Source et copyright à la fin du texte
In Paquay, L., Altet, M., Charlier, E. et Perrenoud, Ph. (dir.) Former des enseignants professionnels. Quelles stratégies ? Quelles compétences ?, Bruxelles, de Boeck,
1996, pp. 181-208, 3e éd. 2001.

 

 

 

 

Le travail sur l’habitus dans la
formation des enseignants
Analyse des pratiques et prise de conscience

Philippe Perrenoud

Faculté de psychologie et de sciences de l’éducation
Université de Genève
1996

Sommaire

I. Une action pédagogique mobilisant l’habitus

II. Prise de conscience et transformation des schèmes

III. Dispositifs de formation

IV. Former à la lucidité ?

Références


 

Nous ne savons pas constamment ce que nous faisons. Et même si nous en avons vaguement conscience, nous ne savons pas toujours pourquoi nous agissons de la sorte, comme si notre action " allait de soi ", était " naturelle ", n’exigeait aucune explication.

Cette inconscience n’est pas nécessairement le produit d’un refoulement, de mécanismes de défense tels que la psychanalyse les décrit. C’est souvent un " inconscient pratique ", selon la formule de Piaget, le produit soit d’un oubli progressif au gré de la formation de routines, soit d’une méconnaissance de toujours, un simple effet de l’impossibilité et de l’inutilité d’être constamment conscient de nos actes et de leurs mobiles.

Nos habitudes et nos automatismes ne concernent pas seulement nos gestes, nos actes concrets, observables. Il s’agit aussi de nos perceptions, de nos émotions, de nos fonctionnements mentaux. Sans doute est-il impropre de parler de " raisonnement inconscient ", puisque la notion même suppose l’implication du sujet dans ses inférences. En revanche, pourquoi ne pas reconnaître qu’il nous arrive aussi de traiter l’information, d’analyser les situations, de prendre des décisions à l’aide de schèmes de pensée dont nous n’apercevons que les effets ?

On connaît la notion piagétienne de schème :

Les actions, en effet, ne se succèdent pas au hasard, mais se répètent et s’appliquent de façon semblable aux situations comparables. Plus précisément, elles se reproduisent telles quelles si, aux mêmes intérêts, correspondent des situations analogues, mais se différencient ou se combinent de façon nouvelle si les besoins ou les situations changent. Nous appellerons schèmes d’action ce qui, dans une action, est ainsi transposable, généralisable ou différenciable d’une situation à la suivante, autrement dit ce qu’il y a de commun aux diverses répétitions ou applications de la même action. (Piaget, 1973, pp. 23-24).

 Ou encore, en suivant Vergnaud :

Appelons " schème " l’organisation invariante de la conduite pour une classe de situations donnée. C’est dans les schèmes qu’il faut rechercher les connaissances-en-acte du sujet, c’est à dire les éléments cognitifs qui permettent à l’action du sujet d’être opératoire (Vergnaud, 1990, p. 136).

 Empruntée à Thomas d’Aquin par Bourdieu (1972, 1980), la notion d’habitus, généralise la notion de schème (Héran, 1987 ; Perrenoud, 1976 ; Rist, 1984). Notre habitus est fait de l’ensemble de nos schèmes de perception, d’évaluation, de pensée et d’action. Grâce à cette " structure structurante ", à cette " grammaire génératrice des pratiques " (Bourdieu, 1972), nous sommes capables de faire face, au prix d’accommodations mineures, à une grande diversité de situations quotidiennes. Les schèmes permettent au sujet de n’adapter que marginalement son action aux caractéristiques de chaque situation courante ; il n’innove que pour tenir compte de ce par quoi elle est singulière. Lorsque l’adaptation est mineure ou exceptionnelle, il n’y a pas en général d’apprentissage, on reste dans la zone de flexibilité de l’action. Lorsque l’adaptation est plus forte, ou se reproduit dans des situations semblables, la différenciation et la coordination de schèmes existants se stabilisent, créant de nouveaux schèmes. L’habitus s’enrichit et se diversifie.

Quelles sont, dans de tels apprentissages, la place, les marges de manoeuvre, les modalités d’une action de formation ? Ne sommes-nous pas aux limites d’un enseignement ? Comment agir sur l’habitus d’un sujet alors qu’il ne le connaît pas lui-même entièrement et n’est pas maître d’oeuvre de la transformation de ses schèmes de perception, de pensée, d’évaluation, de décision, d’action ? En a-t-on le droit ?

Les sociétés traditionnelles forment l’habitus à travers des modes de socialisation qui font appel aux sanctions de l’expérience plutôt qu’à une éducation formelle. Bourdieu explique la genèse de l’habitus par l’intériorisation des contraintes objectives, par un apprentissage par essais et erreurs qui sélectionne progressivement des réponses adaptées à l’environnement physique et social. Cela n’exclut nullement une intention éducative, mais elle prend des chemins détournés, organisant l’expérience, façonnant l’habitus à travers récompenses, frustrations, conditionnements et sanctions. Le dressage et les formes élémentaires de socialisation des jeunes enfants font ensuite place aux disciplines décrites par Foucault (1975) dans Surveiller et punir, aux dispositifs qui modèlent les corps et les esprits. On en connaît les exemples emblématiques : les formes les plus rigoristes d’éducation familiale, le couvent, la prison, les camps de travail, l’armée, certains collèges, et notamment les internats religieux ou paramilitaires, certaines entreprises à la fois paternalistes et autoritaires, de même que les milieux initiant aux disciplines sportives ou artistiques les plus rigoureuses, danse, cirque, arts martiaux.

L’Ecole normale s’est peut-être, à ses origines, rapprochée de ce modèle, en normalisant les attitudes et les pratiques par une discipline de fer, par des règles de vie très strictes, un contrôle social de chaque instant, un cadre matériel et des horaires contraignants, la sanction du moindre écart, du plus faible relâchement. Une telle " programmation " devient impensable dans une société postindustrielle, pluraliste et démocratique. Qui pourrait prétendre former de cette façon des professionnels autonomes et responsables, capables d’innover, de construire des stratégies souples en fonction d’objectifs généraux et d’une éthique ?

Peut-on, pour autant, en formation des enseignants, se dispenser de dispositifs de formation d’un habitus professionnel ? En réalité, ils existent : tout curriculum, visible ou caché, toute institution éducative, par son fonctionnement même, forme et transforme l’habitus, à travers l’exercice du métier d’élève ou d’étudiant (Perrenoud, 1994 a) et l’individualisation sauvage des parcours de formation (Perrenoud, 1995 a et b). Toutefois, ce n’est pas toujours intentionnel et le " curriculum caché " ne produit pas nécessairement des compétences socialement valorisées. Il en va de même de la socialisation au sein du milieu scolaire, durant les stages en formation initiale et les premières années de pratique. L’habitus se forme, qu’on le veuille ou non !

La question est plutôt de savoir comment concevoir une formation délibérée de l’habitus professionnel, orientée par des objectifs, et cependant ouverte, respectueuse de la personne, qui ne régresse ni au " dressage disciplinaire ", ni au simple apprentissage par essais et erreurs dans le cadre des stages traditionnels ou d’autres " moments de pratique ". Peut-on allier formation de l’habitus et construction de savoirs professionnels explicites ? Ou faut-il s’accommoder durablement, voire définitivement, d’une sorte de cloisonnement entre une formation universitaire centrée sur des savoirs &emdash; qu’ils soient savants ou issus de l’expérience professionnelle, déclaratifs ou procéduraux - et une formation " pratique " laissant l’étudiant seul aux prises avec la réalité, à charge pour lui de développer, comme il peut, des schèmes " adaptés " ?

Telles sont les questions dont je vais débattre ici, en m’appuyant sur les courants inspirés de la démarche clinique (Cifali, 1991 a et b, 1994) et de la pratique réflexive (Schön, 1983, 1987, 1991 ; Valli, 1992 ; Clift et al., 1990 ; Saint-Arnaud, 1992) mais en me centrant sur la formation de l’habitus. Dans un premier temps, je tenterai de montrer qu’une partie importante de l’action pédagogique est fondée sur des routines ou une improvisation réglée qui font appel à un habitus personnel ou professionnel plus qu’à des savoirs. Dans un second temps, je discuterai du rôle possible de la prise de conscience et de l’analyse de la pratique dans la transformation des schèmes. Dans un troisième temps, j’envisagerai quelques dispositifs de formation visant spécifiquement à favoriser un travail et une prise de chacun sur son propre habitus. Cet essai peut paraître trop fortement centré sur une dimension des compétences. Il forme simplement une pièce dans un ensemble d’autres travaux sur les compétences et les savoirs des enseignants (Perrenoud, 1994 d et i), leur métier et sa professionnalisation hésitante (Perrenoud, 1994 h, 1995 c) ou leur formation (Perrenoud, 1994 b, c, g et j).

 


I. Une action pédagogique mobilisant l’habitus

L’action pédagogique est constamment sous le contrôle de l’habitus, selon au moins quatre mécanismes :

Reprenons ces quatre mécanismes, au demeurant complémentaires.

 

1.1 La transformation des schémas d’action en routine

Un enseignant ne passe pas vingt à trente heures par semaine au sein d’un groupe-classe, il ne prépare pas autant de cours ou d’activités semblables, des années durant, sans construire un nombre impressionnant de routines. En début de carrière, elles ne sont pas encore installées ; l’enseignant en formation initiale ou débutant tente encore de mettre en oeuvre des savoirs procéduraux, des recettes, des techniques, des méthodes, des modèles. À ce stade déjà, cependant, l’habitus intervient dans la mise en oeuvre de ces procédures et schémas d’action. Peu à peu, la part des routines sous le contrôle de la partie moins consciente de l’habitus s’accroîtra.

