Thomas Falmagne

Diplôme : Université catholique de Louvain, Doctorat en philosophie et lettres (histoire), mars 1996. Publication de la thèse : Un texte en contexte : les Flores Paradisi et le milieu culturel de Villers-en-Brabant dans la première moitié du 13e siècle, Turnhout 2001 (Instrumenta patristica et mediaevalia, 39). Ouvrage couronné du prix de l’Académie royale de Belgique, Classe des lettres. Pontifical Institute for Mediaeval Studies, Licenciate in Mediaeval Studies, septembre 2000.

Charge actuelle : responsable de la publication du catalogue des manuscrits médiévaux conservé au Grand-Duché de Luxembourg. Titre de la collection : Die Handschriften des Grossherzogtums Luxemburg, herausgegeben von der Bibliothèque nationale de Luxembourg. Publication du premier volume de la série en oct. 2009, sous le titre : Die Echternacher Handschriften bis zum Jahr 1628 in den Beständen der Bibliothèque nationale de Luxembourg sowie der Archives diocésaines de Luxembourg, der Archives nationales, der Section historique de l’Institut grand-ducal und des Grand Séminaire de Luxembourg.


Titre et résumé de la conférence :

La Bible géante d’Echternach: codicologie, sources et contexte régional

La bible géante d’Echternach (Luxembourg BnL Ms 264) est exceptionnelle à plusieurs égards. Ecrite dans le scriptorium de l’abbaye bénédictine d’Echternach sous l’abbatiat de Régimbert entre 1051 et 1081, elle possède un format (600x400 mm.) imposant parmi ceux des bibles contemporaines. En limitant la comparaison aux plus volumineuses d’entre elles, la bible de Luxembourg est d’un format semblable à celle de Genève, et n’est surpassée que par les bibles italiennes de San Daniele del Friuli et d’Hirsau, puis par celle italianisante dite « de Saint-Florian, écrite sans doute à Salzbourg.

La description codicologique permettra de mettre en lumière une combinaison d’éléments dont l’exploitation est souvent difficile pour d’autres bibles atlantiques: l’analyse de l’écriture le décor permet de conclure à une grande homogénéité dans la fabrication du volume, pour lequel une souscription explicite et de première main est conservée. La formulation même de ce colophon qui mentionne l’abbé d’Echternach Régimbert comme patron-commanditaire, « auctor libri », et l’un des moines, Ruotpert, comme scribe, date d’une période de l’histoire du scriptorium qui n’est pas si méconnue. Elle est certes postérieure aux décennies qui mirent à jour de superbes évangélistaires pour les empereurs saliens, en même temps que le très célèbre le « Codex aureus » pour l’usage propre des moines, toutefois elle voit fleurir certaines productions d’apparat, souvent même de grand format. Le décor de la Bible géante comme celui des autres productions epternaciennes des années 1060-1080 est principalement aniconique, et ce par opposition aux autres bibles contemporaines. Dans l’esprit d’une plus grande simplicité et d’un certain conservatisme, le projet de Régimbert exclut volontairement les représentations à pleine page d’évangélistes, et a fortiori n’adopte aucun des cycles narratifs pourtant si prisés de l’illustration des bibles de luxe. Les concessions à la modernité des bibles atlantiques sont au service de la lisibilité du « Texte », comme le rapport individualisé entre l’initiale et le début des livres ou encore la mise en page très claire de chacune des divisions : table des chapitres, prologue, division des livres.

Le contenu du volume - une bible complète, y compris les psaumes et les quatre évangiles, suivie d’un lectionnaire – est également remarquable. L’ajout, vers 1100, à la fin du lectionnaire d’une liste incomplète des lectures bibliques renforce les indices d’une utilisation liturgique du volume.

La « cohérence » dans la composition du volume va exceptionnellement de pair pour l’historien avec la possibilité d’identifier certaines sources du lectionnaire et peut-être même de la bible. L’ancien homéliaire de la seconde moitié du 10e s. conservé à l’abbaye (Paris, BnF lat. 8919) ou encore le recueil hagiographique (Luxembourg BnL 97) sans doute rapporté de Trèves à Echternach au moment de la réforme de 973 furent des sources privilégiées pour le lectionnaire, mais il est aussi possible que la vieille bible tourangelle en deux volumes (premier volume sous forme de fragments, deuxième volume : Paris, BnF lat. 8847) constitua le texte de base de la recension d’Echternach. La Bible d’Echternach, à usage interne, a donc été composée aussi à partir de sources indigènes.

