Source et copyright à la fin du texte
In Éducateur, 1996, n° 10, pp. 24-30.

 

 

 

 

L’évaluation des enseignants :
entre une impossible obligation de résultats
et une stérile obligation de procédure

Philippe Perrenoud

Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation
Université de Genève
1996

Sommaire

Une impossible obligation de résultats

Une stérile obligation de procédure

Vers une obligation de compétences ?

Références


Dans un précédent article, portant sur la formation continue mise au service du développement de compétences (Perrenoud, 1996 a) je relevais que tous les systèmes éducatifs sont à la recherche d’un " contrôle intelligent " des pratiques enseignantes. Avant de se demander : " De qui est-ce l’affaire ? ", peut-être faut-il s’arrêter à une question préalable : sur quoi l’évaluation et le contrôle peuvent-ils porter ?

Nul n’est " à son compte " dans une organisation scolaire. Chacun doit donc des comptes : on le rémunère pour un travail, qui comprend des obligations. Lorsque vous payez un plombier pour réparer votre tuyauterie, son obligation est de le faire correctement, à un coût et en un temps raisonnables, fixés parfois par un devis. S’il n’y parvient pas, il doit démontrer que l’installation est irréparable ou que l’entreprise dépasse la simple plomberie. En principe, un enseignant est astreint, en contrepartie de son salaire, à une obligation analogue : éduquer et instruire les élèves qui lui sont confiés, conformément au programme et à son cahier des charges. Il apparaît cependant difficile d’évaluer l’éducation et l’instruction d’êtres humains comme on évalue le rendement d’une action matérielle. Ne serait-ce que parce que les élèves, les classes et les établissements sont différents et qu’on ne saurait imposer une obligation de résultats au mépris de ces différences.

Meirieu (1989) en a conclu qu’il faut renoncer à une " obligation de résultats ", définis en termes d’apprentissages calibrés, les mêmes pour tous. Il ne propose pas pour autant de délivrer les enseignants de toute obligation ! Il propose de substituer à l’obligation de résultats une " obligation de moyens ". J’irai ici dans le même sens, en tentant toutefois de dépasser l’ambiguïté de l’expression " obligation de moyens ". On peut en effet l’entendre en deux sens diamétralement opposés, que je vais distinguer en utilisant deux expressions nouvelles " obligation de procédure " (ou de méthode) et " obligation de compétence ".

 J’appellerai :

Je vais tenter dans cet article :

1. de rappeler les raisons pour lesquelles une obligation de résultats n’est pas vraiment praticable dans l’enseignement ;

2. de montrer en quoi une obligation de procédure tourne le dos à la professionnalisation du métier d’enseignant et à l’efficacité pédagogique et didactique ;

3. de plaider pour l’obligation de compétences comme seule voie d’avenir, sans cacher qu’il s’agit d’une voie étroite, improbable, qui suppose un changement de représentations et un autre fonctionnement du système éducatif.


Une impossible obligation de résultats

Il y a des domaines du travail humain dans lesquels il est possible et légitime d’exiger des résultats. Il faut pour cela réunir aux moins quatre conditions :

  1. Que le problème à résoudre soit purement technique, autrement dit que les finalités de l’action soient parfaitement claires et que les professionnels n’aient d’autre tâche que de chercher les meilleurs moyens d’atteindre des objectifs sans équivoque.
  2. Que l’action des professionnels ne dépende que marginalement de la coopération ou de la mobilisation de personnes ou de groupes indépendants de l’organisation qui les mandate.
  3. Que l’état des savoirs savants et professionnels rende possible une action efficace dans la plupart des situations rencontrées.
  4. Que les situations qu’affrontent les professionnels de même niveau de qualification soient sinon identiques, du moins relativement comparables.

Ces conditions ne sont pas réunies pour l’enseignement. Voyons pourquoi.

