser l’articulation parce que les étudiants sont en alternance sur le terrain et dans l’institut de formation.

Toute unité de formation tend à se constituer en système relativement clos. Chaque stage se suffit à lui-même, de même que chaque cours. Du coup, leur mise en relation doit, à grand frais, surmonter leur tentation d’isolement. Ni les lieux, ni les horaires, ni les statuts différents des formateurs ne sont propices à une articulation spontanée. Si la direction du programme est forte, elle pourra imposer des liens, mais ils se déferont dès que la pression externe se relâchera.

La seule solution qui soit à la hauteur du défi est d’assigne une mission d’articulation théorie-pratique à chacune des principales unités de formation, en leur donnant la responsabilité à la fois de contenus théoriques et d’un travail sur le terrain.

Les stages longs sont un obstacle connu à ce mode de faire, en particulier lorsque les lieux de stage sont très dispersés. Autre obstacle identifié : l’impossibilité de trouver des stages de même type en parallèle, si bien que leur donner une unité thématique irait à l’encontre des diverses insertions des étudiants stagiaires.

La difficulté est peut-être liée aux traditions des formateurs et aux contraintes de gestion plus qu’à des impossibilités pédagogiques. Rien n’empêche, par exemple, d’inclure un stage long - 4 à 6 mois - dans une unité de formation chargée de le préparer et de l’exploiter, voire de proposer un suivi. Le système des superviseurs ou des enseignants cliniciens itinérants permet d’aller trouver les stagiaires sur le terrain. On peut concevoir des groupes d’analyse de pratiques " de proximité ". On peut encore investir certains formateurs de terrain d’un rôle plus important, en les formant dans ce sens. Enfin, les TIC permettent et permettront toujours plus des interactions à distance, par courriel puis par téléconférences et vidéo. L’idéal est sans doute d’alterner à raison d’une à trois semaines de travail en école, puis d’une période équivalente de travail sur le terrain. Cette alternance rapprochée permet une articulation théorie - pratique plus soutenue et plus souple. Si les étudiants sont dispersés sur un vaste territoire durant un stage long, il faut composer avec ces contraintes, mais sans retomber dans la juxtaposition. Ce qui impose d’incorporer chaque stage à une unité de formation plus large et complexe, avec des enjeux théorique. Une unité de formation incluant temps de terrain et temps en école, dans des proportions éventuellement fort inégales, devient non seulement responsable, mais conceptrice de l’alternance durant une partie du cursus, qui peut aller jusqu’à un semestre. Elle devrait, compte tenu des contraintes, pouvoir imaginer le dispositif le plus fécond pour tirer parti de chaque composante et de leur articulation.

Dans ce cadre, l’information, éventuellement la formation des formateurs de terrain devient l’affaire de l’unité de formation. Idéalement, on peut lui demander et lui donner les moyens de constituer son propre réseau de formateurs de terrain.

Bref, tout se complique, mais c’est pour la bonne cause ! 


Références

Argyris, C. (1995) Savoir pour agir, Paris, InterÉditions.

Altet, M. (1996) Les compétences de l’enseignant professionnel. Entre savoirs, schèmes d’action et adaptation : le savoir-analyser, in Paquay, L., Altet, M., Charlier, E. et Perrenoud, Ph. (dir.), Former des enseignants professionnels. Quelles stratégies ? Quelles compétences ?, Bruxelles, De Boeck, pp. 27-40.

Barbier, J.-M. (dir.) (1996) Savoirs théoriques et savoirs d’action, Paris, PUF.

Baudouin, J,-M. (2000) La compétence et le thème de l’activité : vers une nouvelle conceptualisation didactique de la formation, in Dolz, J. et Ollagnier, E. (dir.) L’énigme de la compétence en éducation, Bruxelles, De Boeck, Coll. Raisons Éducatives, pp. 149-168.

Blanchard-Laville, C. & Fablet, D. (dir.) (1996) L’analyse des pratiques professionnelles, Paris, L’Harmattan.

Carbonneau, M. et Hétu, J.-C. (1996) Formation pratique des enseignants et naissance d’une intelligence professionnelle, in Paquay, L., Altet, M., Charlier, É. et Perrenoud, Ph. (dir.), Former des enseignants professionnels. Quelles stratégies ? Quelles compétences ?, Bruxelles, de Boeck, pp. 77-96.

Cifali, M. (1991) Modèle clinique de formation professionnelle, apports des sciences humaines, théorisation d’une pratique, Genève, Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation.

