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De la gestion individuelle dune classe à la gestion collective dun cycle dapprentissage pluriannuel
Une nouvelle corde à larc des enseignants
Philippe Perrenoud
Faculté de psychologie et des sciences de
léducation
Université de Genève
1999
I. Gestion de classe : concept construit ou fourre-tout anachronique ?II. Un cycle dapprentissage pluriannuel
III. Gestion dun cycle dapprentissage pluriannuel
IV. La gestion modulaire du parcours de formation
V. Des compétences de gestion de classe aux compétences de gestion de cycle
Paradoxalement, au moment où la " gestion de classe " devient un thème de recherche et de savoir, la définition même de la classe devient moins limpide. Certes, pour la plupart, les systèmes éducatifs font encore du groupe-classe stable, composé pour une année scolaire, confié à un ou plusieurs professeurs, lunité de base de lorganisation pédagogique. Cependant, le jeu des options et des niveaux appelle, dans le secondaire, à travailler avec des groupes dun autre type. Au primaire, les écoles à aire ouverte et les " décloisonnements " composent aussi de nouveaux groupements. La pédagogie différenciée propose également de travailler avec des modules et des groupes de projets, de besoins, de niveaux, par définition moins stables et polyvalents que les classes (Meirieu, 1989 a et b, Perrenoud, 1995, 1997). Enfin, la structuration du cursus en cycles dapprentissage pluriannuels gagne du terrain dans divers systèmes éducatifs, tant au primaire quau secondaire, ce qui peut mettre en question le groupe-classe comme pivot du travail scolaire. La classe ne disparaît pas du paysage scolaire, mais devient un groupe parmi dautres, sans doute un groupe privilégié, un groupe de référence, mais dont la constitution et lanimation népuisent pas les problèmes de gestion, même lorsque ce groupe reste la " tour de contrôle " des autres activités et le port dattache à partir duquel les élèves se répartissent dans dautres.
Est-ce à dire quil est inutile danalyser les pratiques de gestion de classe ? Nullement, ne serait-ce que parce que le mouvement vers les cycles dapprentissage reste lent et incertain. Même les systèmes éducatifs qui les ont instaurés récemment, du moins sur le papier, par exemple le Québec, la France, la Belgique &endash; ne font quamorcer une rupture avec les programmes annuels et les groupes-classes traditionnels. Il reste donc nécessaire de décrire et dexpliquer des pratiques très courantes et dy former les enseignants, tant il est vrai quaujourdhui encore un enseignant débutant a toutes les chances de se trouver à la tête dune classe.
Il y a une seconde raison de conceptualiser la gestion de classe et les compétences quelle met en jeu : cest en effet à partir de la maîtrise de la classe que les enseignants développeront la maîtrise despaces-temps plus vastes, un peu comme un marin sachant conduire une barque transposerait peu à peu ses savoir-faire et ses savoirs à un plus grand navire. Penser un espace-temps de formation et sa gestion élève le niveau dabstraction et oblige à rompre avec lillusion de la familiarité. Dans un deuxième temps, cette abstraction permet de repérer des processus partiellement indépendants des groupes et de lorganisation spécifique de la scolarité. Cest indispensable à une époque où, comme dans dautres secteurs, les structures échappent à la tradition, pour devenir des moyens, parmi dautres, datteindre des finalités.
Inversement, lidentification des problèmes que posent lorganisation et le fonctionnement dun cycle dapprentissage pluriannuel peut éclairer la gestion de classe " traditionnelle ". Cette dernière est en effet, du moins en partie, de lordre de la coutume, des habitudes ; elle fait appel à des conduites implicites, voire inconscientes, donc faiblement formalisées ; le changement déchelle met en crise ces maîtrises tacites et oblige à expliciter les problèmes et les solutions. Ce changement aide aussi à dissocier la gestion dun espace-temps de formation de la gestion dactivités précises, alors que dans la classe, comme le relève Maulini (1999), gestion de classe et gestion des tâches sont souvent confondues, au point quon peut identifier le métier denseignant à lart denchaîner sans heurs ni retards des activités qui, elles, mobiliseraient lessentiel des compétences de gestion. La prise en compte despaces-temps de formation plus vastes oblige à prendre en compte lorganisation du travail comme niveau distinct de la conduite du travail lui-même.
Entre la classe fermée, stable, progressant dans son programme annuel et le cycle dapprentissage pluriannuel confié à une équipe, on observe maintes formes intermédiaires, notamment dans lenseignement primaire, dans les écoles alternatives, les écoles actives, les pédagogies coopératives et institutionnelles, qui ont depuis longtemps bouleversé les temps et les espaces de la formation, même si cest souvent à la marge du système. Plus récemment et de façon plus banale, les enseignants ont développé diverses formules quà Genève, par exemple, on regroupe sous létiquette de " décloisonnements " : la classe reste lunité de base, mais, par moments, ses frontières deviennent perméables, les titulaires de plusieurs classes voisines composent dautres groupes (de besoins, de projets, de niveaux), parfois homogènes, parfois non. Ces " décloisonnements " obligent à considérer un niveau de gestion " interclasses ", qui nest pas celui de létablissement, encore moins de lorganisation scolaire dans son ensemble, puisque des classes et leurs titulaires se mettent en réseau et partagent une partie du temps scolaire, sans que cela soit nécessairement lié à un projet détablissement, ni même à la constitution dune équipe pédagogique stable.
Sans sattarder à ces formes intermédiaires, notons que les cycles dapprentissage dont il sera question ici népuisent pas la complexité des modes dorganisation du travail dès lors quon ouvre la classe. Ces formes intermédiaires ont préparé les cycles dapprentissage et les rendent " pensables ". Même si le rêve dune école sans classes et sans degré est assez ancien, on peut considérer que, dans lécole publique, les cycles pluriannuels sont encore in statu nascendi, en quête dune conception et dun fonctionnement durable. Il est donc un peu tôt pour étudier des façons variées dhabiter cette structure, puisquelle est en construction. Il sensuit que lanalyse des problèmes que pose sa gestion est en partie prospective.
Pour dire les choses autrement : clarifier les opérations de gestion dun cycle dapprentissage pluriannuel et les compétences quelles mettent en jeu, à ce stade de la recherche et de linnovation, est une façon de mieux conceptualiser ce que pourrait être un cycle dapprentissage. Cet article est résolument programmatique et exploratoire, tourné vers lavenir plutôt que vers lobservation de pratiques attestées à large échelle. Il sarticule en quatre parties, suivies dune conclusion.
I. Gestion de classe :
concept construit
ou fourre-tout anachronique ?
Lorsquon dit " gestion de classe ", tout le monde voit " à peu près " ce dont on parle. Mais si lon demande une définition précise, on se rend compte que lexpression permet de désigner commodément tout ce qui ne relève pas dune discipline et de la didactique correspondante, un fourre-tout, un " reste ", un ensemble non analysé.
Est-il utile de construire plus rigoureusement le concept ? Ou est-il plus sage de lui conserver cet usage vague et métaphorique ? La question se pose à lheure où lon parle toujours plus de groupes multiâges, de décloisonnements, de cycles dapprentissage, autant de façons de recomposer des espaces-temps de formation différents de la classe traditionnelle. Si la classe est mise en cause comme groupement unique des élèves, pourquoi sacharner à clarifier un concept aussi fragile ?
Parce que la gestion de classe, cest en quelque sorte ce qui surplombe et rend possible le travail denseignement et dapprentissage sur des contenus déterminés. Si la classe fait place à dautres types de groupements, ce travail ne disparaît pas pour autant. Il se complexifie, au contraire et justifie plus que jamais une analyse ergonomique des dimensions gestionnaires du travail enseignant, de leur rationalité et de leurs conditions.
Lapproche de la classe comme espace-temps spécifique à gérer permet de penser un niveau de fonctionnement organisationnel, et donc un registre dexpertise professionnelle des enseignants, qui, en tant que tel, nest pas entièrement couvert par les conceptions courantes de la pédagogie ou de la didactique. Bref, la notion de gestion garde du sens, même si la classe nest plus le groupement de base, à condition de létendre à des espaces-temps de formation multiformes, moins grands que létablissement scolaire, mais différents de la classe stable traditionnelle et en principe plus vastes et hétérogènes.
Plutôt que de gestion, peut-être vaudrait-il mieux parler de management. Le mot est désormais français et lon peut le prononcer à la française. Son acception est plus large : le Robert assimile gérer à administrer, alors quil définit le management comme lensemble des techniques dorganisation et de gestion dune affaire ou dune entreprise. Le concept dorganisation ajoute une dimension importante et met laccent sur la mise en place dun cadre de travail qui structure les activités et les interactions. Je proposerai cependant dinclure cette dimension dorganisation dans le concept de gestion dun espace-temps de formation, ce qui est plus conforme au sens habituel donné à la gestion de classe dans le champ scolaire, plus large que la simple administration des personnes, des ressources et des tâches. Je ne ferai donc pas ici de différence entre gestion et management.
La gestion dun espace-temps de formation porterait - pour le dire encore abstraitement - sur lensemble des paramètres et des interdépendances avec lesquels on joue pour rendre possibles le travail scolaire quotidien et la centration sur les contenus et les apprentissages. Peut-être pourrait-on - métaphoriquement - assimiler la gestion de classe à la mise en scène dune pièce, avec cette différence que toutes les répliques ne sont pas écrites, même si les rôles sont distribués. Comme la commedia dellarte, laction pédagogique oscille entre respect dune mise en scène et improvisation.
