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Perrenoud, Ph. (2010).

De l’exclusion à l’inclusion : le chaînon manquant.

Educateur, n° spécial, 7 mai, 13-16

 

 




De l’exclusion à l’inclusion :
 le chaînon manquant

 

 

Philippe Perrenoud

Faculté de psychologie et des sciences de l'éducation
Université de Genève
2010



Sommaire

Une vision plus large de l'inclusion

Rompre avec l'indifférence aux différences

Pour conclure

Références


 
 

Dans un système éducatif qui n'a pas évolué vers une pédagogie fortement différenciée, l'inclusion des élèves « différents » ou « à besoins particuliers » dans les classes ordinaires est au mieux un acte symbolique, au pire une manière d'enlever des chances aux élèves qui sont simplement en difficulté d'apprentissage.

Une volonté cohérente d'inclusion des élèves différents devrait s'inscrire dans une politique plus vaste de lutte contre l'échec scolaire et de différenciation de l'action pédagogique.


Une vision plus large de l'inclusion

Rappelons que les concepts d'exclusion et d'inclusion peuvent et doivent d'abord concerner le système scolaire dans son ensemble. Les plus exclus sont ceux qui n'y entrent jamais. Mais paradoxalement, n'ayant jamais été confrontés aux formes et normes d'excellence scolaire, ils n'ont pas été mis en échec par le système éducatif.

D'autres exclus sont ceux qui abandonnent la scolarité en cours de route. Ils en retirent sans doute quelques connaissances, mais aussi le sentiment de leur « indignité culturelle ».

Pour combattre ces deux formes d'exclusion, diverses stratégies sont développées, les unes de scolarisation, les autres de maintien à l'école. Cela va du soutien financier aux familles et de l'aide sociale, sanitaire et alimentaire aux stratégies pédagogiques de lutte contre l'échec et les inégalités. Les problèmes varient bien entendu selon l'état de développement du pays et du système éducatif.

L'exclusion de la scolarité « normale »

Le concept d'exclusion a aussi un sens plus restreint : la relégation dans des filières peu enviables du système éducatif, à commencer par « l'enseignement spécialisé ». Les enfants ou les adolescents restent alors des élèves, mais ils sont stigmatisés et confinés dans des « classes spéciales » ou des « institutions ».

Au début du XXe siècle,  on les appelait  anormaux, débiles, idiots. Leur exclusion semblait alors de bon sens. Il a fallu cent ans ou presque pour que l'existence de ces « exclus de l'intérieur » n'apparaisse plus une fatalité et mette en évidence le rôle du système éducatif dans leur fabrication. Puis une bonne partie du XXe siècle pour qu'un mouvement critique s'amorce puis soit entendu.

L'antipsychiatrie entra d'abord en guerre contre les asiles et l'enfermement des fous. On compris progressivement que la folie résulte au moins en partie d'une « fabrication » sociale (Thomas Szasz), de même que la déviance et la délinquance. Dans le champ scolaire se développa un mouvement parallèle, inspiré par la psychiatrie et par les théories de l'étiquetage. Au-delà de l'intelligibilité du processus de fabrication, il conduisit à proposer d'intégrer à la scolarité normale tous les élèves différents ou certains d'entre eux.

Deux arguments en faveur de l'inclusion

Le premier argument est idéologique et éthique : refus de la stigmatisation, de la ségrégation. Cet argument est  fort honorable, il participe d'un humanisme moderne respectable, aussi idéaliste soit-il.

Le second se réfère à l'inefficacité de l'exclusion : on l'accuse de ne rien résoudre, parfois d'aggraver les souffrances, d'amplifier les pathologies ou de les rendre irréversibles. Sur ce point, qui relève de l'observation de la réalité, il importe d'étayer le propos. Aussi respectable soit-il, le plaidoyer en faveur d'une totale inclusion peut ne pas tenir compte de toute la réalité et engendrer des effets pervers. Il faut distinguer plusieurs types d'effets possibles d'une politique d'inclusion :

Effets sur les enfants ou adolescents inclus

Les « militants de l'inclusion » voient les effets positifs :

Il est possible cependant que certains enfants intégrés se sentent moins protégés, jugés, rejetés, raillés ou confrontés à des situations plus difficiles.  Bref, plus exclus que s'ils restaient entre eux ! Tout dépend de la qualité de l'inclusion.

Effets sur les élèves des classes ordinaires

Il se peut cependant que l'intégration représente pour certains enfants une charge émotionnelle et pratique défavorable à leur propre développement. On peut hésiter à demander à des enfants et adolescents dont tous ne vont pas bien, dont certains sont en difficulté, de porter tout le poids de l'inclusion. Il peut y avoir un conflit d'intérêt !

Effets sur le travail des enseignants et indirectement sur les apprentissages des élèves des classes ordinaires

Avoir dans sa classe un ou plusieurs enfants « inclus » est une lourde responsabilité morale. Tous les enseignants ne sont pas préparés psychologiquement et didactiquement à l'inclusion. Même s'ils le sont, cela représente un surcroît de travail centré sur les élèves inclus et leur environnement. Cela peut être au détriment des élèves « ordinaires », qui du coup bénéficient de moins de temps, d'attention, d'investissement. Puisque leurs problèmes paraissent mineurs en regard de ceux des élèves intégrés.

