Perrenoud, Philippe
Métier
délève et
sens du travail scolaire
Paris, ESF, 1994, 198 p (4e éd. 2000).
Ce livre ne peut être mis intégralement à disposition sur le Web. On trouvera ici :
Le résumé (quatrième de couverture) L'introduction, qui présente les divers chapitres Les références bibliographiques Comptes-rendus dans des revues
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Aujourdhui, les élèves sont devenus des "apprenants". Cette centration sur les apprentissages et donc sur la didactique qui les organise pourrait, si lon ny prend garde, être létape ultime de la dénégation du sujet: si lapprenant napprend pas, sil ne veut ou ne peut apprendre, quelle identité lui reste-t-il? Identifier lélève à lapprenant, cest empêcher de penser la distance entre le rôle que les adultes lui attribuent et ce quil en fait, cest oublier que le métier délève est assigné aux enfants et aux adolescents comme un métier statutaire, à la manière dont un adulte est mobilisé par lEtat dans un jury ou une armée. Juridiquement, le travail scolaire est plus proche des travaux forcés que de la profession librement choisie. Une fraction des élèves font de nécessité vertu et trouvent leur compte dans la scolarisation; dautres résistent ouvertement et déclenchent les foudres de ceux qui leur "veulent du bien"; dautres encore feignent ladhésion et jouent avec les règles.
Idéalement, le métier délève linvite à travailler pour apprendre. En réalité, on demande aussi aux enfants et adolescents de travailler pour être occupés, pour rendre des textes, des exercices, des problèmes vérifiables, pour être évalués, pour contribuer au bon fonctionnement didactique, pour rassurer leurs maîtres et leurs parents. On les invite à suivre des routines et des règles qui visent parfois à optimiser les apprentissages et le développement intellectuel, mais parfois, plus prosaïquement, à assurer le silence, lordre et la discipline, à faciliter la coexistence pacifique dans un espace clos, à garantir le respect des programmes, le bon usage des moyens, lautorité du maître.
Une sociologie du métier délève est à la fois une sociologie du travail scolaire, de lorganisation éducative et du curriculum réel. Elle sintéresse aux tâches et aux contraintes quon assigne effectivement aux élèves. Elle analyse leurs tactiques et leurs stratégies, la façon dont ils prennent des distances face aux attentes des adultes et rusent avec leur pouvoir dans la famille ou dans lécole. Elle éclaire les contenus concrets de la culture scolaire telle quelle est transposée et sincarne au jour le jour dans les classes. Enfin, elle sintéresse au sens que donnent les élèves au travail quotidien, en fonction de leur héritage culturel aussi bien que des situations dans lesquelles on les place.
Introduction.
Le métier d'élève ou comment réussir
à l'école sans sacrifier sa jeunesse
Chapitre 1
Vivre et apprendre à vivre à
l'école
Chapitre 2
Curriculum réel et travail scolaire
Chapitre 3
Scolarisation et sens des savoirs : de l'obsession d'instruire
la jeunesse pour son bien
Chapitre 4
Le go-between : entre sa famille et l'école, l'enfant
messager et message
Chapitre 5
Nouvelles didactiques et stratégies des élèves
face au travail scolaire
Chapitre 6
Stratégies face à l'évaluation
Chapitre 7.
Sens des devoirs, sens du devoir
Chapitre 8
Curriculum caché : deux paradigmes
possibles
Chapitre 9
Regards sociologiques sur la communication en classe
Chapitre 10
Sens du travail et travail du sens à
l'école
Conclusion
Scénario pour deux métiers
nouveaux ?
De la sociologie de l'éducation, on connaît souvent les analyses de l'échec scolaire et de l'inégalité devant l'école. Sans nier l'importance de ces problèmes (reproduction, sélection, démocratisation des études), je tenterai de présenter une sociologie de l'éducation plus centrée sur la vie quotidienne, les pratiques, les métiers et les stratégies des élèves et des maîtres au sein dune organisation.
Jobserverai donc lécole comme lieu de confrontation et darticulation de plusieurs métiers, dont deux, en particulier, sont intimement liés. Certes, ils ne sont pas constamment exercés dans le face-à-face : une partie du travail du maître échappe à l'élève et inversement. Même dans la classe, certaines des compétences et des stratégies de l'autre sont invisibles. Cependant, même dans leurs faces cachées, ces métiers renvoient à la rencontre de l'élève et du maître, des élèves et des maîtres.
