AU JOUR LE JOUR :

TECHNIQUE, HUMANISME ET ÉTHIQUE[1]

Mireille Cifali

Je tiens à remercier les organisateurs de m'avoir invitée alors même que je viens d'ailleurs. Ce que je vais exprimer ne sera en effet guère lié à la connaissance de vos références, outils, actualités, modes et querelles, mais provient de ce que j'ai construit sur mon terrain : celui de l'enseignement et de la psychanalyse. Quand on se déplace ainsi d'un métier à l'autre, on court plus d'un risque : mon discours peut être tellement éloigné de vos questions qu'aucune rencontre n'est possible; nos différences posées au départ engagent à se repérer et entrevoir ce qui rapproche et éloigne. Aujourd'hui, le dialogue entre des métiers différents - tous, métiers de l'humain - est important. Sortir de son territoire, pour appréhender comment d'autres posent les problèmes et à quoi ils se confrontent, s'avère structurant.

Ma référence est psychanalytique, mais je travaille principalement dans un "entre-deux", c'est-à-dire avec d'autres métiers pour leur permettre de comprendre certaines dimensions de leur pratique que leurs outils techniques n'épuisent pas. Je rencontre ainsi des enseignants, infirmiers, psychothérapeutes, éducateurs ou travailleurs sociaux, pour mettre avec eux en questions ce qui se passe dans leur relation quotidienne à l'autre. En lien avec d'autres domaines, une position psychanalytique est pour moi davantage éthique que théorique.

Technique

Notre société est technicienne, elle n'a pas d'autre alternative. Dans notre modernité, s'exprime une crainte réelle, que résume Edgar Morin dans son ouvrage Terre-patrie 2: danger d'une techno-bureaucratie, d'une rationalité sans âme, de la barbarie d'une science déshumanisée, d'un acte sans éthique, d'une fausse rationalité, d'une bureaucration du sadisme, d'un mépris au quotidien, d'une technique comme système de défense, d'une raison qui croit tout régimenter en rejetant le non quantifiable ...

Ces craintes ne concernent pas tant la technique en elle-même - qui n'est pas un mal en soi -, que son usage. Selon son emploi, elle devient en effet bénéfique ou maléfique. Les philosophes[3] réfléchissant sur l'éthique nous incitent à quitter en toutes choses la dichotomie entre le Bien et le Mal. Un homme, un geste, un objet possèdent en eux-mêmes l'une et l'autre face. Ce sont dans les situations singulières qu'un outil s'avère destructeur ou constructeur. On ne peut pas affirmer : "J'ai le bon outil, je suis dans le Bien". Avec le meilleur des outils, on peut faire mal. Pour chaque métier, pour chaque geste, il s'agit donc de s'interroger sans cesse sur ce que "je" fais de la technique, comment je l'utilise dans mon rapport à un autre, sur ma croyance et ma foi en elle.

Suivant son emploi, on court également le risque d'une déresponsabilisation. L'être humain ne saurait, aujourd'hui, être entrevu seulement comme victime; il est le principal acteur de sa liberté. Nous préférons parfois croire que l'extérieur lui ôte toute liberté; que les contraintes institutionnelles rendent passif et irresponsable. Des philosophes comme Robert Mishari, Alain Badiou ou un psychosociologue clinicien comme Eugène Enriquez[4] avancent qu'entre contrainte et liberté il n'y a pas antagonisme : un être humain est libre malgré les contraintes; sa liberté ne sera jamais sans contrainte. On est emporté par des événements qui ont prises sur nous, mais on peut aussi réagir, transformer ces événements et ne pas leur laisser l'entière latitude de notre détermination. Une communauté humaine impose nécessairement des contraintes, mais nous nous spécifions par notre capacité de choix. L'homme préfère néanmoins parfois - même s'il s'en plaint et se révolte en paroles - la passivité, la dépendance, l'abdication de sa liberté. Morin exprime le paradoxe entre responsabilité et irresponsabilité par une très belle formule : "J'ai avant tout le sens de l'irresponsabilité-responsabilité humaine"[5].

Cette conception de l'humain tient-elle face à des êtres qui ont été détruits psychiquement par des événements, par un contexte historique, par d'autres ? Ne sont-ils pas avant tout des victimes à plaindre : ils n'ont pas pu, n'ont pas eu les ressources ou on ne les a pas accompagnés pour que le négatif rencontré n'entraîne pas une destructivité d'eux-mêmes. Certains d'entre nous ont bel et bien été broyés par des mouvements extérieurs, détruits dans leur capacité d'agir et de réagir. Néanmoins, face à eux - c'est du moins ma conviction -, nous avons à leur restituer la responsabilité de ce qui leur arrive, à respecter leur liberté et leur choix qui passent parfois par un "non" opposé à nos gestes.

Certains patients en désarroi et souffrance croient parfois qu'un outil, une technique, une pilule va résoudre miraculeusement leur douleur psychique sans qu'ils n'aient rien à faire, sans leur participation et leur responsabilité. Nous contribuons souvent à les leurrer sur le pouvoir d'une technique qui, à elle seule, pourrait les libérer. La technique ne peut suffire, elle se conjugue à chaque fois avec un travail du sujet. Le processus de guérison, comme celui de grandissement et d'éducation, est possible seulement lorsqu'on reconnaît à chacun sa capacité de création. Il nous faut admettre être impliqués dans notre sortie hors de la souffrance. Quant aux professionnels, le risque est grand qu'ils s'en tiennent à la toute-puissance d'une technique et ne voient plus un être humain dans sa responsabilité et sa liberté.

