Source et copyright à la fin du texte
Paru dans la Revue Éducation physique et sport, n° 252, mars-avril 1995, pp. 17-21.

 

 

 

Programmes, évaluation, projets

EPS interroge Philippe Perrenoud,
sociologue, professeur à l’Université de Genève

 

Je distingue le curriculum formel, qui précise à une intention d’instruire, à une programmation et le curriculum réel, fait de l’ensemble des tâches, des activités, des situations, des séquences de travail qui produisent des apprentissages relativement durables. Le curriculum caché correspond aux composantes du curriculum réel qui engendrent des apprentissages qui n’ont pas été voulus et qui ne sont souvent pas perçus comme tels, par exemple apprendre à vivre des heures dans une très grande proximité avec des gens qu’on n’a pas choisi, ou à différer ses désirs. Dans sa partie visible, le curriculum réel se prétend la réalisation du curriculum formel. C’est pourquoi on parle parfois de curriculum " réalisé ". Or, de l’intention à l’action éducative quotidienne, on passe non seulement par une transposition didactique, mais aussi par un ensemble d’aménagements pragmatiques, de négociations (avec les élèves, les parents, les collègues, l’institution), de compromis avec les contraintes d’espace, de temps, de matériel. Les programmes, même lorsqu’ils sont très détaillés, ne sont que des trames. Il prennent vie parce que l’enseignant y projette des significations, puisées dans sa culture de base et sa formation professionnelle.

 

Oui, mais il n’en a pas toujours conscience, car il croit " lire objectivement " le programme, sans toujours se rendre compte qu’il en fait une lecture particulière, en fonction de ses projets personnels, de sa formation, de son rapport au savoir, de ses intérêts, de son aisance, du temps qu’il lui reste (dans la carrière, dans l’année scolaire), du niveau de sa classe et de la nature du contrat didactique qu’il instaure avec ses élèves.

S’il existe un seul curriculum formel, le curriculum réel ou réalisé est, lui, d’une extrême diversité. Si l’on regarde les choses de près, on doit même accepter qu’il varie de facto, qu’on le veuille ou non, d’un élève à l’autre : même dans un enseignement frontal, les expériences formatrices des élèves ne sont pas les mêmes ; en fonction de ce qu’ils savent déjà, de leur investissement dans le travail et la relation pédagogique, des interactions particulières qu’ils nouent avec l’enseignant et leurs camarades, du sens spécifique qu’ils donnent au savoir et au travail, ils ne vivent pas la même chose.

Cette diversité est à la fois inévitable et féconde. Il ne s’agit donc pas d’écrire des programmes de plus en plus explicites et détaillés, pour éviter toute interprétation, toute déviance, toute dérive par le seul effet de textes de plus en plus explicites, détaillés et fermés. Dans la perspective d’une professionnalisation du métier d’enseignant et d’une pédagogie différenciée orientée par des objectifs généraux, l’essentiel n’est pas le strict respect d’un " programme ", c’est la réalisation d’objectifs d’apprentissage, ce qui est différent !

C’est sur ces objectifs et la clarification des exigences que l’institution devrait être aussi explicite que possible, et ne pas laisser place à des interprétations contradictoires. Pour ce que concerne les contenus et les démarches, l’important est leur efficacité plus que leur orthodoxie.

Ce qui frappe, dans la plupart des systèmes éducatifs, c’est le contraste entre l’énergie mise à écrire des programmes et le peu de souci qu’on accorde aux conditions de leur mise en oeuvre, autrement dit au sens qu’ils prennent dans l’esprit des enseignants. Le véritable auteur d’un programme, c’est son lecteur. Et si l’on ne se donne aucun moyen d’avoir prise sur les projets, les représentations et les partis pris du lecteur, le programme est un moyen assez faible d’influencer les contenus effectifs de l’enseignement et les démarches didactiques. Le programme devrait donc faire partie d’un ensemble de stratégies conciliant à la fois autonomie des enseignants (et des établissements) et détermination d’un certain nombre de lignes directrices qui s’imposent à tous et ne sont pas négociables.