Cifali, M. (1996) Démarche clinique, formation et écriture, in Paquay, L., Altet, M., Charlier, E. et Perrenoud, Ph. (dir.), Former des enseignants professionnels. Quelles stratégies ? Quelles compétences ?, Bruxelles, De Boeck, pp. 119-135.

Claparède, E. (1912) Un institut des sciences de l’éducation et les besoins auxquels il répond, Genève, Librairie Kundig.

Clot, Y (1995) Le travail sans l’homme. Pour une psychologie des milieux de travail et de vie, Paris, La Découverte.

Clot, Y (2000) La formation par l’analyse du travail : pour une troisième voie, in Maggi, B. (dir.) Manières de penser, manières d'agir en éducation et en formation, Paris, PUF, pp. 133-156.

Faingold, N. (1996) Du stagiaire à l’expert : construire les compétences professionnelles, in Paquay, L., Altet, M., Charlier, E. et Perrenoud, Ph. (dir.), Former des enseignants professionnels. Quelles stratégies ? Quelles compétences ?, Bruxelles, de Boeck, pp. 137-152.

Geay, A. et Sallaberry, J.-C. (1999) La didactique en alternance ou comment enseigner dans l’alternance ?, Revue française de pédagogie, n° 128, juillet-septembre, pp. 7-15.

Guillevic, Ch (1991) Psychologie du travail, Paris, Nathan.

Jobert, G. (2000) L’intelligence au travail, in Carré, P. et Caspac, P. (dir.) Traité des sciences et des méthodes de l’analyse du travail , Paris,.

Jobert, G. (2001) La compétence à vivre. Contribution à une anthropologie de la reconnaissance au travail, à paraître.

Joshua, S. (1996) Le concept de transposition didactique n’est-il propre qu’au mathématiques ?, in Raisky, C. et Caillot, M. (dir.) Au-delà des didactiques, le didactique. Débats autour de concepts fédérateurs, Bruxelles, De Boeck, pp. 61-73.

Latour, B. (1996) Sur la pratique des théoriciens, in Barbier, J.-M. (dir.) Savoirs théoriques et savoirs d’action, Paris, PUF, pp. 131-146.

Maggi, B. (dir.) (2000) Manières de penser, manières d'agir en éducation et en formation, Paris, PUF.

Maubant, Ph. (1998) Transfert et pédagogie par alternance, Educations, n° 15, mars-avril, pp.50-56.

Méard, J.A. et Euzet, J.-P. (1995), L’alternance comme lieu privilégié de médiation, Nice, UFR STAS et IUFM.

Le Boterf, G. (1994) De la compétence. Essai sur un attracteur étrange, Paris, Les Editions d’organisation.

Paquay, L., Altet, M., Charlier, É. et Perrenoud, Ph. (dir.) (1996) Former des enseignants professionnels. Quelles stratégies ? Quelles compétences ?, Bruxelles, de Boeck.

Pastré, P. (1999) L’ingénierie didactique professionnelle, in Carré, P. et Caspar, P. (dir.) Traité des sciences et des méthodes de l’analyse du travail , Paris, Dunod, pp. 403-417.

Pastré, P. (2000) Que devient la didactisation dans une pédagogie des situations professionnelles, in Lenoir, Y. et Bouillier-Oudor, M.-H. (dir.) Savoirs professionnels et curriculum de formation de professionnels. Une variété de situations, une variété de conceptions, une variété de propositions, Bruxelles, De Boeck.

Perrenoud, Ph. (1996 a) Enseigner : agir dans l’urgence, décider dans l’incertitude. Savoirs et compétences dans un métier complexe, Paris, ESF.

Perrenoud, Ph. (1996 b) Le travail sur l’habitus dans la formation des enseignants. Analyse des pratiques et prise de conscience, in Paquay, L., Altet, M., Charlier, É. et Perrenoud, Ph. (dir.) Former des enseignants professionnels. Quelles stratégies ? Quelles compétences ?, Bruxelles, de Boeck, pp. 181-208.

Perrenoud, Ph. (1998 a) De l’alternance à l’articulation entre théories et pratiques dans la formation des enseignants, in Tardif, M., Lessard, C. et Gauthier, C. (dir.). Formation des maîtres et contextes sociaux. Perspectives internationales, Paris, PUF, pp. 153-199.

Perrenoud, Ph. (1998 b) La transposition didactique à partir de pratiques : des savoirs aux compétences, Revue des sciences de l’éducation (Montréal), Vol. XXIV, n° 3, pp. 487-514.