Quun enseignant exerce un métier, nul nen doute plus aujourdhui. Le débat est ailleurs, il porte sur la nature exacte des compétences que ce métier mobilise et sur son évolution possible ou souhaitable, sa professionnalisation, sa reconnaissance sociale [Perrenoud, 1993 f, 1993 i]. Peut-on parler aussi simplement dun métier délève ? Nest-ce pas une métaphore trompeuse ou un abus de langage ?
Ouvrons le Petit Robert. On y trouve trois sens du métier pertinents pour notre propos :
Passons sur la première définition. Encore que Dans une classe, ne passe-t-on pas une partie de son temps à manipuler des objets, stylos, livres, feuilles, cahiers, appareils, craies, parfois de façon très machinale ? Les mains ne travaillent-elles pas parfois plus que la tête ? On conviendra cependant quen général maîtres et élèves ne se livrent pas à une activité entièrement ou essentiellement manuelle ou mécanique.
La troisième définition du Petit Robert pourrait répondre à lobjection classique selon laquelle les élèves nexercent pas de métier puisquils ne reçoivent aucun salaire pour leur peine. Le fait que leur occupation ne soit pas rémunérée la distingue effectivement des métiers exercés par les adultes contre salaire ou honoraires. Mais on considère volontiers comme des métiers les activités de la mère ou du père de famille, de celui ou de celle qui entretient une maison ; certaines fonctions politiques, juridiques, syndicales, associatives, ecclésiastiques, culturelles ou caritatives, aussi lourdes et prenantes soient-elles, ne sont guère mieux payées que le travail scolaire. Être élève, travailler à lécole est une des occupations permanentes les plus universellement reconnues. Y a-t-il métier plus reconnu que celui que chacun exerce par obligation pendant près de dix ans de sa vie ?
Mais pourquoi sen tenir à la troisième définition ? La seconde convient parfaitement au travail scolaire. Il existe en effet plus dune façon de " tirer ses moyens dexistence " dun travail reconnu ou toléré par la société. On pense généralement à un revenu, salaire ou traitement pour les uns, honoraires dun travail indépendant pour les autres. Même dans les sociétés complexes, fondées sur léchange monétaire, les moyens dexistence ne prennent pas toujours la forme dun revenu individuel. Les membres dune famille ou dune communauté peuvent dépendre du revenu dautres personnes. Dans notre société, on attend en particulier des parents quils entretiennent leurs enfants afin quils puissent consacrer dix à vingt ans de leur vie à lécole. Le temps des études [Verret, 1975] est inscrit dans la division du travail et lorganisation du cycle de vie. Le statut de lenfance, puis de ladolescence est sans ambiguïté : les " jeunes " sont entretenus aussi longtemps quils étudient [Perrenoud, 1977]. Cela devient particulièrement visible lorsque lambiguïté saccentue, à lapproche de lâge adulte : les familles " coupent les vivres " aux adolescents et aux jeunes adultes qui " ne prennent pas leurs études au sérieux " ou qui ont perdu toute chance &emdash; croît-on &emdash; dobtenir le diplôme convoité.
Les enfants et les adolescents tirent donc très ouvertement leurs moyens matériels dexistence de leur travail scolaire. Prévôt et Chamboredon [1973] ont même élargi cette perspective au métier denfant : il sagit dès la naissance de consacrer le meilleur de soi-même à se conformer aux attentes des adultes et, en particulier, de se préparer à devenir un bon élève. Le métier délève nest quune composante du métier denfant ou dadolescent dans les sociétés où cette phase de lexistence est définie avant tout comme une préparation. À la question : " Aller à l'école, est-ce vivre ou se préparer à la vie ? ", les adultes répondent " Les deux " [Perrenoud, 1981]. Mais en cas de conflit, ils insistent sur la préparation de lavenir : " Passe ton bac dabord ! "
Les moyens dexistence ne se limitent pas à des ressources matérielles. Pour exister, nous dépendons des autres dune façon plus fondamentale encore : nous avons besoin quils nous reconnaissent une identité, une utilité, le droit dêtre ce que nous sommes, de faire ce que nous faisons. Ces moyens dexistence là, lenfant et ladolescent les tirent largement de leur métier délèves. Que dit un adulte à un jeune quil connaît peu ? Il le questionne : " Ça va à lécole ? Est-ce que tu travailles bien ? Est-ce que tu es bon élève ? " Comment mieux dire que les jeunes existent dabord comme élèves, du moins dès quon séloigne de leur cercle dintimes ?