Tout dépend des conditions d'accueil

Lorsqu'ils le peuvent, les systèmes éducatifs allègent les effectifs des classes intégrant des élèves différents ou accordent des ressources supplémentaires, par exemple un aide-éducateur ou un enseignant de soutien, voire un enseignant spécialement formé pour prendre en charge des élèves différents.

C'est bien, mais le facteur déterminant est sans doute le moins visible : le mode d'organisation du travail et son potentiel de différenciation des situations et des actions pédagogiques. Ce qui renvoie aux compétences et aux attitudes des enseignants censés prendre en charge des enfants différents.

Faire de l'hétérogénéité la règle

Dans une école qui vit l'hétérogénéité comme une malédiction et rêve de classes homogènes, l'inclusion accroît sensiblement l'hétérogénéité et met donc le système de travail en difficulté. Les professeurs peuvent accepter ce surcroît d'hétérogénéité et de difficulté pour des raisons éthiques, mais cela ne garantit ni la qualité de l'inclusion ni l'absence d'effet sur les élèves « ordinaires ».

L'inclusion ne prend tout son sens que si l'enseignement ordinaire peut absorber des élèves « très différents » sans changer de logique, ni entrer en crise.

Mettre la différenciation au centre

Le problème se déplace : plutôt que d'inviter les professeurs à inclure les élèves différents par bonne volonté ou humanité, les former à mieux gérer des groupes hétérogènes. Ce qui ne saurait se justifier « seulement » pour les élèves très différents.

Mettre la différenciation au centre de la pratique pédagogique n'a de sens que dans un système qui combat absolument les inégalités et l'échec scolaire.

L'inclusion des élèves différents deviendrait alors, en quelque sorte, un « bénéfice secondaire », un « bien collatéral », la pédagogie différenciée visant tous les élèves en difficulté.



Rompre avec l'indifférence aux différences ?

Pierre Bourdieu écrivait :

Pour que soient favorisés les plus favorisés et défavorisés les plus défavorisés, il faut et il suffit que l'école ignore dans le contenu de l'enseignement transmis, dans les méthodes et les techniques de transmission et dans les critères du jugement, les inégalités culturelles entre les enfants des différentes classes sociales : autrement dit, en traitant tous les enseignés, aussi inégaux soient-ils en fait, comme égaux en droits et en devoirs, le système scolaire est conduit à donner en fait sa sanction aux inégalités initiales devant la culture (Bourdieu, 1966, p. 36).

La pédagogie différenciée n'est rien d'autre qu'une tentative de rupture avec l'indifférence aux différences.

Une autre organisation du travail

Différencier, c'est « Faire en sorte que chaque apprenant soit constamment ou du moins très souvent confronté aux situations didactiques les plus fécondes pour lui » (Perrenoud, 2008).

L'organisation du travail doit donc être conçue et gérée de sorte à permettre cette optimisation des situations : objectifs clairs, évaluation formative, travail par groupes de niveau et de besoin, cycles pluriannuels, etc.

C'est à ce prix que les enfants différents seront accueillis comme « un peu plus différents que les autres » dans une organisation du travail conçue pour faire face aux différences sans les transformer en inégalités.

Discrimination positive

La différenciation se situe résolument dans la perspective d'une « discrimination positive », d'un refus de l'indifférence aux différences. Elle suppose une politique de démocratisation de l'accès aux savoirs et aux compétences. Elle vise en priorité les élèves qui ont des difficultés d'apprentissage et de développement.

C'est un choix politique avant d'être pédagogique.

Des objectifs identiques

La différenciation pédagogique porte uniquement sur les moyens et les modalités de travail. Elle ne porte pas sur les objectifs de formation, ni sur les ambitions implicites que l'enseignant développe à propos de chaque élève. Ce qui suppose une centration sur les objectifs essentiels dans une vision stratégique de l'ensemble de la scolarité.

Les élèves intégrés justifient cependant des objectifs moins ambitieux, revus à la hausse ou à la baisse selon les évolutions observées.

N'enfermer personne dans sa différence

Philippe Meirieu écrit : «  « Les différences, je ne les respecte pas, j'en tiens compte ». Le projet de l'école est de permettre à chacun d'accéder à une culture scolaire commune, celle de l'éducation de base. La mission de l'école est de transformer les élèves et dans une certaine mesure d'uniformiser leurs acquis. La différenciation n'est donc pas synonyme de respect inconditionnel des différences.

Les élèves très différents appellent sans doute un traitement plus complexe, si certaines différences sont jugées irréductibles.

La pédagogie différenciée n'est pas une méthode

La différenciation n'est pas une méthode pédagogique, c'est une forme d'organisation du travail dans la classe, le cycle, l'établissement. Elle ne se réduit pas à un dispositif particulier, par exemple des groupes de niveau ou de besoin.

