Parler fort, répéter lentement

Olivier MAULINI
Université de Genève
Faculté de psychologie et des sciences de l'éducation

28 novembre 2003

Texte paru dans l'Educateur (n°12), rubrique Sacré Charlemagne (L'école, idée folle ?).


 

" Je n’ai jamais vu un éducateur changer de méthode, disait Gaston Bachelard. Un éducateur n’a pas le sens de l’échec précisément parce qu’il se croit un maître. Qui enseigne commande. " La sentence est sévère. Mais le danger : est-il anachronique ?

Marion et Sidonie ont treize ans. A la ville, elles sont voisines de palier. A l’école, copines de classe. De bonnes copines, d’ailleurs : attentives et solidaires, toujours prêtes à s’aider. Le soir à la maison, le week-end s’il le faut et même quatre fois par jour sur leurs vélos, elles révisent l’algèbre, la géographie ou le latin pour réussir l’épreuve du lendemain. " Division euclidienne ", " produit national brut ", " Saint Empire romain germanique ", " quod erat demonstrandum ", " durch-für-gegen-ohne-um " : il y a beaucoup à apprendre pour suivre le programme. Il ne faut pas se laisser aller, ne rien négliger. Si l’on n’a pas compris, il faut demander au professeur. Et quand cela ne suffit pas, s’aider soi-même ou trouver un répétiteur. Marion et Sidonie combinent les deux méthodes : quand l’une panique, l’autre explique.

Sidonie, par exemple, n’est pas au clair : elle voit bien ce qu’est une fraction, mais elle ne comprend ni pourquoi ni comment " déterminer son dénominateur commun ". Marion fait donc la leçon. D’abord, elle répète : " le prof a dit que pour additionner ou soustraire des fractions, il faut calculer leur dénominateur commun… tu vois, là, il faut prendre les deux nombres et trouver leur plus petit commun multiple… tu as compris ? " " Non ", dit Sidonie. " Mais oui, reprend Marion… le plus petit commun multiple, tu multiplies, quoi… " Sidonie fait de grands yeux. " Tu MULTIPLIES je te dis ! C’est facile, non ? " Décidément, cela ne rentre pas. Marion s’énerve un peu. Mais pour une bonne copine, que ne ferait-elle pas. " Attends, je t’explique encore une fois… écoute bien : là, tu as une fraction… d’accord ? " " Oui, je sais ça… ", soupire Sidonie. " Et ici, tu as le dénominateur… tu es d’accord ? " " Oui, oui ! " " Alors – je vais lentement et tu me dis si ça ne va pas – tu prends ce dénominateur et le dénominateur de l’autre fraction, puis tu cherches le plus petit commun multiple… tu as compris cette fois. " " Mais non, j’y pige rien ! " dit l’élève mal embouchée. Et sa répétitrice de démissionner : " alors là, tu demanderas à tes parents, parce que moi, je n’y arrive pas… "

Marion et Sidonie, cette fois, ont échoué. Parce que l’élève est " en difficulté " ? Ou parce que sa maîtresse d’un jour n’a pas su l’aider ? Les deux, évidemment. Quand Sidonie est " bloquée ", que fait son amie bien intentionnée ? Premièrement, elle répète. Deuxièmement, elle répète une seconde fois. Troisièmement, elle répète plus fort. Et comme la violence ne mène à rien, elle finit par parler doucement et plus lentement. Mais sur le fond, rien n’a changé : c’est toujours la même rengaine qu’entonne la tutrice. Vite ou lentement, fort ou doucement, elle enferme sa copine dans son explication. Bachelard dirait qu’" elle ne comprend pas qu’on ne comprenne pas ". Du coup, elle enseigne, mais l’autre n’apprend pas.

Bien sûr, Marion n’est pas du métier. Pour faire la leçon, elle n’a pas suivi de formation. Mais justement : qu’est-ce qui sépare l’amateur tenace du véritable enseignant ? La pédagogie, peut-être. Quand un élève ne comprend pas du premier coup, que faut-il faire : répéter la leçon, parler plus fort, expliquer lentement ? Peut-être qu’il faut cesser de s’obstiner et se mettre soi-même (un peu) en question : parler autrement, différemment, voire même se taire et écouter l’enfant. Bachelard exagère : quel professionnel commande aux élèves à la manière de Marion, en restant dans l’impasse à redoubler d’acharnement ? Mais il nous met en garde en même temps : quand l’école doute, le sens de l’échec est mal réparti et des adultes font le choix du repli. Ils crient haro sur les méthodes actives et la pédagogie différenciée. Ils veulent rétablir d’un même geste l’autorité de l’école et le droit au redoublement. Parler fort et répéter lentement comme quintessence de la pédagogie : c’est la méthode d’une enfant de treize ans. C’est peut-être un peu court pour restaurer l’aura des enseignants…

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Bachelard, G. (1938/1993). La formation de l’esprit scientifique. Paris : Vrin.