Décidément, lélève exerce un genre de travail déterminé reconnu ou toléré par la société, et dont on peut tirer ses moyens dexistence. Parler dun métier délève est donc acceptable dun point de vue sémantique. Je tenterai de montrer que cest en outre fécond du point de vue de lanalyse.
Métier délève ou métier dapprenant ?
Nombre de chercheurs en éducation préfèrent aujourdhui parler de la rencontre dun apprenant et dun formateur dans le triangle pédagogique et didactique. Ces expressions, que jutilise aussi dans dautres contextes, sont assez trompeuses lorsquil sagit de décrire lécole comme elle est. Il y a des élèves qui napprennent pas, parce quils exercent leur métier nimporte comment ou pour dautres raisons. Certains ne veulent pas apprendre et se contentent de faire les gestes du métier, la tête ailleurs. Il y a, par ailleurs, des maîtres qui ne forment pas, eux aussi parce quils exercent leur métier nimporte comment ou pour dautres raisons. Et certains, de même, ne veulent pas former et se contentent de faire les gestes du métier, la tête ailleurs.
Exercer un métier, avoir un travail, cest une façon dêtre reconnu par la société, une façon dexister dans une organisation sans être constamment et pleinement investi dans la poursuite de finalités bien claires et moins encore dans la recherche permanente dune efficacité optimale. La sociologie du travail et des organisations montre que tous les métiers sont pris dans une tension entre leur rationalité idéale, ou du moins leur définition formelle, et leur exercice effectif. Idéalement, le métier délève consiste à apprendre, celui denseignant à former. En nommant demblée lun apprenant, lautre formateur, on se prive de la possibilité dobjectiver cette tension, dexpliquer la distance entre la norme et les pratiques. On se prive donc de lessentiel : comprendre pourquoi la réalité du travail le détourne souvent de sa raison dêtre.
Un drôle de métier
Si le métier délève est un drôle de métier, ce nest pas dabord parce quil nest pas rétribué. Cest parce quil :
Certains métiers dadultes sont aussi contraignants (travaux forcés, prostitution) que le métier délève. Dautres sont aussi dépendants (les travaux les moins qualifiés). Certains sont étroitement contrôlés par autrui ou du moins exposés au regard. Dautres jugent la personne. Mais on trouve rarement toutes ces caractéristiques conjuguées. Elles découlent du statut de lenfance et de ladolescence, de la scolarisation imposée par la loi et/ou la volonté des parents, des impératifs dune éducation de masse dans de grandes organisations, des finalités de socialisation et du curriculum implicite de lécole, ou encore des contraintes de la transposition didactique. Ces facteurs induisent un système de travail pédagogique dont les traits généraux sont bien connus [Perrenoud, 1991] :
2. de fortes réticences ou difficultés à négocier avec les élèves, compte tenu des contraintes et du peu de degrés de liberté des professeurs ;
3. un recours permanent à des récompenses ou à des sanctions externes (notes, compétition, promotion, punitions) pour faire travailler les élèves ; ce qui induit un rapport utilitariste au travail, en fonction de la note et de la sélection plus que de la maîtrise de savoirs et savoir-faire valorisés comme tels ;
4. une faible différenciation de l'enseignement (horaire, espaces, plans d'études, moyens d'enseignement, formation des maîtres conçus pour un enseignement frontal) ;
5. le poids des tâches fermées, des exercices, des routines, par opposition aux recherches, aux situations ouvertes, aux projets, à la création (activités jugées trop lourdes, trop risquées, trop difficiles à évaluer) ;
6. l'omniprésence de la contrainte et du contrôle pour que les élèves viennent en classe et travaillent même sans envie ni intérêt ; un contrat didactique basé souvent sur la peur du désordre et des tricheries, la méfiance, la loi du moindre effort.
7. la place immense prise par l'évaluation formelle (succession des épreuves, pressions à la réussite, bachotage) au détriment du temps d'enseignement ;
8. des relations assez " bureaucratiques " entre maîtres et élèves, chacun son rôle, son métier, son territoire.