Humanisme

L'humanisme fait, quant à elle, l'unanimité. Chacun s'accorde à reconnaître l'importance des droits de l'homme, réclame le droit à la différence, rejette le racisme et l'exclusion, proclame notre besoin de communauté et de solidarité. Il y aurait un consensus, une éthique de notre modernité qui serait le Bien face à tout le Mal que cette modernité peut receler. Sur les mots, chacun s'accorde. Mais sous les mots qu'y a-t-il ? Derrière l'éthique générale, quelle attitude dans les situations singulières de notre quotidienneté professionnelle ? Derrière le "droit à la différence", quelle norme au delà de laquelle la différence n'est plus tolérable. Derrière les mots, il y a les actes et ceux-ci contredisent souvent nos mots. Notre bonne volonté qui conjugue solidarité, acceptation de l'autre, différence, peut déboucher sur leur envers. Les mots ne sont pas à eux seuls une garantie, pour que chacun constitue son éthique de vie, son éthique des situations singulières où il sera homme ou femme de parole, ne reniant pas ses engagements, fidèle à un processus de vérité, acceptant de ne pas poursuivre que ses intérêts.

Nous avons mis au rancart une morale chrétienne, faite de valeurs et de normes traduisant un seul versant de la réalité. Il y a maintenant des commissions d'éthique, des grands discours, mais nous ne sommes peut-être pas toujours à même de savoir si nos mots ne leurrent pas, si derrière l'acceptation ne se dissumule pas de l'exclusion, si je me paie de mots pour les trahir dans l'instant de ma quotidienneté. Comme le dit Alain Badiou, il n'y a d'éthique que dans la situation d'une rencontre. C'est là que se joue notre vérité. Alors se pose la question de savoir comment se forgent nos repères quant à notre rapport à un autre dans les liens sociaux d'une société historique donnée; par quoi passe ma peur de lui puisque parfois je m'en défends et l'utilise comme un objet. Derrière l'évidence des mots, des pièges, des processus jamais aboutis, des fragilités qui sont d'abord les nôtres, bien avant les leurs. Nous sommes à la fois porteurs de bien et porteurs de mal, d'amour et de mort; c'est dans la mesure où je sais être à la fois égoïste et altruiste, susceptible de reconnaître un autre et de le nier, capable du pire et du meilleur, que je peux probablement éviter quelques pièges.

En sciences de l'éducation, nous avons eu force discours idéalisants qui voulaient le bien, et nous savons qu'il y eut néanmoins plus d'une entreprise de destruction. Alors, direz-vous peut-être, si nous ne pouvons même plus nous référer à ces valeurs positives, que nous reste-t-il, ne sommes-nous pas entraînés vers un nihilisme qui contribue à l'éclatement des liens sociaux ? Certes, l'humain ne peut se passer d'idéaux, il en a besoin. Il est défini par sa recherche du bien, ce qui ne veut pas dire qu'il est le Bien mais que cette recherche du bien - comme le définit Badiou - fait son humanité. Mes valeurs, mes idéaux[6], mes actes pour un futur et pas seulement pour un présent, n'ont cependant de valeur réelle que dans le quotidien de mes gestes. Je me méfie de tous ceux - et de moi en premier - qui ont des beaux mots à la bouche, qui savent par formation et technique discourir sur ce qu'il faut faire et qui tout d'un coup dans leur acte réalisent le contraire de ce qu'ils disent.

Dès lors nous ne pouvons plus tracer l'unique portrait d'un technicien sans âme, retiré défensivement sur ses outils et celui d'un humaniste tout de bonté, sachant être en relation. Ce clivage est dangereux, car comme tout partage il génère ses intégrismes, ses projections toutes faites et ses haines. La division est trop commode même si nous avons rencontré, en chair et en os, certains de ces spécimens. N'oublions jamais qu'il existe des techniciens qui tiennent compte d'un autre et des férus de la relation qui n'y entendent rien mais se croient à jamais compétents. Nous ne pouvons pas en rester aux mots, aux figures bien discernables qui nous permettraient de nous situer du bon côté, définitivement. Nous sommes condamnés à une conjugaison entre technique et relation, et à nous interroger sur la pratique quotidienne de l'altérité.

Savoir d'altérité

Pourquoi est-ce si difficile de reconnaître l'autre dans son altérité ? Ricoeur a écrit un très beau livre qui s'intitule Soi-même comme un autre[7]. Il y montre que notre rapport à l'autre est ce qui est le plus douloureux. L'autre n'est pas en premier un ami mais bien un ennemi, parce qu'il nous fragilise; son identité menace la nôtre, il nous met en danger par sa présence; parce que différent de nous, il semble posséder ce qui nous manque. Notre rapport à l'autre est douloureux, et nous avons une propension à accepter sa différence dans la mesure où il devient un même. Accepter qu'il soit différent de moi, qu'il ait une divergente opinion, nous trouble. Nous développons de subtiles défenses. On voit à l'oeuvre tous les jours les mécanismes de notre rapport à l'autre. Pourquoi dans nos professions soignantes, qui conjuguent altruisme et respect, y a-t-il tant de violence, d'intolérance, d'agressivité, de désirs meurtriers entre les professionnels, au sein d'une même profession ou entre les professions ? Celui qui nous met en question, n'est pas celui qui est radicalement autre mais celui qui a une petite différence, est tout près de nous, nous ressemble et pourrait empiéter sur notre territoire.

Reconnaître l'altérité revient à nous confronter; il y aura des conflits, mais si je tiens un autre comme un moi-même, je suis condamné à compter avec sa différence. Non pas pour avoir raison contre lui et vouloir qu'il ait les mêmes idées que moi, mais pour accepter ses idées et les miennes et devoir construire avec. Nous avons une identité faillible, sommes toujours en évolution, en danger et angoisse; l'autre sera radicalement toujours différent de nous.