Entre didactique et administration
On va en principe à lécole pour se développer, sinstruire, se construire. On sait aujourdhui que rien de tout cela narrive si lélève nest pas placé régulièrement dans des situations propices, quon nomme volontiers " situations dapprentissage ". De telles situations supposent en général quune tâche soit définie et assignée à une ou plusieurs " apprenants ", ou mieux encore négociée avec eux, voire choisie ou conçue par eux. Une tâche nest formatrice que si 1) elle provoque des activités et des opérations mentales, 2) ces activités engendrent des apprentissages nouveaux ou du moins consolident des acquis. Lun des enjeux de la didactique est de concevoir de telles tâches et les situations denseignement-apprentissage qui les abritent et leur donnent sens. Sajoute une contrainte supplémentaire de taille : les apprentissages suscités doivent correspondre à un programme ou du moins à des objectifs de formation. Connaissance des objectifs, des processus dapprentissage, des élèves et des interactions didactiques sallient pour créer et animer des situations fécondes. Pourtant, ces compétences pointues ne donnent leur pleine mesure que si la gestion du temps et de lespace scolaires en permet lenchaînement raisonné, lalternance ou la coexistence harmonieuses.
Les situations denseignement-apprentissage relèvent en général dune discipline spécifique, langue maternelle, mathématique, etc. On parle toutefois de plus en plus de compétences transversales, dont la formation appellerait des situations inter- ou pluridisciplinaires. À lintérieur ou au carrefour des disciplines, faire la classe (Nault, 1998 ; Rey, 1998) consiste à concevoir et proposer des situations denseignement-apprentissage qui sarticulent, senchaînent les unes aux autres, dans le cadre de séquences didactiques plus ou moins planifiées, ou de dispositifs didactiques plus étendus dans le temps, par exemple une correspondance scolaire suivie, lengagement régulier dans des jeux de stratégie, la préparation dun spectacle ou toute autre " activité cadre ".
On peut, en adoptant un point de vue didactique, construire la notion de gestion dun espace-temps de formation comme nécessité fonctionnelle, trame qui sous-tend et rend possibles les situations denseignement-apprentissage : pour quelles se succèdent avec une certaine continuité, en ménageant des progressions raisonnables dans les apprentissages, il faut mettre en place une programmation, une grille horaire, des méthodologies, mobilisant des moyens denseignement. Pour rendre ce suivi possible, il faut bien quexiste un groupe stable, des lieux et des temps où maîtres et élèves se retrouvent pour poursuivre le travail sans avoir chaque fois à réinventer lécole, des règles et des contrats sans lesquels le marchandage oui le désordre seraient permanents.
On peut aussi, dun point de vue plus classiquement " gestionnaire ", construire la notion de gestion de classe à partir de la nécessité dune administration des choses et des personnes. Pour scolariser des milliers délèves, il faut les répartir en degrés, filières, bâtiments et en fin de compte en classes ou groupements de base de même fonction. La gestion du système organise alors les conditions de la rencontre entre des enseignants et des élèves autour dun programme. Dès lors, à eux de jouer, sous la responsabilité de lenseignant et en respectant des règles du jeu qui simposent à toutes les classes comparables. La gestion de classe est alors, en quelque sorte, ce qui reste à gérer au niveau de lenseignant une fois que ladministration scolaire a délimité des espaces-temps de formation et leur a attribué des ressources matérielles et humaines, des objectifs, des normes et des garants de lordre prescrit, par exemple des moyens denseignement fortement recommandés ou un système de sanctions externes à la classe qui soutient lautorité de lenseignant.
On peut tenter darticuler ces deux points de vue en liant fortement la gestion dun espace-temps de formation à la notion dorganisation du travail.
Une entrée par lorganisation du travail
Elle présente lintérêt de permettre des comparaisons avec dautres métiers. Prenons deux exemples :
Ces conditions diffèrent bien sûr dun secteur à un autre, mais elles ont partout la même fonction : permettre aux gens qui doivent travailler ensemble ou en interdépendance de le faire dans des conditions acceptables, voire optimales.
Ces conditions sont pour une part économiques et matérielles, mais dautres, moins visibles, sont tout aussi importantes :
Plus concrètement, quy a-t-il à gérer ? Sans prétendre dresser un inventaire complet et définitif, je dirai :
Tout cela nest pas entièrement décidé, ni décidable, au niveau dune classe, ni même dun établissement scolaire, parce que la structure rend certains fonctionnements incontournables et dautres presque impossibles, mais aussi parce que les systèmes éducatifs, les cultures administratives et professionnelles, voire les établissements, prescrivent &endash; de façon indicative ou impérative, ouverte ou déguisée - des modes de gestion de classe.
La gestion de la classe nest pas, toutefois, entièrement contrainte par les structures, les cultures et les prescriptions :
2. Ils décident de tout ce que les règles institutionnelles ou les cultures professionnelles ne prescrivent pas, mais qui doit être néanmoins déterminé pour quun fonctionnement didactique soit possible.
Aujourdhui, presque partout, le système scolaire laisse dimportantes marges dinterprétation dans le champ des programmes, de lévaluation certificative, de lusage des moyens denseignement, du temps à accorder aux divers contenus, de la progression au cours de lannée scolaire, des démarches didactiques. Linstitution prescrit de plus en plus faiblement les méthodes, lordre des activités, la grille horaire, laménagement de lespace, la nature des tâches et des groupements délèves, la présence et le type de différenciation ou dévaluation formative, le rapport entre enseignants et apprenants, le contrat pédagogique et didactique.
Le travail et les responsabilités de gestion vont donc en saccroissant, à la mesure de lautonomie concédée ou imposée aux enseignants ou aux établissements (Perrenoud, 1999 c). Le passage de la classe et du programme annuel à des cycles dapprentissage pluriannuels renforce cette tendance et transfère une partie des décisions de gestion à des équipes et les subordonne dont à des formes nouvelles de coopération professionnelle.
La diversification des modes de gestion
Dans une perspective déducation comparée ou dhistoire de léducation, on pourrait dresser un tableau des modes de gestion de classe et des contraintes quexercent sur elle les systèmes éducatifs. Je men tiendrai ici à trois axes de différenciation quon peut observer à lintérieur dun même système, à lépoque contemporaine : partage du pouvoir avec les élèves, conception dominante de la pédagogie et étendue des décloisonnements.
Les enseignants (individuellement ou en équipe pédagogique) peuvent décider dutiliser seuls leur part dautonomie, quelle soit reconnue de droit ou prise de fait. Ils peuvent, au contraire, choisir den partager une fraction avec les élèves. Ce qui suggère une première typologie, sommaire : les organisations du travail entièrement imposées aux élèves à un extrême, les organisations entièrement négociées à lautre. La plupart des organisations observables se situent entre ces extrêmes, avec des conséquences différentes selon quelles sont plus proches de limposition ou de la négociation : dans le premier cas, lorganisation est rapidement mise en place et lon peut " passer au programme ", mais ce temps apparemment gagné risque dêtre reperdu parce quil faut exercer un contrôle social permanent, sans quoi les élèves échapperont au travail. À lautre extrême, la construction négociée du contrat et dinstitutions internes prend un temps important, mais on peut en attendre, outre une éducation à la citoyenneté, une adhésion plus large aux règles et aux décisions, donc des responsabilités plus partagées. Arrêter une organisation du travail et fixer des contrats est au cur de la gestion de classe dans les pédagogies nouvelles. Il nest pas étonnant quelle soit laffaire centrale du conseil de classe dans les pédagogies coopératives ou institutionnelles, dès Freinet. Même si lon accentue aujourdhui la fonction de médiation ou de résolution des conflits, le conseil de classe est, au moins historiquement, dabord un lieu où se négocient et sexplicitent lorganisation du travail denseignement-apprentissage, ses raisons, ses exigences, ses priorités.
Un second axe de différenciation touche à la conception de lenseignement et de lapprentissage : une alternance classique de cours et dexercices facilite lorganisation du travail, plus prévisible, plus simple, plus régulière ; elle se paie dun moindre intérêt du travail du côté des élèves, voire des enseignants, et dun rapport assez bureaucratique de chacun à sa tâche. À linverse, les pédagogies du projet, les méthodes actives, les recherches ou le travail par situations-problèmes compliquent terriblement lorganisation du travail, perpétuellement recomposée et renégociée. En contrepartie, ces pédagogies espèrent donner plus de sens aux activités et impliquer les élèves autrement (Perrenoud, 1994).
En combinant ces deux dimensions, on obtient un tableau très simple, qui permet cependant de situer les divers modes de gestion de classe :
Décisions, règles Pédagogie |
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Plutôt |
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Plutôt " écoles nouvelles " |
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Aujourdhui plus que jamais, il convient dajouter un troisième axe, selon que lespace-temps à gérer est la classe fermée, la réunion épisodique de plusieurs classes (décloisonnements, aire ouverte) ou un cycle dapprentissage pluriannuel collectivement géré par une équipe denseignants.
