Olivier
MAULINI
Université de Genève
Faculté de psychologie et des sciences de
l'éducation
28 mai 2004
Texte paru dans l'Educateur (n°6), rubrique Sacré Charlemagne (L'école, idée folle ?).
Pourquoi y a-t-il une école plutôt que rien ? Première hypothèse : pour apprendre à dire bonjour
Comment éduquer dans un monde incertain ? Sur quoi fonder lenseignement : quelles visées, quelles valeurs, quels savoirs graver au fronton de nos écoles ? Dans un espace démocratisé, tout peut se discuter. Langlais ou lallemand ? Internet ou Homère ? Le lac des Quatre-Cantons ou la mondialisation ? Ceux qui disent que rien ne force à choisir que la priorité, cest le français, lallemand et langlais dès les premiers degrés ont beau de jeu de prétendre quils nivellent par le haut. Ils naident ni les élèves en difficulté, ni leurs maîtres en charge dun programme fantasmé. Où est la " culture commune " quand plus rien ne fait lunanimité, pas même les règles dorthographe (révisées) ou la théorie de lévolution (relativisée) ? Comment former tous les enfants au même endroit quand une moitié de leurs parents demande " tradition ", lautre " innovation ", plus de " solidarité " et plus de " compétition " ? Si lécole fait tout et son contraire, elle se condamne à limpuissance. Et si elle se " profile " à la manière dune entreprise sur un marché, elle ne peut plus prétendre à luniversalité. Lutter contre sa privatisation, cest (aussi) trouver le bien commun qui fonde son ambition. Le point dappui qui supporte et justifie toute la construction.
Quel est ce bien commun ? Pourquoi, au fond, étatiser linstruction ? Ricardo Petrella, politologue et économiste, fixe un début au raisonnement. Le lien social est ébranlé ? La course au profit et la culture de la conquête menacent léquilibre de nos sociétés ? Nous néviterons la lutte impitoyable de tous contre tous quen nous reliant les uns aux autres, en redoublant dattention pour nos voisins, en pratiquant ce bon voisinage à léchelle de lhumanité, dans une communauté mondiale basée sur le dialogue, la protection sociale, la réciprocité des libertés, la primauté du droit. Tout commence par la reconnaissance de lautre. Le bébé devant sa mère, lélève devant son maître, le malade face au médecin et le médecin face au malade : nous nexistons que pour autrui, parce quun autre existe, quil nous regarde, nous parle, nous écoute, nous soigne, bref nous reconnaît comme son alter ego. À quoi bon un monde hypersophistiqué et hyperpuissant si personne ne nous dit " bonjour " de temps en temps ? À quoi bon vivre si cest pour vivre seul, sans quiconque pour nous reconnaître vivant, compétent, digne destime et dattention ? Petrella pose un jalon : Savoir et pouvoir dire bonjour aux autres est lacte de démarrage de lexistence dun groupe humain. Les enfants sauvages le démontrent : on ne leur a pas parlé, ils ne parlent pas. Pour lécole, il y a matière à réflexion. Petrella nous pousse dans nos retranchements : Le point de départ pour une " autre " éducation est de donner comme objectif prioritaire au système scolaire dapprendre à savoir dire bonjour à lautre. Veut-il restaurer les leçons de politesse ? Nous demande-t-il de remplacer les parents, dinitier nos élèves aux bonnes manières (" Dis bonjour à la dame ! "), par lexemple sil le faut (" Mes amitiés à ta maman ! "). Cela ne ferait qualourdir le programme Lidée est plus sérieuse et plus ambitieuse à la fois. Apprendre à dire bonjour, cest apprendre à ne pas être seul au monde. Cest voir en lautre, non pas la " ressource humaine " quon manipule, mais la source où chacun de nous puise ses savoirs, ses valeurs, son identité, ses émotions. Si nous le prenons au sérieux, ce point de départ ne senseigne pas dans une leçon. En les justifiant toutes, ils donne son sens à toute la formation.
Connaître et reconnaître autrui : ce projet peut sincarner dans lorganisation de lécole et dans chaque discipline. Par la pratique du conseil de classe, du travail coopératif, de la pédagogie de projet. Par lapprentissage de largumentation et du débat (sciences), louverture aux langues (français), létude sans préjugé des civilisations et des religions (histoire), le fair-play dans le jeu collectif (éducation physique). " Vivre ensemble " nest pas simple affaire de bonne volonté, mais aussi de compétence et dentraînement. Il faut apprendre à observer, à écouter, à collaborer, à encourager et, pourquoi pas, à critiquer. Car reconnaître autrui, ce nest pas toujours être de son avis. Quand lautre nécoute pas, ne collabore pas, ne nous reconnaît pas, faut-il lui dire " bonjour " ou plutôt " ça suffit ! " ? Jusquoù saluer les salauds ? Nous reviendrons sur cette complication dans notre prochaine édition.
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Petrella, R. (1997). Le bien commun. Eloge de la solidarité. Lausanne : Éditions Page deux.
Petrella, R. (2000). L'éducation, victime de cinq pièges. A propos de la société de la connaissance. Montréal : Fides.