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Philippe Perrenoud
Faculté de psychologie et des sciences de
léducation
Université de Genève
1994
Rendre des comptesNégocier avec des usagers en chair et en os
La professionnalisation du métier denseignant est à la mode. Tant mieux. À condition de ne pas se contenter délever le niveau de formation et de revenu des enseignants sans " changer lécole ". Revendiquer davantage dautonomie oblige à prendre de plus grandes responsabilités. Or, pour cela, il ne suffit pas de clamer quon se sent responsable. Il faut dire auprès de qui et selon quelles modalités. Jai parfois limpression quautour de ces thèmes, on agite une soupe idéologique un peu tiède, que limpatience pousse à présenter la professionnalisation comme la simple reconnaissance de ce qui se fait déjà. De là à attendre des autorités quelles traitent déjà les enseignants comme des professionnels, il ny a quun pas, vite franchi. Doù le ton un peu provocateur de ces quelques pages : lautonomie et la responsabilité, ce nest pas ce que notre éducation favorise. Il sagit donc dapprendre, daccepter des changements réels et dy travailler durant quelques décennies.
La liberté sans le risque, lautonomie sans la responsabilité, nest-ce pas ce dont chacun rêve secrètement ? La peur de la liberté, dont parle Fromm (1963), cest dabord la peur daffronter les conséquences de ses propres décisions, la peur de rendre des comptes, la peur de ne pouvoir, si les choses " tournent mal ", se retourner vers une autorité pour geindre " Jai fait exactement ce quon mavait dit de faire ou ce quindique le règlement "
Si la déontologie professionnelle ne représente quune extension du discours normatif derrière lequel se réfugier, elle naccroît pas la responsabilité individuelle, elle balise seulement les conduites individuelles. Pourquoi pas ? Dans un métier de lhumain, si lon ne sait " à quel saint se vouer ", mieux vaut suivre un catéchisme, à condition quil soit bien fait, autrement dit quil offre, en moyenne, une meilleure ligne de conduite que celle que, livré à soi-même, on adopterait spontanément.
La professionnalisation du métier denseignant ne saurait cependant, dans le domaine éthique, être lapplication scrupuleuse dun " code de bonne conduite ". Non quun tel code soit inutile. La professionnalisation nest pas le splendide isolement : devant un dilemme, elle consiste au contraire :
Pour une part, les situations et les enjeux se ressemblent. Pourquoi penser tout seul ? Il est tout à fait utile quexiste une sorte de sagesse, de jurisprudence, un ensemble de principes ou même des règles, à condition que nul ne puisse entièrement sabriter derrière ces textes pour justifier ses actes. Il nest pas sans importance que de tels " garde-fous " émanent des enseignants eux-mêmes plutôt que de ladministration scolaire. Mais aucun code déthique, aussi explicite et partagé soit-il, ne dispense chacun de prendre ses responsabilités. En fin de compte, chacun assume ses décisions ou son indécision, et leurs conséquences. La professionnalisation passe justement par cette capacité daffronter la responsabilité individuelle, donc de forger, lorsquil le faut, son propre jugement, quil soit technique, scientifique ou moral, en prenant le risque de se tromper et de rendre des comptes.
Cela peut être une disposition de lesprit : certains sestiment seuls juges de lorientation et de la qualité de leur travail, alors que dautres se sentent constamment comptables de leurs actes auprès de lélève, des familles ou de lautorité. Il semble quaujourdhui, la réponse à la question " A qui suis-je censé rendre des comptes ? " admette une réponse formelle, qui ne compte guère, et des réponses plus substantielles, personnelles ou collectives, plus diverses et aussi plus déterminantes au jour le jour. La réponse formelle est assez prévisible, puisquelle se borne à reconnaître quun enseignant est un salarié, quil tient son statut, son revenu et son autorité pédagogique dun pouvoir organisateur public ou privé qui a, du coup. le droit de lui demander de respecter des objectifs, des programmes, des horaires, des règles diverses. Même le plus anarchiste des enseignants naffirmera pas, au nom des droits de lhomme ou de la révolte contre lÉtat, quil est payé pour " faire ce quil veut ".