Celui qui rejette un semblable n'est pas mauvais en soi, seulement il se défend contre quelque chose d'innommable qui le met tellement en danger qu'il n'a qu'une seule issue : le rejeter pour exister[8]. Le raciste n'est pas le voisin, c'est moi-même lorsque je suis mis en danger. A chaque instant, nous courons ce danger-là, à chaque instant nous nous transformons en quelqu'un qui va écraser l'alter ego pour survivre. "Supporter l'altérité, c'est supporter un minimum de désintégration, de non-intégrité, d'identité fêlée. Supporter que le semblable soit autre, que soi-même on devienne autre, n'est rien moins qu'évident : c'est accepter pour soi un changement qui nous échappe; accepter l'idée corrosive du temps et de la mort[9]", écrit Sibony.

A travers un autre, à n'en pas douter, c'est à moi que je me confronte. Plus je ne m'aime pas, plus je le hais. La haine de l'autre, Castoriadis la conçoit comme "autre face d'une haine de soi inconsciente[10]". Une société qui provoque la haine de soi drainera la haine de l'autre. "Si j'ai mal à lui, c'est que je me débrouille mal avec moi-même. Ce que je rejette de lui, c'est une part de moi. Si j'ai de la peine à vivre avec lui, c'est que j'ai de la peine à vivre avec moi." L'autre est l'ombre de mon être, c'est pourquoi il faut "de toute urgence le faire passer dans le néant[11]".

Qui suis-je ? Chacun veut devenir soi-même, est à la recherche d'identité stable, et c'est là que le bât blesse. La petite différence est toujours à l'orée du bois. Personne n'est protégé chaque fois qu'un autre vient sur son terrain et se révèle plus vivant qu'il ne l'est. Son identité est troublée par une telle proximité. "L'autre est toujours potentiellement dangereux[12]." Et il l'est d'autant plus lorsqu'on n'a pas de sécurité intérieure, qu'on est dans un état d'impuissance et de désarroi, que notre vie est mise en danger par un dénuement, qu'on ne peut transformer sa réalité insupportable. La dramatisation de ces phénomènes advient lorsqu'un individu ou une communauté se trouve insécurisé, dans un état de détresse : il ne peut accepter une faille dans son identité. Il est va ainsi de certains moments historiques; il en va ainsi d'instants dans la vie de chacun.

Comment s'en défendre ? Comment l'empêcher de prendre sa place ? Il existe un mécanisme à la portée de tous : le constituer en un ennemi désigné, l'inférioriser et l'exclure. "Je le désigne non pas seulement comme mon ennemi mais l'ennemi, et avec lui tous ceux qui lui ressemblent. Il est responsable de mon malheur; cause de ma déchéance; à l'origine de mon mal-être". On le reconnaît alors pour mieux le maîtriser, le dominer. Et pour ce faire, on l'infériorise. "L'idée qui me semble centrale, écrit Castoriadis, est que (...) le racisme est un rejeton, ou un avatar, particulièrement aigu et exacerbé, je serais même tenté de dire : une spécification monstrueuse, d'un trait empiriquement presque universel des sociétés humaines. Il s'agit de l'apparente incapacité de se constituer comme soi sans exclure l'autre - et de l'apparente incapacité d'exclure l'autre sans le dévaloriser et, finalement, le haïr[13]". On a besoin de l'inférioriser pour que notre haine soit justifiée.

Notre responsabilité est engagée. Jour après jour, permettons-nous une certaine ouverture sur soi-même, une réflexivité par rapport à ce qui se passe en soi, hors de soi et avec un autre ? Ou permettons-nous à l'homme de "s'éviter lui-même et d'éviter les autres, et donc de ne pas se confronter au problème crucial de l'existence: celui de l'altérité des autres et celui de la sienne propre[14]". Favoriser l'intériorité, la capacité de réfléchir, ne pas admettre que certains soient exclus de tout et surtout de leur vie, rendre possible la transformation et l'accès au savoir ne sont pas des remèdes infaillibles, mais quelques préventions. Certes chacun continuera à mal se débrouiller avec soi, mais il aura quelque distance face à ce qui lui arrive et ne souscrira pas aux trop habituelles défenses. Il ne s'agit pas de favoriser un quelconque narcissisme ou égocentrisme, mais qui sait prendre soin de soi a quelque chance de ne pas reporter sur un autre une part de lui-même. Qui ne s'effraie pas de son intériorité, risque moins de trébucher dans des reports de responsabilité. Qui accepte de vivre avec soi, peut regarder vivre un autre sans le suspecter de lui voler bonheur, argent ou créativité.

Plus on recherche une identité forte, plus un autre nous met en danger. Plus on accepte d'être fragiles avec faille et doute, plus il risque d'être accepté dans ses différences. Nous avons peine à faire le deuil de vouloir être tous semblables, où nous serions sans conflit, puisque nous penserions la même chose. Ce serait mortifère. Diversité, différence sont la garantie de notre singularité. Cela nous conduit à accepter de n'avoir pas toujours raison : un autre a aussi raison.

Dans ce contexte, en le jugeant de manière péjorative, on montre qu'il nous déboussole. Alors on l'étiquette, on dit qu'il ne devrait pas : croire en Dieu, mourir en révolte, crier ainsi. Ce jugement rompt le dialogue, il clôt son avenir, l'exclut et le fige dans une parole qui le poursuivra. L'acte de jugement devrait s'arrêter au seuil de la souffrance d'un être en détresse. Et pourtant, celui qui est en dépendance est fragile, et on a vite fait de dire qu'il n'est pas comme il devrait. Son agressivité, sa révolte, sa haine, sa destructivité nous mettent en danger, surtout quand on les nie comme nous concernant aussi. Alors, on juge dans des paroles.