Les savoirs procéduraux (que je considère comme des savoirs sur les procédures et non comme des savoir-faire) évoluent au gré de l’avancement dans le cycle de vie professionnel. Les plus explicites subissent divers sorts :

Sauf s’il y a fermeture de la personne à toute formation continue et à toute réflexion sur son expérience, d’autres savoirs procéduraux sont assimilés ou construits ; ils existent, durant un certain temps, sur le mode du schéma d’action explicite, pour subir à leur tour l’un des sorts précédents. Je ne dis donc nullement qu’un enseignant fonctionne sans mobiliser des savoirs procéduraux, mais que certains sont devenus des " connaissances-en-acte ", selon l’expression de Vergnaud, donc des schèmes dont le sujet n’a plus clairement conscience. En effet, les connaissances-en-acte ne sont pas (ou ne sont plus) des connaissances déclaratives ou procédurales, elles se conservent autrement.

 

1.2 Le moment opportun

Par ailleurs, la mise en oeuvre de savoirs et de représentations explicites, capables de guider l’action, relève d’une partie de l’habitus extérieure à ces savoirs et représentations. Un enseignant qui a lu Gordon (1979) sait que l’écoute active ou le " message-je " sont efficaces dans la relation pédagogique. Il est potentiellement nanti d’une règle de conduite. Face à un élève ou des parents en crise, par exemple, il sait en principe ce qu’il faudrait faire. Dans un séminaire centré sur les enseignants efficaces selon Gordon, il expliquerait sans doute fort bien qu’il faut ne pas parler à la place de ses interlocuteurs, leur laisser du temps, les aider à formuler leurs pensées en leur tendant des perches, manifester respect, attention, intérêt, patience, disponibilité, empathie pour qu’ils se sentent en confiance, encouragés à dire ce qu’ils ont sur le coeur. De même, l’enseignant qui a assimilé " la méthode Gordon " saura que, face à un élève qui perturbe sa classe, le plus indiqué est d’exprimer ce qu’il ressent plutôt que de rappeler le déviant à l’ordre ou de lui " expliquer " de façon stigmatisante les raisons supposée de son comportement : " Tu manques de… " Ce " message-je " donnera à l’élève une chance de se sentir reconnu comme personne, de sortir de son rôle et du cercle vicieux du narcissisme et de la provocation.

En situation d’action, l’enseignant concerné mobilisera-t-il ces savoirs procéduraux ? Pour cela, il faudrait :

Ces deux conditions ne sont pas données par la simple familiarité avec la " méthode Gordon " : le rapprochement entre ce savoir et une situation concrète est lui-même sous le contrôle de schèmes largement inconscients, formés pour une part dès l’enfance, en famille puis durant la scolarité, pour une part " sur le tas " face à des situations comparables. On peut bien sûr imaginer que, non content de lire Gordon, cet enseignant ait suivi une formation analytique l’amenant à saisir par exemple qu’il empêche l’autre de s’exprimer par goût du pouvoir, désir éperdu de le rassurer avant de savoir de quoi il a peur ou crainte d’entendre des choses qui le mettraient dans l’embarras ou réveilleraient ses propres angoisses. Ou encore à comprendre que, pour pratiquer l’écoute active, il faut se donner le droit d’exister comme personne dans une relation professionnelle et de dévoiler certaines de ses propres failles.

Autant de savoirs analytiques qui peuvent se transformer en savoirs procéduraux, portant non plus sur la situation, mais sur sa propre façon d’y réagir. Savoirs de second degré, savoirs sur la difficulté de mettre en oeuvre au bon moment, en contrôlant ses pulsions et ses réactions spontanées, des savoirs procéduraux de premier niveau, en l’occurrence la " méthode Gordon ". Mais le problème ne fait que se déplacer avec le niveau de contrôle : il arrive toujours un stade où la mobilisation de connaissances et de méthodes passe par autre chose que des connaissances et des méthodes, fait appel à des schèmes de mobilisation des savoirs qui ne sont pas eux-mêmes des savoirs. Même un psychanalyste qui connaît Freud, Lacan et quelques autres par coeur et possède une immense culture théorique dépend en dernière instance, dans la mobilisation de ses savoirs, de ressources cognitives d’une autre nature, qu’on nomme parfois intuition, flair, feeling, sens clinique, insight, autant de façon courante de nommer ce qui, dans l’habitus, fonctionne en partie à notre insu. De la même manière, un sociologue ou un anthropologue qui sauraient tout de la distance ou du conflit culturels, des représentations sociales, des phénomènes de pouvoir et de communication dans les organisations et les groupes, ne peuvent, dans les interactions quotidiennes, se servir de ces savoirs que dans les limites de leur habitus, à la fois sous l’angle de la " présence d’esprit " et du contrôle des réactions spontanées.

Comme le rappelle Bourdieu :

Toute tentative pour fonder une pratique sur l’obéissance à une règle explicitement formulée, que ce soit dans le domaine de l’art, de la morale, de la politique, de la médecine ou même de la science (que l’on pense aux règles de la méthode), se heurte à la question des règles définissant la manière et le moment opportun &emdash; kairos, comme disaient les Sophistes &emdash; d’appliquer les règles ou, comme on dit si bien, de mettre en pratique un répertoire de recettes ou de techniques, bref de l’art de l’exécution par où se réintroduit inévitablement l’habitus (Bourdieu, 1972, pp. 199-200).

 

1.3 La part de l’habitus dans la microrégulation de l’action rationnelle

Toute action complexe fait appel à certaines connaissances et à une part de raisonnement, sauf peut-être dans l’urgence extrême, qui ne laisse pas " le temps de penser ". L’action délibérée est fortement empreinte de savoirs et de rationalité. Il y a donc, dans l’analyse des compétences des enseignants, une large place pour la " raison pédagogique " (Gauthier, 1993) et les savoirs (Tardif, 1993 a et b). Cela ne veut pas dire que l’action rationnelle est étrangère à l’habitus. D’abord parce que la " logique naturelle " d’un sujet est un sous-ensemble de ses schèmes, donc une partie de son habitus. Ensuite parce d’autres composantes de l’habitus permettent de faire face aux imprévus dans le déroulement des événements, pour concilier l’action rationnelle avec ce qui se joue dans le registre relationnel et émotionnel, pour assurer les " microadaptations pragmatiques " qui rendent possible la réalisation du plan le mieux pensé.

C’est ainsi que dans la réalisation de la séquence didactique la mieux planifiée, une partie de l’action est sous le contrôle de schèmes de perception, de pensée, de décision qui échappent à l’anticipation et même à la conscience claire. Tout simplement parce qu’il est impossible de codifier une séquence dans ses moindres détails : ni le bon vouloir, ni les processus de pensée des élèves ne sont entièrement maîtrisables, ni même prévisibles ou intelligibles. En classe, l’enseignant doit " faire avec " un nombre impressionnant d’incidents critiques et de facteurs impossibles à anticiper. Certes, il ne saurait être totalement surpris lorsqu’une consigne n’est pas comprise, lorsqu’un élève commet une erreur insolite, lorsqu’une activité tombe à plat ou prend un tour désagréable. Ces imprévus sont paradoxalement prévisibles : ce sont des choses qui arrivent " un jour ou l’autre ", nul enseignant expérimenté n’ignore qu’un tel incident peut survenir, de la même façon qu’un skieur sait qu’une bosse ou une plaque de glace peuvent à chaque instant compromettre sa course. Pourtant, lorsque cela arrive, c’est à un moment et sous une forme inattendus.

Face à de tels imprévus, le débutant réagit en fonction d’un habitus parfois peu adéquat en situation scolaire. Peu de personnes ont eu, par exemple, avant de se voir confier une classe, l’expérience de la responsabilité d’un groupe d’enfants ou d’adolescents. Elles transposent donc à une situation de gestion de classe des schèmes construits dans des interactions différentes, moins complexes. Le maître débutant s’étonne lorsque sa réaction à la conduite d’un élève altère la dynamique du groupe-classe, souvent dans des proportions sans commune mesure avec le problème initial. Il comprend graduellement qu’il ne peut traiter un membre du groupe comme un individu isolé, que ce qui arrive à chacun touche les autres élèves, et modifie leur propre rapport à l’activité en cours, voire au maître, et enfin que la centration sur un seul enfant fait perdre le contrôle de l’ensemble de la situation. Au gré de l’expérience, le maître construira d’autres schèmes, mieux adaptés, même et surtout s’ils paraissent parfois étrangement " laxistes " à l’observateur occasionnel. C’est ainsi qu’un enseignant expérimenté ignorera " sciemment " un certain nombre de déviances ou d’erreurs individuelles, parce qu’il sait ou comprend intuitivement que leur régulation immédiate lui ferait perdre la maîtrise de sa démarche didactique ou de la dynamique du groupe.

Les schèmes permettant de faire face aux incidents critiques s’ancrent dans une pratique professionnelle toujours plus riche, formant une nouvelle " strate " de l‘habitus, dont la genèse ne vient pas de la vie en général, mais d’une expérience de la classe. Les schèmes du débutant et ceux de l’expert ont cependant un point commun : ils échappent, pour une part au moins, à la conscience claire de l’acteur et se greffent sur ses stratégies didactiques conscientes, comme autant de mécanismes de régulation qui lui permettent de maintenir un cap en tenant compte de la complexité et de la résistance des savoirs, des objets, des personnes.

