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La place de la sociologie dans la formation
des enseignants : réflexions didactiques

Philippe Perrenoud

Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation
Université de Genève
2002

Sommaire

Figures de la sociologie dans l'enseignement supérieur

La sociologie au sein des sciences de l'éducation

Un programme de formation en alternance

La place de la sociologie dans les approches didactiques

La place de la sociologie dans les approches transversales

Démarches didactiques et construction des savoirs

Références


Sociologue appartenant à une unité de sciences de l'éducation, qui, parmi d'autres publics, forme les enseignants primaires, je suis conduit à poser " de l'intérieur " des questions de didactique de la sociologie (et plus globalement des sciences sociales et humaines) dans une formation pluridisciplinaire. Ces problèmes se complexifient lorsque la formation a une visée professionnelle, se construit dans une alternance entre université et terrain, recherche une articulation constante entre théorie et pratique.

Confronté à la difficulté de conceptualiser une formation professionnelle dans un cadre universitaire, j'aimerais bien pouvoir me tourner vers une didactique de la sociologie comme savoir constitué. Hélas, sans doute parce que la discipline n'est guère enseignée à l'école, au collège ou au lycée, il ne s'est pas développé une " didactique de la sociologie " de même statut que la " didactique des mathématiques ". Cela n'empêche pas les sociologues qui enseignent de se poser des questions didactiques. Celles que se pose tout enseignant en charge d'une discipline universitaire, mais aussi celles, plus spécifiques, qui tiennent au regard sociologique sur la réalité. Notre discipline contribue à désenchanter le monde, à relativiser et contextualiser tout ce qui paraissait évident, à questionner le sens commun, donc à déstabiliser la sociologie spontanée des étudiants.

Il est donc pertinent de se demander comment enseigner la sociologie. Mais ce questionnement reste pragmatique et ne s'inscrit pas dans un champ scientifique identifié. Ou alors, c'est dans celui d'une sociologie de la sociologie, plus que d'une didactique. De plus, chacun réfléchit dans une certaine solitude, car il n'existe guère de cercles ou de réseaux d'échanges sur ces questions. Comme beaucoup d'autres spécialistes à l'oeuvre dans l'enseignement supérieur ou la formation professionnelle, les sociologues pensent donc paradoxalement la transposition didactique de leurs savoirs théoriques ou méthodologiques à la lumière du sens commun, enrichi parfois par leur expérience personnelle de l'intervention ou de la recherche ou leur " culture générale " en sciences humaines. Bref, ils font de la didactique comme M. Jourdain faisait de la prose.

 


Figures de la sociologie dans l'enseignement supérieur

S'il fallait créer une didactique de la sociologie comme champ de recherche à l'intérieur des sciences de l'éducation et de la formation, mieux vaudrait, plutôt que de réinventer la roue, s'inspirer de la didactique des sciences sociales qui se développe dans le champ scolaire. Cette dernière couvre des disciplines scolaires classiques comme l'histoire et la géographie humaine, et des disciplines plus récemment scolarisées : le droit, l'économie, l'éducation à la citoyenneté. Sans doute devrait-on aussi aller voir du côté de la didactique naissante de la philosophie et surtout de la didactique des sciences naturelles, fort développée. À défaut d'une didactique générale, réfutée dans son principe même par les didacticiens des disciplines dans les pays francophones, les créateurs d'une " didactique de la sociologie " trouveraient certains éléments de conceptualisation dans une didactique comparée en plein essor, aussi bien que dans les disciplines auxquelles toutes les didactiques disciplinaires s'alimentent : psychologie des apprentissages, histoire et sociologie du curriculum. Ce champ scientifique devrait aussi s'appuyer sur les réflexions d'ordre didactique que mènent les enseignants de sociologie qui se posent des questions sur l'art et la manière de faire comprendre et apprendre leur discipline. Enfin, comme toute didactique disciplinaire, la didactique de la sociologie devrait s'ancrer dans les spécificités des savoirs de cette discipline, tout en s'articulant aux autres didactiques et aux sciences de l'éducation et de la formation.

Je ne vais pas m'engager ici dans cette entreprise, du moins pas dans toutes ses dimensions. Je limiterai mon propos à une interrogation cruciale, mais qui n'épuise pas le sujet : quels sont la place, le sens et le mode d'intégration de la sociologie à la formation aux métiers de l'humain et en particulier la formation des enseignants.