Comment un tel métier pourrait-il donner au plus grand nombre un sentiment de maîtrise, limpression de faire des choses intéressantes, qui ont un sens et une utilité ? Certes, tout cela est justifié par linévitable " Cest pour ton bien ". Les adultes les plus pétris de bonne conscience ajoutent : " Tu nous remercieras plus tard. " Dautres, qui ont la mémoire moins courte, éprouvent un vague malaise lorsquil perçoivent la part de violence et de non-sens dans les formes massives de la scolarisation. Mais, au total, la plupart des adultes concourent, sans méchanceté, mais souvent sans lucidité, à faire du métier délève un drôle de métier pour se demander gravement pourquoi certains élèves naiment pas lécole ou ny réussissent pas, et sans voir que les conditions dexercice du métier délève ne peuvent que dissuader dapprendre une partie des élèves et poussent beaucoup dautres à se satisfaire de tirer leur épingle du jeu.
Travailler pour sauver les apparences
La scolarité est une longue marche. On peut toujours " mieux faire ". Prendre au sérieux les injonctions des maîtres et des parents, c'est entrer dans les ordres, sauf si on a une immense facilité. À l'inverse, se laisser vivre, c'est se préparer des lendemains difficiles. Entre ces deux écueils, l'élève navigue au plus près. Dans une aventure personnelle ? Ou plutôt dans l'exercice d'un métier qui, pour n'être pas rémunéré, n'est pas moins routinisé que beaucoup d'emplois salariés ?
Les élèves partagent &emdash; avec les prisonniers, les militaires, certains individus internés ou les travailleurs les plus démunis &emdash; la condition de ceux qui nont, pour se défendre contre le pouvoir de linstitution et de leurs chefs directs, guère dautres moyens que la ruse, le repli sur soi, le faux semblant. Penser d'abord à tirer son épingle du jeu, adopter les stratégies qui garantissent la survie et une certaine tranquillité, c'est humain. Mais l'exercice intensif du métier d'élève peut aussi entraîner des effets pervers : ne travailler que pour la note, construire un rapport utilitariste au savoir, au travail, à l'autre.
Qui pourrait réfléchir et apprendre trente à cinquante heures par semaine ? Cest pourtant sur cette fiction que sont construits les grilles horaires, les programmes et leurs prolongements en classe. Que faire alors pour survivre, sinon tricher ? Tricher, au sens classique, devant lévaluation : se faire aider, utiliser le travail des autres, copier, bachoter, se munir dinformations clandestines. Ou tout simplement bachoter, pour faire illusion le temps dune épreuve ou dun examen. Tricher aussi de façon plus large : faire semblant découter, de sintéresser, de se creuser la tête, de se mettre au travail. Essayer de se faire oublier. Flirter avec les limites, en matière dabsentéisme, de discipline, de travaux à rendre.
Qui pourrait sintéresser profondément à son travail lorsquil est à ce point fragmenté, décousu, chaotique, au gré des changements dactivités et de disciplines, de la scansion des cloches et autres sonneries, de la valse des professeurs et des humeurs, des urgences et des temps morts ? Qui pourrait devenir actif ou passif sur commande, écouter ou se concentrer, parler ou écrire, questionner ou répondre parce quil en a reçu la consigne, au moment où le maître le juge bon ? On peut de cette façon marcher au pas ou se jeter à plat ventre, éventuellement faire des divisions ou compléter des formes conjuguées. Peut-on apprendre ?
Qui pourrait se poser des questions, suivre des cheminements intérieurs, sarrêter sur des obstacles lorsquil est constamment interrompu, guidé, interpellé par les autres, en particulier le maître ? Lorsquon peut lire par dessus son épaule, feuilleter ses cahiers, griffonner sur son texte ou son dessin, rectifier ses phrases, son accent ou sa posture ? Qui pourrait apprendre à travers essais et erreurs, exposer ses questions et ses doutes lorsque " tout ce quil dit peut être utilisé contre lui ", donne lieu à des appréciations, à des sarcasmes, à des commentaires dans le carnet ?
Pour survivre dans lécole, comme dans toutes les institutions totales, au sens de Goffman [1988], il faut devenir dissident ou dissimulateur, sauvegarder les apparences pour avoir la paix, en sachant que " la vie est ailleurs ", dans les interstices, dans les moments où on échappe au regard, au contrôle, à lordre scolaire. Lenfant apprend très vite à vivre une double vie, il comprend que sil devient un élève acceptable, les adultes seront rassurés et lui laisseront " la bride sur le cou ".