Autre forme de surgissement de l’habitus : l’action pédagogique est orientée par des finalités explicites et des valeurs, mais aussi par des investissements affectifs et des goûts. Certains se rapportent à des savoirs : il y a des mots, des textes, des idées, des règles qu’un professeur n’accepte pas de voir défigurer, parce qu’ils lui tiennent à coeur. Il y a donc, à ses yeux, des erreurs et des ignorances moins pardonnables que d’autres, non en raison de leur importance pour l’avenir de l’apprenant, mais en fonction de l’attachement porté aux savoirs ou aux règles en jeu. D’autres investissements affectifs concernent les espaces, l’environnement matériel, le cadre de vie. Certains professeurs sont attachés à une posture, une façon de se déplacer, d’occuper l’espace sans rapport avec leur stratégie didactique. D’autres sont blessés par des paroles malsonnantes ou des gestes désinvoltes à l’endroit d’un livre ou d’un jeu.

Pour l’essentiel, cependant, les investissements affectifs et les goûts portent sur les personnes et les groupes et participent des relations intersubjectives. Il y a des classes ou des élèves qu’un professeur aime, d’autres qu’il déteste ou qui le laissent indifférent. La même séquence didactique n’est pas menée de la même façon si le maître s’ennuie ou s’amuse, se sent bien ou mal dans un groupe ou face à certains élèves. Le sens d’une question, d’une réponse, d’une erreur dépend de la personne dont elle émane, des groupes (famille, sexe, classe sociale, communauté linguistique, confessionnelle ou ethnique) dont elle est issue et des relations que le professeur entretient avec cette personne et ses groupes d’appartenance. Ecouter les propos d’un enfant ou d’un adolescent mobilise certes des savoir-faire didactiques liés à une intention d’instruire, mais aussi des préférences, des préjugés, des sympathies ou antipathies, des solidarités ou des exclusions. On ne conduit pas de la même façon un dialogue didactique avec un enfant aimable ou avec un enfant sale, obèse ou agressif.

Parce qu’il est le principal vecteur de son action didactique, l’enseignant est dépendant de tout ce qu’il est, de tout ce qu’il aime ou déteste. Sans doute l’éthique, la formation professionnelle, l’expérience évitent-elles les interférences les plus criantes. Sans avoir de " chouchou " ou de tête de Turc, sans faire systématiquement " deux poids, deux mesures ", sans mettre les notes ou les punitions " à la tête du client ", sans montrer ouvertement ses attirances et inimitiés, un enseignant n’est cependant pas une machine à instruire dépourvue d’émotions, de préjugés ethnocentriques, de désirs, de comptes à régler avec sa propre enfance (Cifali, 1994 ; Perrenoud, 1997, 1995 c).

Tout cela est banal et en même temps essentiel, dans la mesure où l’efficacité de l’action didactique dépend largement du climat affectif et des modalités de relation et de communication qui prévalent dans sa mise en oeuvre.

 

1.4 La gestion de l’urgence et l’improvisation réglée

Il y a une part d’imprévu dans toute action planifiée. Mais l’imprévu est aussi fait des événements qui surviennent indépendamment de tout plan de l’enseignant, du fait des initiatives des autres acteurs. En une journée de classe, un enseignant prend des centaines de petites et de grandes décisions. Certaines sont mûrement réfléchies ou du moins fondées sur des valeurs et des raisonnements mûrement réfléchis. D’autres sont prises dans l’urgence et parfois le stress, parce qu’on ne saurait penser à tout, parce que la situation ne permet pas de tergiverser, de se retirer sous sa tente pour peser le pour et le contre, parce que ne rien faire, c’est aussi décider. Lorsqu’un élève amorce une réponse erronée ou lève la main pour poser une question, il faut décider sur le champ. Trois ou vingt secondes plus tard, la situation aura changé et la décision ne sera plus pertinente. De même lorsqu’un élève paraît esquisser une tricherie, une désobéissance, une violence, faut-il intervenir, au risque de lui faire un procès d’intention ? Ou faut-il laisser faire ? Les situations de désordre, de déviance, de conflit, voire de danger appellent des réactions immédiates plus encore que les situations d’interaction didactique stricto sensu. L’apprentissage est un processus long, qui offre des points de reprise. Rien ne se joue jamais dans un instant sans lendemain. Du point de vue du comportement, en revanche, c’est le présent qui compte, même si les enjeux ne sont pas majeurs.

Pour agir dans l’urgence, l’acteur mobilise parfois des " réflexes ", au sens propre du terme, ou des schèmes qui viennent " il ne sait d’où " et ne font guère de place à la réflexion. Il pense alors qu’on réagit " instinctivement ", " au feeling " ou " spontanément ". Or, Bourdieu a justement insisté sur le fait que nous ne réagissons pas au hasard, mais en fonction de notre habitus, donc dans l’illusion de la spontanéité et de la liberté. Un observateur qui aurait bien identifié nos schèmes de perception, de décision, de réaction, pourrait assez souvent prédire que nous allons, dans telle ou telle situation, nous mettre en colère, déprimer, être pris de panique, rire, rester paralysé, rougir, pleurer, fuir dans l’activisme, sombrer dans l’apathie, l’auto-accusation ou l’agressivité. L’acteur est en partie son propre observateur et " se connaît " partiellement de l’intérieur. S’il n’était pas aussi impliqué, il pourrait lui aussi " deviner " ce qu’il va faire, parce qu’il l’a déjà fait dans des circonstances comparables, et donc le contrôler. Mais voilà, dans l’urgence, il ne se regarde pas agir, ou alors c’est avec ce petit décalage qui fait qu’il se mord les doigts, une seconde trop tard, d’avoir encore perdu son sang-froid ou trahi ses doutes… L’acteur sait confusément qu’il n’improvise pas, qu’il ne crée pas une réponse de toutes pièces, mais mobilise un schème intériorisé, qu’il appellera en général caractère, personnalité, habitude ou intuition. Il peut, au prix d’une assez grande vigilance, tenter d’en prendre conscience et de le maîtriser. Toutefois, dans un premier temps et parfois définitivement, l’enseignant, comme tout autre acteur en situation d’urgence, est agi par son habitus plutôt qu’il n’agit comme sujet autonome. Dans les récits de praticiens - lorsqu’ils ne se sentent pas obligés de jouer constamment la comédie de la maîtrise et de la rationalité -, on trouve régulièrement cette formule " Alors, je me suis entendu dire… ". ou " Je me suis vu faire… " Façon de reconnaître que dans des situations complexes, chacun est mu par son inconscient personnel ou culturel. Notre plus forte dépendance est à l’égard de la partie la moins explicite et reconnue de notre propre habitus.

Si l’on pouvait, comme en vidéo, faire un arrêt sur image, si l’on pouvait, comme au basket-ball, demander un temps mort, suspendre l’action le temps de réfléchir, nos actes seraient souvent différents. Le propre de certains métiers est de ne pas donner souvent l’occasion de surseoir, parce que la vie continue et n’attend pas, parce que le succès d’une stratégie dépend de la capacité de maîtriser une succession de microsituations qui s’enchaînent et s’enchevêtrent. Le métier d’enseignant est souvent de ce type.

Même hors de la présence des élèves, le temps manque pour penser tranquillement à tout, dans le détail. Une partie des préparations didactiques se font dans l’urgence, à gros traits, et parfois ne se font pas du tout, faute de temps ou d’énergie. Pour avoir du matériel, des idées didactiques, des pistes théoriques et des scénarios d’intervention pertinents pour chaque minute d’une journée de travail en classe, il faudrait y travailler des jours. Même pour l’enseignant le plus consciencieux, c’est impossible. Il doit trancher dans le vif, choisir tel exercice, tel exemple " en vitesse ", sans avoir le temps d’inventorier toutes les alternatives, de peser les avantages et les inconvénients, de revenir aux objectifs et aux principes didactiques. Il faut avancer, parce qu’après demain il y aura un autre jour de classe, avec son lot de travail et de problèmes. Certains didacticiens s’étonnent parfois de voir les enseignants mettre en place des activités de façon aussi légère, sans pouvoir justifier leurs choix ni même les expliciter. Se rendent-ils compte qu’on peut passer des heures à peaufiner une situation didactique exemplaire, alors qu’une classe en consomme des milliers ? À travailler comme les chercheurs, de façon aussi raisonnée et pointue, en reconstruisant la transposition didactique, en travaillant les savoirs et les processus d’apprentissage, un enseignant pourrait en gros préparer une heure de classe par jour… Comme il doit en assurer de trois à huit fois plus, selon les jours, les statuts et les ordres d’enseignement, comment s’étonner qu’il ne planifie que dans les grandes lignes et se contente d’activités qui " tournent " sans trop de surprises ? On aurait tort de croire que l’urgence de la classe est compensée par la tranquillité de la préparation. Ce n’est pas le même travail, mais le sentiment de précipitation, l’impression de " tourner comme une hélice " pour arriver tout juste à surnager sont souvent les mêmes. L’habitus s’investit dans la préparation des leçons et la correction des épreuves, autant que dans le temps de classe, même si ce sont d’autres schèmes qui entrent en jeu.

 

1.5 Dr Jekyll et Mr Hyde ?

Le pire serait de voir l’enseignant comme une sorte de schizophrène professionnel, par moment Dr Jekyll conscient de ce qu’il fait, s’appuyant sur la science et la raison, à d’autres moments Mr Hyde, pris de folie, ne suivant que ses pulsions. En réalité, le Dr Jekyll et Mr Hyde coexistent et coopèrent à chaque instant et chacun reconnaît l’existence de l’autre. Les enseignants ne vivent pas deux vies. La plupart de leurs actions relèvent à la fois, dans des proportions diverses, de la pensée rationnelle guidée par des savoirs et de la réaction gouvernée par des schèmes moins conscients, produits de leur histoire de vie aussi bien que de leur expérience professionnelle. Seule l’analyse peut démêler leurs parts respectives.