Une formation professionnelle invite les étudiants à un rapport instrumental au savoir. Cela ne signifie pas qu'ils ne demandent que des recettes et refusent toute théorie, mais qu'ils cherchent, légitimement, à élargir leurs ressources pour l'action ou leurs bases identitaires. Ce n'est pas le seul cas de figure. Dans l'enseignement supérieur, on peut en identifier au moins quatre :

  1. La sociologie comme identité principale et épine dorsale d'une formation de sociologues plus ou moins professionnalisante (Dubar, 2002).
  2. La sociologie comme apport marginal à une autre formation disciplinaire (par exemple en droit ou en agronomie).
  3. La sociologie comme composante d'une formation académique pluridisciplinaire (par exemple en sciences de l'éducation).
  4. La sociologie comme composante d'une formation professionnelle à un autre métier que le métier de sociologue.

Il conviendrait sans doute de complexifier cette typologie. C'est ainsi que :

Cette diversité est sans doute aussi forte pour les autres disciplines universitaires. Mais certaines d'entre elles, par exemple la chimie, la biologie, la géographie, sont enseignées dès l'école ou le collège, ce qui donne une base plus large et une apparente unité à la didactique correspondante. La didactique de la sociologie n'ayant pas de référence scolaire, elle devrait d'emblée se confronter à la diversité des modes de présence de cette discipline dans l'enseignement professionnel et/ou l'enseignement supérieur. C'est pourquoi, s'il se produit jamais, il faut s'attendre à un développement assez lent et dispersé de la didactique de la sociologie.


La sociologie au sein des sciences de l'éducation

L'identité des sciences de l'éducation est encore en débat. Il semble cependant que le " pluriel " des sciences de l'éducation (Hameline, 1998) fasse désormais l'unanimité. L'éducation est un objet qu'aucune science ne peut à elle seule rendre entièrement intelligible. Il convient donc d'adopter une approche " multiréférentielle " (Ardoino, 1980). Elle se décline cependant très différemment selon qu'on vise une formation à la recherche, une formation généraliste sans destination professionnelle précise ou une formation à un métier de l'éducation. Dans ce dernier cas, on a affaire à " une discipline universitaire dans un champ de pratiques sociales " (Charlot, 1995), ce qui transforme notablement le rapport au savoir.

Je laisserai ici de côté les autres cursus pour examiner de plus près la place de la sociologie dans la formation professionnelle des enseignants et la référence aux sciences de l'éducation inégalement pertinente. Les contextes nationaux sont ici fort divers. Si l'on s'interrogeait sur la place de la sociologie dans les IUFM français, peut-être pourrait-on se passer de tout rapprochement avec les sciences de l'éducation, puisque ces dernières, lorsqu'elles sont présentes, ne sont pas nécessairement regroupées en un département, si bien que la sociologie de l'éducation peut exister de façon indépendante.

À Genève, comme au Canada, au Portugal, au Brésil, aux États-Unis, bref dans tous les pays qui confient la formation des enseignants à des unités ou des facultés de sciences de l'éducation, la place de la sociologie dans la formation professionnelle est une déclinaison de sa place dans les sciences de l'éducation.

Ces dernières ne sont pas conçues et organisées de la même manière dans toutes les universités. Sous l'angle qui nous intéresse ici, on peut retenir deux types de différences :

On peut avancer l'hypothèse que le regroupement des sociologues dans un département disciplinaire les incitera à exiger qu'une fraction du programme soit dévolue à un enseignement de sociologie identifié comme tel.

À Genève, ce n'est pas le cas. Les enseignements dispensés par les sociologues, dispersés dans divers départements,sont, dès le premier cycle, à la fois disciplinaires et pluridisciplinaires. Il existe en effet :

On le voit, la simple recherche du mot-clé " sociologie " dans les intitulés ou même les descriptifs de cours ne donnerait pas une image complète de la présence de la discipline dans une unité de sciences de l'éducation. Peut-être, paradoxalement, y a-t-il moins de sociologie dans un curriculum qui la confine à des cours clairement disciplinaires que dans un curriculum qui lui donne une place dans la plupart des approches transversales ou didactiques des faits d'éducation.

À l'issue du premier cycle, les étudiants s'orientent vers l'un des parcours parallèles de second cycle : recherche et intervention, formateurs d'adultes et enseignement primaire. Chacun de ces programmes donne une réponse spécifique à la question de la place de la sociologie. Je me limiterai ici au cursus la formation professionnelle des enseignants.

 


Un programme de formation en alternance

Chaque programme de formation professionnelle est un tout relativement cohérent. Il faut saisir sa logique d'ensemble pour comprendre la place qu'y prend la sociologie.