 

J’aime bien l’idée que l’enseignement est, comme le bricolage, l’art de " faire avec ". Lévi-Strauss écrit : " Le bricoleur est apte à exécuter un grand nombre de tâches diversifiées ; mais, à la différence de l’ingénieur, il ne subordonne pas chacune d’entre elles à l’obtention de matières premières et d’outils, conçus et procurés à la mesure de son projet : son univers instrumental est clos, et la règle de son jeu est de toujours s’arranger avec les " moyens du bord ", c’est-à-dire un ensemble à chaque instant fini d’outils et de matériaux, hétéroclites au surplus, parce que la composition de l’ensemble n’est pas en rapport avec le projet du moment, ni d’ailleurs avec aucun projet particulier, mais est le résultat contingent de toutes les occasions qui se sont présentées de renouveler ou d’enrichir le stock, ou de l’entretenir avec les résidus de constructions et de destructions antérieures ".

Si l’on accepte cette métaphore, on renonce à fabriquer des moyens d’enseignement qui prévoient les activités dans leur moindre détail, on vise plutôt à enrichir l’univers dans lequel l’enseignant va puiser ses idées pédagogiques et didactiques, les tâches, les projets, les situations qu’il propose. Je ne sais pas dans quelle mesure cette analyse est pertinente pour l’éducation physique et sportive. Dans le choix des tâches, des projets, des situations, dans l’aménagement du sens du travail scolaire, les enseignants d’EPS ont, autant que leurs collègues d’autres disciplines, à inventer, à bricoler dans le sens de Levi-Strauss. Peut-être ont-ils davantage de liberté et d’imagination. Il n’est pas important de s’écarter chaque jour des standards, de réinventer la roue chaque matin. Ce serait épuisant. Mais, à la fois pour rester en vie, pour rendre le travail des enseignants et des élèves moins répétitif, une part de création est indispensable. Il faut des moyens d’enseignement comme il faut des programmes, à condition de s’en servir comme de matériaux à partir desquels chacun construit sa pratique et négocie avec ses élèves.

 

Tout dépend de ce que l’on entend par programme. Si un programme répond à la question de savoir ce qu’il faut enseigner, alors l’évaluation formative et surtout la pédagogie différenciée mettent en crise la notion même de programme : dans la perspective d’une individualisation des parcours de formation (et non de l’enseignement), l’essentiel est de fixer des objectifs, de préciser ce que les élèves peuvent ou doivent apprendre. Ces objectifs seront pour une part assignés par l’institution, surtout durant la scolarité obligatoire, pour une autre part choisis par les apprenants en fonction d’un projet personnel. Quel que soit leur mode de détermination, une fois ces objectifs fixés, l’essentiel est de permettre à l’apprenant de les atteindre. Plus ils sont complexes et éloignés, plus il importe de penser un cursus, un curriculum, un cheminement. Il n’est donc nullement absurde de programmer les étapes d’un apprentissage. Et il n’est pas nécessaire non plus de considérer que les apprenants sont à ce point différents que chacun doit avoir un programme totalement individualisé. On ne peut pas improviser des activités tous les jours en fonction d’objectifs très lointains. Certains savoirs s’acquièrent par des progressions organisées, qui doivent être pensées, soutenues par des démarches didactiques et des moyens d’enseignement spécifiques. Ce n’est pas la programmation des apprentissages qui fait problème, c’est le caractère monolithique, peu différencié, peu négocié de cette programmation, le fait qu’on demande aux apprenants de s’adapter à un programme standard, qu’on demande encore aux enseignants de parcourir le programme plutôt que d’assurer des apprentissages.

La différenciation oblige à rompre avec l’idée d’un programme commun pour un niveau scolaire donné, défini par un âge théorique, chaque élève ayant à parcourir " tout le programme et rien que le programme " de l’année, le rôle de l’enseignant étant alors de couvrir le programme, ni plus ni moins. Au premier degré, avec la Nouvelle politique pour l’école et la création des cycles d’apprentissage, on s’est déjà écarté de cette logique, du moins au niveau des intentions.