Cette réponse formelle semble souvent tactique, selon le principe " pas vu, pas pris ". Les enseignants ont, à légard de linstitution, comme nombre dautres salariés, souvent, aux règles communes, le même rapport que les élèves : on reconnaît du bout des lèvres quil en faut, mais surtout, quil serait imprudent de les ignorer ou de les transgresser ouvertement. Lenseignant qui arrive régulièrement en retard, nenseigne pas telle partie du programme ou ne respecte pas les procédures dévaluation se conduit souvent comme nimporte quel conducteur trichant avec le code de la route : parfois vaguement coupable, mais surtout en éveil, et ralentissant devant les radars
Cela ne veut pas dire que les enseignants ne se sentent pas responsables, mais quils rendent des comptes à leur conscience professionnelle, voire à leur " surmoi ", davantage quà lorganisation qui les emploie. Bien entendu, la responsabilité implique une forme de conscience professionnelle, déthique, de sens du devoir, desprit de justice, produits à la fois de lhistoire de vie, de la formation et de la socialisation professionnelle. On aurait tort de croire, cependant, que lexercice de la responsabilité nest, dans le cadre dune pratique professionnelle, quune vertu personnelle, une ligne quon se fixe souverainement à soi-même. Une véritable responsabilité ne se développe que dans le cadre dun contrat social.
On peut imaginer de clarifier le contrat des enseignants avec linstitution scolaire elle-même. Cest dans ce sens que vont les tenants dune évaluation des maîtres, ou du moins de lefficacité de leur enseignement. Toutefois, renforcer la dépendance à légard de ladministration scolaire nest pas un signe de professionnalisation du métier denseignant, au contraire. Si rien dautre ne change, lintroduction de diverses formes de " salaire au mérite ", dévaluation de la " qualité " ou de " bilans de compétences " ne peut que renforcer les stratégies défensives et la dissociation entre responsabilité formelle, assumée tactiquement, et la responsabilité effective, qui engage moralement. Il faut donc introduire dans le jeu dautres acteurs.
Lorsquon leur demande, dans un bref sondage, à qui ils pensent devoir rendre des comptes de leurs action pédagogique, la plupart des enseignants répondent " aux élèves " ou " à moi-même ". Les deux réponses ne sont pas aussi distinctes quil y paraît, car cest en général à une idée de lenfance plus quà des élèves concrets. On sait que les adultes ont lart dignorer ou de contrarier les désirs des enfants " pour leur bien " (Miller, 1984). Lenfant auquel on rend compte est un enfant imaginaire, lenfant quon a soi-même été (Cifali, 1994) ou un enfant en devenir, dont le maître pense connaître les intérêts et les besoins sans avoir à le consulter. On peut donc parfaitement imaginer quun enseignant se sente terriblement responsable devant ses élèves sans jamais leur demander sils sont satisfaits, sils ont des préférences ou des suggestions, si les situations denseignement et dapprentissage quil leur propose ont du sens pour eux. En somme, lenfant est un personnage fort dans le dialogue intérieur du maître. Cela ne signifie nullement quil naime pas ses élèves, ne se soucie pas deux, ne communique pas avec eux. On peut avoir une relation très étroite et chaleureuse avec des enfants et des adolescents sans leur rendre des comptes, sans les constituer en interlocuteurs ayant le droit et les moyens dexprimer leurs attentes et leurs appréciations.