On limagine, ces trois dimensions ne sont pas indépendantes et lon peut imaginer une forte tendance au repli des pédagogies traditionnelles et peu négociées sur la classe fermée et louverture des pédagogies nouvelles et coopératives sur des espaces-temps de formation, plus vastes, tels les cycles dapprentissage. Cependant, de telles simplifications nuisent à lanalyse, car la prise en compte des cas mixtes éclaire et enrichit la conceptualisation de la gestion dun espace-temps de formation. Elle permet également de mieux penser les voies de transition dun modèle à un autre.
II. Un cycle dapprentissage pluriannuel
Dans tous les systèmes éducatifs, le cursus scolaire est articulé en plusieurs cycles détudes successifs : en général deux ou trois avant la première sélection, un ou deux pour le début de la scolarité secondaire. Ensuite, la diversité est encore plus grande. Un cycle détudes se caractérise par une certaine unité de conception des programmes et par une certaine homogénéité des charges, de la formation et du statut des enseignants. Traditionnellement, un cycle détudes reste fractionné en étapes annuelles, chacun comportant son propre programme. Chaque année, les élèves qui ont atteint un certain seuil de maîtrise changent de niveau (ou degré) et sont pris en charge par dautres professeurs. Les autres redoublent ou, dès lenseignement secondaire, sont " réorientés ", à moins quils nabandonnent les études.
Du cycle détudes au cycle dapprentissage
Un cycle dapprentissage est une forme dintégration des étapes annuelles au sein dun cycle détudes. Cette intégration peut prendre des formes douces, se limiter à la suppression du redoublement. Le cycle central du collège, en France, comme les cycles introduits dans lenseignement secondaire en Belgique francophone sont de cette nature. Lorsque cela fait chuter le redoublement, le changement nest pas négligeable. Il accroît lhétérogénéité des élèves passant aux degrés suivants, au grand dam des professeurs qui craignent une " baisse du niveau ". Il ne peut que laffaiblissement ou la suppression du redoublement ait des incidences sur la gestion de classe, dans un double sens : au début dune année scolaire, le professeur accueille des élèves plus hétérogènes, mais en contrepartie, il na pas à désigner des élèves condamnés à redoubler et peut faire un pari positif sur la continuité des apprentissages, ce qui le dispense par exemple de faire le forcing et dencourager le bachotage.
Cependant, chacun reste enfermé dans son année et sa classe, voire dans sa discipline. Lespace-temps de formation na pas changé, quand bien même ses relations aux espaces-temps précédents et suivants modifient un peu son public et les attentes. Pour aller vers un " véritable " cycle dapprentissage, il faut faire un pas de plus : renoncer aux programmes annuels, pour définir des " objectifs de fin de cycle " valables pour plus dune année.
La version la plus prudente consiste à définir des cycles de deux ans et à demander aux enseignants daccompagner un groupe délèves durant cette période, comme ils accompagnent actuellement une classe durant un an. Aux classiques étapes annuelles, on substitue en quelque sorte des étapes de deux ans. Cela change sans doute les conditions de la gestion de classe : planifier sur deux ans permet davantage de flexibilité, mais oblige à " tenir la distance ", du point de vue du contrat avec un groupe, de la discipline, de lusure des tactiques des uns et des autres. On se trouve toutefois dans un cas de figure assez familier si lon revient à lépoque rurale de la scolarisation : dans les campagnes, il nétait pas rare quun enseignant soit en charge dune classe dite " à plusieurs cours " ou " à degrés multiples ", parce que les effectifs ne permettaient pas de composer des classes dun seul niveau. Cette organisation a perduré dans les zones à faible densité de peuplement. On maintient alors des programmes annuels et une possibilité de redoublement, mais elle est en général nettement moins utilisée, car lenseignant organise les apprentissages sur deux ans (ou davantage).
Une autre façon prudente dorganiser des cycles est de maintenir le principe dun passage des élèves dun enseignant à un autre en fin dannée scolaire, mais sans redoublement et en invitant les enseignants à travailler en équipe, de sorte à accroître la continuité des prises en charge. Cest le modèle de lenseignement primaire français depuis la loi de 1989, avec des mises en uvres très diverses, allant du respect presque intégral des niveaux annuels (sans redoublement officiel) à un véritable travail déquipe poursuivant des objectifs de fin de cycle.
Pour aller plus loin, il faut accepter de se détacher encore plus fortement des étapes annuelles. Certes, lannée scolaire restera lunité longue qui rythme le temps scolaire. Il est donc assez normal quon se fixe des objectifs de fin dannée et quon fasse un bilan juste avant les " grandes vacances " ou au début de lannée scolaire suivante. Toutefois, on peut concevoir un cycle dapprentissage pluriannuel qui, pour linstitution, ne serait régi que par des objectifs de fin de cycle, leur structuration en étapes intermédiaires (trimestrielles, semestrielles, annuelles ou autres) étant laissée à lentière initiative des enseignants.
Actuellement, les systèmes scolaires balisent et normalisent très inégalement la structuration interne dune année scolaire. Les uns ont conservé des trimestres ou semestre officiels, avec des programmes, mais surtout des évaluations rythmées en conséquence ; dautres définissent un programme annuel et laissent aux enseignants la responsabilité de la progression, donc de lordre des contenus aussi bien que du temps accordé à chaque chapitre dans le " texte du savoir ". Dans lenseignement secondaire, la " ronde " des disciplines impose une grille horaire qui régit les emplois des professeurs aussi bien que les activités des élèves. À lécole primaire, une telle grille est plus indicative et désigne de grands équilibres, plutôt quune répartition à honorer chaque semaine. Lenseignement primaire genevois illustre le sens dune évolution assez générale : il y a trente ans, les enseignants devaient respecter strictement la grille horaire, non seulement en accordant à chaque discipline son dû exact, mais en prévoyant le moment de la semaine où lon ferait de la grammaire, de la géographie ou du calcul mental. De plus, le plan détudes imposait une progression mois par mois, si bien quon savait quel verbe devait être travaillé dans la seconde moitié de novembre et quelles figures géométriques devait être étudié en avril. Aujourdhui, le contrat est annuel, la répartition du temps est une moyenne et les enseignants construisent et remanient à leur guise leur planification, au fil des mois
On voit bien que cette évolution a partie liée avec lélévation du niveau de compétences et la professionnalisation du corps enseignant. Cest une condition nécessaire pour envisager des cycles dapprentissage pluriannuels : à quoi bon travailler sur des temps plus longs si les enseignants sont enserrés dans un corset qui les empêche de prendre des décisions en fonction de leur classe ? Les systèmes éducatifs, les parents et les enseignants restent très ambivalents face à de plus vastes espaces-temps de formation. Pour les administrations et les parents, cest un pari sur les capacités de planification et de régulation sur deux ans ou davantage, donc un risque. Pour les enseignants, cest une responsabilité et une angoisse.
Pourquoi aller dans ce sens ? On introduit les cycles dapprentissage dans de nombreux pays, de façon timide ou audacieuse, en général pour lutter contre le redoublement, espacer les échéances évaluatives, accroître la continuité de la prise en charge éducative, mieux tenir compte des rythmes et individualiser les parcours de formation. Dans le meilleur des cas, les cycles sinscrivent dans la recherche dun enseignement stratégique (Tardif, 1992, 1998) et dune pédagogie différenciée (Meirieu, 1989, 1990 ; Perrenoud, 1995, 1997).
Jai soutenu que lidée de cycle était encore une " auberge espagnole " (Perrenoud, 1998 a). Lon ne peut donc poser les problèmes de gestion de cycle de façon univoque, tant est grande la diversité des conceptions. À un extrême, on séloigne à peine des fonctionnements annuels et aucun problème de gestion nouveau nest véritablement posé. A lautre, tout est inédit et lon manque de bases conceptuelles, et plus encore de recul, pour identifier des modes émergents de gestion et les expertises correspondantes.
Une conception plus précise dun cycle dapprentissage
Pour avancer, il faut donc savancer et plaider pour une conception plus définie des cycles. Jai tenté ailleurs cet exercice (Perrenoud, 1997, 1998 b). Je ne reprends ici que les principaux éléments, sous forme de neuf thèses :
1. Un cycle dapprentissage nest quun moyen de faire mieux apprendre et de lutter contre léchec scolaire et les inégalités.2. Un cycle dapprentissage ne peut fonctionner que sur la base dobjectifs de fin de cycle, qui constituent le contrat pour les enseignants, les élèves et les parents.
3. Il importe de développer dans les cycles pluriannuels plusieurs dispositifs ambitieux de pédagogie différenciée et dobservation formative.
4. La durée de passage dans un cycle doit être standard, pour forcer à différencier sur dautres dimensions que le temps et à ne pas favoriser un redoublement déguisé.
5. Un espace-temps de formation de plusieurs années ne peut atteindre ses buts que si les démarches et situations dapprentissage sont repensées dans ce cadre.
6. À lintérieur dun cycle, les enseignants sorganisent librement et diversement. Le système leur propose des outils à titre indicatif : balises intermédiaires, modèles dorganisation du travail et de groupement des élèves, outils de différenciation et dévaluation.
7. Il est souhaitable quun cycle dapprentissage soit confié à une équipe pédagogique stable, qui en soit collectivement responsable durant plusieurs années.
8. Les enseignants doivent recevoir une formation, un soutien institutionnel et un accompagnement adéquats pour construire de nouvelles compétences.