Une action non technique

Aucune action humaine n’est-elle entièrement technique, chaque agent d’une organisation conserve une marge d’interprétation des objectifs qu’on lui assigne. D’un métier à l’autre, cependant, l’étendue de cette marge diffère. L’action éducative ne s’inscrit jamais complètement à l’intérieur de finalités parfaitement claires et assignées de l’extérieur et n’est donc pas réductible à la question du choix des moyens les plus efficaces d’atteindre des objectifs univoques. L’enseignement, avec d’autres métiers de l’humain, est donc toujours, à la fois, définition des fins et recherche des moyens.

D’abord parce que les objectifs de l’éducation scolaire sont trop nombreux et ambitieux pour qu’on puisse les poursuivre tous. Il est possible, sur le papier, de ne renoncer à rien et de charger les programmes en ajoutant, de-ci, de-là, une petite phrase, dont la transposition didactique exige des heures de travail avec les élèves. On ne peut, dans l’espace et le temps réels de la classe, courir tous les lièvres. Chaque enseignant est donc amené, qu’il le veuille ou non, à faire ce que les auteurs des programmes n’ont pas su ou voulu faire. Consciemment ou non, il adopte certaines priorités, compte tenu des élèves qu’il a réellement en face de lui, des attentes et des attitudes de leurs parents, de ses convictions et compétences personnelles, ou encore des conceptions pédagogiques qui prévalent parmi ses collègues.

Même si les objectifs de l’éducation scolaire étaient tous réalisables dans le temps imparti, ils prêteraient à interprétation. Les objectifs cognitifs en apparence les plus limpides, tels que maîtriser la soustraction ou l’usage du conditionnel, ouvrent en fait la porte à diverses interprétations. On n’enseignera pas ces savoirs et savoir-faire de la même manière selon qu’on vise des performances de surface ou une véritable compréhension, selon qu’on intègre ces connaissances à des structures plus complexes - les opérations mathématiques ou les actes de parole - ou qu’on les traite pour elles-mêmes, selon, enfin, qu’on les considère comme des composantes de compétences plus larges - résolution de problèmes ou capacité de communication - ou qu’on les traite pour elles-mêmes. À ces dimensions cognitives, fonction d’une théorie plus ou moins constructiviste de l’apprentissage ou de l’action, s’ajouteront toutes les différences liées à la culture et aux valeurs personnelles de l’enseignant. Comment quelqu’un qui adore les voyages et parcourt la planète pourrait-il enseigner la même géographie que quelqu’un qui passe chaque année ses vacances dans le même chalet ? Comment quelqu’un qui aime écrire et compose couramment des textes, dans le cadre de sa vie personnelle ou militante, pourrait-il enseigner la rédaction de textes de la même façon qu’un enseignant n’ayant ni le goût, ni la pratique de l’écriture ?

Bref, on ne peut prêter à chaque enseignant exactement les mêmes intentions éducatives, ni, lorsqu’elles sont semblables, la même énergie et la même détermination pour les réaliser. Ces variations d’objectifs sont à la fois inévitables et souhaitables, lorsque des êtres humains travaillent avec d’autres êtres humains…

Une action dépendante d’autrui

Tous les professionnels se heurtent à des résistances. Si tout était facile, on n’aurait pas besoin de recourir à des gens qualifiés. Mais il y a résistances et résistances… Celles qu’opposent à l’action humaine la nature et les matériaux entraînent en général des dépassements de temps et de crédits, sans compromettre l’entreprise elle-même. Autrement dit, on vient à bout de la tâche, c’est une question de patience et de moyens. Des résistances des êtres humains, on ne peut faire façon aussi simplement, sauf à pratiquer la violence. Et encore : même les dictatures qui recourent à la répression et à la torture ne viennent à bout des résistances que provisoirement, et à quel prix !

Une action éducative respectueuse des personnes et qui vise à développer leur autonomie se refuse à utiliser la violence physique. Même lorsque l’école avait moins de scrupules et n’hésitait pas à manier la férule (" Petite palette de bois ou de cuir avec laquelle on frappait la main des écoliers en faute ") ou le fouet et à se permettre d’autres atteintes à l’intégrité corporelle des élèves, les enseignants ne contrôlaient de la sorte que les conduites, au mieux des apprentissages très superficiels.

