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De l’exclusion à l’inclusion : le chaînon manquant. Educateur, n° spécial, 7 mai, 13-16 |
Faculté de psychologie et des sciences
de l'éducation
Université de Genève
2010
Dans un système éducatif qui n'a pas évolué vers
une pédagogie fortement différenciée, l'inclusion des élèves
« différents » ou « à besoins particuliers » dans les
classes ordinaires est au mieux un acte symbolique, au pire une manière
d'enlever des chances aux élèves qui sont simplement en difficulté
d'apprentissage.
Une volonté cohérente d'inclusion des élèves
différents devrait s'inscrire dans une politique plus vaste de lutte
contre l'échec scolaire et de différenciation de l'action pédagogique.
Rappelons que les concepts d'exclusion et
d'inclusion peuvent et doivent d'abord concerner le système scolaire dans
son ensemble. Les plus exclus sont ceux qui n'y entrent jamais.
Mais paradoxalement, n'ayant jamais été confrontés aux formes et
normes d'excellence scolaire, ils n'ont pas été mis en échec par le
système éducatif.
D'autres exclus sont ceux qui abandonnent la
scolarité en cours de route. Ils en retirent sans doute quelques
connaissances, mais aussi le sentiment de leur « indignité
culturelle ».
Pour combattre ces deux formes d'exclusion,
diverses stratégies sont développées, les unes de scolarisation, les
autres de maintien à l'école. Cela va du soutien financier aux
familles et de l'aide sociale, sanitaire et alimentaire aux stratégies
pédagogiques de lutte contre l'échec et les inégalités. Les problèmes
varient bien entendu selon l'état de développement du pays et du
système éducatif.
Le concept d'exclusion a aussi un sens plus restreint : la relégation dans des filières peu
enviables du système éducatif, à commencer par « l'enseignement
spécialisé ». Les enfants ou les adolescents restent alors des
élèves, mais ils sont stigmatisés et confinés dans des « classes
spéciales » ou des « institutions ».
Au début du XXe siècle,
on les appelait anormaux, débiles, idiots. Leur
exclusion semblait alors de bon sens. Il a fallu cent ans ou presque
pour que l'existence de ces « exclus de l'intérieur »
n'apparaisse plus une fatalité et mette en évidence le rôle du système
éducatif dans leur fabrication. Puis une bonne partie du XXe siècle
pour qu'un mouvement critique s'amorce puis soit entendu.
L'antipsychiatrie entra d'abord en guerre
contre les asiles et l'enfermement des fous. On compris
progressivement que la folie résulte au moins en partie d'une
« fabrication » sociale (Thomas Szasz), de même que la
déviance et la délinquance. Dans le champ scolaire se développa un
mouvement parallèle, inspiré par la psychiatrie et par les théories de
l'étiquetage. Au-delà de l'intelligibilité du processus de
fabrication, il conduisit à proposer d'intégrer à la scolarité normale
tous les élèves différents ou certains d'entre eux.
Le premier argument est idéologique et
éthique : refus de la stigmatisation, de la ségrégation. Cet
argument est fort
honorable, il participe d'un humanisme moderne respectable, aussi
idéaliste soit-il.
Le second se réfère à l'inefficacité de l'exclusion : on l'accuse de ne rien résoudre, parfois d'aggraver les souffrances, d'amplifier les pathologies ou de les rendre irréversibles. Sur ce point, qui relève de l'observation de la réalité, il importe d'étayer le propos. Aussi respectable soit-il, le plaidoyer en faveur d'une totale inclusion peut ne pas tenir compte de toute la réalité et engendrer des effets pervers. Il faut distinguer plusieurs types d'effets possibles d'une politique d'inclusion :
Les
effets sur les
enfants ou les adolescents « différents » intégrés dans
des classes
« ordinaires ».
Les
effets sur les
élèves des classes ordinaires dans lesquelles on inclut des élèves
différents.
Les
effets de l'inclusion
sur le travail des enseignants.
Les
effets sur les
apprentissages des élèves des classes ordinaires.
Les « militants de l'inclusion » voient les effets positifs :
Moindre
stigmatisation.
Stimulation
plus
forte.
Participation
à des
activités sociale banales.
Dédramatisation
du
handicap ou de la déficience mentale.
Diversification
et
densification des relations.
Il est possible cependant que certains enfants
intégrés se sentent moins protégés, jugés, rejetés, raillés ou
confrontés à des situations plus difficiles.
Bref, plus exclus que s'ils restaient entre eux ! Tout dépend
de la qualité de l'inclusion.
Les militants de l'inclusion soulignent les bienfaits de l'intégration pour les enfants des classes ordinaires :
Apprentissage
de la
différence, de la tolérance, de la sollicitude, de la compassion,
de l'aide.
Dépassement
des peurs
et des stéréotypes.
Prise de
responsabilité, autonomie.
Il se peut cependant que l'intégration représente pour certains
enfants une charge émotionnelle et pratique défavorable à leur propre
développement. On peut hésiter à demander à des enfants et adolescents
dont tous ne vont pas bien, dont certains sont en difficulté, de
porter tout le poids de l'inclusion. Il peut y avoir un conflit
d'intérêt !