9. La quête dun fonctionnement efficace en cycles est une longue marche, à considérer comme un processus négocié dinnovation, qui sétale sur plusieurs années.
La rénovation de lenseignement primaire genevois pourrait sorienter vers deux cycles de quatre ans assez proches de ces thèses : 4-8 ans et 9-12 ans. À Genève, la scolarité enfantine et primaire est de huit ans, organisée en huit degrés annuels, dont deux préobligatoires. Le redoublement existe toujours, il est de lordre de 2 à 4 %, selon les degrés. Lécole primaire est suivie dun cycle dorientation (enseignement secondaire) de trois ans, avec lequel sachève la scolarité obligatoire. Les enseignants primaires sont généralistes ou polyvalents, ils maîtrisent et enseignent toutes les disciplines. Certains sont titulaires de classes, dautres interviennent en appui (généralistes non titulaires, GNT). Dans certaines disciplines (musique, arts plastiques et éducation physique) lenseignement est renforcé par des spécialistes (MS).
Cest dans ce contexte que le Groupe de pilotage de la rénovation (1998) propose, pour lenseignement primaire genevois, des cycles dapprentissage définis comme suit :
1. Le cycle pluriannuel est défini par une série dobjectifs dapprentissage que tous les élèves doivent atteindre en fin de cycle. Ces objectifs, qui seront définis en temps utile par linstitution, sinscrivent explicitement dans la continuité des objectifs de formation (instruction et éducation) de lécole primaire et de la scolarité obligatoire.2. Les programmes annuels, aussi longtemps quils subsistent, nont quun statut indicatif. On cesse de sy référer au fur et à mesure quon devient capable de gérer les progressions en fonction des objectifs de fin de cycle et de fin de cursus.
3. Il ny a plus de référence aux degrés dans les inscriptions, dans le carnet, dans la formation des classes ou des groupes, dans les fichiers et statistiques scolaires, dans lattribution des enseignants. Un élève appartient officiellement à un cycle, auquel il est intégré en fonction de son âge, même sil vient dun autre système scolaire. La référence aux degrés devrait peu à peu disparaître des méthodologies et moyens denseignement officiels mis à la disposition des écoles. Elle perd également son sens en ce qui concerne les épreuves communes ou autres évaluations standardisées.
4. La notion de redoublement ne veut plus rien dire, puisquil ny a plus de degrés et quon ne peut évidemment redoubler lensemble dun cycle, ni même la dernière année dun cycle.
5. La durée normale de traversée du cycle par un élève est égale à la durée officielle du cycle : on passe par exemple trois ans dans un cycle de trois ans, ni deux, ni quatre ! Des règles strictes garantissent que les parcours réels des élèves ne sécartent de cette norme que de façon exceptionnelle, avec des mesures personnalisées, négociées de cas en cas.
6. Durant tout le cycle sont mis en place des dispositifs efficaces de pédagogie différenciée, qui visent à permettre à tous les élèves datteindre les objectifs dans le même temps.
7. En fin de cycle, pour les élèves encore loin des maîtrises visées, on prévoit des mesures intensives, prolongées, au début du cycle suivant, par des modules de mise à niveau et de consolidation différenciée. On peut envisager des structures ad hoc de transition entre cycles successifs.
8. Lévaluation se fait sans notes. Elle est critériée et formative. Elle permet de situer régulièrement chaque élève par rapport aux objectifs visés en fin de cycle et en fin de cursus primaire. Des outils dobservation et dévaluation sont mis à disposition par linstitution. Les parents sont régulièrement informés de la progression de leur enfant, sur la base dun " cahier dévaluation " fondé sur diverses sources (autoévaluation, observation, épreuves, entretiens, etc.). Ce cahier est conçu par chaque école sur la base de quelques principes généraux.
9. Des structures cohérentes avec les cycles sont développées pour tenir compte des enfants immigrés (préalablement scolarisés ou non), aussi bien que des enfants en intégration ou fréquentant actuellement la division spécialisée ou des structures daccueil.
10. Une nouvelle articulation est mise en place avec le cycle dorientation à la fin du dernier cycle primaire, en fonction de lévolution des programmes et des structures du cycle et au gré dune concertation. Les objectifs du cursus primaire et du cycle final du primaire sont reconnus et validés comme les bases de la scolarité secondaire et leur maîtrise joue un rôle explicite dans lorientation en septième.
À ces caractéristiques pédagogiques dun cycle dapprentissage, le même document ajoute des propositions quant à sa gestion :
a. Les élèves dun cycle, dans une école, sont confiés à une équipe pédagogique solidairement responsable de leur coexistence harmonieuse, de leur travail et de leur progression vers les objectifs tout au long du cycle, ainsi que de leur évaluation et de linformation régulière des parents. Au sein du cursus, les équipes veillent à la cohérence entre les cycles.b. Les enseignants collectivement responsables du cycle regroupent les élèves de la façon qui leur paraît optimale dans la perspective dune pédagogie différenciée. Ils jouent donc, en plus de lappartenance de chaque élève à un groupe-classe, sur des groupes de travail diversifiés, monoâges ou multiâges, homogènes ou hétérogènes, définis comme des groupes de besoin, de projet, de niveau, de soutien, etc. Les enseignants se répartissent les tâches en conséquence, de préférence de façon flexible et mobile.
c. Léquipe rend compte de lusage de son autonomie dorganisation, elle est donc capable dexpliquer et de justifier son système de travail et ses modes de différenciation auprès des instances mises en place à cet effet.
d. Dans un groupe scolaire (bâtiment ou ensemble plus large), léquipe compte, en gros, le nombre de postes qui auraient été attribués à lencadrement des mêmes élèves dans une organisation en degrés avec titulaires, MS et GNT. Autrement dit, le passage à un cycle nimplique ni accroissement, ni diminution des forces de travail. À moyen terme, on peut définir les forces par un rapport entre nombre délèves et nombre de postes denseignants, standard ou modulé selon les caractéristiques du public scolaire.
e. À lintérieur de cette enveloppe, la division du travail dépend de léquipe, il ny a plus de différences entre généralistes titulaires et non titulaires. Lapport des MS doit encore être clarifié.
f. Léquipe dispose des espaces et des moyens matériels qui seraient dévolus à lencadrement des mêmes élèves dans une organisation en degrés. Les locaux sont regroupés. Léquipe les utilise à sa guise, en fonction des dispositifs pédagogiques mis en place.
g. À la fin de chaque année, léquipe se sépare des élèves arrivant en fin de cycle. À la rentrée suivante, elle accueille de nouveaux élèves.
h. Léquipe informe les parents des élèves, selon des modalités variées, et les associe autant que possible aux discussions qui dessinent le fonctionnement interne du cycle dapprentissage.
i. Dans la règle, léquipe pédagogique désigne un de ses membres pour assurer les tâches de coordination et pour la représenter au niveau de lécole et de lextérieur.
j. Dans les grandes écoles, on peut constituer plusieurs équipes pédagogiques distinctes, chacune prenant en charge une partie des élèves, mais toujours sur lensemble du cycle.
Une partie de ces caractéristiques sont propres à un système éducatif particulier. Au moment où cet article est rédigé, une réforme de lenseignement primaire est proposée dans ce sens (Groupe de pilotage, 1999), mais aucune décision nest prise. Mon propos nest pas ici de réfléchir sur la réforme genevoise, mais dadopter cette conception dun cycle dapprentissage pluriannuel pour identifier les problèmes de gestion tels quils sont redéfinis ou créés par une telle organisation.
III. Gestion dun cycle dapprentissage pluriannuel
Lorsquon sait gérer un petit espace (ou un petit budget) et quon " hérite " dun plus grand, on peut tenter de le fractionner en plusieurs parties de moindre taille, pour se retrouver dans le cas de figure précédent. Si le désir des enseignants est de retrouver, dans un cycle dapprentissage, lexacte autonomie dont ils bénéficiaient dans leur classe, sans construire de compétences nouvelles, ils nauront de cesse de réinventer les niveaux annuels et les groupes fermés. Même alors, on fait surgir un besoin de coordination, donc un niveau inédit, sinon de gestion, du moins dharmonisation des principes et des politiques de gestion. Ce dernier peut cependant se réduire à presque rien si on revient au " chacun pour soi ". comme on peut assez souvent lobserver en France dans des cycles en principe gérés en interdépendance.
Pour anticiper les nouveaux problèmes de gestion que poseront les cycles dapprentissage pluriannuels, il est évidemment plus intéressant dimaginer une équipe pédagogique qui, loin de chercher à " faire du vieux avec du neuf ", tenterait de tirer tous les bénéfices possibles dune telle structure. Une telle équipe aurait besoin de courage, dimagination, car elle devrait prendre des risques, pour sortir des sentiers battus. Pour quelle ne saventure pas en terre inconnue, il importerait que la recherche, les mouvements pédagogiques, les formateurs ou les responsables scolaires favorables à de tels cycles dapprentissage proposent des modèles acceptables de gestion de cycle à partir des expériences connues aussi bien que dune conceptualisation plus pointue de lorganisation du travail en milieu scolaire.