 

C’est une composante d’une pédagogique différenciée, telle qu’on la définit dans le champ francophone, en élargissant l’approche initiale en termes de pédagogie par objectifs ou de pédagogie de maîtrise. Entrer par l’évaluation aide également à poser le problème des objectifs et des programmes. En effet, si l’évaluation formative est avant tout une régulation continue des processus d’apprentissage, une forme de pilotage par l’élève et par l’enseignant ; pour assurer ce pilotage, mieux vaut avoir des représentations assez claires à la fois de l’objectif final, des étapes intermédiaires, du chemin parcouru et de celui qui reste à franchir, de la trajectoire et des obstacles. L’évaluation formative oblige donc à repenser les contenus et les objectifs d’apprentissage, pour les mettre au service d’une régulation individualisée. Tels qu’ils sont en général écrits, les programmes ne sont pas utilisables dans la perspective d’une évaluation formative. Il ne suffit pas, cependant, de remplacer une liste de contenus à enseigner par une liste de savoirs oui de savoir-faire à maîtriser. Si les objectifs doivent guider l’appréciation du travail et des acquis des élèves, leur degré d’explicitation est essentiel, de même que la nature des compétences auxquelles ils renvoient. La régulation des processus d’apprentissage passe avant tout par une représentation de ces processus, de leurs conditions, de leurs mécanismes, de leurs buts et de leur degré d’avancement dans l’esprit de l’enseignant et autant que possible de l’élève. La formulation du curriculum, dans cet esprit, a peu de rapport avec un texte officiel du type d’un règlement. On peut rêver de textes argumentatifs, illustratifs et formateurs, qui aident chacun à se représenter les apprentissages et les maîtrises recherchées.

Bien entendu, chacun a une vague idée des buts de son enseignement. C’est loin, toutefois, d’être suffisant pour pratiquer une évaluation formative. La mode des " taxonomies d’objectifs " est passée, les " référentiels de compétences " leur ont succédé. Nous cherchons toujours le type de texte le plus utile. Je crois de plus en plus qu’il s’agit d’alimenter une réflexion personnelle et collective sur les compétences et leur construction plutôt que de proposer des grilles si bien faites, si lisses qu’on ne peut pas y entrer. La représentation des objectifs est constamment en train d’être reconstruite, au gré des situations, des problèmes, des besoins. S’approprier le mécanisme de production importe davantage que de disposer de produits finis irréprochables. Cela renvoie évidemment à la professionnalisation du métier d’enseignant et à la formation à une pratique réflexive.

 

Comment voulez-vous réguler efficacement des processus que vous ne comprenez pas vraiment ? La construction de connaissances et de compétences est une affaire complexe, intime, personnelle, qui se passe dans l’esprit de l’apprenant et n’est donc pas accessible à l’observation directe. L’enseignant qui tente de différencier son enseignement doit donc reconstituer des mécanismes, des blocages, des façons de raisonner et d’apprendre à partir d’indices parfois insuffisants et qu’il n’est pas simple d’interpréter correctement. La tâche serait donc difficile même si l’on disposait d’un corps de savoirs solides sur l’apprentissage. Or, ce n’est pas le cas. En l’état de la recherche, on est loin d’avoir tout compris des mécanismes d’apprentissage et d’enseignement. Même un enseignant dominant tous les compartiments des sciences de l’éducation serait désarmé devant certaines erreurs, certaines manières de penser, certains rapports au savoir.

 

Sans doute, à condition bien entendu qu’on accepte d’en payer le prix. Je ne dis pas qu’il faut choisir entre la maîtrise des savoirs à enseigner et la compréhension des mécanismes et des conditions d’apprentissage. Les deux sont importants et complémentaires. Une partie des difficultés scolaires ne sont pas intelligibles sans recourir à des modèles spécifiques, intégrant les savoirs et leurs modes de fonctionnement et d’acquisition chez l’apprenant. Ainsi, en français, on ne peut imaginer une évaluation formative très pointue qui ne s’appuierait pas sur une psycholinguistique et une didactique du texte. On peut cependant, dans le cursus de formation des enseignants en IUFM, craindre un déséquilibre en faveur de la maîtrise des savoirs savants et une dissociation excessive entre le travail sur les contenus et le travail sur les processus de formation et d’apprentissage. La maîtrise des savoirs à enseigner ne peut, en dernière instance, se concevoir qu’à l’intérieur des didactiques d’une part, et d’autre part des travaux sur les difficultés d’apprentissage, la métacognition, l’évaluation formative, la différenciation. On peut souhaiter aussi un rapprochement de ces deux domaines. Le développement des didactiques se fait, pour une part, à côté des approches psychopédagogiques plus anciennes, voire contre elles. La rupture épistémologique opérée autour des notions de transposition, de situation, de contrat didactiques, donc de place des savoirs dans la relation pédagogique, ne devrait pas dissocier durablement des approches complémentaires.