Avoir dans sa classe un ou plusieurs enfants
« inclus » est une lourde responsabilité morale. Tous les
enseignants ne sont pas préparés psychologiquement et didactiquement à
l'inclusion. Même s'ils le sont, cela représente un surcroît de
travail centré sur les élèves inclus et leur environnement. Cela peut
être au détriment des élèves « ordinaires », qui du coup
bénéficient de moins de temps, d'attention, d'investissement. Puisque
leurs problèmes paraissent mineurs en regard de ceux des élèves
intégrés.
Lorsqu'ils le peuvent, les systèmes éducatifs
allègent les effectifs des classes intégrant des élèves différents ou
accordent des ressources supplémentaires, par exemple un
aide-éducateur ou un enseignant de soutien, voire un enseignant
spécialement formé pour prendre en charge des élèves différents.
C'est bien, mais le facteur déterminant est
sans doute le moins visible : le mode d'organisation du travail et son
potentiel de différenciation des situations et des actions
pédagogiques. Ce qui renvoie aux compétences et aux attitudes des
enseignants censés prendre en charge des enfants différents.
Dans une école qui vit l'hétérogénéité comme
une malédiction et rêve de classes homogènes, l'inclusion accroît
sensiblement l'hétérogénéité et met donc le système de travail en
difficulté. Les professeurs peuvent accepter ce surcroît
d'hétérogénéité et de difficulté pour des raisons éthiques, mais cela
ne garantit ni la qualité de l'inclusion ni l'absence d'effet sur les
élèves « ordinaires ».
L'inclusion ne prend tout son sens que si
l'enseignement ordinaire peut absorber des élèves « très
différents » sans changer de logique, ni entrer en crise.
Le problème se déplace : plutôt que d'inviter
les professeurs à inclure les élèves différents par bonne volonté ou
humanité, les former à mieux gérer des groupes hétérogènes. Ce qui ne
saurait se justifier « seulement » pour les élèves très
différents.
Mettre la différenciation au centre de la
pratique pédagogique n'a de sens que dans un système qui combat
absolument les inégalités et l'échec scolaire.
L'inclusion des élèves différents deviendrait
alors, en quelque sorte, un « bénéfice secondaire », un
« bien collatéral », la pédagogie différenciée visant tous
les élèves en difficulté.
Pour que soient
favorisés les plus favorisés et défavorisés les plus défavorisés, il
faut et il suffit que l'école ignore dans le contenu de l'enseignement
transmis, dans les méthodes et les techniques de transmission et dans
les critères du jugement, les inégalités culturelles entre les enfants
des différentes classes sociales : autrement dit, en traitant tous
les enseignés, aussi inégaux soient-ils en fait, comme égaux en droits
et en devoirs, le système scolaire est conduit à donner en fait sa
sanction aux inégalités initiales devant la culture (Bourdieu, 1966, p.
36).
La pédagogie différenciée n'est rien d'autre qu'une
tentative de rupture avec l'indifférence aux différences.
Différencier, c'est « Faire en sorte que
chaque apprenant soit constamment ou du moins très souvent confronté aux
situations didactiques les plus fécondes pour lui » (Perrenoud, 2008).
L'organisation du travail doit donc être conçue et
gérée de sorte à permettre cette optimisation des situations :
objectifs clairs, évaluation formative, travail par groupes de niveau et
de besoin, cycles pluriannuels, etc.
C'est à ce prix que les enfants différents seront
accueillis comme « un peu plus différents que les autres » dans
une organisation du travail conçue pour faire face aux différences sans
les transformer en inégalités.
La différenciation se situe résolument dans la
perspective d'une « discrimination positive », d'un refus de
l'indifférence aux différences. Elle suppose une politique de
démocratisation de l'accès aux savoirs et aux compétences. Elle vise en
priorité les élèves qui ont des difficultés d'apprentissage et de
développement.
C'est un choix politique avant d'être pédagogique.
La différenciation pédagogique porte uniquement sur
les moyens et les modalités de travail. Elle ne porte pas sur les
objectifs de formation, ni sur les ambitions implicites que l'enseignant
développe à propos de chaque élève. Ce qui suppose une centration sur les
objectifs essentiels dans une vision stratégique de l'ensemble de la
scolarité.
Les élèves intégrés justifient cependant des
objectifs moins ambitieux, revus à la hausse ou à la baisse selon les
évolutions observées.
Philippe Meirieu écrit : « « Les
différences, je ne les respecte pas, j'en tiens compte ». Le
projet de l'école est de permettre à chacun d'accéder à une culture
scolaire commune, celle de l'éducation de base. La mission de l'école est
de transformer les élèves et dans une certaine mesure d'uniformiser leurs
acquis. La différenciation n'est donc pas synonyme de respect
inconditionnel des différences.
Les élèves très différents appellent sans doute un
traitement plus complexe, si certaines différences sont jugées
irréductibles.
La différenciation n'est pas une méthode
pédagogique, c'est une forme d'organisation du travail dans la classe, le
cycle, l'établissement. Elle ne se réduit pas à un dispositif particulier,
par exemple des groupes de niveau ou de besoin.