Une règle appliquée uniformément risque de faire des ravages. Ce que l'on reconnaît "bon" peut devenir mauvais en devenant norme. Ainsi d'un précepte : "Il est bon de pouvoir exprimer nos angoisses, nos peurs lorsque nous sommes confrontés à une maladie grave". Et voilà que des patients, - des hommes d'un certain âge -, ne parlent pas malgré leur malaise; ils n'expriment rien, ne se plaignent pas, ne dévoilent pas les sentiments qui les agitent. Un soignant qui sait que "ce serait bien si" risque de trouver la situation insupportable, avec cet homme qui ne dit mot. Il peut alors avoir envie de le brusquer pour qu'il parle. On se confronte toujours à un patient qui n'est pas l'idéal de celui qui accepterait sa maladie, poserait les questions lui permettant de faire face.

Ne pouvons-nous pas comprendre qu'un homme de cet âge - qui n'a presque jamais exprimé son intériorité - ne se transforme pas du jour au lendemain en quelqu'un qui, proche de ce qui se passe en lui, le partage avec une femme ou un homme qu'il ne connaît pas. Tout en conservant ce à quoi on croit, ne pouvons-nous pas accepter celui qui nous est le plus éloigné, lui apportant ce qu'il lui paraît nécessaire et préservant un possible dialogue, sans évidemment le rejeter et le juger ?

Sollicitude

Dans notre rapport à l'autre et à l'aide, nous ne sommes pas d'égal à égal : il y a un fort et un faible. Cette disparité de la relation crée des problèmes. Comment oeuvrer pour qu'un autre souffrant ne soit pas l'objet de nos soins, mais celui qui me donne autant que je donne ? Toutes nos professions sont dans cette difficulté où sont en jeu notre pouvoir et maîtrise de l'autre; notre désir d'apporter une aide l'empêche souvent d'avoir une position de responsabilité et de donner en retour.

Si la difficulté est constitutive de la vie, il y aura alors toujours ou presque une disparité dans la relation. Il nous faut oeuvrer pour que ce type de relation ne voie pas le fort écraser le faible, et qu'une sorte d'équilibre se crée. Autant l'usage du savoir que la qualité de la relation dans la disparité demande un constant travail. Dans la relation soignant-soigné, médecin-patient, éducateur-éduqué, enseignant-apprenant, nous avons à prendre en compte cette disparité-là, pour conjuguer ce que Paul Ricoeur appelle d'un très beau mot : la sollicitude. C'est un idéal que je sais n'être atteint par moi que rarement, mais qu'il faut nommer puisqu'il est bon de signifier ce qui a peine d'exister et qui demande à l'humain de sortir de soi, sans pour autant nous leurrer sur les chances qu'un jour cela soit définitivement.

Paul Ricoeur écrit ceci : "L'autre est maintenant cet être souffrant dont nous n'avons cessé de marquer la place en creux dans notre philosophie de l'action, en désignant l'homme comme agissant et souffrant. La souffrance n'est pas uniquement définie par la douleur physique, ni même par la douleur mentale, mais par la diminution, voire la destruction de la capacité d'agir, du pouvoir-faire, ressenties comme une atteinte à l'intégrité du soi. Ici, l'initiative, en termes précisément de pouvoir-faire, semble revenir exclusivement au soi qui donne sa sympathie, sa compassion, ces termes étant pris au sens fort du souhait de partager la peine d'autrui. Confronté à cette bienfaisance, voire à cette bienveillance, l'autre paraît réduit à la condition de seulement recevoir. En un sens, il en est bien ainsi. (...) Et d'une autre manière que dans le cas précédent, une sorte d'égalisation survient, dont l'autre souffrant est l'origine, grâce à quoi la sympathie est préservée de se confondre avec la simple pitié, où le soi jouit secrètement de se savoir épargné. Dans la sympathie vraie, le soi, dont la puissance d'agir est au départ plus grande que celle de son autre, se trouve affecté par tout ce que l'autre souffrant lui offre en retour. Car il procède de l'autre souffrant un donner qui n'est précisément plus puisé dans sa puissance d'agir et d'exister, mais dans sa faiblesse même. C'est peut-être là l'épreuve suprême de la sollicitude, que l'inégalité de puissance vienne à être compensée par une authentique réciprocité dans l'échange. (...) Un soi rappelé à la vulnérabilité de la condition mortelle peut recevoir de la faiblesse de l'ami plus qu'il ne lui donne en puisant dans ses propres réserves de forces."[15]

Quand on est soignant, éducateur, thérapeute, médecin, enseignant, on exerce dans une relation où la souffrance d'un autre, sa difficulté nous enrichit. Leur présence à nos côtés nous aide à progresser. De l'épreuve, lui sort parfois grandit, mais nous aussi. Nous lui sommes redevables. Le problème éthique existe de savoir ce qu'on fait de sa souffrance, et si nous avons le droit de nous enrichir de ses épreuves. Michel Foucault[16] nous rappelle que dans l'éthique médicale, ce droit implique des devoirs. Nous n'avons pas à utiliser égoïstement sa souffrance pour notre narcissisme de carrière, mais avons l'obligation de construire des connaissances à partir d'elle pour qu'un jour elle puisse être épargnée à d'autres. C'est dans cette filiation que nous avons à nous maintenir, où la souffrance engendre la connaissance pour que d'autres en bénéficient; cette connaissance ne nous appartient pas, nous avons à la léguer à d'autres pour qu'ils s'en trouvent transformés. D'appartenir à cette filiation de souffrance, devrait nous engager à définir autrement le pouvoir que nous donne le savoir transmis par la souffrance d'êtres humains. Nous aurions à reconnaître ce qui nous a été donné, veiller à ce que le savoir ne serve pas seulement à nous-mêmes, à nos querelles de chercheurs mais à ceux qui ont permis de le construire.

