Olivier
MAULINI
Université de Genève
Faculté de psychologie et des sciences de
l'éducation
4 avril 2003
Texte paru dans l'Educateur (n°4), rubrique Sacré Charlemagne (L'école, idée folle ?).
Les adultes savent parler. Et les enfants doivent apprendre. Quest-ce que la pédagogie ? Dire la moitié dun mot et demander aux élèves de deviner le reste ?
Si vous êtes cinéphile, vous vous souvenez de Jojo. Jojo, le petit élève de Monsieur Lopez dans " Etre et avoir ". Jojo, vedette de cinéma, découvreur ébahi, amuseur malgré lui. Lorsquil fait de la peinture, Jojo sen met plein les mains. Et lorsque le maître contrôle le lavage, il lui fait sur le pouce une petite leçon danatomie. " Alors, Jojo, cest quoi le tout petit doigt ? Cest lau ? Cest lauri ? ". Jojo nen sait rien, mais le maître insiste, il veut entendre la suite : " Alors cest quoi ? Cest lauri ? lauri ? - zontal ? " tente Jojo. Rires dans la salle. Et sourire du maître. Si le petit doigt cest lauri-zontal, Jojo cest lauri-ginal. Cest lenfant-poète : les mots qui lui manquent, il les invente.
Un cas, ce Jojo. Ou peut-être un essayeur parmi dautres. Une semaine plus tard, sur le même écran, il y a Elsa. Elsa, cest la petite fille qui rencontre Michel Serrault et qui part avec lui chasser lisabelle dans " Le Papillon ". Ce maître-là na pas étudié la pédagogie, mais lui aussi il veut donner des leçons. Au début, il bougonne. Mais à la fin, il craque et il montre à sa petite voisine les plus belles pièces de sa collection. " Tu vois, ça, ce nest pas encore un papillon, cest lenveloppe où il grandit. Tu sais comment ça sappelle ? Ça sappelle une chry ? une chry ?". Là encore, il faut insister : " Alors, ça sappelle comment ? Une chry ? une chry ? - santhème ! " sexclame Elsa. Nouveaux rires dans la salle. Et nouveau sourire du grand-père. Elsa hésite moins que Jojo. Quand elle ségare, cest avec aplomb.
Jojo et Elsa mélangent lanatomie et la géométrie, la zoologie et la botanique : pourquoi ce qui pourrait fâcher leurs maîtres est en même temps ce qui les réjouit ? Au milieu des bagarres sur la hausse ou la baisse du niveau, quont fait les deux inventeurs pour attendrir les foules en ratant leur examen ? En fait, ils nous ont fait rire en se riant de nous. Ils ont pris leurs maîtres en défaut, pas par refus dobéir, mais par excès de coopération.
Car il y a deux façons commodes de prétendre instruire les petits dhomme. On peut dabord ignorer ce quils savent, et leur transmettre directement des propositions (" tu vois Jojo, ceci est lauriculaire, ceci est la carpe, ceci est la métacarpe ; tu le réviseras à la maison "). On peut aussi faire mine dêtre interactif, et poser des questions dont les plus calés ont déjà la réponse (" Alors, où se développe le papillon ? Dans la chrysalide ! Bravo Elsa ! Tu auras 6 à la récitation. "). Si nos deux poètes font un triomphe, cest que leurs maîtres refusent de choisir et quils cherchent leur salut dans une stratégie mi-chèvre mi-chou, moitié affirmation, moitié question : dire la moitié de la réponse, ajouter au bout un point dinterrogation, et espérer que les apprentis feront eux-mêmes le plus difficile en devinant tout seuls la fin de la proposition. " Le trapèze est un quadrila ? - tère ! " " Les moines vivent dans un monas - tère ! " " Le léopard est une pan ? - thère ! "
Finalement, nous rions jaune, car cest Elsa et Jojo qui ont raison : dire la moitié du savoir et demander aux élèves de deviner le reste, nous lavons tous fait un jour. Et peut-être même que cela nous arrive encore. Quand nous pensons que les jeunes générations disent ou font " nimporte quoi ", sommes-nous sûrs de ne pas attendre quelles sachent déjà ce que nous devons leur apprendre ? Cest le paradoxe de la pédagogie du texte à ? Trou.