Elle devrait concerner toutes les méthodes, tous
les dispositifs, toutes les disciplines, à tous les niveaux
d'enseignement. Dès lors que l'indifférence aux différences existe et
produit de l'échec et des inégalités, la différenciation est pertinente.
La différenciation ne peut ni ne doit aboutir à un
enseignement entièrement individualisé. Ce qu'il faut individualiser, ce
sont les parcours de formation, les chemins suivis par les apprenants.
Sachant que ces chemins sont de fait individualisés, l'enjeu est d'en
prendre le contrôle pour garantir que chacun progresse de manière optimale
en direction des objectifs.
Il est de toute manière nécessaire de travailler en
groupes et de s'appuyer sur les interactions sociocognitives.
Les cycles pluriannuels sont des structures
favorables à une organisation du travail plus flexible et plus
coopérative. Ils permettent d'articuler plusieurs dispositifs :
groupes de besoin, groupes de niveaux, groupes multiâge, soutien intégré,
modules, projets.
La suppression du redoublement ne suffit pas, ni la
définition d'objectifs à termes de deux, trois ou quatre ans. Un cycle
sans différenciation produit davantage d'inégalités.
Il n'y a pas de différenciation sans observation
formative. Elle se fonde sur une évaluation critériée, qui permet de
comparer chaque élève aux objectifs de formation plutôt qu'à ses camarades
de classe.
Une observation formative passe évidemment par un
bilan régulier des acquis, un bilan non certificatif, sans enjeu de
sélection. Mais elle porte aussi sur les processus, les conditions, les
environnements d'apprentissage, les tâches, l'action pédagogique.
On ne peut identifier d'avance les besoins et les
acquis des élèves.
Il est donc peu raisonnable d'espérer constituer
des groupes stables pour leur proposer un traitement ad hoc. Les
groupes de niveaux accroissent les écarts.
Pour différencier de manière flexible, il faut
engager les élèves dans des activités d'apprentissage, des
situations-problèmes ou des projets, qui les confrontent à des obstacles
cognitifs. Le dépassement de ces obstacles devient l'objectif à court
terme et pilote les interventions de l'enseignant (notion d'objectif-obstacle).
Allonger le temps des études n'est pas la solution,
qu'il s'agisse de redoublement ou d'allongement du passage dans un cycle
pluriannuel). Contrairement aux idées reçues, le temps n'est pas la
principale ressource de différenciation. Il ne s'agit pas d'apprendre
« à son rythme », mais d'apprendre à un rythme relativement
standard, grâce à un soutien différencié.
Ce qu'il faut différencier, c'est la part
d'investissement subjectif, d'intelligence professionnelle, de créativité,
de prise en charge personnalisée dévolue à chaque élève. Bref,
différencier, c'est pratiquer un enseignement stratégique (Tardif,
1992).
La différenciation pédagogique exige la maîtrise de
dispositifs diversifiés et d'une organisation du travail complexe. Elle
exige aussi, mais une formation pointue en didactique, en évaluation, en
métacognition. Il faut également savoir travailler en équipe.
Sans de telles compétences, un enseignant ne saura
ni s'écarter des organisations les plus conventionnelles, ni piloter
finement les processus d'apprentissage.
La responsabilité du système éducatif et des
institutions de formation des enseignants sont donc très grandes.
La pédagogie différenciée est d'abord une réponse
aux différences ordinaires. Mais elle met en place une organisation du
travail favorable à l'intégration d'élèves en grande difficulté psychique.
Il faut garder à l'esprit qu'il peut y avoir un
conflit d'intérêt entre la logique d'inclusion et la lutte contre l'échec
d'élèves qui n'ont que des difficultés d'apprentissage. Le scepticisme des
enseignants des classes ordinaires à l'égard des partisans de l'inclusion
peut être une stratégie défensive, mais c'est aussi un appel à « ne
pas charger le bateau » au détriment des élèves faibles.
Appeler à différencier et à intégrer n'a toutefois
de sens que si les professeurs sont soutenus et formés dans ce sens.
Aujourd'hui, le traitement des différences et le rapport à l'hétérogénéité
ne sont toujours pas des éléments centraux dans la formation des
enseignants. Ils sont aussi les oubliés des réformes scolaires.
Il se pourrait que les enseignants
« spécialisés » dessinent, comme les enseignants de préscolaire,
la figure de l'enseignant ordinaire de demain : soucieux de développement
autant que des apprentissages et armé pour faire face aux différences sans
dire « alors on ne peut rien faire ».
Bourdieu, P. (1966) L'école conservatrice.
L'inégalité sociale devant l'école et devant la culture. Revue française de sociologie, n° 3, p. 336.
Tardif, J. (1992). Pour
un
enseignement stratégique. Montréal : Editions Logiques.
Perrenoud, Ph. (2002). Les
cycles
d'apprentissage. Une autre organisation du travail pour combattre
l'échec scolaire. Sainte-Foy : Presses de l'Université du
Québec.
Perrenoud, Ph. (2008). Pédagogie
différenciée : des intentions à l'action
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