On entend souvent les professeurs se plaindre du peu dintérêt des élèves pour les connaissances et la culture, regretter leur manque de curiosité. Ils ne travaillent que pour la note, sexclament ceux qui mettent les notes. On stigmatise souvent lhypocrisie du sport de compétition, dont les dirigeants citent Pierre de Coubertin et recourent dans le même temps à de curieux procédés pour gagner. Lécole est-elle plus nette ? Par quelle schizophrénie ose-t-elle reprocher aux élèves un rapport utilitariste au savoir [Perrenoud, 1986] quelle favorise elle-même dès les premières années ? Que font des enfants de trois ou quatre ans, sans passé délèves, lorsquon les invite à jouer à lécole ? Lun prend le pouvoir, met les autres en rang, les gronde immédiatement parce quils ne travaillent pas assez et les punit dune mauvaise note
Le sens du travail scolaire
Lanalyse nest pas très neuve. Quand Ferrière crée des écoles actives, quand Claparède plaide pour une " éducation fonctionnelle ", quand Roorda affirme que " le pédagogue naime pas les enfants ", quand de Rougemont dénonce " les méfaits de linstruction publique ", quand Freinet entre en dissidence, quand Neil fonde Summerhill, quand Pain fait la chronique de lécole caserne, quand Steiner, Montessori, Decroly inventent des écoles nouvelles, quand Bettelheim, Dolto, Mannoni et dautres dénoncent le caractère destructeur de la pression scolaire, quand Noizet et Herniaux montrent que violence et ennui dominent la scolarité, quand Duneton nous invite à " hurler le soir au fond des collèges ", quand les enfants de Barbiana écrivent à leur maîtresse, quand Illich dénonce la scolarisation de nos sociétés, quand Bourdieu décrit lindifférence aux différence, quand Meirieu [1990] dépeint le sort peu enviable de Gianni, que disent-ils dautres, chacun avec ses mots, ses lunettes, voire ses obsessions ? Le problème nest donc pas nouveau. Depuis que lécole existe, de mille façons, certains ont montré quelle créait pour beaucoup des conditions dapprentissage contraires aux règles élémentaires dun fonctionnement intellectuel fécond.
Toutes sortes de réponses ont déjà été proposées : écoles nouvelles, méthodes actives, pédagogies différenciées, individualisation des parcours, aide méthodologique, contrat didactique négocié, fonctionnement par projets. Toutes ces tentatives se heurtent évidemment à des adversaires résolus, prompts à dénoncer la baisse du niveau, à caricaturer sans mesure : à lécole, on perd son temps à mettre " les poissons rouges dans le Perrier ", on fabrique " des générations sacrifiées ", cest la fin de la pensée, du savoir, de la culture. Le paradoxe, cest quon dénonce les dégâts dune révolution pédagogique qui ne sest pas opérée dans les faits, sinon à échelle très réduite : dans la plupart des écoles, aujourdhui comme hier, la pédagogie nest guère différenciée, les méthodes ne sont pas très actives, on ne travaille pas par projets, on ne négocie pas grand chose avec les élèves, lautogestion pédagogique et lécole nouvelle restent en bonne partie, sinon des rêves, du moins des réalités isolées.
Que le combat politique &emdash; contre les tenants dune école élitaire &emdash; et épistémologique &emdash; contre les détracteurs de la pédagogie et des sciences de léducation &emdash;, ne nous détourne pas dune réflexion critique sur nos façons de penser les savoirs et lapprentissage. La pédagogie novatrice est encore, souvent, dune grande naïveté, notamment lorsquelle investit dans des dispositifs didactiques sophistiqués en ignorant ce que vivent les enfants et les adolescents. Il reste que dans les établissements et dans les classes qui se réclament de lécole active ou dune forme de pédagogie différenciée, le métier délève est différent [Baeriswyl & Vellas, 1993].