On ne saurait y parvenir sans toucher aux façons denseigner et de faire apprendre, sans faire évoluer les pratiques dans le sens des pédagogies coopératives et actives, sans donner aux élèves la possibilité instituée de construire et de négocier des projets dactivité et de formation. On rejoint là, dira-t-on, le discours toujours recommencé des militants de lécole nouvelle et de lémancipation. Sans doute. Peut être est-ce lessence de la professionnalisation du métier : incorporer aux pratiques " banales " des professionnels daujourdhui certains éléments dutopies séculaires, rapprocher chaque enseignant de Ferrière, Freinet, Montessori, Neil, Oury et quelques autres. Bref, changer en même temps le métier denseignant et le métier délève (Meirieu, 1989 ; Perrenoud, 1994 a).
Léducation des adultes a évidemment beaucoup davance parce que lusager est le garant actif de la responsabilité du formateur. Même entre adultes, on névite pas toujours les régressions et linfantilisation. Mais le risque est plus fort avec des enfants et des adolescents, puisque le pouvoir pédagogique sexerce sur un apprenant qui na pas encore tous les moyens didentifier et de préserver ses intérêts. Il est tentant de considérer que les enfants, voire les adolescents, sont " irresponsables ", raisonnent à court terme, sont dominés par le " principe de plaisir " et ne sont donc pas des interlocuteurs valables. Toute la scolarité obligatoire sest constituée sur ce credo : " ils ne savent pas ce quils font ". Entre cette logique et son total renversement, pourquoi ne pas chercher une voie médiane, entre idéalisme et réalisme ?
De même pour ce qui concerne les parents. Ils se transforment peu à peu en " consommateurs décole ", plaçant leurs enfants dans tel établissement ou telle classe, ou les en retirant pour des raisons quils nexplicitent pas plus que celui qui change de marque de voiture. Peut-être cette logique de marché prendrait-elle moins de poids si lon reconnaissait que les parents sont au moins aussi responsables que lécole de léducation de leurs enfants Non pas dans un affrontement, mais dans un dialogue que la professionnalisation devrait rendre moins impossible (Montandon & Perrenoud, 1987).
Etre responsable nest pas être coupable. Entre le moralisme culpabilisant &emdash; " Il faut ! " &emdash; et le fatalisme démobilisant &emdash; " Quoique vous fassiez, vous êtes lagent dun système qui vous dépasse " &emdash;, les enseignants sont mal pris. Certains sont confits dans une bonne conscience inentamable, fondée sur lattribution constante de léchec et des difficultés scolaires de leurs élèves à des facteurs externes. Bourdieu et Passeron (1970) les ont renforcés dans le sentiment " quon ny peut rien ", lorsque le fatalisme sociologique est venu relayer une idéologie du don battue en brèche. Dautres enseignants ne cessent de porter tous les pêchés du monde et de battre leur coulpe parce quils ne peuvent à eux seuls, dans leur classe, rétablir la justice, les droits de lhomme, le respect de lenvironnement et léquilibre des rapports Nord-Sud Entre ces extrêmes, entre ceux qui sont définitivement innocents et ceux qui se sentent toujours coupables, la moyenne des enseignants oscille entre bonne conscience et culpabilité.
Or, ces oscillations doivent davantage au tempérament et à lhistoire personnelle de chacun plus quà une juste appréciation des marges de manuvre laissée par linstitution. Etre responsable, cest assumer ce quon a fait alors quon pouvait sabstenir ou faire autre chose, ou ce quon na pas fait alors quon pouvait agir. Cest donc rendre des comptes sur sa marge de manuvre, ni plus ni moins. Encore faut-il la connaître. Il est très difficile de savoir ce qui se serait passé si Chaque cas est singulier, on ne répète aucune décision exactement dans les mêmes termes. De plus, lacteur nest jamais neutre dans son appréciation des marges de manuvre. Qui aime se culpabiliser na quà céder aux fantasmes de toute-puissance et tomber régulièrement de haut. Qui veut se rassurer na quà se penser comme un pion sur léchiquier, mu par des forces qui le dépassent. Face à leurs dilemmes, à leurs tentations de saccuser ou de se disculper, beaucoup denseignants sont seuls, ils ne parlent parfois quavec leurs proches, hors du milieu professionnel.
