Les yeux écarquillés

Olivier MAULINI
Université de Genève
Faculté de psychologie et des sciences de l'éducation

7 mai 2004

Texte paru dans l'Educateur (n°5), rubrique Sacré Charlemagne (L'école, idée folle ?).


 

Qu’est-ce qu’un enseignant, sans le regard des enfants ? Réponse par le maître de musique, bu des yeux aux marges de la leçon.

C’est la fête au village. Manèges, saucisses grillées et musique populaire. Sous la grande tente, la fanfare municipale vient de donner son aubade. Sont à suivre : le club des accordéonistes, le Old Farm Brass Band, le duo Amba. Et avant eux : la chorale de l’école, préparée et dirigée par le maître de musique. Les élèves ont choisi des chansons à danser : en anglais (" Hey Jude "), en espagnol (" la Bamba "), en italien (" Ti amo ")… et même en français (" la Javanaise "). Les parents, les petits frères, les grandes sœurs et les habitants du quartier : tous sont là pour les encourager. C’est sympathique, bien sûr, mais ce n’est pas fait pour calmer les esprits. Même conquis d’avance, le public reste un public. Oublier son texte ou partir à contretemps, c’est le cauchemar des artistes à l’heure du grand bond. Le stress des solistes ressassant leur partition. L’erreur est humaine, certes. Mais si les couacs font le charme de l’exhibition, à quoi bon enchaîner les répétitions ?

Quand la musique démarre, les visages sont crispés. Les pieds battent la mesure, les têtes aussi, mais de manière un peu saccadée. Le maître est face au podium, le bras levé. Il va donner le départ, c’est programmé. " Attention… et un, et deux, et un-deux-trois… " Un quart de seconde avant le signal : la chorale est prête à bondir, regards fixes, muscles tendus, souffles coupés. Un huitième de seconde : les chanteurs ne voient plus rien, ni papa, ni maman, ni les grimaces des copains ; plus que la main du maestro dont tout dépend. Un seizième de seconde : ça y est, c’est le moment, l’enseignant est omnipotent ; il est bu des yeux par les enfants…

Des yeux écarquillés, suspendus aux ordres du professeur. L’attente angoissée de son geste libérateur. La scène va se répéter de mesure en mesure, de chorus en chorus. Qui a dit que les élèves, de nos jours, ne respectent plus leurs aînés ? Qu’ils n’écoutent pas, n’obéissent pas, ne reconnaissent pas d’autorité ? Ici, l’enseignant lève un doigt et trente chanteurs le suivent d’un seul chœur. Karajan pédagogue ? Peut-être rêvons-nous, par instant, de cette relation quasi philharmonique, sans fausse note ni contestation. D’une classe qui épouserait la voix de son maître (" laaaaa… "), suivrait son tempo (" piano, piano… "), vibrerait à l’unisson (" fortissimo ! "). La direction d’orchestre n’est pas toujours un modèle d’émancipation. Certains chefs règnent par la terreur, les coups de baguette et les exhortations. Mais à la fête du village, ce n’est pas le conducteur qui se donne en spectacle. Il se fond dans la foule et soutient discrètement le travail des enfants. C’est parce qu’il fait ce pas de côté qu’il est " au centre " de l’activité.

Chanter, mais aussi lire, écrire, dessiner, construire, exposer : on peut le faire dans l’école, face au maître chargé de nous évaluer. Cela évite les affres de la représentation, mais à la longue, cela peut figer la relation. En montant des projets et en participant à la vie de la cité – la fête du village, le journal municipal, l’aménagement du quartier – on change de jeu, de règles, de contrat. Autres interlocuteurs, autres évaluateurs, autre alliance avec le formateur. Chanter juste (lire, écrire, parler juste…), on ne le fait plus pour le maître, mais avec lui, pour progresser et réussir devant autrui. L’expert est moins le juge bien ou mal notant que l’entraîneur grâce auquel on apprend. Pourquoi le suivrait-on les yeux fermés ? Quand son savoir est précieux, on préfère les écarquiller.