Il n’y a aucune raison de rejeter l’habitus du côté des pulsions, du " ça " freudien ; ni du surmoi. Notre moi et notre part de raison mettent aussi en jeu des schèmes de pensée, d’inférence, de mise en relation, de jugement dont nous n’avons pas une conscience aiguë. De tels schèmes ont simplement une autre genèse et un autre mode de conservation que la peur de l’autre ou la fuite devant le conflit : les opérations qui forment notre " logique naturelle " sont régies par des lois de composition qui assurent la régulation et l’équilibre d’un système de schèmes opératoires, ce qui n’est pas vrai de schèmes d’action ou de pensée moins intégrés.

L’habitus ne s’oppose pas aux savoirs comme l’instinct s’opposerait à la raison. Il traduit simplement notre capacité de fonctionner " sans savoir ", dans une routine économique ou pour faire face aux urgences du quotidien. Cela ne signifie nullement que nous fonctionnons sans savoirs, sans représentations de la réalité passée, actuelle, virtuelle, souhaitable, sans théories des phénomènes auxquels nous sommes confrontés et que nous souhaitons maîtriser. Dans toute action complexe, même en situation d’urgence ou dans le cadre d’une routine, nous manipulons des informations, des représentations, des connaissances personnelles, des savoirs sociaux. Dans tous les métiers, même les plus manuels, on utilise des informations et des connaissances. L’enseignant, comme le chercheur, le vulgarisateur, le journaliste, l’expert, ne cessent en outre de traiter, créer, enregistrer, comparer, intégrer, différencier, communiquer, analyser des informations et des savoirs. Mais c’est l’habitus qui gouverne ces traitements. 


II. Prise de conscience et transformation des schèmes

Reconnaître la part de l’habitus dans l’action pédagogique est à coup sûr faire un pas vers le réalisme dans la description de la façon dont les enseignants exercent leur métier. Mais se pose alors un problème de taille : comment les former dans les registres où leur action dépend largement de schèmes inconscients ? Deux stratégies complémentaires semblent possibles :

1. Transformer les conditions de leur pratique, pour induire une évolution de leur habitus.

2. Favoriser la prise de conscience de leurs fonctionnements et le passage de certaines actions sous le contrôle de connaissances procédurales et de la raison.

Ces deux stratégies ne sont distinctes que du point de vue de l’analyse. Dans les faits, une altération délibérée des conditions de la pratique induit souvent, à la fois, des changements inconscients et certaines prises de conscience et régulations intentionnelles.

 

2.1 Altérer les conditions de la pratique

L’altération des conditions de la pratique se produit pour toutes sortes de raisons qui, sans être fortuites, ne répondent à aucune logique de formation : changement des programmes et des méthodes, des structures (par exemple création de cycles d’apprentissage), des attentes des familles, du niveau et des stratégies des élèves. Au fil des années, les enseignants changent d’établissement, de classe, d’environnement matériel, culturel et social. Même s’ils restent en place, le monde change autour d’eux, et notamment les enfants ou les adolescents scolarisés.

Peut-on, à des fins de formation, altérer intentionnellement les conditions de la pratique ? En formation continue, on ne peut que suggérer des essais, des expériences, des contraintes inhabituelles, des observations mutuelles ou un travail en team teaching. L’enseignant est un praticien autonome sur lequel la formation a une prise limitée, ne serait-ce que parce qu’il doit assurer son service sans défavoriser les élèves. Il en va différemment en formation initiale, sauf dans les stages en responsabilité, lors desquels l’étudiant fonctionne à la façon d’un professionnel. Lorsqu’il n’est pas responsable de la classe et travaille en tandem avec un formateur de terrain, on peut imaginer davantage de souplesse : lui confier certaines tâches, le décharger de certaines autres, lui attribuer la responsabilité intensive d’un ou quelques élèves, lui créer des situations-problèmes en associant éventuellement les élèves à la démarche.

Suivant le principe selon lequel " on apprend à nager en nageant ", on se limite en général à mettre en place des situations d’exercice de certaines compétences. Certes, on joue sur la responsabilité partielle, en ne demandant pas au stagiaire de résoudre d’emblée tous les problèmes en même temps durant une longue période. Mais on reste dans la logique du compagnonnage et des essais et erreurs : le maître fait, puis dit à l’apprenti " A ton tour ! "

De la sorte, on forme l’habitus, mais de façon traditionnelle. Pourrait-on le former de façon plus pointue, différenciée, maîtrisée ? On perçoit les limites pratiques et éthiques de telles démarches. La psychologie sociale expérimentale place souvent des volontaires dans des situations insolites, qui les déconcertent. Placer des enseignants dans de telles situations pourrait être formateur : par exemple le mettre régulièrement devant un groupe inconnu ; le priver régulièrement des moyens de réaliser ses intentions ; perturber régulièrement ses plans en introduisant des éléments imprévus ; l’obliger régulièrement à affronter la résistance ou des comportement inattendus des élèves ; créer artificiellement des conditions de stress ou d’incertitude. Dans certaines formations, celles des espions, des militaires, des cosmonautes, des pilotes, des policiers, des secouristes, on sait que le succès dépendra de réactions immédiates en situation d’urgence et de stress. On s’autorise donc, pour mieux les préparer à leur " métier ", à leur faire vivre sans ménagements des situations très éprouvantes. Je ne suggère pas de former les enseignants comme des commandos, mais d’être conséquent : si l’habitus se transforme en réponse à de nouvelles situations-problèmes, la formation consiste à les créer et à empêcher les stagiaires de prendre la tangente.

On s’en doute, de telles stratégies exigeraient d’abord une représentation claire de l’habitus, de ses diverses composantes, de leur genèse ; ensuite, de l’imagination didactique ; enfin, des conditions optimales de coopération avec des formateurs de terrain et même les élèves. Elles exigeraient encore, pour des raisons pratiques aussi bien qu’éthiques, le plein accord des étudiants. On ne se situerait donc pas très loin de la seconde stratégie : la prise de conscience de l’habitus, ou du moins l’ahésion volontaire à une démarche de formation susceptible de transformer l’habitus dans ses couches les moins conscientes, et donc aussi de le rendre plus visible.

 

2.2 Conditions et effets de la prise de conscience

Prendre conscience de ce qu’on fait ne va pas de soi. Parfois en raison de résistances, d’angoisses, de mécanismes de défense décrits par la psychanalyse : certaines attitudes, certaines façons de faire en classe sont difficiles à reconnaître, parce que la prise de conscience réveillerait un passé douloureux, des émotions enfouies, des problèmes non réglés de l’enfance, de l’adolescence ou de l’âge adulte. Ainsi, tel enseignant peut accorder une attention excessive à des élèves qui font revivre en lui une culpabilité ou une jalousie anciennes, ou qui exercent sur lui une forme de fascination ; un maître peut être particulièrement allergique à certaines manières d’entrer en relation, de chercher l’intimité, de dissimuler, de nier ses erreurs, de rejeter la responsabilité sur autrui, de se sentir persécuté ou mal aimé dès qu’on n’est pas au centre de l’attention. Cela ne veut pas dire que tous les schèmes relationnels prennent leur racine dans des traits névrotiques profondément refoulés. Entre la lucidité et le refoulement forcené, il y a mille niveaux intermédiaires de résistance. On ne craint pas toujours la crise majeure, on se protège simplement de l’émotion, de la nostalgie, de la tristesse, de l’embarras.

On sauvegarde aussi son image de soi. Nombre de prises de conscience sont inhibées non parce qu’elles réveilleraient directement un passé enfoui, mais parce qu’elles mettraient à jour des comportements et des attitudes peu avouables en regard de ce qu’on pense ou voudrait être. Dans quelle relation pédagogique n’y a-t-il pas, par instants au moins, une part de séduction ? d’agressivité ? de sadisme ? de voyeurisme ? d’injustice ? d’arbitraire ? de toute-puissance ? de violence ? ou simplement de peur ou de mépris de l’autre ? Pour l’observateur (Cifali, 1994), tout cela est inévitable et il serait vain de le nier. Mieux vaut en avoir conscience et travailler à maîtriser ce qui, dans ce qui, dans notre habitus, à un moment donné de notre histoire, inflige des souffrances à l’autre ou nous blesse nous-mêmes. Même s’il en tombe d’accord dans l’abstrait, aucun éducateur ne se voit volontiers comme il est, car il craint d’altérer son image de soi, d’avoir honte et peut-être, s’il veut comprendre pourquoi il va à l’encontre de ses propres valeurs, de plonger dans son passé.

D’autres prises de conscience sont moins douloureuses. Aucune n’est anodine, le refoulement ou l’oubli ont toujours un sens. Notre culture nous pousse à valoriser la lucidité. Notre aveuglement nous blesse le jour où nous comprenons qui nous sommes vraiment. Lorsque je découvre que, depuis des années, à mon insu, je me gratte l’oreille ou fais telle grimace dans telle circonstance, je n’en meurs pas, mais mon amour-propre en souffre un peu. Comme si une personne adulte se devait d’être constamment maîtresse d’elle-même et avertie de sa façon d’être. C’est pourquoi tant de personnes réagissent aussi violemment à tout enregistrement audio ou vidéo de leur parole ou de leurs gestes. " C’est moi, cette voix, cette posture, ce regard ? ", se dit-on, surpris, déçu, refusant de se reconnaître.