La relation d'aide ou d'altérité consiste à reconnaître ce qu'un autre apporte et non pas à le traiter comme un objet. Cela, nous pouvons le réaliser seulement si nous ne nous annulons pas. Le savoir de l'altérité ne revient en effet pas à s'adapter : "Je m'annule pour devenir un autre", ni à nous mettre à son service pour être dans une harmonie entre "je" et "tu". Dans nos métiers, on croit que le respecter revient à s'annuler en tant que "je". Notre narcissicisme reviendra au galop et se vengera d'avoir été négligé ou mis entre parenthèses. La reconnaissance de l'altérité, revient à reconnaître à la fois "je" et "lui". Toutes les théories de la bienfaisance qui dictent l'annulation de soi au profit de l'autre entraînent souvent à terme des désastres et des violences. "Je te donne mon temps, m'investis, en fais plus qu'il ne faut, et voilà que, ingrat, tu ne se transformes pas, ne me payes pas en retour". Notre colère est grande, et notre violence nous surprend. L'écouter n'impose pas de s'adapter à lui au point de ne rien lui dire de peur de le blesser, le dialogue ne serait qu'un monologue. L'échange peut se tenir à partir de nos différences. Je n'ai pas à me nier à son profit, il n'a pas besoin d'un miroir de lui-même mais d'une rencontre avec une personne différente qui tient compte de lui et d'elle.

Dans nos relations professionnelles existe cependant un risque de déshumanisation. Nous avons tous des compétences, des outils, un rôle. Nous sommes payés pour nous occuper d'un bout de corps. Nous avons nos compétences spécifiques : en un mot, notre spécialité. C'est normal, nous ne pouvons pas nous occuper de tout. Seulement un être vivant ne se plie pas à nos catégories, il surgit là où on ne l'attend pas. Cela pose problème aux professionnels. "Moi je sais donner des soins du coeur, et voilà qu'il me raconte que le coeur n'est rien à côté de ..." Que faire ? Face à cette surprise, le spécialiste peut se dire : "Ça ne me regarde pas, cela n'entre pas dans le champ de mes compétences, il faut faire appel à un autre spécialiste qui a les diplômes pour". Derrière les maux du corps, le professionnel - par exemple en soins généraux - tombe sur un mal à l'âme; ses techniques ne sont plus suffisantes, sa piqûre est nécessaire mais dérisoire. Alors, il sent son incompétence et rêve de glisser le patient à qui de droit, de manière à ne plus sentir l'angoisse d'empiéter sur son territoire. C'est une position de délégation. Ne rien en savoir et donner au patient un numéro de téléphone pour qu'il appelle qui de droit, n'a souvent pas le meilleur effet. L'envoyer en effet dans un autre service ne suffit pas. Quand un patient a pu vous parler dans ce moment-là, cette ouverture ne se réalise pas automatiquement avec quelqu'un d'autre.

Un spécialiste peut avoir également la tentation de se transformer en thérapeute, en assistant social ou en psy, se migrer ainsi sur d'autres territoires : cette position crée de la confusion. Cela ne marche pas vraiment non plus, car on ne peut pas se transformer en un autre professionnel aussi facilement. Sortir de son métier pour revêtir une autre blouse tout en n'en ayant pas les conditions n'a pas un meilleur pronostic, et relève souvent d'une toute-puissance.

Y a-t-il une alternative ? Oui, entre-deux existe notre responsabilité d'homme et de femme. On n'ose plus rencontrer un autre en tant qu'être humain, lui parler, lui répondre, l'accompagner pour qu'il puisse faire la démarche lui permettant peut-être de traiter le problème surgi. On croit ne pas pouvoir trouver les mots, les signes, les paroles de bon sens sans avoir la technique ou le diplôme. Nous avons pourtant une responsabilité par rapport à ce moment d'ouverture, face à la fragilité de ce qui s'est donné à entendre, pour que ça ne se referme pas encore plus définitivement parce que la réponse reçue a blessé.

Nous avons une responsabilité humaine de rencontre et de parole. De quelle parole s'agit-il ? Ce ne sont pas des paroles interprétatives ni de celles qui vont mettre fin à la douleur, mais des paroles de reconnaissance de sa souffrance, et peut-être de guide. Cela concerne tous les métiers, je crois. A force de discours - justifiés d'ailleurs - sur les compétences, on contribue à nous rendre tout à fait incompétents sur le domaine de la rencontre humaine. Parler à un être humain, lui dire peut-être des banalités, le rencontrer comme humain et pas seulement dans notre fonction est un des éléments essentiels à préserver dans nos métiers. Nous éprouvons de l'angoisse à ainsi nous risquer. Lorsqu'on soigne son pied, on sait ce qu'on fait; quand on parle, c'est plus difficile de l'estimer. Il importe de considérer la limite de nos gestes techniques et s'apercevoir que dans la relation humaine, il n'y a pas de validité a priori, mais l'importance d'une présence, d'une authenticité et d'une reconnaissance. Nous savons qu'un malade est touché lorsque vous ne passez pas devant lui sans le regarder, mais que vous le reconnaissez entre tous. Cela suffit parfois pour éclairer une journée, donner un peu de force. Cette capacité de reconnaître un autre appartient à nos métiers et ne nous prend pas plus de temps que notre indifférence.

