Un monde indigne ? La plainte et la chandelle

Olivier MAULINI
Université de Genève
Faculté de psychologie et des sciences de l'éducation

9 novembre 2001

Texte paru dans l'Educateur (n°12), rubrique Sacré Charlemagne (L'école, idée folle ?).


 

La marche du monde a rarement été simple, et elle l’est moins que jamais pour qui veut enseigner. Car enseigner, c’est s’adresser aux petits hommes dans l’espoir qu’ils préféreront la vérité au mensonge, la raison au fanatisme, la discussion à la violence, la solidarité à l’égoïsme, la vie à la mort. Pas parce que l’école serait désormais l’unique responsable de l’éducation et de l’édification des masses, mais tout simplement parce que les apprentissages " du programme " postulent et nécessitent un horizon démocratique. Pas partout, évidemment. Dans les sectes, les réseaux terroristes et les régimes totalitaires, on fait aussi école. On endoctrine les disciples, on leur apprend le maniement des bombes, on leur inculque la pensée du Grand Timonier. Mais dans les démocraties, on ne cesse d’affirmer que la lecture, l’écriture, le calcul, la géographie ou l’informatique ne sont pas d’abord des moyens de fracasser efficacement des avions sur des buildings, mais des ressources nécessaires à l’exercice des droits et devoirs de la citoyenneté. Comment croire encore à cette promesse lorsqu’elle est partout mise à mal ?

Nous avons de bonnes raisons de nous plaindre. Les programmes sont de plus en plus complexes, les changements de plus en plus fréquents, les politiques de plus en plus exigeantes et de plus en plus discutables. Les élèves sont de moins en moins dociles. Leurs parents sont tout sauf faciles. Nos autorités sont souvent trop autoritaires, parfois libertaires. Les partis politisent le débat sur l’école, et les journalistes nous présentent toujours comme une corporation rigide, ignorant les réalités sociales et s’arc-boutant sur ses privilèges. Les ultras du libéralisme, non contents de limer nos salaires, privatiseraient bien toute l’instruction publique, quitte à nous remplacer par des sites Internet offrant des cours calibrés à télécharger. Et le plus choquant, ce n’est pas un projet que nous sommes encore en mesure de contester, c’est le double-jeu de ceux qui dénoncent les faiblesses de l’école tout en ruinant l’autorité des enseignants. Comment un enfant ou un adolescent se rangeraient-ils aux arguments du maître, alors qu’ils entrent dans un monde dont la logique est moins l’intérêt général que la réussite individuelle, le développement durable que le profit immédiat, le respect de la parole donnée que la loi du plus fort ? Les conseils d’école et la pédagogie coopérative sont des instruments formidables, mais que peuvent-ils contre la culture dominante du " chacun pour soi " ?

Décidément, il y a de quoi se plaindre. Et notre plainte s’élève d’ailleurs : dans les salles des maîtres, les conférences de direction, les pamphlets pédagogiques, les courriers des lecteurs, les commissions paritaires sur la " pénébilité ", le " burn-out " ou la " revalorisation " du métier d’enseignant. Notre travail est mal connu, mal compris, mal soutenu. Comment enseignerons-nous le respect et la civilité si l’école elle-même n’est pas respectée et civilement traitée ? Mais si la plainte est nécessaire, il faut aussi dire, au moment où elle s’étend et où elle risque de nous paralyser, qu’elle ne sera jamais suffisante.

La plainte ne sera jamais suffisante pour deux raisons qui sont les deux faces d’une même médaille. Premièrement, comment croire et comment faire croire que nous sommes les seuls à plaindre ? Et deuxièmement, comment réagir et comment nous battre si nous restons prostrés dans notre lamentation ? Il y a ici toute la complexité de l’action politique en général, et de l’action syndicale en particulier. Si nous voulons que l’école résiste à la violence des idéologies, il ne suffit pas de se draper dans les habits du procureur pour dénoncer une société indigne de ses enseignants (" les parents n’éduquent plus leurs enfants "). Il faut articuler la critique du monde tel qu’il est avec des propositions et un engagement qui font toute la différence entre la solidarité et l’isolement. Notre solidarité d’enseignants, c’est évidemment une solidarité sectorielle qui consiste à défendre nos conditions de travail et notre autorité professionnelle. Mais c’est aussi une solidarité plurielle qui doit nouer des alliances avec celles et ceux qui partagent nos valeurs et nos ambitions. Pour nouer ces alliances, il faut que nous inscrivions notre projet pour l’école dans un projet démocratique qui le dépasse, et qui réunisse non seulement les enseignants, mais aussi les cadres, les parents et tous les citoyens progressistes. Les Chinois sont bien placés pour savoir que l’avenir ne peut pas être radieux. Mais il savent aussi qu’" il vaut mieux allumer une seule et minuscule chandelle que de maudire l'obscurité ".