Il subsiste aujourd’hui une " violence symbolique " (Bourdieu et Passeron, 1970), autrement dit une pression morale (" C’est pour ton bien ! ", Miller, 1968), un chantage affectif, voire des menaces de sanctions qui font que l’instruction n’est pas un libre choix, en particulier lorsqu’elle est légalement obligatoire ou imposée par l’autorité parentale. Toutefois, au fil des générations, la légitimité des moyens de pression symbolique s’affaiblit et les capacités de résistance des élèves s’accroissent. C’est un paradoxe, car aucune société n’a adhéré aussi fortement, toutes classes sociales confondues, au principe du salut par l’instruction. Mais justement, cela donne des droits et engendre des espoirs qui, lorsqu’ils sont déçus, provoquent des réactions amères ou agressives. Moins que jamais, dans les pays démocratiques et développés du moins, le métier d’enseignant n’a été confronté a autant de résistances individuelles ou collectives des enfants et des adolescents, alors que l’école s’est graduellement privée de moyens de répression autrefois courants, qu’on estime aujourd’hui barbares.

L’efficacité pédagogique est donc fonction de la coopération des élèves et de leurs familles. Certes, la compétence professionnelle consiste en partie à créer, entretenir et développer cette coopération, mais cela ne fait que déplacer le problème : pour donner envie d’apprendre, de travailler ou simplement de venir à l’école, il faut agir sur des valeurs et des attitudes, ce qui n’est pas plus simple que d’instruire, apparaît moins légitime et rencontre d’autres résistances.

On ne saurait donc tenir l’enseignant pour comptable des résultats de son action sans tenir compte de l’attitude et des conduites de ses partenaires, qui se comportent parfois comme ses " adversaires " dans la relation éducative. Or, la coopération et la résistance qu’on rencontre dans une classe dépendent d’un nombre important de facteurs, les uns prévisibles en fonction du niveau, de l’origine sociale ou du passé scolaire des élèves, ou de l’environnement social et culturel de l’établissement, les autres imputables à une dynamique de groupe et à une relation pédagogique qui constituent des histoires singulières, dont l’enseignant est un acteur, non le " deus ex machina ".

C’est d’autant plus vrai qu’il doit résister à la tentation de toute-puissance, se souvenir que la pédagogie commence par la reconnaissance de la résistance de l’autre comme signe de son identité de sujet (Cifali, 1994 ; Meirieu, 1995). Briser cette résistance par n’importe quel moyen, ce serait nier l’autre comme sujet et donc miner le sens même de l’entreprise éducative. Chaque éducateur porte en lui la tentation de Frankenstein (Meirieu, 1996) et, pour la combattre, doit souvent choisir d’être moins efficace pour être plus respectueux des personnes et de son métier. Ce dilemme éthique suffirait, à lui seul, à condamner le principe d’une obligation de résultats.

Une action incertaine

Pour exiger des résultats, il faudrait pouvoir démontrer que, placé devant le même problème, tout professionnel qualifié aurait trouvé une solution efficace sans pour autant faire preuve de génie, ni même d’une grande créativité, simplement en mobilisant l’état de l’art et des savoirs professionnels et savants reconnus. Pour une partie des situations professionnelles qu’ils affrontent, le médecin ou l’ingénieur se trouvent dans ce cas de figure : on ne leur demande pas d’inventer des savoirs nouveaux, de créer des méthodes, mais de mettre en œuvre un capital collectif. Tous se passe alors comme si ce capital garantissait une action efficace, la seule responsabilité du professionnel étant de le connaître et de l’investir avec discernement.