Institution

Quand on est pris dans un rôle et une institution, des gestes qui nous paraissent aberrants à l'extérieur, nous viennent néanmoins. Nous ne sentons plus la portée de nos actes qui peuvent être d'une violence inouïe; on y bafoue la dignité d'un humain sans s'en rendre compte. Ces gestes-là qui le prennent comme un objet, surgissent dans un contexte institutionnel. Dans certaines circonstances, nous devenons ignobles. L'institution nous rendrait-elle mauvais et aveugles ? L'institution n'est pas, à nouveau, mauvaise en soi[17]. Elle ne transforme pas les êtres bons par ailleurs en êtres démoniaques, machines sans empathie, ne voyant pas la souffrance qu'ils causent, défensifs, rejetant, recourant savamment à une théorie pour justifier l'inacceptable. Cependant, il est vrai qu'il nous manque des lucidités institutionnelles.

Une institution peut favoriser la capacité de réfléchir, peut neutraliser ses pouvoirs par la parole confrontée, encourager la responsabilité, reconnaître les actes de ses professionnels. Un métier exercé en responsabilité procure une joie, une estime de ce que l'on fait, un allégement du poids de la souffrance; nous en recevons un bénéfice psychique. Il revient aux responsables d'en fournir les conditions. Faire bien notre métier, être sensible à l'esthétique de nos gestes ne signifie pas toujours donner à l'institution ce qu'elle ne mérite pas. L'institution n'est pas un monstre qu'il nous faut à chaque fois frustrer de nos talents. Certes l'institution peut se pathologiser et engendrer de la violence. Elle peut tout aussi bien devenir une mère dont il faut tout tirer mais à laquelle nous ne donnons rien. Notre rapport fantasmatique à l'institution rejaillit sur notre relation au patient. Nous avons à nous extirper de nos rapports infantiles à l'institution, car nous sommes parfois comme des tout petits qui demandons tout et encore plus; nous ne sommes jamais satisfaits et sans reconnaissance des conditions parfois favorables dans lesquelles se déroule notre travail.

Une institution peut certes empêcher qu'on ne pense, et puis se plaindre d'une mauvaise qualité des soins. Chacun a sa part. Les responsables d'institution : donner des conditions de pensée et de responsabilité; les professionnels : ne pas projeter sur l'institution leur fantasmatique. Là autour nous avons encore à réaliser bien du travail. Il importe de déterminer ce minimum sans lequel on ne peut travailler, qui ne revient pas forcément à exiger toujours plus de luxe ou d'allégement. Non, mais se battre pour obtenir les conditions de penser, de dialoguer, d'entendre nos gestes même lorsqu'ils se sont trouvés avoir eu des répercussions destructrices. Quand sous nos gestes émerge de la violence, qu'on se transforme en machine qui ne pense plus ses actes, il nous revient de repérer quelle est notre part et celle qui émarge d'une pathologie institutionnelle.

Sur les circonstances qui nous rendent inhumains, nous avons à réfléchir. Notre siècle a produit beaucoup d'insoutenable, certains en ont fait le récit. On m'a demandé un jour de faire une conférence sur violence et tendresse. Voici comment j'introduisais cette conférence. Je lis, racontais-je ce jour-là, des récits qui ne sont pas ceux de la tendresse. Je les ai commencés, parce que je voulais comprendre comment un récit témoigne d'une expérience, mais aussi d'une pratique. Il s'agit des Récits de Kolyma de Varlam Chalamov[18], qui racontent l'intolérable des camps russes staliniens. En pensant à la tendresse dont j'allais devoir parler, j'étais certaine de ne pas découvrir ce mot, là où n'existe rien d'autre qu'une survie et une dignité de vivre au plus loin de l'innommable, avec une question lancinante de celui qui écrit: "Dans cet enfer, suis-je resté un humain?" A chaque page, de la violence, du mépris, des trahisons, la mort. Pourtant, comme l'écrit Alain Badiou[19], ce livre est "proprement admirable, donne forme d'art à l'éthique vraie".

Dans ces mots qui décrivent la faim, le désert blanc à moins cinquante degrés, l'utilisation de l'homme par l'homme, une force immense est octroyée; dans la quotidienneté, une dignité humaine, quelque chose de soi à soi. Chalamov n'est pas tendre vis-à-vis de lui. Il n'aurait pas survécu. Il devient dur, indifférent, n'a même plus d'angoisse, il s'arrange à vivre et à éprouver ce qui peut être encore un plaisir : du pain, un arbre, un réchauffement. La vie et la mort lui sont égales. De cela, on n'en revient pas, on ne peut en sortir, il le clame. "Les récits de Chalamov, écrit Andrei Siniavski dans sa préface, sont un manuel de résistance des matériaux, appliquée à l'homme. Les techniciens et les ingénieurs la connaissent car ils s'occupent de production, de construction. Mais pour nous, à quoi bon ? Comme point d'appui. Pour connaître les limites. Et pour nous rappeler, nous rappeler toujours, tout en nous laissant aller aux rêves et aux tentatives, de quoi nous sommes faits. Pour cela, quelqu'un devait dresser le bilan de Kolyma, le bilan de l'homme. Nous ne pourrons tenir bon avec des châteaux en Espagne. Mais connaissant le pire, on peut encore essayer de vivre". Cette résistance de l'humain dans ce qui est force de vie provoquera, peut-être, chez le lecteur, le courage de continuer la sienne sans se trahir, à la poursuite d'un processus de vérité, sans croyance en une vérité toute-puissante qui cause tant de désastres.