Que la prise de conscience passe par un travail sur soi et oblige à surmonter des résistances plus ou moins fortes, voilà qui impose simplement des précautions, une méthode et une éthique. Il importe de favoriser la prise de conscience, sans jamais faire violence aux personnes (ou du moins sans en avoir l’intention). On peut espérer y parvenir à travers des dispositifs de formation qu’on examinera tout à l’heure. Reste au préalable une question centrale : la prise de conscience est-elle un facteur de changement ? Suffit-il, pour fonctionner autrement, de savoir, par exemple, pourquoi et comment on se met en colère, on panique, on s’énerve, on s’ennuie, on s’impatiente, on agresse l’autre, on se replie sur soi ?

On sait bien que non. Même lorsque la prise de conscience n’est pas trop fugitive, devient une véritable connaissance de soi, elle ne change pas ipso facto des modes de faire gouvernés par l’habitus, pas plus qu’une connaissance théorique venue d’ailleurs ne modifie l’action si elle n’est pas mobilisée en situation au bon moment. Supposons qu’un enseignant prenne conscience - ce qui n’atteint pas les profondeurs visées par la psychanalyse - qu’il laisse peu de place aux élèves, et moins encore lorsqu’il manque de temps ou ne maîtrise guère les savoirs ou savoir-faire enseignés. Le reconnaître n’exige pas une révision déchirante de son image de soi. On peut imaginer qu’une telle découverte n’enclenche pas un mécanisme de refoulement, que l’enseignant puisse se dire assez tranquillement " Je sais, lorsque…, je laisse de moins en moins de place aux élèves ". Cela l’aide-t-il à agir différemment ? Seulement si la connexion s’opère en temps réel. Autrement dit si la prise de conscience se répète ou si son souvenir s’actualise, l’enseignant étant capable de " se prendre en flagrant délit " et de se contrôler. " Ah oui, se dit-il, je suis encore en train de… ". Intervient alors l’effort volontariste de ne pas suivre sa plus forte pente, de faire taire ses angoisses, de " se dominer ".

La prise de conscience change l’habitus parce qu’elle le combat en temps réel et en situation. Lorsque ce combat se répète, le contrôle s’automatise et prend à son tour la forme de ce qu’on pourrait appeler un " contre-schème ". Notre habitus est constitué de strates successives de schèmes dont les plus récents inhibent, de façon d’abord volontaristes, puis moins consciente, la mise en oeuvre de schèmes antérieurs. Le couplage entre un schème d’action et un schème inhibiteur forme peu à peu un schème nouveau. On sait cependant que " le naturel peut revenir au galop " dans certaines circonstances. Notamment lorsque le stress et l’émotion font régresser aux réactions primitives en inhibant l’inhibition…

Il s’ensuit que, plus encore que la prise de conscience, la transformation d’un habitus est un travail de longue haleine, à l’issue incertaine et parfois fragile, même lorsque les risques de mésestime de soi ou de déstabilisation sont limités. Lorsque la prise de conscience porte sur des conduites moins anodines, la transformation demande encore plus de temps et sans doute de soutien externe. Il est en général plus difficile de dépasser son sexisme, son racisme, sa violence, son goût du pouvoir que ses façons d’expliquer, de corriger les cahiers ou de rétablir l’ordre en classe. Encore que… Ainsi, lorsqu’il prend conscience de la façon dont il annote les travaux ou exige un ordre sans faille des feuilles, cahiers, livres et instruments de travail des élèves, un enseignant peut se trouver maniaque, obsessionnel, tatillon, et décider de faire un effort pour devenir un peu plus souple. Il peut alors découvrir que cela lui demande un immense travail sur soi et que combattre son perfectionnisme le rend tendu, agressif, mal dans sa peau. La prise de conscience est alors annulée, ou simplement suspendue dans ses effets. " C’est vrai, je suis obsédé par l’ordre et la précision. Mais je suis comme ça. On ne se refait pas ! " On voit les limites du changement : lorsque la prise de conscience incline à devenir une autre personne, il y a résistance et maintien du statu quo, dans l’inconfort ou dans le refoulement, selon la capacité qu’on a, très inégale, de supporter les contradictions et la dissonance cognitive.


III. Dispositifs de formation

Quels sont les dispositifs susceptibles de favoriser la prise de conscience et les transformations de l’habitus ? J’en distinguerai dix, envisagés dans le cadre du projet genevois de formation des enseignants primaires (Perrenoud, 1994 j) :

  1. La pratique réflexive.
  2. L’échange sur les représentations et les pratiques.
  3. L’observation mutuelle.
  4. La métacommunication avec les élèves.
  5. L’écriture clinique.
  6. La vidéoformation.
  7. L’entretien d’explicitation.
  8. L’histoire de vie.
  9. La simulation et les jeux de rôles.
  10. L’expérimentation et l’expérience.

Reprenons brièvement chacun de ces dispositifs, en disant d’emblée qu’ils sont étroitement complémentaires et font appel à des mécanismes assez semblables.

 

1. La pratique réflexive

C’est ce que Schön (1983, 1987, 1991) appelle " reflective practice ", ce que Saint-Arnaud (1992) traduit par " connaissance dans l’action ". D’autres parleraient de conscience de soi, de métacognition, d’épistémologie de l’action ou simplement de lucidité. Quel que soit le vocabulaire, il désigne une forme de réflexivité : le sujet prend sa propre action, ses propres fonctionnements mentaux pour objet de son observation et de son analyse, il tente de percevoir et de comprendre sa propre façon de penser et d’agir.

Bien entendu, n’importe quel être humain est capable de réflexivité ; c’est une condition de régulation de son action. Cependant, cela ne devient un véritable levier de formation que si ce fonctionnement réflexif est valorisé, modélisé, instrumenté. Tous les dispositifs de formation interactifs, et toutes les formes de coopération et de travail d’équipe peuvent non seulement stimuler une pratique réflexive, mais y préparer, par intériorisation progressive de démarches d’explicitation, d’anticipation, de justification, d’interprétation d’abord inscrites dans un dialogue.

On peut aussi envisager une préparation directe à l’auto-observation et à l’auto-analyse, en proposant des grilles et des méthodes. Les travaux sur les budgets-temps demandent par exemple aux sujets de noter toutes les cinq minutes ce qu’ils font. Cet instrument d’enquête, le seul, en l’absence d’une observation directe, qui puisse reconstituer un emploi du temps avec une réelle précision, pourrait devenir un outil de formation. Autre outil : tenter régulièrement de reconstituer, de mémoire, un dialogue avec la classe ou un élève, voire l’enregistrer. Ou prendre l’habitude de noter ses intentions et d’évaluer leur degré de réalisation. Bien entendu, être constamment en train de s’observer n’est ni possible, ni souhaitable. Mais un ensemble de petits rituels et d’outils légers peut aider à la prise de conscience sans paralyser. Ainsi, on peut se donner pour tâche, en fin de journée, de donner un feed-back substantiel à un élève, tiré au sort ou choisi d’avance, sur son travail et son attitude. Ce rituel permet d’abord de constater qu’on n’a strictement rien à dire de certains élèves, comme s’ils n’étaient pas venus en classe… Cette découverte, troublante, et l’envie d’avoir quelque chose à dire de chacun induisent une vigilance plus grande à propos des élèves, mais aussi de la relation et de l’action pédagogique.

 

2. L’échange sur les représentations et les pratiques.

Toute confrontation de représentations et de pratiques favorise la prise de conscience. Chacun mesure alors que ce qui lui paraît le bon sens même ne va pas de soi pour autrui, que les évidences ne sont pas partagées, que le " sens commun " n’est pas aussi large qu’on le croit. La phénoménologie, et notamment Alfred Schütz (1987) ont insisté sur la part du " taken for granted " (pris pour acquis) dans notre construction de la réalité. Nous mobilisons des schèmes, des routines, ce que les ethnométhodologues appellent justement des " méthodes " pour apprivoiser le réel, le rendre familier (Garfinkel, 1967). C’est en découvrant d’autres cultures qu’on comprend que sourire, hocher ou baisser la tête, tourner le dos ou croiser les bras n’ont pas la même signification dans toutes les sociétés. Inutile, pourtant, d’aller très loin pour rencontrer des différences comparables. Pour l’un, mâcher du chewing-gum est un signe d’insolence, de provocation ou d’absence d’éducation ; or, tel collègue n’y prête aucune attention, le fait lui-même sans y penser et, si on lui demande comment il supporte ce comportement chez ses élèves, répond qu’il lui importe avant tout qu’ils soient disponibles, et que si le chewing-gum les y aide… À l’inverse, tel enseignant complètement indifférent à la façon dont ses élèves rangent leurs cahiers ou leurs chaussures découvrira que le désordre qu’il ne voit même pas peut rendre malade un de ses collègues. Et, seconde découverte, qu’il n’y a pas besoin, pour attacher de l’importance à ces choses, d’être visiblement rigide, maniaque, coincé ou d’une autre génération. Tel qui s’épuise à corriger scrupuleusement le moindre exercice sera effaré de constater qu’un collègue y passe dix fois moins de temps. Tel autre comprendra que sa façon de construire les barèmes n’est pas la seule possible, et que d’autres sont tout aussi sensées.

Encore faut-il, pour que ces prises de conscience s’opèrent, qu’on crée un climat qui permette de raconter ce qu’on fait sans craindre le ridicule, la désapprobation ou l’envie. Les équipes pédagogiques peuvent jouer ce rôle lorsque l’intolérance militante ne pousse pas à censurer tout ce qui n’est pas " dans la ligne ". En formation initiale, les groupes d’analyse de la pratique ont cette fonction. Encore faut-il que le temps, l’espace, les règles du jeu, les compétences et l’éthique de l’animateur autorisent la libre expression sans danger.