En éducation, les situations de ce genre n’abondent pas. On a, au contraire, une profusion de situations face auxquelles la plupart des professionnels seraient tout aussi démunis ou hésitants. Bref, l’échec de l’action éducative renvoie souvent à une incompétence collective plus qu’à une incompétence individuelle. Les savoirs professionnels et les savoirs savants ne sont pas assez avancés et stabilisés pour qu’on puisse attendre d’un professionnel qu’il soit efficace du seul fait qu’il est bien formé et informé. La pédagogie est, à nombre d’égards, dans la situation où se trouvaient l’ingénierie ou la médecine il y a deux ou trois siècles : certaines prouesses technologiques ou thérapeutiques devenues courantes relevaient alors de la science-fiction, car les savoirs de l’époque ne donnaient aucune prise sur un grand nombre de phénomènes.

Pour une part de son travail, l’enseignant se trouve dans la situation d’un médecin auquel on demanderait de guérir une maladie infectieuse dont les mécanismes de base seraient encore inconnus, voire insoupçonnés, ou d’un ingénieur dont on attendrait une réalisation dépassant les théories et les technologies maîtrisées à son époque.

Comment, en bref, pourrait-on exiger des résultats de niveau défini quand aucun autre professionnel, aussi qualifié soit-il, ne pourrait mieux les garantir ?

Une action singulière

À l’idée d’évaluer les résultats obtenus par les enseignants en termes d’acquis de leurs élèves, on oppose volontiers un argument classique : il serait impossible de comparer des classes en raison de la diversité des contextes, du nombre et du niveau des élèves à l’entrée, de la composition sociale et ethnique du public, du nombre et de la nature des cas particuliers.

Cette singularité est parfois un alibi. Il me semble qu’on se heurte sur ce point à plusieurs difficultés distinctes :

Des comparaisons hermétiques : les techniques statistiques relevant de " l’analyse de la variance " permettent de contrôler un ensemble d’autres déterminants de la réussite scolaire et donc d’isoler " l’effet-maître ". Il est simplement peu probable que des comparaisons fondées sur des méthodes aussi sophistiquées, dont le commun des mortels ne saisit pas les bases mathématiques, puissent être utilisées hors du contexte de la recherche. On pourrait cependant imaginer des méthodes plus intuitives, fondées par exemple sur une pondération de divers facteurs. La moindre chaîne de distribution commerciale sait qu’elle ne peut attendre de chacune de ses succursales le même chiffre d’affaire, que celui-ci variera en fonction du quartier, de la concurrence, de l’implantation plus ou moins récente et plus ou moins heureuse du magasin, de son environnement et autres variables sur lesquelles le gérant n’a guère de prise. Cela n’empêche pas une évaluation, en fonction de comparaisons raisonnables. Les enseignants ne pourront prétendre indéfiniment que leur situation n’est comparable à aucune autre : toutes les classes ne sont pas comparables, mais on peut former des sous-ensembles plus homogènes à l’intérieur desquels les comparaisons ont un certain sens.

Des facteurs non analysés : au-delà des paramètres les plus triviaux et les plus contrôlables, l’efficacité de l’action éducative dépend de facteurs plus subtils, moins mesurables, parfois non encore conceptualisés. Certains d’entre eux, de plus, loin d’être donnés au départ, se construisent dans l’interaction pédagogique et didactique, au fil du temps scolaire. Entre un enseignant et ses élèves, chaque année, se noue une histoire humaine originale, qu’il est bien difficile de transformer en " variables " observables

Des comparaisons sans fondement : il serait injuste de rendre l’enseignant responsable de certains caractéristiques qui, autant que ses compétences, influencent son action éducative : son appartenance à une ethnie, une classe sociale, un sexe, un âge de la vie, une communauté confessionnelle, ou encore son histoire, sa culture, son physique, son odeur, sa façon de parler ou de bouger, ses goûts vestimentaires, tout cela exerce une influence sur la communication et la relation pédagogiques. Ces éléments ne relèvent pas de la compétence professionnelle, mais de l’identité personnelle et culturelle, de la manière d’être au monde. De plus, ces caractéristiques n’ont pas d’effets univoques : elles dépendent de leur interaction avec les caractéristiques correspondantes, les attentes et les normes des élèves et des familles. La même enseignante, le même enseignant provoqueront des attractions ou des rejets individuels ou collectifs selon qui se trouve en face d’eux. Mais surtout, ce jugement évoluera au gré de l’histoire commune : un défaut de prononciation ou un excès de poids peuvent être attendrissant ou irritant, selon les enjeux et les stratégies des uns et des autres.