 

Les chercheurs en éducation ont développé de multiples typologies des finalités et des modalités de l’évaluation. Des modèles extrêmement sophistiqués ont été développés au cours des années 1970-80. Puis on a mesuré leur décalage avec les conditions de la pratique dans les classes. D’où l’insistance de Linda Allal pour situer l’évaluation formative " entre intuition et instrumentation ", l’effort de Weiss pour blanchir la subjectivité, la volonté de Cardinet de réintégrer l’évaluation dans la communication didactique.

L’approche pragmatique va dans le même sens : la qualité d’une évaluation formative se mesure à ses effets de régulation. Son seul but est d’aider l’élève à apprendre, le maître à enseigner. Dès lors qu’on sait ce qu’on fait, tout est légitime. On a notamment le droit d’élargir la notion d’observation et de régulation. Mieux vaudrait d’ailleurs parler d’observation formative que d’évaluation, tant ce dernier mot est associé à la mesure et à l’idée d’informations codifiables, transmissibles, comptabilisant les acquis et les lacunes. Observer, c’est construire une représentation réaliste des apprentissages, de leurs conditions, de leurs modalités, de leurs mécanismes, de leurs résultats. L’observation est formative lorsqu’elle permet de guider et d’optimiser les apprentissages en cours, sans souci de classer, certifier, sélectionner. Elle peut être instrumentée ou intuitive, rigoureuse ou approximative, ponctuelle ou systématique. Aucune modalité de saisie et de traitement de l’information ne doit être écartée. On ne peut assimiler la qualité d’une observation à sa conformité à des normes développées dans le domaine de la mesure. Le champ des observables s’étend à l’ensemble des processus d’apprentissage et de développement et leurs conditions. Rien n’interdit d’évaluer des acquis, de pratiquer des bilans. Pour réorienter l’action pédagogique, il faut en général avoir une idée du niveau de maîtrise déjà atteint. Mais on peut s’intéresser aussi aux processus d’apprentissage, aux méthodes de travail, aux attitudes des apprenants, autrement dit à tous les aspects cognitifs, affectifs, relationnels, matériels qui facilitent ou empêchent les apprentissages.

Il faut se distancer aussi du modèle de la remédiation. Comme le montre Linda Allal, l’évaluation formative n’est pas seulement rétroactive, sur le modèle classique de la pédagogie de maîtrise " on enseigne, on teste, on remédie " ; la régulation peut s’opérer durant l’apprentissage, dans l’interaction maître-élève ou élève-élève. Et aussi par le choix judicieux et différencié des tâches proposées aux élèves.

 

Nullement. Je souligne au contraire l’absurdité de rechercher une " égalité formelle devant l’évaluation formative ". De même que le diagnostic médical, l’observation formative doit être proportionnée aux besoins, à l’ampleur des problèmes à poser et à résoudre : lorsque tout se passe bien, que c’est visible " à l’oeil nu ", pourquoi perdre du temps à confirmer des évidences ? Mieux vaut investir l’énergie et le temps gagnés pour mieux comprendre ce qui se passe du côté des élèves en grande difficulté. Inutile donc d’administrer à tous des tests formatifs comme on fait passer des examens. C’est l’égalité devant la formation qui importe, l’évaluation formative n’est qu’un moyen, utilisé en fonction de situations singulières, donc différencié, individualisé.