On ne peut raconter, même dans un rapport d’absolue confiance, que ce qu’on sait. C’est une des limites de l’échange sur les pratiques. Une animation active sans être agressive permet néanmoins de faire dire à chacun un peu plus qu’il ne pourrait s’avouer dans son for intérieur, parce qu’il est sollicité, pris dans un jeu, une réciprocité, une curiosité.

 

3. L’observation mutuelle

C’est évidemment un complément à l’échange sur les pratiques. Se voir mutuellement fonctionner en classe permet un questionnement réciproque qui va bien au delà de ce qu’on peut demander à autrui dans un groupe d’analyse des pratiques, notamment parce qu’il s’appuie sur une réalité partagée, que la personne observée ne contrôle donc pas totalement. Ainsi, dans un groupe d’analyse de la pratique, il est peu probable qu’un enseignant raconte spontanément des situations où les élèves l’ont mis dans l’embarras. Comment expliquer avec aisance qu’un adolescent vous a fait rougir en vous demandant à quel âge vous avez fait l’amour pour la première fois ou si vous utilisez des préservatifs ? Comment oser dire qu’un élève éveille en vous des pulsions érotiques ou sadiques ? Alors qu’en partageant la réalité d’une classe, certaines choses peuvent à la fois se voir et se dire plus facilement. On mesure mieux, chez soi et chez l’autre, l’écart entre ce qu’on fait et ce qu’on croit faire. L’expérience peut être assez dure : lorsqu’une enseignante qui n’occupe jamais son pupitre - parce qu’elle ne veut pas exercer de fonction magistrale - entre en rage lorsqu’un élève s’assoit à sa place, elle ne voit pas nécessairement la contradiction. Sauf si quelqu’un l’observe, l’interroge, ou simplement sourit ou prend l’air étonné. Lorsqu’un enseignant qui se croit efficace s’entend demander pourquoi il passe tellement de temps à faire de petites choses sans importance, lorsqu’un autre qui s’imagine adhérer aux pédagogies actives se voit questionner sur son intervention lourde dans les projets et les propos des élèves, sa première réaction est de se défendre et de réagir agressivement. Il importe donc que l’observation mutuelle soit garantie par des règles du jeu acceptées d’un commun accord et qui définissent les buts de l’observation et les modalités du feed-back. Rien n’est pire que de se sentir observé sans pouvoir s’expliquer. Il importe donc d’avoir accès aux représentations de l’observateur tout en comptant sur sa neutralité, voire sa bienveillance.

L’observation entre pairs n’est pas facile à mettre sur pied, ni en formation continue, ni en formation initiale, dans un métier où toute la culture professionnelle prépare plutôt à travailler porte fermée. Lorsqu’elle se réalise, elle présente l’immense avantage de la réciprocité et de l’égalité de statuts. Bien entendu, d’une visite sans lendemain au team teaching, l’éventail est large. Mais dans tous les cas, l’observé devient à son tour observateur.

En formation initiale, l’observation n’est pas symétrique ; le stagiaire observe le formateur de terrain qui l’accueille et ce dernier observe le stagiaire ; mais ils n’ont pas les mêmes droits, la même légitimité, les mêmes buts ; cependant, dans un stage accompagné, en dépit de l’asymétrie des rôles, chacun a maintes occasions d’observer l’autre dans des situations qu’il ne maîtrise pas constamment ou qui altèrent sa sérénité. Encore faut-il avoir le courage d’en parler et de définir entre stagiaire et formateur de terrain un contrat qui ne soit pas à sens unique, où chacun soit prêt à apprendre de l’autre (Perrenoud, 1994 c).

Il n’est pas toujours nécessaire que l’autre donne explicitement un feed-back. Lorsqu’on enseigne ensemble, l’observation accompagne l’action, mais n’est pas la raison d’être de la situation, On ne se dit pas tout, par prudence et parce qu’on a autre chose à faire. Mais on se sent nécessairement observé, voire exposé ; et cela oblige à s’observer ; sans doute, l’enjeu est-il d’abord de mesurer ce qu’on donne à voir (donc de se voir dans les yeux de l’autre) et de mieux se contrôler, pour faire bonne figure. Mais la situation incite à prendre conscience plus lucidement de son fonctionnement. De même, le spectacle de l’autre aux prises avec les élèves pousse inévitablement à se demander : " A sa place, qu’aurais-je fait, dit, décidé ? " J’ai soutenu ailleurs que travailler en équipe, c’est partager sa part de folie (Perrenoud, 1994 e). S’observer mutuellement en classe n’est guère moins menaçant dans une culture individualiste (Gather Thurler, 1994). C’est pourquoi c’est un exercice à la fois très difficile à accepter, et très formateur si l’on franchit le pas.

 

4. La métacommunication avec les élèves

Même de très jeunes élèves n’ont pas " les yeux dans leur poche ". Ils sont particulièrement sensibles à des conduites apparemment sans importance de leurs enseignants, pour deux raisons :

Ainsi, les élèves savent mieux que l’enseignant quand et pourquoi il crie, comment il se déplace, ce qu’expriment ses mimiques, comment il manifeste son agacement, son insécurité, sa mauvaise humeur. ce qui le rend injuste, brusque ou distant. Pour les entendre, et plus encore les questionner activement, il faut naturellement que la relation pédagogique soit globalement positive et que le contrat permette de tels échanges. Peut-être serait-ce un axe de toute formation d’enseignant : s’habituer à inviter les élèves à dire ce qu’ils observent et ressentent. On sait avec quelle justesse ils font parfois le portrait d’un collègue, d’un remplaçant, de leurs parents, du directeur, d’un surveillant des restaurants scolaires ou des activités parascolaires. Pourquoi ne pas mettre leur perspicacité à contribution ?

Il serait certes assez douteux ou démagogique de leur demander directement une évaluation ou une analyse de leur professeur, de les instituer en voyeurs, témoins ou censeurs. En revanche, lorsqu’on fait parler les élèves de ce qu’ils ressentent, du climat, du sens des activités, de leur rapport au savoir, des moments où ils se sentent acceptés ou rejetés, intelligents ou idiots, de leurs joies et de leurs révoltes, ils disent beaucoup de choses qui renvoient à l’enseignant, s’il veut bien entendre, une image pointue et dérangeante de la façon dont il fonctionne, traite les erreurs, les déviances, les désordres, les imprévus, les conflits, les incertitudes, les contradictions, les questions et propositions qui l’embarrassent, les problèmes de justice, bref tout ce par quoi se révèle la face la plus cachée de l’habitus.

 

5. L’écriture clinique

Gervais (1993) montre l’importance du concret en formation des enseignants, et donc la légitimité des formateurs qui assurent la médiation entre le terrain et l’université. Eux parlent de la vraie vie. Pour dépasser ce clivage et montrer que l’on peut former à partir d’histoires vécues sans raconter sa propre histoire, les ateliers d’écriture sont des lieux privilégiés.

Ecrire sur sa pratique : c’est une autre façon de se parler à soi-même ou de s’adresser à d’autres. Il y a mille formes d’écriture : tenir un journal, raconter des incidents critiques, tenter d’élucider des réactions déconcertantes. L’écriture permet de mettre à distance, de construire des représentations, de constituer une mémoire, de se relire, de compléter, d’avancer des interprétations, de préparer d’autres observations. Je renvoie sur ce point aux travaux de Mireille Cifali (1995 a, 1996) et d’Imbert (1994).

On peut imaginer une écriture privée, proche du carnet de bord ou du journal intime, sans lecteur autre qu’imaginaire. Cela peut suffire à stimuler réflexion et pratique réfléchie, tout simplement parce que l’effort de formulation structure les représentations, met des mots sur des sentiments flous, suscite des questions et des hypothèse, dévoile des incohérences.

On peut aussi écrire à et pour " quelqu’un ". Sans doute pourrait-on suggérer à deux étudiants qui s’entendent bien de s’écrire régulièrement ou dans certaines phases difficiles de leur formation, même s’ils se voient chaque jour. L’encadrement d’une tâche d’écriture par des formateurs est un autre cas de figure. On instaure alors un contrat didactique qui induit et exige une activité d’écriture, avec des attentes, un rythme, des garde-fous éthiques et méthodologiques, parfois un modèle. Ainsi, pendant une vingtaine d’année, Michael Huberman et son équipe de la Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation de Genève ont-ils demandé aux enseignants en formation initiale de tenir un journal durant leur première année, notamment durant les stages et remplacements, pour revenir " à froid ", l’année suivante, sur ces matériaux, de façon plus analytique et méthodique, en dégageant des thèmes principaux. D’autres formateurs proposent d’autre pratiques.

Cela ne va jamais sans résistances : " Pourquoi les faire écrire alors qu’ils veulent parler ? ", se demande Richard Etienne (1995) à propos du mémoire professionnel en IUFM. Sans doute parce que l’écriture impose une discipline et une forme d’objectivation et de contrôle des émotions qui produisent d’autres prises de conscience que l’auto-observation ou l’échange oral. Mais il est vrai que, sauf exception, le rapport scolaire à l’écriture est assez inhibiteur, parce qu’il oblige souvent à mettre par écrit, sans raison apparente, ce qu’on pourrait aussi bien raconter de vive voix. Les résistances tiennent aussi, on s’en doute, à une double peur : peur de percevoir et de comprendre qui on est ; et peur d’être mis à nu devant un lecteur et, pire encore, jugé sans pouvoir se défendre.