Le refus de la boîte noire

En conclusion : l’obligation de résultats n’a de sens que dans la perspective extrêmement simplificatrice selon laquelle une classe serait une boîte noire dont on identifie les " inputs " et les " outputs " : on contrôlerait tous les inputs qui ne relèvent pas de la qualification et de la conscience professionnelles de l’enseignant, et il resterait une relation pure entre ces derniers facteurs et les résultats des élèves. Si les théories et les méthodes permettent un jour une telle décomposition, ce sera dans des décennies et la position des problèmes aura changé. Pour l’heure, c’est au mieux une problématique de recherche.


Une stérile obligation de procédure

Qu’est-ce qui sépare un métier d’exécutant d’une profession qualifiée ? Dans le premier, la part du travail prescrit est prépondérante, ce qui conduit à exiger du salarié, avant tout, la conformité aux procédures décidées par les ingénieurs ou autres responsables de l’organisation du travail. Si, respectant les procédures à la lettre, on parvient à de mauvais résultats, la responsabilité incombe à ceux qui ont défini les procédures. Le salarié peut dire " Je n’y suis pour rien, je n’ai fait qu’appliquer la règle ".

Plus on va vers des professions qualifiées, plus l’organisation limite le travail prescrit et, bon gré mal gré, délègue aux salariés le souci de créer ou d’adapter des procédures pour faire face à la complexité des situations.

En tirant l’enseignement vers l’obligation de procédure, on freine donc le processus de professionnalisation. Ce serait justifié si on garantissait de la sorte une véritable efficacité de l’enseignement. Il n’en est rien. Une stricte obligation de procédure est à la fois un obstacle à la professionnalisation et un déni de la complexité. Elle conforte, de plus, une vision dépassée de l’enseignement-apprentissage. Voyons pourquoi.

Un obstacle à la professionnalisation

La professionnalisation d’un métier, quel qu’il soit, se définit précisément par l’autonomie qui permet au vrai professionnel de choisir ses méthodes et moyens d’action, en assumant pleinement la responsabilité de ses décisions. Plus le système éducatif restreint l’autonomie des enseignants quant au choix de leurs méthodes et moyens d’enseignement et d’évaluation, plus il limite leur responsabilité, accentuant ce qu’on peut appeler une prolétarisation ou une déprofessionnalisation de leur métier, bref une dépendance accrue à l’égard de règles conçue par la hiérarchies ou des spécialistes (Perrenoud, 1994, 1996 b).

L’obligation de procédure dénie à l’enseignant la capacité de choisir ou de construire lui-même ses stratégies et ses méthodes. Elle laisse planer, sans l’exprimer clairement, un soupçon sinon d’incompétence, du moins de manque de discernement dans le choix autonome d’une méthode. Ce manque de confiance devrait s’affaiblir au gré de l’accroissement progressif du niveau de formation des enseignants. Or, paradoxalement, il semble s’aggraver, en raison notamment de l’émergence de didactiques pointues défendues par des spécialistes aux yeux desquels une partie des enseignants font " n’importe quoi " si on les laisse à eux-mêmes.

