Le savoir à sa source

Olivier MAULINI
Université de Genève
Faculté de psychologie et des sciences de l'éducation

3 mai 2002

Texte paru dans l'Educateur (n°6), rubrique Sacré Charlemagne (L'école, idée folle ?).


On sait que la Commission Indépendante d’Experts Suisse/Seconde Guerre Mondiale - dite " Commission Bergier " du nom de son directeur - avait mandat d’étudier le sort des avoirs ayant abouti en Suisse à la suite de l'avènement du régime national-socialiste. On sait aussi qu’elle a travaillé durant cinq années, et qu’elle a finalement déposé un rapport de synthèse accompagné de vingt-cinq études thématiques. Au total : une dizaine de milliers de pages, dont les Suisses ont beaucoup débattu et dont ils continueront de débattre, mais dont on peut déjà dire qu’elles représentent - c’est la formule - un " travail de mémoire " monumental.

Ce qui est intéressant, c’est évidemment le produit de la recherche (les publications de la Commission), mais c’est aussi, et peut-être surtout, l’usage que nous en ferons. Jean-François Bergier lui-même a insisté sur ce point : à quoi bon un " monument scientifique ", s’il reste définitivement inaccessible au public ? Et l’historien de répéter, à qui veut l’entendre, que son travail à lui est peut-être terminé, mais qu’il doit être relayé pour faire mieux que finir : aboutir.

Que le savoir aboutisse, c’est le vœu de Jean-François Bergier. Qu’il aboutisse partout où il peut nous aider à mieux raisonner, et en particulier là où nous aidons la raison à commencer : à l’école, dans les leçons d’histoire où se forment et s’informent les petits citoyens. 

" Ce qui est important, ce n’est pas un formidable débat [au moment de la publication], et qu’ensuite on se dise que l’affaire est classée, mais c’est que le débat continue, qu’il entraîne de nouvelles recherches et que cela se prolonge sur une ou deux générations. L’aboutissement normal et heureux serait que l’enseignement scolaire tienne compte de ce que nous avons fait. De manière durable : que cela passe dans les manuels. "

Evidemment, l’historien prêche pour sa paroisse : comment réaliser un tel travail et ne pas militer ensuite pour qu’il soit diffusé et valorisé ? Mais il est soutenu par des hommes et des femmes politiques qui ne sont pas du métier. Vreni Müller-Hemmi, parlementaire zurichoise, et Ruth Dreifuss, conseillère fédérale, estiment par exemple que le plus important est que ces pages trouvent un écho dans les écoles. Elles souhaitent que la Conférence des directeurs cantonaux de l’instruction publique veille à ce que la jeunesse ait accès à la vision complète du rôle de la Suisse durant la guerre.

Unanimité apparente, donc. Sauf que les promoteurs de la " Nouvelle Histoire " ont chacun leur vision de la " Nouvelle Ecole ". Certains demandent un manuel de substitution, une alternative au célèbre et désormais trop idyllique " Chevallaz ". D’autres se méfient des " rabotages " propres à l’édition scolaire. Ils estiment que le passage d’une histoire mythique à une histoire critique et autocritique est certes un progrès scientifique et politique, mais ils pensent aussi que le progrès pédagogique, lui, ne consiste pas à remplacer une histoire officielle par une autre histoire officielle. Car si les conclusions de la Commission Bergier sont enseignées à l’école sans être jamais discutées, comme un savoir définitif et nationalisé, les élèves risquent de les entendre comme un nouveau dogme, et ils se sentiront floués lorsqu’apparaîtront, " dans une ou deux générations ", de nouveaux faits ou de nouvelles interprétations. Comment démocratiser la critique si l’histoire qui est enseignée, on ne peut pas la questionner ?

Alors : pour ou contre les manuels ? On devine que ce n’est pas l’alternative. L’essentiel, c’est de disposer d’un matériel - " manuels ", " moyens didactiques ", " ressources pédagogiques ", peu importe son nom - qui soutienne le travail intellectuel. Un vrai travail théorique, un travail de recherche, d’analyse, de comparaison, de discussion dont la Commission Bergier a justement donné l’exemple. L’enjeu n’étant pas de transformer chaque élève en académicien, mais de l’initier aux démarches et à la culture de la controverse sans lesquelles il n’y a ni raisonnement scientifique, ni espace démocratique.

Notre histoire a changé. Il faudra peut-être, pour scolariser le " travail de mémoire ", concevoir et diffuser de nouveaux supports didactiques. Mais cela demandera du temps, de l’argent et quelques coûts de rabot. Proposons donc une mesure immédiate, simple et pas chère : qu’on distribue le rapport Bergier à tous les enseignants de ce pays. Et qu’on leur montre ainsi combien on compte sur eux, et combien on leur fait confiance, pour se faire leur propre opinion d’abord, et pour transmettre ensuite à leurs élèves les armes de la raison. L’accès direct et généralisé au rapport Bergier, voilà, pour les écoles de ce pays, bien mieux qu’un savoir abouti : un savoir à sa source.

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P.S. : En attendant que le rapport Bergier nous soit distribué, nous pouvons nous servir nous-mêmes. Le texte de synthèse est disponible pour téléchargement : http://www.uek.ch/