 

On ne peut pas aller très loin, comme je l’ai déjà dit, sans lier fortement évaluation formative, pédagogie différenciée et individualisation des parcours de formation. On dépasse donc très vite l’échelle de la classe, on touche aux structures, cycles, modules, groupes de niveaux ou de besoins. Il est utile que des chercheurs réfléchissent sur les aspects théoriques ou techniques de l’évaluation formative, proposent des outils ou des façons de faire. Qu’ils reconnaissent en revanche qu’on ne peut demander aux praticiens d’adopter ces propositions sans mettre en cause les programme et l’organisation de l’enseignement.

On peut commencer par l’évaluation formative, s’en servir comme d’un cheval de Troie. Elle appelle tôt ou tard d’autres changements. Aucune démarche d’innovation ne peut se passer d’une approche systémique : l’évaluation n’est qu’une composante du système didactique et du système d’enseignement. Les interdépendances ne sont pas absolues, il y a un peu de jeu, tout n’est pas dans tout. On peut donc progresser un temps sur l’évaluation sans mettre immédiatement en question les contenus, les didactiques, la gestion de classe. La jonction s’opérera tôt ou tard, plus vite qu’on ne croit.

J’ai tenté dans un article de visualiser ces interdépendances sous la forme d’un octogone de forces.

 

L’évaluation peut être une cause supplémentaire d’inégalité parce que, pour " faire valoir ses connaissances ", il faut mobiliser certaines compétences de communication et de négociation. L’évaluation n’est pas une mesure, c’est un jeu du chat et de la souris, un ensemble de stratégies et de contre-stratégies, l’élève essayant de paraître à son avantage, le maître d’estimer sa vraie valeur scolaire. À compétence égale en géographie, en mathématiques ou en anglais, tous les élèves n’ont pas les mêmes armes dans le jeu de l’évaluation. Certains jouent de tous les registres de la communication, de la séduction, de la négociation, de la tactique pour valoriser leurs points forts et masquer leurs lacunes. D’autres sont au contraire trop honnêtes, trop naïfs, trop maladroits pour faire illusion ou ne disposent pas des codes graphiques, linguistiques et sociaux qui permettent de mettre en valeur ses connaissances dans les situations d’examen et d’évaluation que l’école privilégie. Il y a donc à travailler sur l’inégalité devant les formes actuelles d’évaluation.

Le problème est toutefois beaucoup plus global. L’évaluation ne fabrique pas les inégalités de compétences de toutes pièces. Elles sont bien là ! Toutefois, l’évaluation fabrique des hiérarchies l’excellence, elle " donne à voir les inégalités ", les dramatise et alimente de ce fait des processus de décision : envoi en soutien pédagogique ou dans une classe spécialisée, redoublement, orientation vers une autre filière, abandon des études, etc. Par son existence même, l’évaluation formelle transforme la nature des inégalités et leurs effets, sur l’image de soi aussi bien que sur la carrière scolaire et la vie quotidienne en classe. Les compétences sportives, artistiques, musicales sont très inégalement réparties, à n’importe quel âge. Mais on ne construit pas, à partir de ces inégalités, des hiérarchies aussi formelles et décisives qu’en mathématiques, en sciences, en langue maternelle ou en langues étrangères.

 

Il serait absurde de se cacher les inégalités réelles. Il faut au contraire en prendre la mesure, dans toutes les disciplines, pour mieux les combattre. Je dis en revanche que la fabrication de hiérarchies d’excellence prématurées et sur lesquelles on fonde des décisions d’exclusion ou d’orientation est un facteur d’inégalité.

Ce n’est pas toutefois en " améliorant " l’évaluation scolaire classique qu’on s’attaquera au coeur des inégalités devant l’école. Le développement d’une évaluation formative dans le cadre d’une pédagogie différenciée n’est pas un affinement de l’évaluation traditionnelle, une évaluation plus précise et plus juste. C’est une autre évaluation, qui répond à d’autres finalités. Dans la mesure où on ne peut renoncer à l’évaluation certificative ou sommative à certains stades du cursus, mieux vaut qu’elle soit le plus équitable possible, qu’elle n’ajoute pas des inégalités de son cru aux inégalités de compétences et surtout qu’elle ne fabrique pas des hiérarchies inutiles ou prématurées. L’essentiel du travail à accomplir est cependant d’un autre ordre, il porte sur l’enseignement et la régulation des processus d’apprentissage. On pourrait alors, pour plus de clarté, cesser de parler d’évaluation et se concentrer sur l’aménagement des situations d’apprentissage et l’observation des apprenants.