 

6. La vidéoformation

En formation des enseignants, le microenseignement n’est plus le dernier cri, mais ce n’est pas la vidéo qui est démodée, c’est plutôt l’espoir de pouvoir entraîner des comportements sans faire un détour par l’analyse. En ce sens, les expériences de vidéoformation développées en France sous l’impulsion de Gérard Mottet et dont Nadine Faingold (1993) a rendu compte me paraît une démarche prometteuse pour faciliter la prise de conscience plutôt que pour modéliser les conduites. Faut-il insister sur la force de l’image pour nous faire comprendre nos façons de parler, de bouger, d’écouter l’autre, de l’interrompre, de signifier par des signes non verbaux l’adhésion ou la critique, l’intérêt ou l’ennui ? Pour prendre conscience, par exemple, des dilemmes de la communication en classe (Perrenoud, 1994 f), une vidéo est plus efficace que tout discours. Mais c’est une rude épreuve et on comprend la résistance initiale de beaucoup d’étudiants. D’où, autant que pour l’observation mutuelle ou l’écriture clinique, l’importance de principes éthiques et de rapports de confiance.

Comme le montre Nadine Faingold, la vidéoformation exige un curriculum assez souple, ménageant des temps groupés de préparation, réalisation et analyse. Elle exige aussi des formateurs à la fois assez pointus et polyvalents pour se servir de l’outil vidéo sans se mettre à son service, pour accepter de travailler de nombreuses dimensions sans tomber dans l’anecdote, pour se laisser surprendre sans vouloir tout exploiter dans des images et des séquences dont il faudrait des heures pour faire le tour.

 

7. L’entretien d’explicitation

Dans la ligne des travaux de Vermersch (1994), qui a créé un instrument clinique, on pourrait développer des entretiens de formation moins exigeants, mais praticables par de nombreux formateurs, y compris les formateurs de terrain. Le fondement de la démarche repose sur le postulat que nous en savons plus que nous ne croyons, mais nous n’avons qu’une conscience confuse, implicite, intuitive de certains de nos actes et de leurs motifs. Dans sa thèse, Nadine Faingold (1993) analyse le cas d’une institutrice qui, un jour, sous le coup d’une " inspiration subite ", intègre un enfant à un groupe de lecteurs plus avancés. Dans l’instant, elle s’en mord immédiatement les doigts, sûre qu’il ne sera pas à la hauteur. Pourtant, la suite lui donne tort et donne raison à son " intuition ". L’entretien d’explicitation la pousse à reconstituer la suite d’impressions qui, au fil des jours précédents, l’ont à son insu conduite à " savoir " (sans savoir qu’elle le sait) que cet enfant est capable de changer de niveau. Poussée par l’interviewer, elle retrouve des souvenirs, des indices qui, a posteriori, rendent sa décision subite parfaitement fondée. L’habitus a joué son rôle, produisant un choix " dans l’illusion de l’improvisation ". Pour retrouver les enchaînements qui y ont conduit, il faut faire verbaliser, expliciter de petits faits, à la manière dont un policier sollicite un témoin, persuadé qu’il en a vu plus qu’il ne le croit…

On peut rêver de transformer peu à peu le rapport entre stagiaire et formateur de terrain dans le sens d’un entretien croisé d’explicitation. Ce qui suppose que chacun ait le droit de questionner l’autre avec une certaine insistance, pour l’amener à reconstituer la " grammaire génératrice " de ses paroles et de ses gestes. L’explicitation est formatrice dans les deux sens : lorsque c’est le formateur de terrain qui interroge, à partir d’un vécu commun, il aide directement le stagiaire à prendre conscience de son propre fonctionnement. Lorsque c’est le stagiaire qui interroge le formateur de terrain, il accède à une forme d’expertise, à un habitus consolidé par l’expérience, ce qui peut à la fois lui indiquer un chemin et lui faire mesurer, par contraste, la façon dont il réagit lui-même dans des situations comparables.

L’entretien d’explicitation peut prendre la forme d’une relation duale, mais il peut aussi devenir un travail de groupe : le travail que fait le Groupe de pédagogie institutionnelle animé par Imbert (1994) en est un bon exemple. La démarche allie analyse des pratiques, explicitation et écriture. L’effort porte sur l’intelligibilité de ce qui arrive aux apprenants, mais le caractère systémique de la relation pédagogique oblige souvent l’enseignant à expliciter des choses fort enfouies, par exemple la fascination qu’on éprouve pour un enfant ou l’envie de lui être indispensable. Tout groupe d’analyse de la pratique, tout séminaire d’éthique conduit à un travail d’explicitation.

 

8. L’histoire de vie

On se tourne là vers une mémoire à plus long terme, qui aide à reconstituer l’origine de certaines réactions, à en revivre en quelque sorte la genèse, avant qu’elles ne s’automatisent. Peut-être est-ce à six ou huit ans qu’un futur enseignant s’est habitué, avant d’entrer dans une boutique ou d’affronter des inconnus, à se construire un scénario, dans l’espoir, chaque fois démenti, mais toujours renaissant, qu’ainsi on maîtriserait mieux la situation. Ce qui permet de comprendre pourquoi, vingt ou trente ans plus tard, il entre encore en classe prisonnier d’un scénario détaillé, et se trouve toujours aussi déconcerté lorsqu’il ne se déroule pas comme prévu… On peut aussi comprendre d’où vient chez tel autre l’envie de répondre le premier à toutes les questions, ou encore comment il s’est habitué à ne pas faire confiance à autrui, à penser magiquement que tout finit toujours par s’arranger, à traiter l’erreur comme une faute, à soupçonner partout une injustice ou un complot, à se mettre en rage face au moindre gaspillage, à détester les gens trop sûrs d’eux…

L’histoire de vie peut prendre l’allure d’une psychanalyse plus ou moins sauvage et la dimension analytique n’en est jamais absente, mais on peut l’orienter vers une approche plus sociologique ou anthropologique, qui révèle l’appartenance à une communauté familiale ou sociale plus que l’histoire intime d’une personne. On peut même, comme Régine Sirota à l’IUFM de Paris, faire reconstituer aux étudiants l‘histoire de leur famille, pour les aider à saisir qu’ils sont le produit d’une lignée, d’une classe sociale, d’une culture familiale et que certaines de leurs réactions trouvent leurs racines il y a plusieurs générations.

 

9. La simulation et les jeux de rôles

Largement utilisée dans d’autres formations, la simulation reste marginale en formation des enseignants. Pourtant, elle permet de se mesurer à la complexité dans une situation réaliste, mais fictive, donc avec un détachement plus grand, la possibilité de se regarder faire avec curiosité. Lorsqu’on se trouve précipité dans un jeu qui crée de fortes inégalités et oblige chacun à défendre ses intérêts, on se surprend à aller à l’encontre de ses valeurs égalitaristes. On prend de la sorte conscience de son rapport au pouvoir, au savoir, à la compétition, à l’incertitude, simplement en utilisant des jeux conçus pour sensibiliser à l’inégalité ou au sous-développement.

En s’inspirant de certaines facultés de médecine ou des business schools, on pourrait concevoir des simulations plus spécifiques, qui confrontent en temps réel à tous les paramètres d’une situation complexe. Pour prendre conscience de la façon dont on travaille avec autrui, traite l’information, prend des décisions, apprécie des risques, rien n’est plus instructif. Mais ces situations-problèmes sont révélatrices aussi de phénomènes moins cognitifs : susceptibilité, peur de se tromper, dépendance à l’égard d’autrui ou de règles, etc.

Les jeux de rôles ne font pas appel à autant d’informations, ils obligent à improviser à partir d’une situation à peine esquissée, en jouant le rôle de l’un des personnages impliqués. Sans jouer son propre rôle, on met nécessairement beaucoup de soi dans l’improvisation. Le caractère ludique de la démarche autorise les mises en situation les plus insolites. Ainsi, dans un jeu de rôles simulant un entretien entre un enseignant et des parents d’élève, les interventions inattendues de ce dernier, joué par un enseignant, déstabilisent les adultes et mettent à jour leur fonctionnement autoritaire, qui dément leur discours centré sur l’enfant.

 

10. L’expérimentation et l’expérience

Le mot peut effrayer. Il ne s’agit pas de transformer les élèves en cobayes pour que les futurs enseignants puissent expérimenter n’importe quoi. Mais pourquoi s’interdire d’innocentes variations susceptibles de faire mieux percevoir certains fonctionnements. Lorsque Korczak propose aux enseignants d’autoriser les élèves à se battre en classe à condition de l’annoncer vingt-quatre heures à l’avance, il introduit une règle du jeu qui n’a l’air de rien, mais déstabilise les conduites et met l‘habitus en crise. Pourquoi ne pas chercher l’équivalent pour les professeurs en formation ?

Qui ne connaît La caméra invisible ou Surprise sur prise ? Le principe de ces émissions de télévision est très simple : placer le sujet dans une situation insolite, qui devient révélatrice de ses réactions les moins calculées. Que fait un professeur lorsqu’appelé au téléphone durant un cours, il retrouve la salle de classe vide ? ou peuplée d’élèves inconnus ? ou occupée par un autre professeur ? Il mesure, à son incrédulité et à son désarroi, la force de ses évidences et la nature de ses peurs. La notion d’expérimentation évoque le laboratoire. Cela peut faire peur. On connaît les expérience de Milgram (1974) sur l’autorité. Henri Verneuil, dans son film I comme Icare, en a donné une image saisissante : mis sous pression et légitimé par une autorité scientifique, un sujet inoffensif peut infliger des tortures à quelqu’un qu’il ne connaît pas et qui ne lui a rien fait. Il serait sans doute salutaire que tout futur enseignant vive une telle expérience et quelques autres, que la psychologie sociale expérimentale, très inventive, a multiplié pour explorer les mécanismes d’influence, d’attribution, de discrimination, etc. On voit les limites pratiques et éthiques d’une telle démarche de formation. Les instituts de formation des maîtres n’iront jamais bien loin dans cette direction. Mais, pour réfléchir sur l’habitus, je propose de ne pas abandonner immédiatement le registre des situations insolites… En s’appliquant à les concevoir, sans intention de passer à l’acte, on dévoilerait tout un imaginaire, des savoirs d’expérience, des théories de l’habitus et du comportement.