Le groupe-classe, du port dattache à la tour de contrôle
Une équipe pédagogique en charge dun cycle de quatre ans, accueillant par exemple une centaine délèves, aura au départ du mal à imaginer que chacun deux puisse se sentir membre dun ensemble aussi vaste. Cela paraîtra " impensable " pour de jeunes enfants. Même pour des adultes - sauf en général à luniversité - lintégration à un groupe de taille raisonnable, au moins pour une partie de la semaine, sera considérée comme une source didentité et de sécurité. On sorientera donc rapidement vers lappartenance de chacun à un " groupe de base ". Il restera &endash; si le système éducatif na pas codifié cet aspect en détail ! &endash; à définir la place et les fonctions dun tel groupe. On saccordera sans doute assez vite pour lui assigner une mission " psychoaffective " : se vivre comme membre dune communauté, se sentir quelque part " chez soi ", un peu comme les adultes réintègrent la cellule familiale pour compenser le caractère souvent anonyme, décousu ou tendu de la vie au travail. Cette fonction répond aux besoins immédiats des personnes, à la limite indépendamment de tout enjeu de formation. On peut, faisant de nécessité vertu, la doubler dune mission de socialisation : cest à la faveur dune appartenance durable à un groupe de base quon développerait la responsabilité, la solidarité, le respect mutuel, le débat démocratique.
Si lon sen tenait là, on pourrait considérer que le groupe de base fait figure doasis, de " lieu où renaître ", dendroit protégé des urgences de la " production ", en loccurrence les apprentissages disciplinaires ou la construction de compétences transversales. Assez spontanément, les équipes chargeront en outre ce groupe dune fonction de pilotage des parcours de formation des uns et des autres. En effet, la personne responsable de ce groupe &endash; maître de classe, professeur principal, tuteur, mentor, enseignant de référence, etc. &endash; apparaîtra rapidement comme celle qui connaît le mieux " ses " élèves et peut donc avoir une vue densemble de leurs besoins, de leur trajectoire dans le cycle et donc des orientations à proposer pour la suite de leur parcours de formation. Si bien quon gérera donc dans un groupe de base non seulement des identités et des sentiments dappartenance, ce qui est essentiel dans les organisations, mais des itinéraires de formation et les décisions qui les infléchissent. Cette fonction de " tour de contrôle " sajoute assez naturellement à celle de " port dattache ".
Le désaccord surgira, en général, sur la question de savoir si le groupe de base est aussi le cadre des apprentissages disciplinaires. Aucunement, diront les plus radicaux, alors que pour dautres, il doit demeurer le cadre privilégié de la plupart des apprentissages scolaires, avec un seul enseignant polyvalent au primaire, un ensemble de professeurs spécialisés au secondaire.
Sil devient le cadre unique du travail scolaire, un cycle dapprentissage ne se distinguera des degrés annuels que par labsence de redoublement, des échéances plus éloignées et la continuité des progressions vers des objectifs de fin de cycle. Cette continuité serait alors assurée par le fait que le même enseignant ou la même équipe accompagnent les élèves durant toute la traversée du cycle dapprentissage, selon deux modalités possibles :
On peut douter de lintérêt dun modèle aussi fermé : les cycles, tels que je les conçois ici, visent non seulement la continuité des progressions sur plusieurs années, mais la possibilité de prises en charge diversifiées. Si chacun restait " enfermé " dans son groupe-classe, avec ses élèves, on se retrouverait dans les mêmes impasses quaujourdhui du point de vue des pédagogies différenciées : même avec des effectifs réduits &endash; or, ils tendent plutôt à salourdir au gré des crises budgétaires &endash; un enseignant seul ne peut faire coexister plusieurs dispositifs de pédagogie différenciée quau prix dune ingéniosité didactique et dune énergie hors du commun. Que, dans lenseignement secondaire, plusieurs professeurs, spécialistes des diverses disciplines, se succèdent dans la même classe ne simplifie pas le problème de la différenciation, au contraire, puisque chacun est " seul maître à bord " durant ses heures. Comme il y a peu de peu de temps pour faire passer un programme, chacun reste tenté par un enseignement frontal entrecoupé dexercices et dépreuves notées.
La réflexion sur la gestion de cycles pourrait utilement sinspirer de lingénierie des pédagogies de groupe développée notamment par Meirieu (1989 a et b), qui tente de faire correspondre des modes de groupement différents à des démarches ou des contenus spécifiques. Lorganisation modulaire quon analysera plus loin va dans le même sens, Dans cette perspective, lapprentissage dans un groupe de base stable (un " groupe-classe " redéfini, éventuellement multiâge) se serait alors quune modalité de travail parmi dautres, dont la place dépendrait doptions de gestion de cycle à prendre par léquipe, en fonction de lensemble des paramètres.
Des objectifs aux groupements
Comment procéder pour organiser la répartition optimale dune centaine denfants entre divers modes de travail et divers types de groupes ? Dans une pédagogie de limprovisation et de leffervescence instituées, on pourrait imaginer des établissements où, chaque matin, lensemble des enseignants et des élèves du même cycle se réunissent pour décider en commun des tâches de la journée, puis se répartissent en conséquence entre différents lieux de travail. Cette planification souple pourrait se faire à des intervalles moins rapprochés, par exemple au début de chaque semaine ou quinzaine, voire de chaque mois.
Ce mode de gestion de cycle nest en soi nullement absurde. Il présenterait lintérêt dune grande flexibilité, mais cest aussi sa limite : il faut du temps, de lénergie, de linventivité et de la méthode pour réorganiser souvent la division du travail. Cela suppose une culture de coopération partagée, non seulement entre les professeurs, mais aussi avec les élèves. Ces derniers devraient faire preuve de beaucoup de lucidité et de discipline, et manifester des capacités métacognitives et expressives qui ne peuvent se développer que graduellement et quil semble plus réaliste dattendre dadolescents ou de jeunes adultes.
Rien, toutefois, noblige à gérer sur ce mode lensemble du temps de travail. On pourrait imaginer quon fonctionne selon ce modèle un jour par semaine ou une semaine sur quatre, les autres temps de travail faisant lobjet dune programmation plus stable, ce qui ne signifie pas nécessairement quelle serait établie pour lensemble dune année scolaire, ni quelle ne laisserait aucune marge à limprovisation et à la flexibilité. Il importe au contraire de planifier des temps (heures, jours ou semaines) non affectés, de sorte à pouvoir tenir comptes des besoins et projets qui émergent en cours dannée.
Comment les problèmes de gestion de cycle se poseraient-ils alors ? Leur traitement exigerait dabord des concepts et le langage correspondant. Une répartition improvisée des tâches attribue des personnes, désignées par leur nom, à des tâches, désignées par leur contenu : les 11 élèves suivants retravailleront la multiplication avec Yves, les 32 élèves suivants travailleront avec Jeanne et Olivier sur lexploration du quartier, etc. Si lon planifie sur plusieurs mois, le niveau dabstraction sélève, au moins pour désigner le contenu des tâches : on en revient à des dénominations de disciplines ou de fractions de disciplines : géométrie, poésie, atelier sur les contes, travail sur textile, lecture de cartes, grammaire allemande, etc. Alors quon peut, dans limprovisation, gérer à la fois les tâches et la composition des groupes, la planification les dissocie : on fixe les types de contenus avant darrêter la répartition des élèves, pour ne pas figer les groupes et conserver la possibilité de les moduler " en temps réel ", selon la progression effective des apprenants et leurs projets et besoins du moment.
Raisonner domaine par domaine
La gestion planifiée dun cycle dapprentissage doit tenir compte de la spécificité des divers contenus et objectifs. Il apparaît donc pertinent de distinguer un certain nombre de " domaines ", appelant chacun une organisation du travail et des modes de groupements spécifiques. Ces domaines pourraient être les disciplines scolaires traditionnelles. Cela paraît presque incontournable dans lenseignement secondaire, puisque les emplois des professeurs sont codifiés en heures denseignement dans leur propre discipline. Même alors, pourrait sautoriser quelque distance par rapport à cette conception classique :
Rien ninterdit par ailleurs de rompre avec le principe dune grille horaire stable durant toute lannée, attribuant à chaque discipline, chaque semaine, exactement les mêmes heures. Pourquoi ne pas envisager des équilibres semestriels ou annuels ? Il nest donc nullement impossible de concevoir des cycles dapprentissage pluriannuels dans lenseignement secondaire, à condition de bouleverser quelques habitudes. La garantie de lemploi, les intérêts acquis, les bastions disciplinaires, linégalité des dotations entre disciplines rendent toutefois ces bouleversements improbables. Il est donc probable quune organisation en cycles raisonnera, au secondaire, discipline par discipline, avec les rigidités qui sensuivent.
Le jeu est plus ouvert dans lenseignement primaire, du fait que des enseignants polyvalents prennent en charge plusieurs disciplines, parfois toutes Une équipe pédagogique responsable dun cycle dapprentissage pluriannuel peut alors saffranchir des grilles horaires et des découpages conventionnels, pour inventer dautres modes de gestion du temps et de division du travail.
On pourrait suggérer à une équipe en quête dun modèle de gestion de travailler dabord les objectifs dapprentissage essentiels, les objectifs de fin de cycle, en se demandant pour chacun sil est préférable de les travailler dans le groupe-classe de base, multiâge ou monoâge, ou dans des groupements dun autre type, modules ou groupes de niveaux, de besoins, de projets, les uns plus homogènes (selon divers critères : âge, niveau, difficultés dapprentissage, intérêts), les autres plus hétérogènes.
