Olivier
MAULINI
Université de Genève
Faculté de psychologie et des sciences de
l'éducation
20 décembre 2002
Texte paru dans l'Educateur (n°14), rubrique Sacré Charlemagne (L'école, idée folle ?).
Cest lhistoire dune rencontre. Dun côté, il y a une classe de vingt élèves : vingt enfants de dix ans, plus leur enseignant. Et de lautre, il y a Jean-Damascène Gasanabo. Un homme seul. Un homme comme vous et moi. Un homme dexception.
Jean-Damascène est rwandais. Il est tutsi. Vous vous souvenez, évidemment : les Hutus et les Tutsis, lété 1994, quatre mois de folie sanguinaire. Le 6 avril, lavion des présidents Ntaryamira (Burundi) et Habyarimana (Rwanda) doit atterrir à Kigali. Il est abattu par un missile. En représailles, la garde présidentielle exécute les leaders de lopposition. Et Radio Mille Collines appelle au carnage. Il faudra à peine cent jours pour compter plus de 500000 morts, peut-être un million. A coups dimpostures et à coups de machettes, un pays entier aura sombré dans le chaos.
Si Jean-Damascène rencontre une classe, ce nest pas par hasard. Il travaille à lUniversité, où les étudiants en sciences de léducation ont organisé des ateliers pédagogiques : " Lexclusion, cest exclu ! Travaux pratiques " Ils lui ont demandé de témoigner. Lui qui a vécu la haine et la barbarie, lui qui a touché aux confins de lexclusion, que peut-il dire à des enfants qui étaient tout juste nés il y a huit ans ? Que doit-il raconter, que doit-il expliquer, quels mots doit-il prononcer ? Oui, quel témoin doit-il être, et quel témoin doit-il passer ? Cest tout au long de lentretien que ces questions vont simposer.
Jean-Damascène raconte, donc. Il dit dabord que lexclusion, ça commence très tôt. Ça commence à lécole. " Il faut que je vous explique. Au Rwanda, dans mon pays, il y a trois ethnies : environ 85% de Hutus, 14% de Tutsis et 1% de Twas. Lécole primaire était ouverte à tous, mais le gouvernement hutu a mis en place une politique déquilibre ethnique qui limitait laccès aux hautes écoles. Sur 100 élèves du secondaire, 14 au maximum pouvaient être Tutsis. Les meilleures places étaient réservées. " Evidemment, cest une longue histoire. Et les enfants veulent savoir. Dabord : " cest quoi une ethnie ? " Et puis : " vous dites que les ethnies ne saimaient pas, et que cela remonte à la colonisation : cest quoi la colonisation ? " Jean-Damascène reprend lexplication. Il explique la guerre civile et le génocide. Mais pour ça, il doit revenir sans cesse en amont, évoquer limpérialisme, lévangélisation, la monarchie, la tradition orale et le pouvoir des lettrés, les conflits dintérêts entre agriculteurs (hutus) et éleveurs (tutsis), les mouvements dindépendance et leur manipulation par les grandes puissances. La patience de Jean-Damascène est infinie. Et sa sagesse aussi. Ses parents sont morts, sa famille vit sur trois continents (Afrique, Europe et Amérique), son pays a souffert le martyre. Mais il parle avec calme, il veut rendre clair ce qui brouille les esprits. Il sait bien que la sauvagerie des hommes est incompréhensible, mais il sait aussi que nous pouvons concevoir linconcevable, et il veut transmettre un bout de sa mémoire aux enfants. Son histoire a quelque chose à leur apprendre, et quapprendront-ils sils nont pas les mots pour entendre ?
Passage du témoin. Jean-Damascène veut quon lentende, et sa leçon est double. La séparation, la détestation et lignorance mènent au désastre. Cest la leçon politique. Mais si lon veut prévenir les massacres de demain, il ne suffit pas dexclure lexclusion. Cest la leçon pédagogique. Cette leçon, elle est pour nous, qui faisons métier denseigner : si nous voulons préparer un monde (un peu) meilleur, nous ne devons pas faire la morale aux enfants en leur commandant daimer leur prochain comme eux-mêmes. Nous devons leur donner des armes pour comprendre et pour apprendre. Lutter contre lexclusion, le fanatisme, légoïsme, les inégalités ou le pillage des richesses, ce nest pas quune affaire de bonnes intentions. A lécole, cest dabord une question de savoirs, de concepts, dintelligence et de compétences. Le contraire dun catéchisme. Le catéchisme, cest à croire ou à laisser. Et cest en son nom que les fous de Dieu finissent par sentre-tuer.
Colonialisme, esclavage, guerres tribales et guerres de religion, crimes contre lhumanité et tribunaux internationaux (http://www.ictr.org) : si les enfants ne savent rien de lhistoire du monde, pourquoi nous croiraient-ils sur parole lorsque nous dénonçons les dangers du racisme ? En témoignant, Jean-Damascène a provoqué mille questions. Et il y a répondu sans colère ni sermon. Les enfants, cest sûr, se souviendront longtemps de cet homme dexception. Un maître des mots.