Cette lecture qui ne supporte pas la précipitation, épreuve d'endurance s'il en est, n'avait rien à voir avec la tendresse, j'en étais persuadée. Et puis un jour, à la page 124 de Quai de l'enfer, le début d'un récit intitulé : "La quarantaine" :

 

"L'homme en blouse blanche tendit la main et Andreiev mit sa vareuse raide de sueur dans les doigts écartés, tout roses et bien propres avec des ongles courts. L'homme la repoussa et secoua la main.

- Je n'ai pas de sous-vêtements, dit Andreiev avec indifférence.

Alors l'infirmier prit la vareuse à pleines mains, retourna les manches d'un geste habile et coutumier et les considéra attentivement ...

- Il y en a, Lidia Ivanovna! dit-il et il cria à Andreiev : Pourquoi es-tu couvert de poux, hein ?

Mais la doctoresse ne le laissa pas continuer.

- Est-ce de leur faute ? dit Lidia Ivanovna à voix basse et d'un ton plein de reproche, en appuyant sur le mot "leur", et elle prit son stéthoscope qui était sur la table.

Cette Lidia Ivanovna aux cheveux roux se grava pour toujours dans la mémoire d'Andreiev et il la bénit des milliers de fois, pensant à elle avec tendresse et chaleur. Pourquoi ? Parce qu'elle avait appuyé sur le mot "leur" dans cette unique phrase qu'il l'eût entendue prononcer. Pour une bonne parole dite au bon moment. Ces bénédictions lui sont-elles parvenues ?

L'examen fut bref. Il n'y avait pas besoin de stéthoscope pour un tel examen."

Dans nos professions, on ne va pas jusque-là dans l'inhumanité, quoiqu'il existe des lieux qui, par la folie d'un ou de plusieurs, deviennent des enfers. Nous ne devons cependant jamais oublier ces expériences extrêmes. Elles nous accompagnent, nous rappelant en quoi peuvent se transformer certains de nos gestes.

Quotidienneté

Lorsqu'on se confronte à des situations sociales, complexes, soumises au temps où se mêlent le sociétal, l'institutionnel et le personnel; où l'enjeu est de permettre qu'un autre guérisse, accède au savoir, grandisse, dépasse une difficulté handicapante, on est dans un espace que l'on peut appeler "clinique".

Par quoi se caractérise un tel espace, qui exige une démarche particulière de pensée et une éthique de l'action? Il s'agit d'abord d'une situation singulière, elle concerne une personne, un groupe ou une institution. Tel ou telle ne sont jamais identiques; ma relation à l'un ou à l'autre diffère même s'ils sont rapprochés dans le langage par un même symptôme, la toxicomanie par exemple. Celui que j'ai vis-à-vis de moi a un nom, un prénom, une histoire; il existe donc dans sa singularité et sa différence; la situation qui nous lie est à nulle autre pareille même si je peux y retrouver des aspects décrits dans la théorie. D'autre part, il me rencontre, je ne suis pas interchangeable même si j'occupe une fonction dans un espace institutionnel; ma singularité fait partie de la situation. De plus, nous sommes dans un espace où, bien que je connaisse "tout" sur la toxicomanie ou sur l'alcoolisme, il me faudra, dans l'instant, inventer, faire surgir des gestes et des paroles qui ne sont pas dans les livres et ce, non pour mon bénéfice personnel ou pour l'accumulation d'une science, mais pour son bénéfice à lui.

Yves Pélicier définit ainsi la clinique du côté médical : "Par clinique, j'entends toute observation, écoute, réflexion concernant la souffrance humaine, qu'elle s'exprime dans le corps ou les comportements. Cette attitude d'observation, d'écoute et de réflexion répond à un but précis qui est de soulager de façon désintéressée et éventuellement de connaître les conditions et les circonstances de cette souffrance. Il faut le répéter puisque nous sommes dans une époque où une certaine exploitation de la souffrance humaine paraît possible, même si cela est scandaleux[20]."

Chaque métier a des outils médiateurs, des théories indispensables. Ce qui est néanmoins nécessaire, c'est ce travail entre moi et lui, dans l'instant de la rencontre. Être clinicien, c'est partir d'un déjà-là, d'attendus et de repères préalables, et consentir cependant d'être surpris par l'autre, inventer sur le moment, avoir de l'intuition, le coup d'oeil, la sympathie : intelligence et sensibilité de l'instant, travail dans la relation, implication transférentielle d'où un jour, à cette minute-là, dans cet accompagnement, pourra émerger une parole, un geste qui fera effet de vérité, pouvant être repris par l'autre parce qu'il est apte à l'entendre; ça se passe au-delà de ce qui est dit, à force de confiance, de persévérance et sans se départir de la croyance en les pulsions de vie alors que semble l'emporter la destructivité.

Cette intelligence ne découle pas de l'application de théories. Les médecins ont exprimé, dès la fin du XVIIIe siècle, qu'un "bon" clinicien[21] est celui qui est authentique, a le coup d'oeil qui appréhende de l'intérieur quelque chose qui n'est pas forcément visible. Le professionnel qui sait travailler ce qui est inattendu, hors de ses schémas, pour inventer avec l'autre quelque chose qui n'existe pas, instaure un espace où il est possible de s'approprier la capacité de quitter ses répétitions.

Pour quitter nos grands discours, nous apercevoir de nos normaux aveuglements, je crois en une manière de faire : accepter de réfléchir nos actes, c'est-à-dire créer de la connaissance à partir des situations du vivant et de la relation au patient. C'est ce qui nous est le plus difficile, c'est-à-dire nous interroger sur ce que nous avons fait. Dans l'action, il y a une part d'impulsion, mais il est nécessaire après coup d'y revenir pour comprendre ce qui s'est passé, en tirer éventuellement un savoir transposable, pour que notre expérience entre dans le champ de la connaissance. Quand on agit, il y a une part d'inconscience, on est dans une logique de l'action qui n'est pas une logique de la réflexion. Mais après-coup, il est nécessaire de reprendre, partager, s'interroger, comprendre comment le patient s'est fermé, est devenu violent, et surtout assumer la part de notre responsabilité.