 

Vous donnez une partie de la réponse : s’il n’est qu’une réponse à une commande de la hiérarchie, le projet perd son sens. Les systèmes éducatifs doivent trouver une voie médiane entre le projet imposé, bureaucratique et l’absence d’incitation. Il est légitime d’inciter, d’encourager, de soutenir. Les plus " beaux " projets sont peut-être ceux qui s’échafaudent contre vents et marées, en conflit avec " le système ", dans la dissidence. Ce romantisme est élitiste et malthusien. Il est bon que les disciplines et les établissements soient fermement invités à se donner des projets. La perversion commence lorsqu’on passe de l’incitation à l’obligation et qu’on pousse les chefs d’établissement ou les responsables de disciplines à présenter un projet creux, parce qu’il n’engage personne.

Je ne voudrais pas, par ailleurs, qu’on enferme l’idée de renouveau pédagogique dans la formule du projet d’établissement ou de discipline. Certes, de tels projets offrent un cadre de réflexion et d’action collectives qui peuvent stimuler chacun. L’essentiel, en dernière instance, est que les enseignants réfléchissent sur leur pratique, seuls ou en équipe, dans le cadre d’un projet ou pour faire face à un problème, une crise, une lassitude.

Sans doute n’y a-t-il jamais de mobilisation sans projet, de renouveau sans envie de changement, sans utopie. Ce peut être une affaire personnelle ou le choix d’une équipe, sans mot d’ordre à l’échelle de l’établissement ou de la discipline. Le renouveau est la condition de survie d’un système vivant. Il est quotidien, diffus, partiellement spontané si le système ne se protège pas de toute mise en cause et de tout apprentissage. Hélas, le renouveau spontané n’est pas toujours à la hauteur des défis auxquels l’école doit faire face.

 

C’est un des rôles du chef d’établissement et des responsables de disciplines. Les démarches de projet peuvent aussi y contribuer. À condition de ne pas oublier qu’il s’agit de renforcer les mécanismes spontanés de changement plus que de s’y substituer, à la manière dont l’homéopathie vivifie les défenses naturelles de l’organisme.

 

Les spécialistes des cultures professionnelles montrent que deux modèles prédominent : l’individualisme et la balkanisation. C’est le règle du " chacun pour soi ", à peine atténuée par la formation de clans ou de chapelles qui ne sont pas des équipes, mais des " tribus " se partageant l’établissement. À ces deux modèles traditionnels on peut ajouter deux autres cas de figures : l’école comme grande famille, le chef d’établissement jouant le rôle du grand-père ou de la grand-mère soucieux de convivialité et de bonne ambiance plutôt que de coopération professionnelle ; et la " collégialité contrainte ", le chef d’établissement jouant à la fois le rôle du chef d’orchestre et du compositeur de la partition. Cela ressemble à de la coopération, alors que ce n’est qu’une forme de mise en scène, dont personne n’est dupe à l’intérieur de l’établissement.

Pour que se développe un travail en équipe librement choisi, il est préférable que l’établissement favorise le développement d’une " culture de coopération ", l’évolution des valeurs et des représentations des uns et des autres vers une évidence commune : on ne peut avancer tout seul, dans aucun métier. De même que les élèves n’apprennent pas tous seuls, les enseignants n’évoluent pas tous seuls. Cela ne suffit pas, toutefois, à surmonter tous les obstacles. Travailler en équipe, c’est " partager sa part de folie ". Formule sans doute excessive : on peut être fou très raisonnablement. Ce que je veux dire, c’est qu’il y a, dans toute pratique d’enseignement, une forte dimension subjective et intersubjective, aussi bien dans le rapport aux savoirs que dans l’organisation du travail et la façon d’affronter les différences et les conflits. En plaçant le lien éducatif et l’action pédagogique dans un contre-jour psychanalytique ou psychosociologique, on comprend mieux que les difficultés du travail en équipe ne sont pas des " résistances irrationnelles " ou des " formes régressives d’individualisme primaire ". On peut être adulte, croire à ce qu’on fait, se sentir compétent, bien dans sa peau, et pourtant avoir du mal à travailler avec des collègues. C’est un des enjeux de la formation des enseignants.