On constituerait alors des " familles dobjectifs ", correspondant soit à lentier dune discipline (par exemple une langue seconde), soit un ensemble de disciplines connexes (par exemple géographie-histoire ou divers enseignement de technologie), soit à une partie de discipline (par exemple la géométrie comme partie des mathématiques), soit encore au " mariage " dobjectifs appartenant à deux disciplines, par exemple observation scientifique (aspect de la physique) et rédaction des protocoles et des rapports correspondants (aspect du français). On laissera ici de côté les questions didactiques et épistémologiques que posent ces découpages, en supposant - non sans optimisme ! - que les systèmes éducatifs offrent aux équipes pédagogiques la formation, les appuis et les textes de référence suffisants pour permettre une certaine autonomie sans que chacune réinvente la roue ou fasse des choix aberrants.
Pour chaque domaine ainsi retenu (trois, cinq ou dix pour lensemble du curriculum), les équipes se poseraient ensuite la question de savoir selon quels types de groupements il est préférable de travailler. Il est probable que loptimisation de chaque domaine aboutirait à un ensemble impossible à gérer, chacun ayant des exigences irréalistes en heures, en flexibilité en alternance de divers groupements. On pourrait proposer aux équipes, à ce stade, des régulations du même type que celles qui permettent de construire un budget dans une organisation : dans un premier temps, chaque département raisonne selon sa logique propre, évalue largement ses besoins et fait des propositions dont la somme est irréaliste ; une instance de coordination renvoie alors chacun à sa copie, en fixant des contraintes. Un tel processus aiderait à construire un moyen terme entre des logiques de gestion optimisées pour chaque domaine, mais au départ incompatibles entre elles. Ce mode de construction du cycle serait plus laborieux, mais plus prometteur, quune logique unique, simple, mais médiocrement adaptée aux divers contenus et objectifs. Un tel processus pourrait, au fil de lexpérience et des négociations, conduire à remanier le découpage en domaines et à définir des types de groupements convenant à plusieurs domaines ou sous-domaines. Si bien que le modèle de gestion du cycle pourrait globalement se présenter, in fine, sous la forme dun tableau à double entrée.
Objectifs didactiques et types de groupements
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Mon propos nest pas ici de justifier les lignes, les colonnes ou le placement des astérisques. Ce tableau na dautre but que dillustrer une façon - sans doute encore fort simpliste - de maîtriser la gestion dun cycle dapprentissage pluriannuel.
Le système éducatif pourrait être tenté, devant cette relative complexité, de prescrire un modèle unique de gestion de cycle, ce qui représenterait en apparence un gain de temps et dénergie. En fait, ce serait une perte en termes de professionnalisation du métier denseignant, dautonomie de gestion des équipes, dadéquation aux besoins et compétences des acteurs en présence et dinventivité gestionnaire et curriculaire. Je suggérerai plutôt que le système éducatif propose des modèles de gestion de cycles pluriannuels, laissant les équipes sen inspirer pour composer leur propre système de gestion, en tenant compte des conditions locales, du nombre et du niveau des élèves, de leur absentéisme prévisible, des attentes des parents, des problèmes de maintien de lordre, des espaces effectifs de travail et de déplacement, mais aussi des compétences et des préférences didactiques et pédagogiques des enseignants.
Une évolution dans ce sens contribuerait à développer de nouveaux savoirs sur le rapport entre types dobjectifs (disciplinaires ou transversaux) et types de groupements, notamment quant aux vertus de tel ou tel type dhomogénéité. Les systèmes scolaires ont aujourdhui des doctrines simplistes : pour la plupart, jusquà 12 ans, tout paraît " enseignable " en groupes fortement hétérogènes, à partir de 12 ans la norme sinverse et de nombreux professeurs du secondaire ne conçoivent pas denseigner leur discipline dans des groupes quune sélection préalable naurait pas fortement homogénéisés. Une réflexion didactique sur les contenus et les démarches permettrait sans doute de développer des rationalités plus subtiles. Il est probable que les démarches de projet, les activités de recherche ou le travail par situations-problèmes nexigent pas le même type et le même degré dhomogénéité quun cours magistral ou des travaux pratiques.
On pourrait aussi construire progressivement des éléments de réponse à la question de la taille optimale des groupes. Pour débattre, observer, expérimenter, rédiger, écouter une histoire, monter un spectacle, conduire une enquête, il faut parfois être moins nombreux que dans une classe conventionnelle, alors quon peut facilement, pour dautres activités, regrouper davantage délèves, sans revenir pour autant à un enseignement frontal. Une école à aire ouverte permet par exemple à deux enseignants de fonctionner comme personnes ressources pour soixante-dix élèves travaillant individuellement ou par petits groupes, alors que deux autres adultes travaillent de façon intensive avec des groupes de quinze.
Gérer les progressions sur quatre ans
Une fois stabilisé &endash; pour un temps - un modèle de gestion de cycles par domaines et modalités de travail, léquipe pourrait affronter un autre problème : comment répartir les élèves entre ces diverses modalités. Lattribution à un groupe de base na de sens que pour une certaine durée, disons une année scolaire. Dans les autres cas de figure, une telle stabilité ne simpose pas. Cest évident pour les groupes constitués autour dun projet, puisque leur durée de vie dépend de lavancement du projet. Les groupes de besoins disparaissent lorsque les besoins sont satisfaits et que dautres besoins appellent la constitution de nouveaux groupes.
Les groupes de niveaux peuvent être plus stables, mais avec le risque connu du streaming : reconstituer des filières parallèles et étanches qui cristallisent une hiérarchie et finissent par viser des objectifs différents, alors que dans le cadre dune pédagogie différenciée, les groupes de niveaux doivent au premier chef rétablir une parité, dans une logique compensatoire : les groupes de divers niveaux visent les mêmes maîtrises, avec des démarches et des taux dencadrement adaptés aux difficultés dapprentissage.
Quant aux modules, on le verra plus bas, ils nont aucune raison de " courir " durant toute lannée. Les uns peuvent durer quelques heures, les autres quelques dizaines dheures.
Une équipe en charge dun cycle dapprentissage pluriannuel, qui travaillerait avec ces divers dispositifs, devrait donc résoudre des problèmes de gestion qui sont, dans les établissements fonctionnant par degrés annuels, réglés pour un an, de façon centralisée, par les instances ou les personnes qui composent les classes et confectionnent les horaires. À quoi bon confier de telles tâches à une équipe pédagogique responsable dun cycle si cest pour quelle instaure une organisation du temps, de lespace et des tâches aussi rigide que dans un collège traditionnel ? La décentralisation des décisions de gestion vise aussi une plus grande flexibilité.
Une équipe de cycle serait confrontée à un double défi : procéder à une répartition viable (donc relativement stable) des élèves tout en cherchant à optimiser la progression de chacun. Si différencier, cest mettre aussi souvent que possible chaque élève dans une situation dapprentissage pertinente et féconde pour lui (Perrenoud, 1995, 1997), lenjeu gestionnaire est immense : il ne sagit pas seulement de " faire tourner la machine " en se débrouillant pour que chaque élève soit au travail dans un groupe, sous la responsabilité dun enseignant. Le défi est que cette rencontre entre un apprenant, un enseignant et un savoir ou une tâche, autrement dit lincarnation concrète du triangle didactique, soit à chaque instant optimale. Bien entendu, cest un idéal qui relève du " meilleur des mondes " et dont la réalisation permanente et intégrale confinerait au cauchemar. Disons quil reste en général une marge suffisante pour sauvegarder la liberté des uns et des autres et quune bonne gestion de cycle vise un idéal, mais se satisfait dune adéquation " raisonnablement optimisée " des situations dapprentissage.
Les décisions dont dépend cette " optimisation raisonnable " seront pour une part prises à lintérieur des groupes constitués, eux-mêmes plus ou moins durables. Cest ce quon peut appeler la différenciation interne. La différenciation externe se jouera dans lattribution des élèves à des groupes et dans la décision de changer tel ou tel de groupe à certains moments opportuns. Ce problème se pose déjà dans le cadre de la gestion dune classe, lorsque lenseignant travaille par ateliers ou sous-groupes. Sa compétence est alors de répartir au mieux ses élèves entre ces divers foyers dactivité, en trouvant une ligne médiane entre un brassage perpétuel et une stabilité aussi peu convaincante. À léchelle dun cycle pluriannuel, le problème gestionnaire est de même nature, mais la décision porte sur un plus grand nombre délèves. Elle doit être prise par une équipe et ne peut donc être improvisée, ni modifiée aussi souplement que par un seul décideur.
Gérer de tels problèmes en équipe, pour un grand espace-temps de formation, exige des outils de pilotage, parmi lesquels, évidemment, lévaluation constante des acquis et des progressions (outils dévaluation formative, portfolio) et une mémoire efficace et partagée des décisions prises et des activités suivies par chacun, grâce à des outils informatiques appropriés, mais aussi à des concepts et un langage adéquats, empruntés ou forgés par léquipe. Une gestion de classe dont tous les éléments sont " dans la tête " dune seule personne nest plus adaptée à la complexité dun cycle dapprentissage pluriannuel confié à une équipe. Les savoirs de gestion doivent être peu à peu formalisés (à usage interne) et soutenus par des procédures et des instruments partagés. Les savoirs gestionnaires que déploient les enseignants familiers des méthodes actives sont en partie intuitifs et résistent à lexplicitation (Faingold, 1993, 1996). Lenjeu des cycles est de les partager et de les enrichir, plutôt que de paralyser chacun !
