Méthodes et problèmes

L'œuvre dramatique

Danielle Chaperon, © 2003-2004
Dpt de Français moderne – Université de Lausanne

I.3. Utilité de la référence classique

D'après Aristote la forme dramatique (comme la forme épique qui est l'ancêtre lointain de notre roman [Les genres littéraires]) est un instrument permettant de représenter les actions humaines, de les mettre à distance et d'en avoir une expérience fictive et épurée (c'est l'un des sens de la fameuse catharsis [La fiction]). L'œuvre dramatique (comme l'œuvre épique) fournit un modèle d'intelligibilité de ce qui, dans la vie de chacun, échappe à la maîtrise et au sens, parce que les événements réels suscitent des affects trop puissants – la pitié et la crainte, par exemple – et exigent des réactions trop immédiates. Pour Aristote toujours, elle a sur l'épopée les avantages de la densité et de la concision, et elle fait saisir d'un seul coup d'oeil la totalité et la cohérence d'une aventure humaine. La forme dramatique, telle que le philosophe la préconise, propose donc des actions complètes et compréhensibles. L'auteur dramatique agence les faits de telle manière qu'ils semblent logiquement liés entre eux (la nécessité) et qu'ils paraissent obéir aux lois régissant ordinairement la réalité (la vraisemblance).

Au cours de l'histoire du genre, ce bel instrument de rationalité et de maîtrise a subi toutes sortes de métamorphoses. Car la forme dramatique peut aussi être un instrument de déstabilisation. Elle a pu renverser les valeurs, bouleverser les certitudes, semer le trouble – et pour cela, elle a souvent inversé, dépassé ou perverti les normes imposées par la poétique aristotélicienne et par la doctrine classique qui s'en réclamait.

Si la modernité a progressivement renoncé aux formes de l'intelligibilité classique (l'unité, la logique, la vraisemblance...), on pourrait croire que la référence à Aristote et au XVIIe siècle français est devenue facultative sinon inutile. Il n'en est rien. D'abord parce que les formes classiques continuent de nous séduire (elles n'ont donc rien perdu de leur efficacité première). Ensuite parce que la doctrine classique, à force de prévoir les infractions aux normes esthétiques qu'elle voulait imposer, a dessiné la carte de (presque) tous les possibles dramatiques. (Il faut avouer que le théâtre baroque, le théâtre espagnol, le théâtre italien et le théâtre anglais sont pour beaucoup dans le développement quasi paranoïaque de cette casuistique dont l'ouvrage de D'Aubignac est un bel exemple.) Bref, la dramaturgie classique est une très utile nomenclature des phénomènes dramatiques en général. Cette pensée obsédée par l'unité imagine et décrit sans peine l'embarras et la confusion; obnubilée par la continuité, elle distingue la bizarrerie et la rupture; économe elle nomme l'excès; rationnelle elle énumère les formes de l'obscurité...

Edition: Ambroise Barras, 2003-2004