 

Toutes les disciplines sont différentes, dans la mesure où une partie des processus d’enseignement-apprentissage sont liés à la structure et aux contenus des savoirs savants ou des pratiques sociales de référence, et aux conditions particulières de leur transposition didactique. En même temps, toutes les disciplines rencontrent des problèmes communs. Le plus intéressant serait que chacune éclaire les autres à partir de ses spécificités. L’éducation physique, par le fait même qu’elle travaille sur une pratique corporelle et sportive, à la fois très personnelle et très socialisée, ne peut se cacher aussi aisément que les autres derrière l’apparente neutralité des programmes. Elle ne risque pas non plus de confondre compétences et connaissances. Elle doit nécessairement inventer, en matière d’évaluation, de contrat didactique, de gestion de l’espace et du temps, des solutions originales. Lorsqu’on provoque la rencontre de professeurs d’éducation physique et d’enseignants d’autres disciplines, on observe que les évidences des seconds sont ébranlées par les propos des premiers. En éducation physique et sportive, il est banal de proposer aux élèves de préparer des activités et d’enseigner certains savoir-faire. Ne serait-ce que parce qu’ils en savent parfois plus que l’enseignant, en fonction de la pratique d’un sport de compétition par exemple. Il est banal aussi de travailler par groupes, de différencier l’enseignement, de devenir personne-ressource passant d’un poste de travail à l’autre : comment faire autrement lorsque les capacités sont aussi ouvertement inégales ? Il est évident que l’évaluation formative porte largement sur les façons de s’y prendre et intervient comme régulation de l’action et des représentations plutôt que comme remédiation à des lacunes. Évident aussi que l’apprentissage mobilise l’ensemble de la personne, son image de soi.

Pour aller dans ce sens, cependant, il y a des conditions. Que les uns et les autres abandonnent leurs complexes d’infériorité ou de supériorité. Que chacun cherche les points communs plutôt que de se retrancher derrière la barrière de la spécificité disciplinaire. Qu’on cesse de se jouer la " comédie de la maîtrise ".