Division du travail, coordination, régulations
Tout cela renvoie, bien entendu, à la question de savoir sil y a un pilote dans lavion. Ce pilote est nécessairement collectif, dans la mesure où il serait malheureux de créer une fonction hiérarchique " de proximité ". Ce choix nest pas absurde en lui-même, de nombreux métiers confient la coordination à un chef déquipe, dans un atelier, un magasin, un chantier par exemple.
Le niveau de professionnalisation des enseignants devrait permettre la définition dune fonction de coordinateur de cycle sans statut hiérarchique, que chaque membre de léquipe occuperait à tour de rôle, par exemple pour deux ans. Un coordinateur de cycle ne prendrait pas de décisions importantes, son rôle serait de structurer la concertation et le travail de décision de léquipe. Lémergence dun tel rôle consoliderait la dimension coopérative du métier denseignant (Gather Thurler, 1994, 1996), aiderait à sortir de lindividualisme.
Il resterait à trouver un compromis acceptable entre lautonomie de chacun et la cohérence de lensemble. Les choix gestionnaires ne peuvent, dans aucun système, être faits à un seul niveau. Dans les systèmes éducatifs conventionnels, ils sont opérés en partie au niveau central, par ladministration scolaire, qui prescrit les programmes, les horaires, les espaces, lameublement et léquipement des classes, parfois les moyens denseignement et les démarches didactiques, souvent les procédures dévaluation et le calendrier. Cela laisse un espace dautonomie de gestion aux établissements, aux équipes et aux enseignants pris individuellement.
Dans le contexte actuel, qui valorise lautonomie des établissements, si lon fonctionne par cycles pluriannuels confiés à des équipes, on aboutit en effet à ces quatre niveaux de décision : le système, létablissement, léquipe de cycle et les enseignants en charge dun groupe. Le Groupe de pilotage de la rénovation genevoise (1999) propose que ladministration fixe un plan-cadre assez global et laisse une large autonomie aux autres niveaux, en suggérant une répartition des décisions dans un tableau indicatif.
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(N.B. chaque niveau inclut les critères du niveau précédent) |
1. Établissement (bâtiment ou groupe scolaire) |
1.1 Information/association des parents. 1.2 Coordination avec lenseignement spécialisé et les structures daccueil. 1.3 Aménagement des espaces et horaires scolaires. 1.4 Concertation des choix de formation continue. 1.5 Projet détablissement. 1.6 Aménagement des passages dun cycle au suivant. 1.7 Coordination entre les cycles, éventuels modules de transition, modalités de suivi. 1.8 Politique des dérogations à demander pour abréger ou allonger le cursus dun élève à titre exceptionnel. 1.9 Droits, obligations et participation des élèves de lécole. |
2. Cycle dapprentissage |
2.1 Principes dorganisation interne du cycle (tranches, modules, division du travail entre enseignants, etc.). 2.2 Interprétation commune des objectifs et des balises. 2.3 Démarches pédagogiques et didactiques dans les disciplines. 2.4 Moyens denseignement. 2.5 Conception et modalités de lévaluation formative. 2.6 Gestion des progressions et de la circulation des élèves entre groupes, modules, tranches ou autres dispositifs. 2.7 Gestion des parcours durant le cycle. |
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3.1 Contrat didactique. 3.2 Attitude, relation pédagogique. 3.3 Exigences, règles disciplinaires. 3.4 Mode de régulation des conflits, absences, déviances. 3.5 Fonctionnement en conseil de classe ou son équivalent. 3.6 Mise en place de dispositifs et de situations denseignement-apprentissage. 3.7 Suivi formatif des élèves et de leurs apprentissages. |
Source : Groupe de pilotage de la rénovation (1998, 1999).
Chacun item et son placement dans le tableau prêteraient à discussion. Peu importe ici leur détail : ce tableau suffit à suggérer à la fois quune équipe de cycle est un niveau dautonomie et ne décide pas de tout, parce quelle doit :
On voit que le fonctionnement en cycle exigerait, parmi dautres conditions, un équilibre optimal entre des décisions collectives, sans lesquelles le cycle perd de sa cohérence et donc de son intérêt, et les décisions individuelles tenant compte de la réalité des acteurs en présence, du contrat et du rapport qui les lient.
IV. La gestion modulaire du parcours de formation
La notion dorganisation modulaire dune partie du curriculum a été évoquée sans être approfondie. Il est temps den traiter plus explicitement, pour illustrer une partie des nouveaux problèmes de gestion que pose le fonctionnement en cycles dapprentissage pluriannuels.
La notion de module a été développée dabord dans les formations dadultes, certaines formations professionnelles et certaines formations universitaires structurées par unités capitalisables. On retient volontiers des modules lune de leurs caractéristiques : fragmenter le curriculum en unités discrètes, qui permettent de rompre avec les programmes annuels et les itinéraires imposés. Cest une des clés de toute individualisation des parcours de formation (Bautier, Berbaum et Meirieu, 1993 ; Bureau de la valorisation des innovations pédagogiques, 1998). Cet aspect nest pas négligeable durant lenseignement obligatoire, même si les programmations didactiques y sont moins souples, ne serait-ce quen raison de la vocation à développer une culture commune autant que de répondre aux besoins particuliers des uns et des autres.
Je retiendrai toutefois des modules une autre caractéristique : la création despace-temps de formation ayant chacun une mission limitée et, en principe, les moyens de la réaliser sans se disperser. Jai analysé ailleurs (Perrenoud, 1997) le phénomène du zapping scolaire permanent : au gré dune grille horaire stable, les élèves passent dune discipline à lautre, dheure en heure, et quittent la tâche au moment où lon pourrait commencer sérieusement à sattaquer à leurs difficultés dapprentissage. Quelques jours ou une semaine plus tard, ils retrouvent les mêmes obstacles, sy heurtent, mais ne les dépassent pas et sont à nouveaux la fois sauvés et condamnés par le gong.
Un module autorise une gestion à flux tendus, dans un compte à rebours permanent, qui régule les activités en fonction du temps qui reste et de la distance de chaque apprenant à lobjectif spécifique du module. Autrement dit, cest le cadre privilégié dun véritable enseignement stratégique (Tardif, 1996). Alors que dans une classe, on ne gère à flux tendus que la progression de la classe dans le programme annuel, un module invite à gérer à flux tendus les apprentissages de chaque élève vers les objectifs du module.
Centration thématique, objectifs délimités, temps resserré, rythme soutenu, horizon rapproché (quelques semaines au plus), évaluation critériée, préparation didactique pointue, démarche intensive, contrat didactique spécifique, un travail modulaire pourrait, dès lécole primaire, accroître lefficacité de lenseignement, en optimisant notamment le " time on task " cher à Carroll (1965) et en adoptant certains acquis de la pédagogie de la maîtrise.
Divers problèmes se posent alors :
Ces problèmes relèvent de la structuration du curriculum plus autant que de la gestion dun cycle. Ils ont été abordés ailleurs (Perrenoud, 1997 ; Wandfluh et Perrenoud, 1999). Examinons plutôt ici deux aspects de la gestion dun module : le flux tendu et la différenciation interne.
Gérer les apprentissages à flux tendus
Toute lécole donne limage dune tension permanente vers les objectifs. Elle se manifeste toutefois dans le discours davantage que dans le travail proprement dit. Certes, chaque enseignant consciencieux rêve de mettre constamment ses élèves en situation dapprendre, donc de chercher, de calculer, de rédiger, de réfléchir, dargumenter, dobserver, de raisonner, de construire, etc. Hélas, lorganisation du temps scolaire invite à proposer des tâches, à en contrôler autant que possible lexécution, davantage quà observer et réguler des processus dapprentissage.
Cest en partie la conséquence dune organisation bureaucratique de la scolarité. Comment pourrait-on apprendre sans interruption, 25 à 35 heures par semaine, 40 semaines par an, durant dix à quinze ans de sa vie denfant et dadolescent ? Nul ne peut survivre à son parcours scolaire sans temps morts. Le métier délève (Perrenoud, 1994) consiste notamment à feindre dêtre présent, actif, attentif tout en jouant, rêvant, bavardant, bref en échappant à la tâche assez habilement pour ne pas être constamment rappelé à lordre ou sanctionné.
La gestion de classe experte concilie en permanence deux logiques apparemment antagoniste : faire travailler la classe tout en permettant à chacun, par moments, de " souffler ". Dans une armée, on envoie à tour de rôle les soldats " en permission ", croyant de la sorte maîtriser leur investissement. Lécole fait de même en marquant des pauses et en autorisant certains élèves, de temps en temps, à " soccuper " ou moins hypocritement à être " en roue libre ", à condition de " ne pas déranger ceux qui travaillent ".
Lillusion est de croire quen contrepartie, l'on obtiendra un investissement sans faille au moment où il faudra " travailler sérieusement ". Assez naturellement, les élèves, comme les soldats, cessent pour la plupart de travailler dès quils le peuvent sans sattirer des ennuis, autrement dit dès que les mailles du filet se relâchent.