Nous pouvons travailler notre quotidien : le partager, le confronter, ne pas taire nos difficultés, nos incompréhensions. Il s'agit de développer une intelligence de la relation, accepter notre "je" et l'engager dans une réflexion, améliorer notre tact, notre sensibilité. On peut espérer avoir alors de quoi ne pas nous enfoncer dans une relation mortifère, pour le patient et pour nous-mêmes. Humilité de se dire : "Je peux avoir n'importe quelle technique, je ne suis garantis de rien, et suis obligé de réfléchir mes choix théoriques et accepter que, dans certaines circonstances, ces choix peuvent devenir mauvais suivant comment et quand je les applique". Accepter de réfléchir là où notre passion est convoquée.

Pour que nos gestes, notre présent, nos mots, nos techniques n'engendrent pas le pire, il nous revient de réfléchir après-coup, d'apprendre d'un autre, de tenir compte de ses réactions, et non de le rejeter comme méchant parce que ses réactions ne correspondent pas à ce que l'on attend. L'action réfléchie est la liberté de notre quotidienneté.

Éthique

J'en terminerai par quelques brèves réflexions sur l'éthique. Eugène Enriquez a écrit un très beau texte : "Les enjeux éthiques dans les organisations modernes"[22]. Il y reprend trois type d'éthiques.

D'abord l'éthique de la conviction où je crois en quelque chose et j'ai le courage de ce que je crois. Cela peut créer quelques pièges, car si on a parfois un bon but, on ne regarde pas aux moyens. Ceux qui s'y réfèrent ne veulent pas poser la question des conséquences d'une action, ils ne peuvent prendre "conscience de leurs erreurs d'appréciation et ils restent obligés d'imputer les résultats non prévus à des coupables qu'ils choisissent. L'homme de conviction est un être qui crée sans difficultés des victimes boucs émissaires[23]".

La deuxième est l'éthique de la responsabilité où j'accepte que les conséquences sont imputables à ma propre action, pour autant que j'aie pu les prévoir. Je suis obligé de les traiter et de les assumer. Puis la troisième : une éthique de la discussion où j'accepte n'avoir jamais raison tout seul; où il essentiel que "les hommes puissent échanger des arguments rationnels concernant leurs intérêts dans un espace public de libre discussion[24]" pour parvenir un accord. Elle demande donc autonomie et acceptation de l'altérité.

Eugène Enriquez en évoque une quatrième qui englobe les trois autres: une éthique de la finitude. Voici ce qu'il en dit : "Par contre, aucune des trois premières formes d'éthique n'envisage l'acceptation de l'impuissance, la prise de conscience des limites, la mise en cause de l'identité et du narcissisme de la mort, la prise en considération des conséquences néfastes sur le devenir du genre humain, la connivence de chacun avec la mort qu'il porte en lui et qu'il peut projeter sur les autres. C'est lorsque le sujet se situe à la fois comme porteur de vie et de mort, comme égoïste et altruiste, comme être de raison et de passion qu'il peut avoir des convictions fortes mais être capable d'en changer si dans l'échange il parvient à se transformer, à savoir donc penser seul et avec les autres, à se concevoir comme responsable sans être bridé par la peur des responsabilités, à faire passer ses idées (ou celles d'autrui qu'il a acceptées), en s'interrogeant sur leur déformation possible par le choix de certains moyens tout en sachant que les conséquences imprévues seront plus facilement au rendez-vous que les conséquences prévues ...". Ainsi, "elle demande des hommes doués de passion sans laquelle l'imagination ne peut émerger, de jugement sans lequel aucune réalisation n'est possible, de référence à un idéal, sans lequel le désir ne quitte pas sa forme archaïque, d'acceptation du réel et de ses obligations, sans lesquels les rêves les plus ambitieux se transforment en cauchemar collectif[25]."

C'est mon idéal, du moins celui que j'essaie petitement de poursuivre, que je sais ne pas exister mais qui, tout de même, guide mes actes. Je prendrai ici encore une phrase de Léon Blum que cite Emmanuel Levinas dans Humanisme de l'autre homme et qui disait : "Nous travaillons dans le présent et non pour le présent. Combien de fois dans les réunions populaires ai-je répété et commenté les paroles de Nietsche : Que l'avenir et les plus lointaines choses soient la règle de tous les jours présents". Blum écrit cela en 1941 en prison, et Emmanuel Levinas commente : "Un homme en prison continue à croire en un avenir irrévélé et invite à travailler dans le présent pour les choses les plus lointaines auxquelles le présent est un irrécusable démenti. Il y a une vulgarité et une bassesse dans une action qui ne se conçoit que pour l'immédiat, c'est-à-dire en fin de compte, pour notre vie. Et il y a une noblesse très grande dans l'énergie libérée de l'étreinte du présent. Agir pour des choses lointaines au moment où triomphait l'hitlérisme, aux heures sourdes de cette nuit sans heures - indépendamment de tout évaluation de `forces en présence' - c'est, sans doute, le sommet de la noblesse[26]." Nous pourrions y penser chaque fois que nous sommes pris par nos égocentrismes[27], chaque fois qu'égoïstes nous refusons de voir l'ensemble avant notre commodité. Ce travers ne cesse de nous guetter, moi y comprise.

 

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