La résistance à la professionnalisation peut s’enraciner aussi, du côté des autorités, dans la peur de la diversification des pratiques ou de l’autonomie des écoles, inéluctable lorsque les praticiens coopèrent pour mettre en place des dispositifs nouveaux. L’obligation de procédure peut donc, à la fois, maintenir l’autorité des responsables et accroître l’influence des spécialistes…

Un déni de la complexité

La professionnalisation n’est pas à mes yeux une fin en soi, mais une réponse à la complexité des situations et des relations éducatives et aux attentes croissantes des sociétés à l’égard du système éducatif. Pour des raisons multiples (changement des rapports à l’école et aux savoirs, brassages culturels, transformation de la famille, crise des valeurs, rapide obsolescence des savoirs, concurrence des hypermédias, crise économique, désorganisation urbaine, rupture du contrat social, etc.), il n’est plus possible d’enseigner de façon stéréotypée. Une fraction croissante des situations d’enseignement-apprentissage exige au contraire, du moins si l’on veut lutter contre l’échec et permettre au plus grand nombre de progresser, des stratégies originales et sur mesure, partant de l’analyse des acquis, des besoins, des ressources et des forces hic et nunc.

Faire face à la complexité, c’est être un praticien réfléchi (St-Arnaud, 1992 ; Schön, 1994, 1996), disposant de connaissances multiples, d’outils méthodologiques, d’une capacité de coopération avec des collègues et surtout d’un savoir-analyser bien rodé pour guider observations, interprétations et régulations. Le strict respect de procédures prescrites est, dans nombre de situations complexes, un gage d’inefficacité. Cela ne signifie pas qu’aucune procédure ne peut être pensée, puis proposée aux praticiens ; ils n’ont ni le temps ni la force de réinventer la roue tous les jours. En dernière instance, cependant, il appartient à des professionnels et autonomes d’évaluer la pertinence des procédures disponibles dans chaque contexte et, le cas échéant, de les adapter à la situation, de s’en écarter sur tel ou tel point, voire d’en créer de nouvelles. Pour agir efficacement, il faut à la fois pouvoir puiser dans des méthodes, des règles, des procédures préétablies lorsqu’elles sont pertinentes et s’en libérer lorsque la situation l’exige.

Une vision dépassée de l’enseignement-apprentissage

L’obligation de procédure est un frein à l’émergence de nouvelles représentations de l’enseignement et de l’apprentissage. Depuis plus d’un siècle, les militants de l’école nouvelle et des méthodes actives affirment qu’on apprend en faisant. Constructivistes et interactionnistes avant la lettre, ils sont aujourd’hui confirmés dans leurs vues par de multiples travaux de sciences de l’éducation. On assiste à un total renversement de perspective. Enseigner consiste désormais à faire apprendre, autrement dit à construire et animer des situations d’apprentissage (Astolfi, 1992 ; Develay, 1992). On place l’enfant " au centre du système éducatif ", ce qui veut dire que, loin de l’intégrer à un cours des choses pensé en dehors de lui, on cherche à différencier l’enseignement en fonction des possibilités et des façons d’apprendre de chacun.

Un enseignant, à supposer qu’il connaisse sa discipline et que les élèves soient " bien tenus ", peut construire et dispenser un cours en suivant des procédures. Il ne peut en revanche développer des séquences et des situations d’apprentissage que dans une démarche de résolution de problèmes et de conduite de projets, en créant des situations-problèmes (Meirieu, 1989), en impliquant les élèves dans leur apprentissage. Pour ce faire, il peut certes s’inspirer de précédents et de modèles, il peut s’approprier des démarches construites par d’autres et partiellement codifiées, pour être communicables, mais il ne peut espérer parvenir à des résultats en suivant constamment une méthodologie toute faite.

Le souci de différenciation de l’enseignement va dans le même sens. Si différencier, c’est organiser les interactions et les activités de sorte que chaque élève soit aussi souvent que possible confronté aux situations didactiques les plus fécondes pour lui (Perrenoud, 1995), on voit bien que l’enseignant ne peut suivre aucun rail et doit plutôt se demander sans cesse ce qui se passe et ce qu’il peut proposer de pertinent à chacun, dans une démarche d’identification et de résolution de problèmes.


Vers une obligation de compétences ?

Quelle différence y a-t-il entre une obligation de procédure et une obligation de compétence ? La réponse figure déjà en creux dans l’analyse qui précède. Pour dire les choses autrement, arrêtons-nous un instant à la notion de faute professionnelle. Une obligation se définit en effet par la nature des manquements qu’elle rend possibles.