Un module est en quelque sorte une tentative denrayer cette fuite invisible, en particulier pour les élèves en difficulté. Il ne suffit pas de mettre fin au zapping et de limiter les échappatoires pour que tous investissent tout au long dun module, sans une seconde de défaillance. Des tâches sans intérêt, dénuées de sens ou hors de portée des apprenants, susciteront de toutes façons un rejet plus ou moins manifeste, quelle que soit lorganisation du travail. Parfois, un contrôle serré peut pousser au travail et donc favoriser lapprentissage, mais cest seulement lorsquun travail assidu et contraint suffit à garantir les acquis ; cela ne vaut que pour des apprentissages de bas niveau taxonomique, proches du dressage, de lordre de ceux quon affectionne dans linstruction militaire. Dès quon sécarte du drill, il faut que le sujet sengage dans la tâche, intellectuellement et affectivement, pour avoir une chance dapprendre. Or, cela ne se commande pas. Ni la peur, ni la surveillance serrée, ne rendent curieux et intelligemment actif.
Travailler en modules ne dispense donc aucunement dinventivité didactique. Au contraire, lengagement intensif sur un type dapprentissage peut mettre cruellement en défaut le manque de sens de certaines activités et leur faible adéquation au niveau, aux besoins ou aux intérêts des apprenants. Seule cette adéquation peut rendre linvestissement supportable. Un module na rien dun camp de travail forcé, il devrait plutôt évoquer un jeu auquel chacun se prend comme si sa vie en dépendait, non par calcul, mais par passion. Cest pourquoi les approches constructivistes, les démarches de projets, le travail par problèmes ouverts et situations-problèmes sont au cur du fonctionnement dun module tel quil est conçu ici (Vellas, 1998).
Est-ce à dire que les choses suivent leur cours comme par magie, pour peu quon ait de " bonnes idées didactiques " ? Ceux qui organisent des jeux ou des rencontres sportives savent à quel point la partie ne peut se dérouler que si tout a été préparé dans ce sens. La gestion dun module passe par lanimation dune démarche collective, doublée dinvitations et dincitations personnalisées à lintention de joueurs les moins autonomes. Ses outils les plus visibles sont donc lobservation, linterprétation, la métacognition, lintervention, la négociation, la régulation " en direct ". Or, derrière cette apparente improvisation, il y a un travail essentiel de :
Dans une classe, si une activité " tombe à plat ", dégénère ou ne donne pas les résultats attendus, on peut toujours " passer à autre chose ". Dans un module, on est privé de telles portes de sortie. Par ailleurs, le temps est compté. On ne peut multiplier les manuvres dilatoires et les temps morts, sous peine de ne pas atteindre lobjectif. Ceux qui travaillent de la sorte (Wandfluh et Perrenoud, 1999) relèvent que la préparation didactique et matérielle est plus approfondie et pointue, donc plus fatigante. Le flux tendu exige quon tente de ne rien laisser au hasard, donc quon anticipe autant que possible les dérives et les incidents les plus probables, quon envisage des parades, quon multiplie les outils, les réserves didée et de matériel.
On est loin de la gestion tranquille dun entraînement de routine. La construction et la gestion dun module sapparentent davantage à la préparation précise, presque obsessionnelle, dune mission, dune compétition ou dun spectacle. Ces comparaisons avec des activités militaires, sportives ou artistiques nont aucune signification idéologique : elles renvoient à des univers de travail où rien nest laissé au hasard, parce que du moindre détail peut dépendre le succès de lentreprise.
On voit immédiatement quune gestion à flux tendus mobilise une énergie, une intelligence individuelle et collective, une concentration sans commune mesure avec la conduite moyenne dune classe. Il sensuit quon ne peut vivre à ce rythme en permanence. Ce qui peut conduire à de savantes alternances ou à des solutions plus radicales : exiger moins dheures de présence à lécole, pour les rendre plus intenses.
Les enseignants qui ont expérimenté ce fonctionnement disent que, sortis des modules, ils transposent certaines " fonctionnements modulaires " dans la gestion ordinaire de la classe. Ce qui suggère quune partie des compétences de gestion dun groupe consiste à jouer de façon optimale sur la préparation en amont, la régulation en temps réel et lanalyse a posteriori de la " partie " Indépendamment de leurs vertus espérées dans la lutte contre les inégalités, les modules apparaissent des analyseurs du travail enseignant, non seulement aux yeux dun observateur un peu ergonome, mais pour les praticiens eux-mêmes.
Faire de la différenciation la règle
Ce second aspect du fonctionnement en module est lui aussi un verre grossissant pour analyser une dimension cruciale de la gestion de classe : le traitement des différences et de lhétérogénéité. Dans une classe, le principe qui sous-tend laction de lenseignant est souvent de rendre lhétérogénéité supportable, moralement et pratiquement.
Moralement, il est, inconfortable, à chaque instant, de prendre la mesure de la distance qui demeure entre lhétérogénéité des apprenants et la part de différenciation de lenseignement quon parvient à mettre en place. Lenseignant évite donc, plus ou moins consciemment, les domaines et les activités qui mettent cette distance trop en évidence.
Pratiquement, la classe devient ingérable si les tâches proposées donnent lieu à de trop grands écarts : les uns ont achevé le travail, alors que les autres ont à peine compris ce quil fallait faire. Il faut donc :
Ces mesures dispensent de différencier véritablement son enseignement, cest pourquoi elles sont loin dêtre optimales, du point de vue de la progression et de la régulation des apprentissages. Leur vertu est ailleurs : elles permettent de survivre sans déséquilibres majeurs en classe et dans le métier.
Dans un module, le souci defficacité interdit de se borner à rendre lhétérogénéité " vivable ". Lenjeu est de faire apprendre. Du coup, la seule réponse acceptable à lhétérogénéité, cest la différenciation. Bien entendu, on se trouve alors devant toutes les impasses de la pédagogie différenciée. Le fait de travailler en module ne donne pas par miracle tous les outils. Il oblige en revanche à progresser.
On saisit là une relation décisive entre mode de gestion de classe et pratique réflexive. Certaines formes de gestion de classe, une fois " rôdées ", permettent au professeur de ne plus trop se poser de questions, parce que les problèmes sont " sous contrôle ", à défaut dêtre résolus. Un enseignant qui a jugulé les tendances des élèves à lindiscipline ou à la paresse, et masqué leur hétérogénéité - sauf au moment de lévaluation - peut couler des jours relativement tranquilles, sans progresser dun pouce, tout au long de sa carrière, vers une pédagogie différenciée.
Travailler en module met au contraire, chaque jour, le maçon au pied du mur : ou apprendre à différencier ou être confronté à un échec dautant plus difficile à vivre quon ne peut se dire " Il y avait tant de choses à faire et si peu de temps à limpossible, nul nest tenu ! ". Dans un module bien conçu, dont le public a été correctement orienté, lenseignant na rien dautre à faire que de permettre à tous de construire des savoirs ou savoir-faire bien délimités, en un temps raisonnable. Sil ny parvient pas, cest que ses démarches didactiques et ses méthodes dobservation et dintervention ne sont pas à la hauteur des différences entre élèves.
On peut donc faire lhypothèse, validée par les premières observations, que ce mode de gestion stimule la pratique réflexive, la coopération, la remise en question des évidences et des routines, la formation continue. Ce qui suggère que les modes de gestion les plus intéressants se jugent non seulement à leurs effets sur les élèves, mais à la dynamique de professionnalisation quils alimentent
V. Des compétences de
gestion de classe
aux compétences de gestion de cycle
Les quelques éléments qui précèdent ne font pas le tour du problème, mais ils suffisent pour poser la question des compétences et de lexpertise des enseignants dans le domaine de la gestion despaces-temps de formation.
Que faut-il savoir et savoir faire pour gérer une classe ou de plus vastes espaces-temps de formation ? Sil fallait esquisser une première liste, je dirais que les ressources mises en uvre sont variées :
À cela sajoute la capacité de coopérer avec dautres enseignants dès lors quon partage avec eux, plus ou moins formellement, la responsabilité dun espace-temps de formation ou simplement quon organise des échanges ou des décloisonnements ponctuels.
À supposer quon se mette daccord sur tous ces points, la question suivante pourrait être : où tout cela sapprend-il ?
Partout, dira-t-on sans doute : en partie en formation initiale, en partie en formation continue et pour le reste, " sur le tas ", par lexpérience, par essais et erreur, en réfléchissant, en travaillant en équipe, en discutant avec les élèves.
En formation initiale, quelle est la place de la gestion de classe ? Une entrée parmi dautres ? Un travail dintégration des composantes didactiques, transversales et technologiques ? Le rôle des stages en responsabilité ? Ce débat na pas lieu souvent, en partie parce que la gestion de classe est une sorte de no mans land, qui appartient à tout le monde, dont tout le monde peut parler sans le définir rigoureusement. Avant dapprofondir la question de la formation, il me semblerait donc plus logique de confronter les représentations du concept et les visions des compétences en jeu. À supposer quon puisse trouver des éléments de consensus, il serait temps alors de se demander où et comment cela sapprend en formation initiale ou sapprofondit en formation continue. La conceptualisation est un outil pour penser la formation initiale et continue des enseignants. Aussi longtemps que lexpression " gestion de classe " ne désigne rien dexplicite et de partagé, il est difficile de savoir en quoi consiste lexpertise correspondante et comment elle sapprend.
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