La réflexion sur la construction du sens du travail, des savoirs, des situations et des apprentissages scolaires pourrait proposer un fil rouge réunissant des apports interdisciplinaires. Jai rappelé ailleurs [Perrenoud, 1993 h] trois évidences sociologiques :
Les travaux des anthropologues, des sociologues, des psychologues sociaux et des psychanalystes pourraient, dans cette perspective, alimenter bien davantage la réflexion pédagogique et didactique. Les livres de Dubet [1991] ou de Charlot, Bautier et Rochex [1992] en sont de bons exemples, non seulement pour rappeler lexistence de familles, de classes sociales, de communautés ethniques ou confessionnelles dont les élèves tiennent leur identité et leur culture, donc leur codes et leur outils pour créer du sens ou du non-sens. Mais aussi pour analyser de façon plus réaliste le fonctionnement effectif du système, des contrats et de la transposition didactiques lorsquils préconisent des projets, des recherches, des travaux de groupe, des études sous contrats, des itinéraires individualisés. Pour analyser, voire prévenir, les dérives possibles, probables, de ces dispositifs séduisants, qui salimentent aux idées décole active et de pédagogie différenciée, il vaudrait mieux ne pas laisser la critique à leurs adversaires, aux tenants de la sélection et de la tradition. Or, la pensée pédagogique reste frappée didéalisme, voire dangélisme. Là est sans doute une des forces de Philippe Meirieu : ne pas méconnaître que la réalité résiste aux idées généreuses et ne pas laisser ses auditeurs et ses lecteurs seuls avec cette contradiction : " Cest très beau ce quon me propose, mais comment faire avec mes compétences, mon statut, mes élèves, ma vie ? "
Je vais dans ce livre me centrer sur les élèves, mais les enseignants ne seront jamais absents, puisque cest souvent face à eux ou en fonction deux que les élèves pensent et agissent. La pédagogie, plus encore depuis quelle se centre sur lapprenant-roi, ferait preuve dune certaine cécité si elle ignorait quon ne peut reconstruire le métier délève sans repenser radicalement le métier denseignant.
Les textes réunis ici ont été écrits entre 1981 et 1993. Ils sont repris dans lordre chronologique, ce qui permet de reconstituer les filiations et demprunter divers chemins de traverse. Le métier délève est en effet un concept intégrateur, quon retrouve à partir de diverses entrées : les relations entre la famille et lécole, les pédagogies nouvelles, lévaluation, les devoirs à la maison, la communication pédagogique, la nature des activités en classe, le curriculum réel, caché ou implicite, la transposition didactique. Chaque texte peut être lu indépendamment, mais la progression, en dépit de quelques redites, devrait permettre au lecteur dexplorer les principales facettes du métier délève.
Dans le chapitre 1, " Vivre et apprendre à vivre à lécole ", je réexamine, sous un angle critique, le thème connu des rapports entre lécole et la vie. Durant l'enfance et l'adolescence, on passe dans les écoles vingt-cinq à trente-cinq heures par semaine, pendant douze, quinze ou vingt ans. Mais aux yeux des adultes, ce n'est pas un vrai travail, ce n'est pas une vie active authentique. À l'école, on ne vit pas : on se prépare à la vie. À l'école, on n'agit pas : on se prépare à agir. D'un côté, il y a l'école, où l'on ne vit pas encore tout à fait, où l'on se prépare à entrer dans la vie, la vie qui compte, celle ou l'on aura un métier et un revenu. Puis, on entre dans la vie active. Et alors, bien entendu, on n'est plus à l'école, on gagne sa vie, on la passe, on la perd Le métier délève se trouve alors défini essentiellement par lavenir quil prépare et lécole fait comme si cet avenir suffisait à donner du sens au travail de chaque jour. En même temps, elle ignore ou veut ignorer que le fonctionnement de lélève dans lécole le prépare à une facette essentielle de son métier dadulte : devenir lindigène des grandes organisations auxquelles il devra son emploi et son identité.
Le chapitre 2, " Curriculum réel et travail scolaire ", propose de conceptualiser le travail scolaire comme transposition pragmatique du curriculum formel, autrement dit des objectifs, plans détudes et autres textes qui prescrivent ce qui doit être enseigné ou appris à lécole. La transposition pragmatique inclut la transposition didactique, entendue comme lapprêt, la transformation quon fait subir aux savoirs, aux pratiques sociales ou plus globalement à la culture pour pouvoir les enseigner et les évaluer dans une classe. Lécole ne se borne pas à restructurer, schématiser, segmenter, simplifier, reconstruire les connaissances et les pratiques à des fins didactiques, elle invente des activités censées provoquer des apprentissages. Ces activités, des plus traditionnelles &emdash; écouter des leçons ex cathedra, lire, faire des exercices, résoudre des problèmes &emdash; aux plus novatrices &emdash; recherches, projets, etc. &emdash; sont des pratiques proprement scolaires, dont le but est de stimuler la compréhension, la mémorisation, la consolidation, la généralisation de certaines notions, méthodes ou connaissances. Ces activités sont au cur du métier délève.