De l’écart à la règle au défaut de jugement

Qu’est-ce qu’une faute professionnelle ? C’est une décision malheureuse, autrement dit porteuse de graves conséquences. Ce n’est pas un accident, une fatalité, mais la résultante d’une erreur humaine Toutefois, cette erreur peut prendre des formes très différentes selon le degré de prescription du travail.

Dans les métiers d’exécution, assujetti à une obligation de procédure, l’erreur consiste à ignorer ou transgresser la procédure. Elle est commise par celui qui, par manque de sérieux, de concentration, d’attention ou par désinvolture, a cru pouvoir ne pas respecter les normes et les méthodes prescrites : règles de sécurité, code de déontologie, disposition essentielle du cahier des charges et procédures dictées par l’organisation du travail.

Aucune profession autonome et responsable n’est totalement exempte de procédures. Les obligations de procédure se situent alors plutôt en amont des situations. Elles enjoignent au professionnel, par exemple, de ne pas affronter une situation difficile sans être en bonne condition physique ou mentale, sans disposer de ses outils ou assistants habituels ou sans savoir tout ce qu’il devrait savoir. C’est ainsi qu’un chirurgien commet une faute s’il opère sans être capable de résister au stress et de tenir le coup, un anesthésiste s’il ne connaît pas les antécédents du patient, un pilote s’il décolle sans copilote, etc. Ces erreurs élémentaires sont les plus faciles à identifier. Les autres, celles qui ne portent pas sur les conditions de la décision, mais sur son bien-fondé, sont beaucoup plus difficiles à définir et à établir. Parce que la qualification consiste justement à agir en l’absence de norme explicite qu’il suffirait de suivre pour être irréprochable. Ce qu’on attend d’un professionnel, et c’est pourquoi on le forme et on le rétribue, c’est de trouver une stratégie d’action efficace même et surtout lorsqu’il n’existe aucune procédure prédéfinie à la mesure de la situation. La faute professionnelle peut alors se définir comme à une réaction indéfendable, dans la situation de travail considérée, de la part d’un expert consciencieux et qualifié. Une décision malheureuse traduit alors un manque de capacité à analyser la situation et à choisir la réponse appropriée.

Ici encore, c’est une question de dosage. Aucun métier ne dispense d’une part de jugement et donc d’un risque d’erreur. Cela peut arriver au chauffeur routier qui sous-estime la courbure d’un virage, à l’esthéticienne qui brûle gravement sa cliente, à l’infirmière qui ne détecte pas l’aggravation subite de l’état d’un patient, au programmeur qui laisse une grossière erreur dans son programme, au laborantin qui sabote une culture biologique par mauvaise compréhension de l’expérience en cours, etc. Cependant, plus on va vers des métiers qualifiés, plus s’accroît la part des gestes professionnels relevant du jugement en situation. Les situations sont diverses, mouvantes, complexes pour qu’il soit possible de dicter, ni même de proposer des procédures. C’est bien pourquoi on délègue à un professionnel compétent le pouvoir et la responsabilité de savoir mieux que personne ce qu’il convient de faire, parce qu’il a tous les éléments en main, en temps réel. Son éventuelle faute professionnelle n’est pas alors de l’ordre d’une infraction à une règle, parce qu’il n’y a pas de règle, seulement des principes généraux, un état de l’art et une attente globale à l’égard du praticien : qu’il fasse preuve de discernement, de sang-froid, d’esprit d’initiative ou de décision.

Au-delà des fautes professionnelles

Les erreurs de jugement délimitent en creux le champ de la compétence et de l’obligation de compétence. Cette entrée paraîtra " peu positive ". Ce n’est qu’un analyseur. L’erreur est humaine et l’obligation de compétence n’est pas une obligation d’infaillibilité. Elle impose cependant, 9 fois sur 10, 99 fois sur 100 ou 999 fois sur 1000, selon les enjeux et les métiers, de réagir adéquatement, sur le vif, dans une certaine solitude, souvent dans l’urgence et l’incertitude (Perrenoud, 1996 c).