Perrenoud, Ph. (1998 c) De la réflexion dans le feu de l’action à une pratique réflexive, Université de Genève, Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation.

Perrenoud, Ph. (1999 a) De l’analyse de l’expérience au travail par situations-problèmes en formation des enseignants, in Triquet, E, et Fabre-Col, C. (dir.) Recherche (s) et formation des enseignants, Grenoble, IUFM, pp. 89-105.

Perrenoud, Ph. (1999 b) Du travail sur les pratiques au travail sur l’habitus, Université de Genève, Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation.

Perrenoud, Ph. (2000) D’une métaphore l’autre : transférer ou mobiliser ses connaissances ?, in Dolz, J. et Ollagnier, E. (dir.) L’énigme de la compétence en éducation, Bruxelles, De Boeck, Coll. Raisons Éducatives, pp. 45-60.

Rabardel, P. et Six, B. (1995) Outiller les acteurs de la formation pour le développement des compétences au travail, Education Permanente, n° 123-2, pp. 33-46.

Raisky, C. (1996) Doit-on en finir avec la transposition didactique ?, in Raisky, C. et Caillot, M. (dir.) Au-delà des didactiques, le didactique. Débats autour de concepts fédérateurs, Bruxelles, De Boeck, pp. 37-59.

Raisky, C. (1999) Complexité et didactique ?, Education Permanente, Vol. 139, n° 2, pp. 37-64.

Samurçay, R. et Pastré, P. (1995) La conceptualisation des situations de travail dans la formation des compétences, Education Permanente, n° 123-2, pp. 13-31.

Samurçay, R. et Pastré, P. (dir.) (1995) Le développement des compétences. Analyse du travail et didactique professionnelle, Education Permanente, n° 123-2.

Schön, D. (1994) Le praticien réflexif, Montréal, Editions Logiques.

Schön, D. (dir.) (1996) Le tournant réflexif. Pratiques éducatives et études de cas, Montréal, Editions Logiques.

Schön, D. (1996) À la recherche d’une nouvelle épistémologie de la pratique et de ce qu’elle implique pour l’éducation des adultes, in Barbier, J.-M. (dir.) Savoirs théoriques et savoirs d’action, Paris, PUF, pp. 201-222.

Schön, D. (dir.) (1996) Le tournant réflexif. Pratiques éducatives et études de cas, Montréal, Editions Logiques.

St-Arnaud, Y. (1992) Connaître par l’action, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal.

Tardif, J. (1996) Le transfert de compétences analysé à travers la formation de professionnels, in Meirieu, Ph., Develay, M, Durand, C, et Mariani, Y. (dir) Le concept de transfert de connaissance en formation initiale et continue, Lyon, CRDP, pp. 31-46.

Vergnaud, G. (1994) Le rôle de l’enseignant à la lumière des concepts de schème et de champ conceptuel, in Artigue, M. et al. (dir.) Vingt ans de didactique des mathématiques en France, Grenoble, La Pensée Sauvage, pp. 177-191.

Vergnaud G. (1995) Quelle théorie pour comprendre les relations entre savoir-faire et savoir ?, in Bentolila A. (dir.) Savoirs et savoir-faire Paris, Nathan, pp. 5-20.

Vergnaud, G. (1996) Au fond de l’action, la conceptualisation, in Barbier, J.-M. (dir.) Savoirs théoriques et savoirs d’action, Paris, PUF, pp. 275-292.

Violet, D. (dir.) (1997) Formation d’enseignants et alternance, Paris, L’Harmattan.

  

 

Sommaire


Source originale :

http://www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/perrenoud/php_main/php_2001/2001_32.html

Téléchargement d'une version Word au format RTF :

http://www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/perrenoud/php_main/php_2001/2001_32.rtf

© Philippe Perrenoud, Université de Genève.

Aucune reprise de ce document sur un site WEB ou dans une publication imprimée ne peut se faire sans l'accord écrit de l'auteur et d'un éventuel éditeur. Toute reprise doit mentionner la source originale et conserver l'intégralité du texte, notamment les références bibliographiques.

Début

 

Autres textes :

http://www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/perrenoud/php_main/textes.html

Page d'accueil de Philippe Perrenoud :

http://www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/perrenoud/

Laboratoire de recherche Innovation-Formation-Éducation - LIFE :

http://www.unige.ch/fapse/SSE/groups/life