En aval, la postérité de la bible géante est plutôt bien documentée. Du fait de l’absence d’une seconde bible complète, que nécessitait la lecture au réfectoire – on ne garde en effet qu’un feuillet d’une autre bible géante contemporaine de l’abbatiat de Régimbert-, on ne peut confirmer le statut d’«auctoritas » ou d’archétype que la bible aurait joué, comme c’était théoriquement le cas pour la bible d’Etienne Harding à Cîteaux par exemple. En revanche, il est remarquable qu’on utilisa la bible géante encore aux 14e et 15e s. dans l’élaboration d’au moins deux bréviaires (BnL Ms 12 et Ms 24) et d’un lectionnaire que j’ai pu reconstituer en partie à partir de membra disjecta.

Les historiens du scriptorium d’Echternach se sont concentrés davantage sur les productions de luxe des années 1020-1060 en délaissant la période postérieure commençant avec l’abbatiat de Régimbert jusqu’au premier quart du 12e siècle, sous l’abbatiat de Godefroid. Il semble que dans son hinterland traditionnel, le scriptorium d’Echternach ait plutôt travaillé avec les institutions de l’aire Metz-Toul plutôt qu’avec celles du diocèse de Trèves, donc en délaissant peut-être la collaboration avec l’abbaye bénédictine de Saint-Maximin, d’où la réforme de 973 était pourtant partie. Au début de l’abbatiat de Régimbert, le scriptorium d’Echternach fut sollicité par l’évêque de Metz Adalbéron III (1047-1072) pour décorer un évangélistaire à destination de sa fondation, la collégiale Saint-Sauveur (Paris, BnF lat. 10438). Ruotpert, le scribe de la bible géante, travaillera à un autre évangélistaire messin (London, BL Harley 2821) et son collègue Théodoric participa à l’élaboration d’un troisième manuscrit des évangiles à destination de Metz (London, BL Egerton 608). Sans doute les collaborations se firent-elle aussi pour les besoins monastiques, comme celle d’un moine d’Echternach à la composition d’un volume à destination de Saint-Vincent de Metz (Berlin SBPK, Phillipps 1689). A la fin de la période, dans le premier tiers du 12e s., c’est vers Toul et Remiremont qu’il faut se tourner pour trouver des versions proches du martyrologe de Florus copié à Echternach (Paris, BnF lat. 10158).

L’avantage de posséder une bible géante si tôt, avant donc les années 1100, autorisait en principe une problématique axée sur les rapports supposés entre la composition d’une bible géante et l’esprit de la réforme, non pas celle de Grégoire VII, ni même celle de Cluny relayée à la fin du 11e s. par Hirsau, mais celles à impact plus local, et moins structurées en réseau, que l’on appelle les « réformes lotharingiennes ». Le réseau d’Echternach est un réseau qui date principalement de la période directement postérieure à 973, date de la réforme de l’abbaye menée à partir de l’abbaye de Saint-Maximin.

Parmi les institutions avec lesquelles Echternach avait établi un lien de confraternités - principalement des abbayes bénédictines-, peu possédèrent une bible géante avant le début du 12e siècle. Celle d’Echternach est l’une des premières en date à avoir été écrite au nord des Alpes, si on met entre parenthèses celles d’Admont et évidemment celle de Saint-Vaast, écrite encore à l’époque où la réforme de Richard de Saint-Vanne était active. Au sein de bibles apparentées, celles de Stavelot (London, BL Additional 28106-28107), Saint-Hubert (Bruxelles, KBR II 1639 + Namur, Fonds de la ville 4) et Saint-Thierry de Reims (Reims, BM 22-23) sont un peu plus tardives. La comparaison avec la bible géante de Saint-Maximin (Sam Fogg Rare Books & Manuscripts. An Album of Medieval Art, 2007, Lot Nr. 31), peut-être contemporaine de celle d’Echternach, est difficile. Dans les bibliothèques d’abbayes en confraternité avec Echternach au 11e siècle, peu de bibliothèques abbatiales pouvaient prétendre avoir une bible aussi ancienne, complète, et d’évidence destinée à la lecture liturgique. Il sera fait allusion à celles de Saint-Trond (Liège, Bibl. univ. 224-225), de Saint-Laurent de Liège (Bruxelles, KBR 9642-44), de Saint-Mihiel (Saint-Mihiel, BM 2), de Metz (Metz, BM 2), de Verdun (Verdun, BM 42), de Gladbach (Köln, Stadtarchiv W 277) et de Werden (Berlin, SBPK Theol. lat. Fol. 336). Tout en soulignant de probables pertes, la comparaison aboutira au constat que la bible de Régimbert fut une entreprise, qui semble s’avérer originale et être en Lotharingie et en région mosane une source plutôt qu’un réceptacle des influences.

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