Le chapitre 3, " Scolarisation et sens des savoirs : de l'obsession d'instruire la jeunesse pour son bien ", analyse les stratégies utilitaristes des élèves face à un système éducatif qui exerce une formidable pression sur leur vie et sur leur travail. Jamais, dans lhistoire, le credo " Cest pour ton bien " na été mis en uvre à une aussi large échelle. On passe dix à quinze ans de son existence sur les bancs de lécole, menacé tout au long de ces années de " rater sa vie " si on ne travaille pas assez, si on ne satisfait pas aux exigences de promotion ou daccession aux filières les plus enviables. Cette course à la réussite induit nécessairement un rapport stratégique ou tactique à la scolarisation et donc un rapport utilitariste, voire cynique, aux savoirs. Lorsque lessentiel est de survivre jusquà la prochaine échéance sélective, la logique des élèves nest pas de comprendre ou dapprendre pour leur plaisir, par curiosité, pour répondre à des besoins personnels. Il sagit de faire bonne figure dans la compétition pour lexcellence, par tous les moyens, y compris les moins recommandables du point de vue pédagogique ou éthique : tricherie, bachotage, " piston ", etc. Dans le métier délève, la ruse et le souci des apparences tiennent une place importante. Les parents renforcent souvent cette tendance, les yeux fixés sur le diplôme final et lemploi.
Dans le chapitre 4, " Le go-between : entre sa famille et l'école, l'enfant messager et message ", on sintéresse à un aspect souvent oublié du métier délève : faire le lien entre deux univers, sa famille et lécole. Bien loin dêtre un messager fidèle et neutre, lélève est, dans ce registre comme dans les autres, un acteur social à part entière, qui utilise à son avantage le pouvoir que lui donne la situation. Face au team des adultes, son seul avantage est que ses maîtres et ses parents se voient peu, se connaissent mal, échangent par téléphone ou par écrit des informations fragmentaires ; ils dépendent donc de lenfant ou de ladolescent pour comprendre ce que fait ou attend " lautre ", ou lui faire savoir certaines choses. Le bon usage du métier denfant doublé du métier délève est de jouer sur deux tableaux, de repérer les degrés de liberté, les mailles trouées dans le filet que tendent les adultes soucieux de maîtriser léducation et linstruction des jeunes dont ils ont la charge. Là encore, le métier délève prépare, sans quon sen aperçoive, à jouer sur les failles des organisations et des systèmes sociaux, à user de chaque no mans land, là où le contrôle social saffaiblit parce quon ne sait pas très bien qui en est responsable, aux charnières de deux groupes, deux rôles, deux emplois du temps.
Le chapitre 5, " Nouvelles didactiques et stratégies des élèves face au travail scolaire ", prend les réformes de curricula et de démarches denseignement pour analyseur des stratégies et du métier des élèves. Transformer les didactiques de la langue, de la mathématique, des sciences naturelles ou humaines dans le sens des méthodes actives, du travail par projet, des situations de communication ou de recherche, des tâches ouvertes, du travail en équipe, de létude indépendante, cest modifier le contrat pédagogique et didactique, proposer dautres activités aux élèves, dautres règles du jeu au fonctionnement du groupe-classe. Du coup, les stratégies qui ont fait leur preuve deviennent inefficaces, les élèves doivent en inventer de nouvelles : on leur demandait de se taire, on leur demande de sexprimer ; on les invitait à ne saventurer quavec des certitudes, on met en valeur leurs essais et erreurs, on insistait sur la précision et le conformisme, on vante limagination ; on louait le travail solitaire, on insiste sur la coopération. Comment reconquérir, dans ce nouveau paysage, une certaine autonomie ? Comment reconstruire des mécanismes de défense contre les demandes de lécole, non moins exorbitantes, mais nouvelles ? Comment changer de métier sans perdre le peu de liberté conquise par des générations délèves ?
Le chapitre 6, " Stratégies face à l'évaluation ", regroupe deux textes courts. Le premier sintéresse à une face essentielle, mais souvent occultée du métier délève : apprendre à être évalué, savoir sen tirer à son avantage sans travailler comme un fou, faire bonne figure même lorsquon nas pas tout compris ou tout étudié. Lécole est ainsi faite que seuls peuvent y survivre les élèves qui ne prennent pas toutes ses exigences au sérieux. Comme on dit, il faut savoir " en prendre et en laisser ". Cest tout un art didentifier jusquoù aller trop loin, dans la légèreté, le bachotage, la fraude, ou encore de sauver les apparences en jouant sur la présentation, laisance, la relation. Le second texte prolonge la réflexion à partir dune question : vouloir être premier de classe, est-ce bien raisonnable ? Quy a-t-il à gagner à prendre les normes dexcellence et les attentes de lécole au sérieux, voire au tragique ? Pourquoi certains élèves adhèrent-ils à la norme sans aucune distance, alors que dautres naviguent au plus près et se ménagent donc une vie denfant ou dadolescent plus équilibrée ?
