Olivier
MAULINI
Université de Genève
Faculté de psychologie et des sciences de
l'éducation
7 novembre 2003
Texte paru dans l'Educateur (n°11), rubrique Sacré Charlemagne (L'école, idée folle ?).
Dans les soirées entre amis, on parle de tout et de rien : lassurance-maladie ou les vacances en Italie. Mais au pousse-café, les esprits séchauffent et on aborde enfin les sujets qui fâchent. Par exemple : léducation des enfants et lautorité des enseignants.
" Les maîtres ne se font plus respecter. Ils sont chahutés. Ils nosent pas punir. Lécole nest plus ce quelle était. A notre époque, on disait bonjour monsieur et on se levait pour saluer linspecteur. Aujourdhui, il est interdit dinterdire. Les profs sont tellement déboussolés quils se laissent tutoyer ! " A droite de la table, on se plaint du laxisme ambiant. Et à gauche, on conteste largument : " Ce nest pas vrai. Nos enfants disent toujours vous à leur maîtresse. Dailleurs, elle est tellement sévère quils nosent rien lui demander. Ce nest pas du manque, cest de labus dautorité ! " Alors, lécole : trop douce ou trop dure dans ses façons de parler ? Plus le ton monte, moins larbitrage est aisé. " Venez ici, demande un père à ses enfants, et dites-nous : votre maître, vous devez le vouvoyer ou le tutoyer ? " Marion a suivi laffaire dun peu loin. Elle ne sait pas très bien si les adultes discutent amicalement ou sils vont bientôt en venir aux mains. Mais elle répond poliment à leur drôle de question : " Le maître, il a dit quon peut dire tu ou vous, ça lui est égal. "
" Ça lui est égal ! " On peut dire que larbitrage est raté : le jeu ne va pas se calmer, mais dégénérer. Ne rien imposer, est-ce un signe dintelligence ou le comble du laisser-aller ? Les adultes vont batailler bruyamment encore un moment. Ils vont se demander à haute voix si les maîtres ont tort ou raison découter leurs élèves, de stimuler leur créativité, de noter leurs travaux ou même de leur enseigner le passé simple au début de la quatrième année. Ils vont tout mettre en cause, tout discuter, tout questionner. Ils vont passer deux heures à critiquer lécole devant des enfants qui ne leur ont rien demandé.
Inconséquence ? Sabotage ? Egarement ? Cest vrai, ma foi : comment plaider le respect des maîtres en les traitant dabrutis devant les élèves ? Comment rétablir lautorité du savoir en dénonçant " la démission des enseignants " ? Saper par derrière ce quon demande par devant : nest-ce pas, pour le coup, une " démission des parents " ? Au jeu du discrédit, les crocs-en-jambe sont bien répartis. Les adultes aimeraient discipliner la jeunesse, mais les maîtres dénoncent les parents qui dénoncent les enseignants, au lieu que tout le monde serre les rangs en se reconnaissant de part et dautre compétent. Peut-être que les ravages viennent moins du (possible) tutoiement que de certains jugements, trop méprisants.
Bien sûr, il ne faut rien exagérer. La conversation peut déraper de temps en temps, ce nest pas ça qui déboussole à jamais les enfants. Mais le problème, justement, nest pas là. Il ne consiste pas (seulement) à contrôler son langage un soir de nouba. Ce que la Williamine exacerbe, cest un conflit indépassable que nous devons chaque jour assumer : dans un monde démocratisé, il ny a ni évidence ni éminence qui imposerait sa vérité. Il faut admettre que tout est discutable, à condition de bien discuter. Tutoyer ou vouvoyer ? Disons que cela peut se discuter. Mais en reconnaissant au partenaire le droit dobjecter. Questionner lautre sans le déqualifier : quand nous saurons faire cela devant et avec nos enfants, alors ils ne se demanderont plus pourquoi ils doivent respecter ce quils nous entendent dénigrer. Tu pariez ?