On conviendra sans doute que l’obligation de compétences est aussi fondamentale que difficile à contrôler. Faut-il attendre que se produise une faute professionnelle grave pour évaluer les compétences, au prix de procédures administratives ou pénales lourdes et peu formatrices ? On peut évidemment souhaiter qu’on parvienne à évaluer les compétences de façon plus banale et moins dramatique, en formation initiale et durant la carrière professionnelle. Faute de quoi on sera tenté de rêver d’une impossible obligation de résultats ou de revenir à une stérile obligation de procédure. Comment s’y prendre ? Et d’abord, de qui est-ce l’affaire ? Ce sera l’objet d’un prochain article.


Références

Astolfi, J.-P. (1992) L’école pour apprendre, Paris, ESF.

Bourdieu, P. & Passeron, J.-C. (1970) La reproduction. Éléments pour une théorie du système d’enseignement, Paris, Ed. de Minuit.

Cifali, M. (1994) Le lien éducatif : contre-jour psychanalytique, Paris, PUF.

Develay, M. (1992) De l’apprentissage à l’enseignement, Paris, ESF.

Meirieu, Ph. (1989) Apprendre… oui, mais comment ?, Paris, ESF, 4e éd.

Meirieu, Ph. (1990) L’école, mode d’emploi. Des méthodes actives à la pédagogie différenciée, Paris, ESF, 5e éd.

Meirieu, Ph. (1995) La pédagogie entre le dire et le faire, Paris, ESF.

Meirieu, Ph. (1996) Frankenstein pédagogue, Paris, ESF.

Miller, A. (1984) C’est pour ton bien. Racines de la violence dans l’éducation de l’enfant, Paris, Aubier Montaigne.

Perrenoud, Ph. (1994) La formation des enseignants entre théorie et pratique, Paris, L’Harmattan.

Perrenoud, Ph. (1995) La pédagogie à l’école des différences. Fragments d’une sociologie de l’échec, Paris, ESF.

Perrenoud, Ph. (1996 a) Formation continue et développement de compétences professionnelles, L’Éducateur, n° 9, pp. 28-33.

Perrenoud, Ph. (1996 b) Le métier d’enseignant entre prolétarisation et professionnalisation : deux modèles du changement, Perspectives, vol XXVI, n° 3, septembre, pp. 543-562.

Perrenoud, Ph. (1996 c) Enseigner : agir dans l’urgence, décider dans l’incertitude. Savoirs et compétences dans un métier complexe, Paris, ESF.

Schön, D. (1994) Le praticien réflexif, Montréal, Éditions Logiques.

Schön, D. (1996) À la recherche d’une nouvelle épistémologie de la pratique et de ce qu’elle implique pour l’éducation des adultes, in Barbier, J.-M. (dir.) Savoirs théoriques et savoirs d’action, Paris, PUF, pp. 201-222.

Schön, D. (dir.) (1996) Le tournant réflexif. Pratiques éducatives et études de cas, Montréal, Éditions Logiques.

St-Arnaud, Y. (1992) Connaître par l’action, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal.

Sommaire

Source originale :

http://www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/perrenoud/php_main/php_1996/1996_28.html

Téléchargement d'une version Word au format RTF :

http://www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/perrenoud/php_main/php_1996/1996_28.rtf

© Philippe Perrenoud, Université de Genève.

Aucune reprise de ce document sur un site WEB ou dans une publication imprimée ne peut se faire sans l’accord écrit de l'auteur et d’un éventuel éditeur. Toute reprise doit mentionner la source originale et conserver l’intégralité du texte, notamment les références bibliographiques.

Début 

Autres textes :

http://www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/perrenoud/php_main/textes.html

Page d'accueil de Philippe Perrenoud :

http://www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/perrenoud/

Laboratoire de recherche Innovation-Formation-Éducation - LIFE :

http://www.unige.ch/fapse/SSE/groups/life