La formation des enseignants primaires était assurée dès les années 1930, à bac + 3, par deux institutions : un institut de formation professionnelle et la faculté de psychologie et des sciences de l'éducation. Les étudiants passaient leur seconde année à l'université. Entreprise dès 1990, une réforme visant une meilleure intégration des deux composantes a abouti, paradoxalement, faute de trouver un partenariat équilibré, à une complète universitarisation de la formation, dans le cadre de la faculté de psychologie et des sciences de l'éducation.

Les trois années de formation des enseignants primaires se caractérisent depuis 1996 par les traits suivants :

  1. Une formation par unités capitalisables ou crédits.
  2. Une formation professionnelle et académique, ouvrant tant sur le métier (sans formation complémentaire) que sur la recherche et le 3e cycle.
  3. Une formation en alternance, avec en principe 40 % du temps de formation sur le terrain, dès le début de la formation professionnelle et par semaines entières (ou suite de semaines entières)
  4. Une formation orientée vers des compétences professionnelles bien définies.
  5. Une formation valorisant la posture et la pratique réflexives, tant durant les études que dans l'exercice du métier d'enseignant.
  6. La coexistence d'unités de formation dites filées (par exemple un cours hebdomadaire) et d'unités dites compactes (12-16 heures par semaine, durant plusieurs semaines consécutives, de deux à quatorze).
  7. L'intégration d'une partie de l'alternance aux unités compactes (succession de semaines sur le terrain et de semaines à l'université dans le cadre d'une seule et même unité de formation).
  8. Insistance sur la démarche clinique de formation comme construction de savoirs et de compétences à partir de l'analyse de situations singulières et de moments de pratique.
  9. Importance donnée à des unités d'intégration des savoirs et savoir-faire.
  10. Équilibre global entre approches didactiques et approches transversales du métier d'enseignant.

Les fondements de ce programme sont été présentés et débattus ailleurs (Perrenoud, 1993 ; 1994 a et b ; 1996 b ; 1998 a et b). Je ne les mentionne ici que parce qu'ils ont des incidences évidentes sur la place et le traitement des savoirs théoriques dans le curriculum.

Le groupe pluridisciplinaire et pluricatégoriel qui a construit ce programme comprenait pour moitié des enseignants primaires détachés, pour moitié des enseignants-chercheurs en sciences de l'éducation. Il avait adopté les orientations suivantes :

  1. Les sciences sociales et humaines recouvrent toutes les disciplines éclairant l'un ou l'autre aspect des pratiques pédagogiques. On mettra l'accent sur les apports directement reliés au métier d'enseignant (processus d'apprentissage, classe, établissement, contexte).
  2. Elles sont présentes, dans des proportions variées, dans les unités de formation ; ces unités sont pluridisciplinaires (au sens où elles mobilisent toutes plusieurs sciences humaines et sociales), parce qu'elles sont construites autour d'objets complexes : d'une part les branches et domaines d'enseignement, d'autre part des problématiques comme l'évaluation, les relations intersubjectives, la gestion de classe, l'interculturel.

Il en est résulté une organisation du cursus en deux grands domaines représentant chacun environ 40% du temps de formation : les approches didactiques et les approches transversales. Le reste du temps est pour l'essentiel dévolu à des unités d'intégration et à des stages en responsabilité qui conjuguent en principe approches didactiques et transversales. La place de la sociologie ne saurait a priori être pensée de la même façon dans ces deux domaines.

 


La place de la sociologie dans les approches didactiques

À Genève, les didactiques des disciplines s'inscrivent résolument en sciences de l'éducation et se veulent pluridisciplinaires. Chacune s'organise autour d'une discipline d'enseignement et cherche à rendre compte des fonctionnements didactiques qui lui sont propres (transposition, contrat, dévolution, institutionnalisation, etc.), en s'appuyant à la fois sur les savoirs et l'épistémologie propres à cette discipline et sur toutes les sciences sociales et humaines pertinentes : psychologie, psychanalyse, linguistique, sémiotique, anthropologie, histoire, sociologie.

Le degré de réalisation concrète de ce programme fort peut évidemment être interrogé, sachant que le contenu spécifique d'une unité de didactique dépend de sa taille, mais aussi de la formation et des orientations du ou des enseignants concernés. En formation professionnelle, même si l'on adosse la didactique à la recherche, il s'agit aussi de donner des outils de travail aux étudiants, ce qui peut entrer en compétition avec l'approfondissement de références théoriques en sciences sociales.

Appréhendée de l'extérieur, la place de la sociologie dans les diverses didactiques est assez opaque. Cela ne signifie pas qu'elle est inexistante, mais les textes ne suffisent pas à la cerner, il faudrait procéder à des entretiens approfondis avec les formateurs et les étudiants, voir à des observations de terrain.