Notes
  1. Perrenoud, Ph. (1994) Métier d’élève et sens du travail scolaire, Paris, ESF. Voir aussi Perrenoud, Ph. (1993) Curriculum: le réel, le formel, le caché, in J. Houssaye (dir.), La pédagogie: une encyclopédie pour aujourd’hui, Paris, ESF, pp. 61-76.
  2. Perrenoud, Ph. (1993) Organiser l'individualisation des parcours de formation: peurs à dépasser et maîtrises à construire, in E. Bauthier, J. Berbaum & Ph. Meirieu (dir.), Individualiser les parcours de formation, Lyon, Association des enseignants-chercheurs en sciences de l’éducation (AESCE), pp. 145-182.
  3. Perret, J.-F. & Perrenoud, Ph. (dir.) (1990) Qui définit le curriculum, pour qui? Autour de la reformulation des programmes de l'école primaire en Suisse romande, Cousset (Fribourg), Delval.
  4. Levi-Strauss, C. (1962) La pensée sauvage, Paris, Plon. p. 27.
  5. Perrenoud, Ph. (1994) Métier d’élève et sens du travail scolaire, Paris, ESF.
  6. Allal, L., Cardinet J. & Perrenoud, Ph. (dir.) (1979, 5e rééd. 1989) L'évaluation formative dans un enseignement différencié, Berne, Lang.
  7. Huberman, M. (dir.) (1988) Maîtriser les processus d'apprentissage. Fondements et perspectives de la pédagogie de maîtrise, Paris, Delachaux & Niestlé ; Meirieu, Ph. [1988] L'école, mode d'emploi. Des " méthodes actives " à la pédagogie différenciée, Paris, ESF, 3e éd. ; Perrenmoud, Ph. (1994) Au coeur d’une sociologie de l’échec scolaire : l’action pédagogique et la différence, Paris, ESF, à paraître.
  8. Allal, L., Bain, D. & Perrenoud, Ph. (dir.) (1993) Evaluation formative et didactique du français, Neuchâtel & Paris, Delachaux & Niestlé.
  9. Perrenoud, Ph. (1991) Pour une approche pragmatique de l'évaluation formative, Mesure et évaluation en éducation, vol. 13, n° 4, pp. 49-81.
  10. Allal, L. (1983). Evaluation formative: entre l'intuition et l'instrumentation, Mesure et évaluation en éducation, vol. 6, n° 5, pp. 37-57; Cardinet, J. (1988). La maîtrise, communication réussie, in Huberman, M. (dir.), Maîtriser les processus d'apprentissage. Fondements et perspectives de la pédagogie de maîtrise, Paris, Delachaux & Niestlé, pp. 155-195; Weiss, J. (1986). La subjectivité blanchie?, in De Ketele, J.M. (dir.), L'évaluation: approche descriptive ou prescriptive?, Bruxelles, De Boeck, pp. 91-105. Voir aussi Weiss, J. (dir.) (1991) L'évaluation: problème de communication, Cousset, DelVal-IRDP.
  11. Allal, L. (1988 a). Vers un élargissement de la pédagogie de maîtrise: processus de régulation interactive, rétroactive et proactive, in Huberman, M. (dir.), Maîtriser les processus d'apprentissage. Fondements et perspectives de la pédagogie de maîtrise, Paris, Delachaux & Niestlé, pp. 86-126.
  12. Perrenoud, Ph. (1993) Touche pas à mon évaluation ! Pour une approche systémique du changement pédagogique, Mesure et évaluation en éducation, vol. 16, nos 1-2, pp. 107-132
  13. Perrenoud, Ph. (1986) L'évaluation codifiée et le jeu avec les règles. Aspects d'une sociologie des pratiques, in J.-M. De Ketele (dir.), L'évaluation: approche descriptive ou prescriptive?, Bruxelles, De Boeck, pp. 11-29.
  14. Perrenoud, Ph. (1984) La fabrication de l'excellence scolaire: du curriculum aux pratiques d'évaluation, Genève, Droz.
  15. Voir Gather Thurler, M. (1992) Renouveau pédagogique et responsabilités de la direction de l'établissement, Genève, Faculté de psychologie et des sciences de l'éducation; et Perrenoud, Ph. (1993) Favoriser le renouveau pédagogique: routine ou travaux d'Hercule?, Genève, Service de la recherche sociologique & Faculté de psychologie et des sciences de l'éducation.
  16. Voir notamment Gather Thurler, M. (1994) Relations professionnelles et culture des établissements scolaires : au-delà du culte de l’individualisme ?, Revue française de pédagogie, octobre-novembre, n° 109, pp. 19-39.
  17. Perrenoud, Ph. (1994) Travailler en équipe pédagogique, c’est partager sa part de folie, Cahiers pédagogiques, n° 325, pp. 68-71.
  18. Cifali, M. (1994) Le lien éducatif : contre-jour psychanalytique, Paris, PUF.
Début


Source originale :

http://www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/perrenoud/php_main/php_1995/1995_13.html

Téléchargement d'une version Word au format RTF :

http://www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/perrenoud/php_main/php_1995/1995_13.rtf

© Philippe Perrenoud, Université de Genève.

Aucune reprise de ce document sur un site WEB ou dans une publication imprimée ne peut se faire sans l’accord écrit de l'auteur et d’un éventuel éditeur. Toute reprise doit mentionner la source originale et conserver l’intégralité du texte, notamment les références bibliographiques.

Début 

Autres textes :

http://www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/perrenoud/php_main/textes.html

Page d'accueil de Philippe Perrenoud :

http://www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/perrenoud/

Laboratoire de recherche Innovation-Formation-Éducation - LIFE :

http://www.unige.ch/fapse/SSE/groups/life