La professionnalisation du métier denseignant appelle un exercice plus collectif de la lucidité et donc de la responsabilité. Pour cela, il faut agir collectivement, en fonction dun projet commun, et évaluer ensemble. Ou au moins formuler et donner à voir un projet personnel et ses effets, accepter dêtre interrogé, parfois mis en question. Je ne désigne pas ici cette solidarité corporative qui, en période de menace sur lécole, succède au dénigrement des collègues qui laissent voir des failles. Il ne sagit pas avant tout de " remonter " ou de " scier " le moral des autres, ni den attendre de bons ou de mauvais points. Cest plutôt dune construction collective quil est question : construction des finalités et des projets, des stratégies et des démarches, des bilans et des régulations. " Lefficacité des établissements ne se mesure pas : elle se construit, se négocie, se pratique et se vit " (Gather Thurler, 1994 b) Il en va de même de lefficacité de toute action individuelle. Mieux vaudrait quelle soit construite par les intéressés plutôt quappréciée par ladministration ou des experts. Mais linstitution ne fera réellement confiance à lautoévaluation des enseignants que si leur lucidité est au-dessus de tout soupçon. Le travail en équipe pédagogique est un pas en avant dans ce sens, même sil arrive quune équipe senferme collectivement dans lautosatisfaction ou lautodénigrement. En général, le débat, sil se déroule dans des conditions de confiance telles que chacun ne se sent pas immédiatement obligé de se justifier, amène à plus de lucidité. Il permet aussi de faire la différence entre les marges de manuvre à court terme, dans létat de linstitution, et ce qui exige des changements structurels pour lesquels on peut militer, sans en être seul juge.
Plus globalement, la professionnalisation passe par une rupture avec lindividualisme qui caractérise encore largement la culture enseignante (Gather Thurler, 1994 a). Ne plus se sentir " combattant solitaire ", mais membre dune équipe solidaire, cest inventer dautres relations professionnelles, de nouveaux contrats entre gens de métier. Donc, aller vers une autre gestion des établissements, qui reconnaisse une véritable autonomie aux écoles, assortie de responsabilités réelles.
Bourdieu, P. & Passeron, J.-C. (1970) La reproduction. Éléments pour une théorie du système denseignement, Paris, Ed. de Minuit.
Cifali, M. (1994) Le lien éducatif : contre-jour psychanalytique, Paris, PUF.
Fromm, E. (1963) La peur de la liberté, Paris, Buchet-Chastel.
Gather Thurler, M. (1994 a) Relations professionnelles et culture des établissements scolaires : au-delà du culte de lindividualisme ?, Revue française de pédagogie, octobre-novembre, n° 109, pp. 19-39.
Gather Thurler, M. (1994 b) Lefficacité des établissements ne se mesure pas : elle se construit, se négocie, se pratique et se vit, in M. Crahay (dir.) Problématique et méthodologie de lévaluation des établissements de formation, Université de Liège, sous presse.
Gather Thurler, M. & Perrenoud, Ph. (1990) Lécole apprend si elle sen donne le droit, sen croit capable et sorganise dans ce sens !, in Société Suisse de Recherche en Education (SSRE), Linstitution scolaire est-elle capable dapprendre ?, Lucerne, Zentralschweizerischer Beratungsdienst für Schulfragen, pp. 75-92.
Meirieu, Ph. (1989) Enseigner, scénario pour un métier nouveau, Paris, Ed. ESF.
Miller, A. (1984) Cest pour ton bien. Racines de la violence dans léducation de lenfant, Paris, Aubier Montaigne.
Montandon, Cl. & Perrenoud, Ph. (dir.) (1987) Entre parents et enseignants : un dialogue impossible ?, Berne, Lang.
Perrenoud, Ph. (1994 a) Métier délève et sens du travail scolaire, Paris, ESF.
Perrenoud, Ph. (1994 b) La formation des enseignants entre théorie et pratique, Paris, LHarmattan.
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