Pourquoi cette opacité ? Parce qu'il est très difficile de démêler les apports respectifs des diverses sciences humaines et sociales lorsqu'elles sont associées dans l'analyse d'objets complexes. La transposition, la dévolution, le contrat didactique, l'institutionnalisation des savoirs, le fonctionnement du triangle didactique ont à l'évidence des dimensions sociologiques. Du moins est-ce évident pour les sociologues, ne serait que parce que certains de ces concepts s'enracinent dans leur discipline, comme celui de transposition (Verret, 1975) ou de contrat. C'est presque aussi évident dans les œuvres des didacticiens les plus pointus, qui font en général preuve d'une grande érudition pluridisciplinaire. Rien n'assure cependant qu'on retrouve une telle palette pluridisciplinaire chez chaque formateur et dans chaque unité de formation. Sur ce point, l'enquête est assez délicate, surtout auprès de collègues !

Dans les pays francophones, les différentes didactiques disciplinaires se calent sur le découpage du curriculum. Chacune " vit sa vie " et s'organise à sa guise, en symbiose avec la discipline qu'elle prend pour objet, sans rendre de comptes épistémologiques à l'institution. On peut donc défendre deux hypothèses extrêmes. Selon la première, la sociologie serait fortement présente dans le curriculum réel de la formation en didactique. Selon la seconde, elle y aurait une place congrue.

Sans doute faudrait-il décliner cette hypothèse selon les disciplines. On voit mal par exemple comment la didactique des langues pourrait ignorer la sociologie alors qu'elle s'appuie sur la psychologie culturelle de Vygotski ou Bruner, théorise les actes de parole ou les dimensions pragmatiques du langage. L'histoire ou la géographie contemporaines empruntent également à la sociologie. Les didactiques correspondantes n'ont pas de raison d'y être entièrement fermées.

La didactique de la biologie, pour prendre un autre exemple, n'apparaît pas avoir spontanément partie liée avec les sciences sociales. Cela n'empêche pas certaines collaborations (Grosbois, Ricco et Sirota, 1992). Et les liens se renforcent dans une perspective d'écologie humaine.

La distance qui existe entre la discipline considérée et la sociologie n'explique dont pas tout. C'est ainsi que les didacticiens des mathématiques se rapprochent souvent de la sociologie, par exemple lorsqu'ils prétendent développer une " anthropologie du didactique ", conceptualiser l'institutionnalisation des savoirs ou expliquer les phénomènes de transposition ou de contrat,

 


La place de la sociologie dans les approches transversales

Les approches dites transversales posent le même problème en termes très différents. Alors que les didactiques partent des disciplines d'enseignement, les approches transversales partent des sciences humaines et sociales et pourraient se limiter à offrir aux futurs enseignants de notions de psychologie, de sociologie, d'histoire, etc. C'est d'ailleurs ce qui se passe dans de nombreux cursus, comme d'ailleurs dans la formation en travail social ou en soins infirmiers.

Le groupe qui a conçu la nouvelle formation des enseignants primaires à Genève a décidé très rapidement de s'écarter de cette voie classique, persuadé que des apports disciplinaires cloisonnés, même pertinents et bien construits, réduiraient les sciences sociales et humaines au statut d'une culture générale, assez proche de ce que les IUFM dispensent dans ce qu'ils appellent la " formation commune ".

Dans une approche par compétences, les savoirs sont des ressources au service de l'action et de la réflexion sur l'action. Elles doivent donc être facilement mobilisables dans des situations singulières et complexes. Pour cela, il apparaissait plus pertinent de construire ces savoirs à partir de situations et d'objets complexes appelant des éclairages multiréférentiels.

Les groupes de travail chargés de construire des unités transversales ont d'abord élaboré des listes assez larges de tels " objets ". En raison de diverses contraintes curriculaires, et aussi pour éviter une trop forte dispersion, le programme s'est finalement construit avec sept unités de formation transversales, regroupées en deux ensembles appelés " modules " :

Module I. Relations et situations éducatives complexes, diversité des acteurs
  • Relations intersubjectives et désir d'apprendre.
  • Rapport au savoir, métier d'élève, métier d'enseignant.
  • Diversité culturelle et gestion de classe.
  • École, familles, société.

Module II. Processus et difficultés d'apprentissage, régulation et différenciation

  • Différences individuelles et difficultés d'apprentissage.
  • Régulation des processus d'apprentissage et évaluation.
  • Enseignement spécialisé et intégration.