Le chapitre 7, " Sens des devoirs, sens du devoir ", analyse une composante particulière du métier délève : les devoirs quil emporte à la maison ; ils relèvent du contrat didactique, mais se font hors du regard du maître, et appellent donc à la fois la coopération des parents &emdash; incitation, surveillance, aide &emdash; et la vérification du travail en classe. Ce chapitre regroupe lui aussi deux textes courts. Le premier est un mouvement dhumeur à propos du sempiternel débat sur les devoirs à la maison. Lécole a dans ce domaine le don de balbutier, denfermer le débat dans un jeu de figures imposées, parce quon détache les devoirs du système global de travail et dapprentissage qui leur donne un sens, sinon une utilité. Le second texte est moins polémique, plus constructif : il propose de substituer aux devoirs un temps de travail à la maison intégré très différemment au contrat didactique. Les adultes qui uvrent dans un groupe de tâche acceptent parfaitement daccomplir un travail personnel au service du groupe. Lorsquils sengagent dans une activité collective de même nature, les enfants retrouvent très rapidement ce fonctionnement : aucun groupe ne peut fonctionner sans certains apports pensés et élaborés en dehors des réunions. Pourquoi ne pas concevoir la classe sur ce principe, rompre du même coup avec le modèle de la pénitence, du pensum, du devoir, au sens le plus pesant et religieux du mot ?
Dans le chapitre 8, " Curriculum caché : deux paradigmes possibles ", le métier délève apparaît de plus en plus clairement comme une " répétition générale ", une initiation aux métiers des adultes, non pas comme travail sous contrat mettant en uvre des qualifications et des règles, mais en un sens plus large, comme participation à la division du travail dans les organisations et à leur fonctionnement. Prolongeant lanalyse amorcée dans les deux premiers chapitres, celui-ci revient sur le statut implicite ou caché de ces apprentissages et développe deux paradigmes : censure ou méconnaissance. Selon le premier, lécole et les gens décole savent à peu près les effets formateurs quils produisent, mais se gardent de les énoncer ouvertement. Selon le second, ils font fonctionner des routines de socialisation qui fabriquent à leur insu des habitus dacteurs sociaux. Bien entendu, la réalité est trop complexe pour quun seul paradigme en rende compte.
Le chapitre 9, " Regards sociologiques sur la communication en classe ", analyse le métier délève sous un angle longtemps négligé : la classe comme réseau de communication. Être élève, cest sinscrire dans un système de normes qui régissent la parole et le silence, le registre, le contenu et la forme des interventions des uns et des autres. Les pédagogies nouvelles donnent à lexpression des élèves plus dimportance et de place que les pédagogies traditionnelles. Mais linjonction " Participe et exprime-toi " est-elle moins naïve que linjonction contraire " Écoute et tais-toi " ? Dans tous les cas, lenseignant et linstitution scolaire organisent la communication, puis sétonnent que les élèves ne se plient pas aux règles, reconstituent des réseaux clandestins ou sacharnent au contraire à conserver le silence. Je mattacherai donc à des dimensions oubliées de la communication en classe.
Dans le chapitre 10, " Sens du travail et travail du sens à l'école ", je reprends la thématique du sens et tente de montrer quil se construit dans linteraction, la définition des tâches, la nature et le respect du contrat didactique, la négociation des acteurs en présence. Certes, entre le capital culturel des élèves et le contenu des savoirs scolaires, la distance est inégale. Donner du sens aux savoirs et aux activités scolaires ne représente donc pas le même travail. Mais il ny a aucun déterminisme, précisément parce quune partie du sens se construit en situation, à la faveur notamment dune métacommunication sur les raisons du travail scolaire et des exigences.
La conclusion sintitule " Scénario pour deux métiers nouveaux ? ". Elle tente de cerner les problèmes ouverts et de montrer que le métier délève peut évoluer vers plus de sens si le métier denseignant évolue parallèlement vers plus dautonomie et de responsabilité, bref plus de professionnalisation.
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Compte-rendu dans la lettre d'Equipes et Projets - lien direct - substitut
Le résumé (quatrième de couverture) L'introduction, qui présente les divers chapitres Les références bibliographiques Comptes-rendus dans des revues
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