Elle devrait concerner toutes les méthodes, tous les dispositifs, toutes les disciplines, à tous les niveaux d'enseignement. Dès lors que l'indifférence aux différences existe et produit de l'échec et des inégalités, la différenciation est pertinente.

Ce n'est pas un enseignement individualisé

La différenciation ne peut ni ne doit aboutir à un enseignement entièrement individualisé. Ce qu'il faut individualiser, ce sont les parcours de formation, les chemins suivis par les apprenants. Sachant que ces chemins sont de fait individualisés, l'enjeu est d'en prendre le contrôle pour garantir que chacun progresse de manière optimale en direction des objectifs.

Il est de toute manière nécessaire de travailler en groupes et de s'appuyer sur les interactions sociocognitives.

Travailler en cycles d'apprentissage pluriannuels

Les cycles pluriannuels sont des structures favorables à une organisation du travail plus flexible et plus coopérative. Ils permettent d'articuler plusieurs dispositifs : groupes de besoin, groupes de niveaux, groupes multiâge, soutien intégré, modules, projets.

La suppression du redoublement ne suffit pas, ni la définition d'objectifs à termes de deux, trois ou quatre ans. Un cycle sans différenciation produit davantage d'inégalités.

Observation et évaluation formatives

Il n'y a pas de différenciation sans observation formative. Elle se fonde sur une évaluation critériée, qui permet de comparer chaque élève aux objectifs de formation plutôt qu'à ses camarades de classe.

Une observation formative passe évidemment par un bilan régulier des acquis, un bilan non certificatif, sans enjeu de sélection. Mais elle porte aussi sur les processus, les conditions, les environnements d'apprentissage, les tâches, l'action pédagogique.

Pas de groupement préalable des élèves

On ne peut identifier d'avance les besoins et les acquis des élèves.

Il est donc peu raisonnable d'espérer constituer des groupes stables pour leur proposer un traitement ad hoc. Les groupes de niveaux accroissent les écarts.

Pour différencier de manière flexible, il faut engager les élèves dans des activités d'apprentissage, des situations-problèmes ou des projets, qui les confrontent à des obstacles cognitifs. Le dépassement de ces obstacles devient l'objectif à court terme et pilote les interventions de l'enseignant (notion d'objectif-obstacle).

Ne pas allonger le temps des études

Allonger le temps des études n'est pas la solution, qu'il s'agisse de redoublement ou d'allongement du passage dans un cycle pluriannuel). Contrairement aux idées reçues, le temps n'est pas la principale ressource de différenciation. Il ne s'agit pas d'apprendre « à son rythme », mais d'apprendre à un rythme relativement standard, grâce à un soutien différencié.

Ce qu'il faut différencier, c'est la part d'investissement subjectif, d'intelligence professionnelle, de créativité, de prise en charge personnalisée dévolue à chaque élève. Bref, différencier, c'est pratiquer un enseignement stratégique (Tardif, 1992).

Les compétences des enseignants

La différenciation pédagogique exige la maîtrise de dispositifs diversifiés et d'une organisation du travail complexe. Elle exige aussi, mais une formation pointue en didactique, en évaluation, en métacognition. Il faut également savoir travailler en équipe.

Sans de telles compétences, un enseignant ne saura ni s'écarter des organisations les plus conventionnelles, ni piloter finement les processus d'apprentissage.

La responsabilité du système éducatif et des institutions de formation des enseignants sont donc très grandes.


Pour conclure

La pédagogie différenciée est d'abord une réponse aux différences ordinaires. Mais elle met en place une organisation du travail favorable à l'intégration d'élèves en grande difficulté psychique.

Il faut garder à l'esprit qu'il peut y avoir un conflit d'intérêt entre la logique d'inclusion et la lutte contre l'échec d'élèves qui n'ont que des difficultés d'apprentissage. Le scepticisme des enseignants des classes ordinaires à l'égard des partisans de l'inclusion peut être une stratégie défensive, mais c'est aussi un appel à « ne pas charger le bateau » au détriment des élèves faibles.

Appeler à différencier et à intégrer n'a toutefois de sens que si les professeurs sont soutenus et formés dans ce sens. Aujourd'hui, le traitement des différences et le rapport à l'hétérogénéité ne sont toujours pas des éléments centraux dans la formation des enseignants. Ils sont aussi les oubliés des réformes scolaires.

Il se pourrait que les enseignants « spécialisés » dessinent, comme les enseignants de préscolaire, la figure de l'enseignant ordinaire de demain : soucieux de développement autant que des apprentissages et armé pour faire face aux différences sans dire « alors on ne peut rien faire ».


Références

Bourdieu, P. (1966) L'école conservatrice. L'inégalité sociale devant l'école et devant la culture. Revue française de sociologie, n° 3, p. 336.

Tardif, J. (1992). Pour un enseignement stratégique. Montréal : Editions Logiques.

Perrenoud, Ph. (2002). Les cycles d'apprentissage. Une autre organisation du travail pour combattre l'échec scolaire. Sainte-Foy : Presses de l'Université du Québec.

Perrenoud, Ph. (2008). Pédagogie différenciée : des intentions à l'action. Paris : ESF.


Sommaire

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