Le souci de retrouver dans les intitulés des traces explicites de chacune des sciences sociales et humaines n'a pas joué un grand rôle. Il semblait évident qu'il fallait intégrer et articuler tous les " regards disciplinaires " pertinents pour cerner l'objet, sans entrer dans des comptes d'apothicaire. De même, les descriptifs des unités transversales ne font pas de référence méthodique aux disciplines concernées. Sans doute n'est-ce pas sans lien avec un double fait :

Globalement, le premier module transversal apparaît plus " sociologique " que le second dans lequel les professeurs viennent plutôt de la psychologie du développement ou de l'apprentissage. Mais leur expertise dans des thèmes comme les difficultés d'apprentissage, l'évaluation ou l'enseignement spécialisé exclut en principe des approches enfermées dans la psychologie.

Lorsque la sociologie - comme les autres sciences humaines et sociales - se retrouve immergée dans des objets complexes, il devient plus difficile d'estimer sa place. Du point de vue de la lisibilité, des enseignements disciplinaires donneraient davantage de garanties. Mais elles ne portent que sur le curriculum. Rien ne dit que les apports correspondants intégrés dans l'esprit des futurs enseignants, donc mobilisables.

Peut-être est-ce un des enjeux majeurs d'une didactique de la sociologie dans les formations aux métiers de l'humain et notamment au métier d'enseignant : que faire lorsqu'il faut apparemment choisir entre la lisibilité (apparaître comme apport disciplinaire) et l'efficacité (s'immerger dans des objets complexes) ?

 


Démarches didactiques et construction des savoirs

Un tel choix ne devrait être fait qu'en connaissance de cause, sur la base des fondements didactiques d'un programme qui vise à construire des compétences, une identité et des savoirs professionnels.

Si l'on pense que le savoir est un texte qu'il faut lire et assimiler dans un ordre logique, on mettra l'accent sur des enseignements disciplinaires. Si l'on estime que le savoir est plutôt un réseau, un " hypertexte " et, notamment en formation professionnelle, une ressource pour l'action, on adoptera des dispositifs de formation clinique qui :

Il est inutile d'opposer radicalement ces deux modèles : une introduction ordonnée à chacune des diverses sciences sociales et humaines ne saurait nuire, au contraire, à une démarche clinique. Elle met en place des " structures d'accueil ", une sorte de carte globale d'un territoire disciplinaire qui ne pourra, dans un travail clinique, être entièrement exploré.

Les savoirs construits ressembleront aux savoirs géographiques d'un voyageur : réduits à des abstractions (et parfois à des stéréotypes) pour les régions du monde où il n'a pas mis les pieds, ils sont plus étoffés pour les régions traversées, et plus substantiels encore pour les régions dans lesquelles il a longuement séjourné.

Si le temps de formation était illimité, on pourrait conjuguer les diverses démarches. Comme le temps est compté, il faut arrêter des priorités. Le travail clinique, l'analyse de cas, de situations, de pratiques exigent beaucoup plus de temps qu'un cours magistral. Il est donc exclu d'explorer méthodiquement tous les cas de figure qui peuvent se présenter dans une classe. De plus, l'échantillon des processus ainsi approchés est en partie aléatoire.

Pourquoi courir un tel risque, alors que des enseignements méthodiques pourraient " couvrir " plus largement les acquis de la discipline ? Pour trois raisons au moins :

  1. Les savoirs construits à partir de situations singulières sont plus facilement mobilisables dans des situations analogues. Leur disponibilité tient au fait qu'ils ne sont pas complètement décontextualisés (Perrenoud, 2000, 2001 b et c).
  2. Cette démarche développe une posture et une pratique réflexives adossées aux humaines et sciences sociales (Paquay et Sirota, 2001 ; Perrenoud, 2001 a, 2002 a).
  3. La démarche clinique travaille simultanément le savoir et le rapport au savoir, donc l'identité professionnelle.

On s'en doute, ces thèses ne font pas l'unanimité. Leurs fondements théoriques et empiriques sont en débat. Et surtout, elles heurtent la " didactique spontanée " de nombre d'enseignants universitaires.

Au-delà des préjugés et des mécanismes défensifs, deux chantiers devraient être investis:

Ces deux chantiers sont étroitement complémentaires. Les sociologues sont plus actifs dans le second, ce qui est n'a rien de surprenant : la conceptualisation des savoirs et des pratiques relève de la sociologie des professions. On peut regretter que les sociologues soient trop peu nombreux dans le premier chantier. Ils y ont leur place, à l'évidence, comme acteurs réflexifs, dans le cadre de leurs propres pratiques d'enseignement et de formation. Mais ce n'est pas la seule entrée : la didactique professionnelle, comme les didactiques des disciplines scolaires, sont des carrefours auxquels les sciences humaines et sociales peuvent se rencontrer.

 


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