Sans aller aussi loin, soulignons le rôle formateur de l’expérience provoquée dans le cadre de la classe ou de l’établissement, de l’expérience-pour-voir, de la " petite recherche ". L’expérience spontanée, bien entendu, est elle aussi formatrice, lorsqu’elle spontanément nourrit une pratique réfléchie. L’expérience provoquée va au delà de ce qui se donne spontanément à voir ou à imaginer. On pourrait encourager les futurs enseignants à mettre leur formation initiale à profit pour créer volontairement des situations " intéressantes ". Cela peut être très simple et inoffensif : demander aux élèves de préparer une leçon, de corriger un travail, d’aider un camarade revient déjà à se donner un miroir. Demander à un élève d’observer une activité sans s’y impliquer et de formuler ensuite ses remarques et questions apporte un point de vue différent de celui des acteurs impliqués, maître compris. Se lancer volontairement dans une démarche de résolution de problème sans avoir aucune idée de la solution peut mettre à jour des raisons majeures de résister aux pédagogies du projet et à certaines didactiques. Expliquer une notion à la moitié de la classe, en l’absence des autres élèves, et demander ensuite à chacun de mettre un camarade absent au courant fait surgir des modèles magistraux qui laissent songeur. On pourrait multiplier les exemples. Il est plus judicieux de laisser cet effort d’imagination aux stagiaires, et de les inviter simplement à une démarche curieuse. À cette fin, une formation en sciences humaines est une ressource décisive. Une culture psychanalytique, anthropologique, psychosociologique, sociolinguistique suggère mille façons de dévoiler les implicites dans les institutions et les interactions sociales, donc les habitus qui en assurent le fonctionnement régulier.


IV. Former à la lucidité ?

Ce travail reste exploratoire, sur le plan à la fois des concepts et des dispositifs. La notion même d’habitus, forgée par les sociologues, demanderait à être confrontées aux approches les plus récentes de la psychologie cognitive. Le rôle de l’expérience dans la genèse de l’habitus, imaginé à partir d’une perspective anthropologique, devrait être analysé à la lumière des travaux sur les processus d’apprentissage. Quant à la prise de conscience, elle exigerait la mise en relation de travaux relevant de la psychanalyse, des sciences cognitives et métacognitives, de la linguistique, de l’anthropologie, de la didactique, de la sociologie de la connaissance. En tenant compte de l’apport des chercheurs qui, comme Schön ou des spécialistes de la formation d’adultes, se penchent de façon plus empirique sur la construction des compétences, les processus de formation, le cycle et l’histoire de vie, l’épistémologie des praticiens, la connaissance dans l’action, la pratique réfléchie, la formation des savoirs d’expérience.

Nul ne saurait prétendre maîtriser tous ces domaines. Le présent essai est donc d’abord un appel au débat à partir d’un postulat de base : la pratique n’est pas uniquement sous le contrôle de savoirs, et il ne suffit pas de faire la part d’habitudes et de " skills " de bas niveaux pour combler l’écart. C’est le sens d’une théorie de l‘habitus : les schèmes participent à l’égal des savoirs de la complexité de l’esprit et des actions humaines.

Un mot encore : j’ai pris assez souvent des exemples dans le registre des relations, du sens, du fonctionnement des institutions et des acteurs, en faisant une part assez congrue aux savoirs et aux méthodes d’enseignement. Est-ce pour suggérer que l‘habitus importe surtout pour comprendre la gestion de classe et la relation pédagogique, les dynamiques de groupe et les petits événements de la vie quotidienne, mais que les actions d’enseignement et d’évaluation sont, elles, sous le contrôle de savoirs savants et de savoirs didactiques ? Nullement. Dans chaque champ de savoir savant, à l’intérieur de chaque didactique d’une discipline, il y a place pour l’habitus sous ses faces les plus cachées : dans le rapport au savoir, à l’erreur, à l’incertitude, à la diversité des point de vue, à l’argumentation. à l’information, à la cohérence, chacun mobilise non seulement sa logique naturelle, mais bien d’autres schèmes qui, même s’ils traitent de savoirs, s’ancrent aussi dans une histoire, des relations, des goûts, des affects. Pour comprendre pourquoi certains enseignants de français veulent à tout prix pouvoir classer n’importe quelle phrase dans une catégorie grammaticale prédéfinie et ne supportent pas l’ambiguïté ou le doute, une explication par l’habitus semble plus pertinente qu’une hypothèse sur leurs savoirs linguistiques ou didactiques. De même s’il s’agit de comprendre pourquoi un enseignant empêche systématiquement les élèves de commettre une erreur sous ses yeux…

Il n’y a pas de domaine séparé, protégé. Il se trouve seulement que certains traits de l’habitus sont mobilisés dans une grande variété de situations, parce qu’ils portent sur des processus assez généraux dans un groupe d’enseignement, alors que d’autres schèmes n’ont de pertinence que dans un registre très particulier de fonctionnement, le dessin artistique, la lecture de carte, le calcul mental ou l’explication de textes.

La lucidité est la blessure la plus proche du soleil ", écrit René Char. On sait ce qu’elle nous coûte et parfois ce que nous lui devons. Dans les métiers de l’humain, loin d’être un luxe personnel, la lucidité est une compétence professionnelle. Peut-on espérer la développer de façon méthodique, l’inscrire dans l‘habitus ? Rien ne sert en effet de décider in abstracto d’être lucide. Nous en convenons avec nous-mêmes tous les matins. Ce qui nous manque, c’est sans doute le courage, et aussi une forme de vigilance, ce qu’on appelle en anglais awareness, une disposition à rester en alerte, à saisir toute occasion de comprendre un peu mieux qui nous sommes.

Il est utile que des savoirs psychanalytiques, sociologiques, philosophiques et même didactiques nous préparent à accueillir des intuitions, à ne pas nous rebeller, nous défendre, bref à " nous écouter ", non pour geindre sur notre sort, mais pour ne pas ignorer ce qui nous permettrait d’en savoir un peu plus sur nous-mêmes. Il est utile aussi que des dispositifs de formation, tels que ceux que j’ai décrit, encouragent la prise de conscience. On voit bien cependant qu’il y a là un enjeu de formation qui dépasse tout dispositif particulier. La prise de conscience dépend de la construction d’un " savoir analyser " transposable à diverses situations (Altet, 1994), mais aussi d’un " vouloir analyser ", d’une disposition à la lucidité, du courage de retourner parfois le couteau dans la plaie. Cette disposition, qui pousse au bon moment à mobiliser ses outils d’analyse et à surmonter ses paresses et ses résistances relève elle aussi de l’habitus. Et l’on perçoit alors que la meilleure formation de l’habitus consiste à l’infléchir dans le sens d’une capacité d’autorégulation à travers la prise de conscience, l’analyse, la mise en question, bref l’exercice de la lucidité et du courage.

On pourrait rêver d’une éducation familiale et scolaire mettant sur le qui-vive sans mettre sur la défensive, valorisant l’awareness et la lucidité, avec juste ce qu’il faut d’angoisse " supportable ", comme mode de vie, mode de relation aux autres et à la réalité, habitude de " travail sur soi ". Les familles et les écoles étant ce qu’elles sont, une part importante du chemin reste à faire en formation professionnelle ! Cet apprentissage ne passe pas par des discours sur la lucidité - même s’il en faut - et ne peut davantage être délégué à quelques dispositifs " cliniques " qu’on tolérerait à la marge des institutions, s’il y a quelques psychanalystes ou sociologues qui y trouvent leur bonheur. L’ensemble des formateurs, qu’ils le veuillent ou non, consciemment ou à leur insu, plaident constamment pour ou contre la lucidité comme compétence professionnelle.

C’est d’autant plus vrai en formation d’enseignants, puisqu’il y a forte homologie entre le travail des formateurs d’adultes et le travail des enseignants qu’ils forment. Si les formateurs ne manifestent jamais aucun trouble, aucun doute, aucun état d’âme, s’ils présentent une façade lisse, comment apprendre qu’enseigner n’est pas une activité entièrement rationnelle ? S’ils ne disent jamais rien de la façon dont ils planifient, animent, évaluent leurs propres cours, comment mesurer qu’ils ne sont pas toujours sûr de leur savoir ou de leur didactique ? S’ils n’avouent jamais être à court d’idées, las, désenchantés, s’ils cachent leur envie, parfois, d’être ailleurs, ou pire encore, s’ils manifestent ces sentiments, mais ne les reconnaissent pas ouvertement, ils n’ouvrent aucune porte, ne donnent d’autre exemple que mythique.

Travailler sur son habitus n’est pas confortable. C’est accepter d’être confronté à la part de soi qu’on connaît le moins et qu’on n’aime guère lorsqu’elle émerge. Qui pourrait assumer ce risque s’il n’en voit pas les profits, si cette démarche n’est pas thématisée, encouragée, montrée, s’il se sent seul avec sa lucidité, comme un imbécile dans un monde ou chacun affiche ses certitudes ?

 


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